L’agrivoltaïsme… une solution toute trouvée ? – Analyse

 


Une analyse de Pingdwende Madina Emeline NIKIEMA, diplômée en Master en production intégrée et préservation des ressources naturelles en milieu urbain et péri-urbain de l’Université de Liège. 

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L’agrivoltaïsme est le fait de combiner l’agriculture et la production énergétique sur une même terre agricole. Ce nouveau concept, qui semble « parfait » pour les énergéticiens, ne fait cependant pas l’humanité auprès des agriculteurs. Dans cet article, vous découvrirez pourquoi l’agrivoltaïsme se veut être une solution durable vers une transition énergétique propre. Etant donné que cette pratique ne met pas tout le monde d’accord, nous explorerons quelques pistes d’actions à considérer pour améliorer l’acceptabilité de ce concept.

L’Agrivoltaïsme est ce nouveau concept qui semble être la solution toute trouvée pour atteindre les objectifs des états en termes de transition énergétique.

En effet, l’objectif des états, notamment ceux de l’UE, est d’augmenter la part des énergies renouvelables à 45 % d’ici 2030 qui était à 21.8% en 2021 (commission européenne, s.d), afin de contribuer à réduire les émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici 2030. Pour pouvoir y parvenir, il est important d’accélérer la transition vers les énergies propres et réduire la consommation des énergies fossiles.

Qu’est-ce que l’Agrivoltaïsme ?

Ce sont deux scientifiques, Goetzberger et Zastrow, qui ont théorisé le concept de l’Agrivoltaïsme en 1982 en proposant de mettre en valeur l’espace entre les rangées de panneaux photovoltaïques (PV) pour les cultures. Cependant, ce ne sera que trois décennies plus tard (en 2011) que le chercheur Dupraz utilisera le terme « Agrivoltaïsme » pour la première fois dans une publication scientifique¹. Et depuis lors, cette pratique est mise en place dans divers projets à travers le monde. Il se décline aussi sous d’autres appellations comme « Solar sharing » (Japon), « agrophotovoltaïque » (Allemagne) ou « Photovoltaïque Agriculture » (Chine) ou encore « Dual use » (Vietnam) (Brohm & Nguyen, 2018).

Mais à quoi renvoi exactement ce concept ? Dupraz a défini l’agrivoltaïsme comme étant la combinaison d’une production agricole et énergétique sur une même surface terrestre. D’autres définitions plus détaillées et parfois différentes d’un pays à l’autre ont été produites. Toutefois, l’objectif reste le même : la production énergétique ne doit en aucun cas léser la production agricole qui reste l’activité principale.

En France, la loi sur le code de l’énergie² stipule qu’ « une installation agrivoltaïque est une installation de production d’électricité utilisant l’énergie radiative du soleil et dont les modules sont situés sur une parcelle agricole où ils contribuent durablement à l’installation, au maintien ou au développement d’une production agricole en lui apportant un des services ci-dessous, et ce sans induire, ni dégradation importante de la production agricole (qualitative et quantitative), ni diminution des revenus issus de la production agricole :

– L’adaptation au changement climatique

– La protection contre les aléas

– L’amélioration du bien-être animal

– L’amélioration du potentiel et de l’impact agronomique ».

Cette définition de l’agrivoltaïsme démontre qu’il apporte une solution pour accélérer la transition vers les énergies propres, et ce, en agissant à plusieurs échelles.

Les différents systèmes agrivoltaïques

Il faut savoir que les installations agrivoltaïques (AV) sont différentes selon le type de cultures et l’objectif recherché. Il y en a trois principales :

  • Les centrales au sol, utilisant l’espace entre les rangées de PV pour les cultures ou les animaux. Les panneaux peuvent être monofaciaux (une face) ou bifaciaux (panneaux qui captent les rayons solaires sur les deux faces). L’avantage de cette deuxième catégorie de panneaux est qu’ils sont plus performants en termes de production d’énergie.
  • Le deuxième type consiste en des serres agricoles équipées avec des modules PV sur leur structure, permettant une production aussi bien énergétique qu’alimentaire durant toute l’année (Scognamiglio et al., 2014).
  • Et le troisième consiste à un ensemble de panneaux solaires relevés sur pilotis au-dessus des cultures permettant la réduction de l’ensoleillement sur la culture. Pour ce système, les ombrières solaires peuvent être fixes ou mobiles.

Agrivoltaïsme, un concept qui soulève de la réticence

L’agrivoltaïsme semble être une solution toute trouvée parce que ce système répond à un double défi que sont la demande énergétique mondiale croissante et les besoins alimentaires en augmentation face à l’indisponibilité de nouvelles terres. En effet, actuellement environ 8 milliards d’habitant·es dans le monde, d’ici 2050 nous serons environ 10 milliards. Ce qui va engendrer une augmentation des besoins aussi bien alimentaires qu’énergétiques des populations. Il faut aussi souligner que le secteur de l’énergie est responsable d’environ 75% des émissions mondiales de gaz à effets de serre (GES), suivi de l’agriculture (13%) (Climate Watch, 2020.). Et nous savons que pour combattre le changement climatique, il est impératif de réduire les émissions de GES. Il faut alors trouver des solutions qui permettent de produire de l’énergie plus propre et verte, et de rendre l’agriculture également plus durable. L’insuffisance de terres pour répondre aux besoins du secteur agricole et de l’énergie explique pourquoi ces deux secteurs doivent être convergents afin d’optimiser les ressources disponibles.

Cependant, certain·es sont réticent·es et s’opposent à cette solution dite « parfaite » pour plusieurs raisons. Une des raisons principales est l’absence de règlementation et de définition claire de l’agrivoltaïsme dans certains états pour encadrer le développement de la filière. De plus les potentialités de ce système sont encore peu/mal connues du public et des principaux concerné·es que sont les agriculteurs et agricultrices. L’artificialisation des terres une fois les PV installées et la dégradation du paysage sont également des craintes soulevées par les agriculteurs et agricultrices parce que cela porterait atteinte à la vocation nourricière de la terre et nuirait à la biodiversité.

Les opposant·es à l’agrivoltaïsme estiment qu’il y a assez de friches industrielles et d’anciennes terres polluées disponibles pour y implanter les panneaux solaires. Cela est exact cependant dans la pratique ce n’est pas aussi simple. Les sites industriels sont parfois peu accessibles, nécessitent une dépollution et sont réputés être complexes administrativement et techniquement (Kirsch et Jan, 2023). Certains terrains souvent sujets à des risques d’explosion (Haveaux et Frippiat, 2021) du fait de l’enfouissement sous terre de déchets et de la présence de gaz. Alors, de ce fait, les surfaces agricoles demeurent les plus accessibles et les moins contraignantes techniquement.

Au vu de cette réticence manifeste de certains paysan·nes, je pense qu’il importe d’informer plus sur le sujet, de discuter avec eux de l’après exploitation, d’éclaircir les responsabilités quant à l’évacuation des PV à leur la fin de vie. Pour ce qui est du paysage, l’avancée technologique donne l’opportunité aujourd’hui d’utiliser des PV de couleur verte. Aussi, les modèles de PV bifaciaux positionnés à la verticale permettent de réduire l’impact visuel et l’emprise sur le sol des PV.

Il serait intéressant que les recherches, les avancées et toutes les informations relatives aux systèmes AV soient vulgarisées pour permettre aux gens de mieux connaitre, comprendre pourquoi ce type de système pourrait être une solution durable qui contribuerait à atteindre les objectifs climatiques et réduire la tendance du changement climatique.

Que dit la recherche sur les systèmes agrivoltaïques?

Une étude (Dupraz, 2023) sur l’impact de l’ombre des panneaux sur la productivité des cultures a montré que pour maintenir un rendement agricole supérieur à 80% le taux de couverture au sol par les panneaux doit être inférieur à 25%. Pourtant le changement climatique auquel nous assistons pourrait changer les choses, ce taux de couverture pourrait augmenter tout en maintenant un rendement des cultures élevé permettant ainsi une production énergétique plus élevée également.

Les cultures tolérantes à l’ombre (laitues, radis, poivrons, navets, épinards, haricots, framboisiers etc..) permettent de minimiser les pertes de rendement des cultures et ainsi de maintenir la stabilité des prix des cultures. Il est vrai que la lumière est un facteur limitant au développement des plantes, ce qui explique que les espèces d’ombres soient les plus utilisées avec les systèmes AV. Cependant des études récentes (Sekiyama & Nagashima, 2019) ont montré que les cultures intolérantes à l’ombre donnent également de bons résultats sous les systèmes AV montés en pilotis.

Il faut savoir que les plantes n’ont besoin que d’une petite fraction de la lumière solaire incidente pour leur photosynthèse³. On atteint alors un point où la lumière n’est plus un facteur limitant, appelé « point de saturation ». Comme pour une éponge qui devient saturée d’eau, après le point de saturation, l’augmentation de la lumière ne stimule plus la photosynthèse. Il semble alors que les systèmes agrivoltaïques puissent être applicables à un plus large éventail de cultures.

Certaines expériences ont montré que l’utilisation de panneaux photovoltaïques améliore la disponibilité en eau (Elamri et al., 2018), joue un rôle dans la protection des cultures et servent d’abris aux animaux contre les évènements climatiques extrêmes (la grêle, le gel, les fortes chaleurs) (Barron-Gafford et al., 2019).

Une étude sur le potentiel des systèmes agrivoltaïques (Dinesh et Pearce, 2016) a montré que la valeur économique des fermes déployant ce type de système est de 30% plus élevé que celle des fermes conventionnelles.

Une filière qu’il faut continuer à encadrer juridiquement

L’énergie photovoltaïque apporte un revenu supplémentaire entrainant une augmentation de la valeur des terres qui pourrait impacter le bien-être et la sécurité des agriculteurs·trices. En effet, face à une source de revenu qui serait probablement plus importante que le revenu agricole, il est très tentant pour un propriétaire foncier de décider de ne plus louer ses terres à l’agriculteur·trice. Il faut savoir que le propriétaire foncier dans la plupart des cas n’est pas celui qui exploite les terres, c’est-à-dire l’agriculteur·trice. De ce fait, avec la valeur ajoutée de la production d’énergie solaire, il pourrait décider de louer ses terres directement aux promoteurs énergétiques. Nous pourrions assister alors à un risque de spéculation sur les terres, ce qui menacerait à long terme l’implantation de jeunes agriculteurs·trices. Il est alors crucial pour les états de définir clairement l’agrivoltaïsme dans leur politique, que les loyers et le prix du foncier soient règlementés. En outre, que les terres agricoles qui accueillent des systèmes AV restent éligibles aux subventions agricoles dans le cadre de la politique agricole commune (PAC) (Chatzipanagi et al., 2023).

Dans la volonté de promouvoir l’agrivoltaïsme et réduire la crainte des citoyen·nes, des états comme l’Allemagne ( Deutsches          Institut für       Normung (DIN), 2021), le Japon (Tajima & Iida, 2021), l’Italie ( Giugno, 2022.) et tout dernièrement nos voisins français (Légifrance, 2023) ont intégré dans leur politique des définitions plus détaillées et concrètes de ce concept. La France à l’instar du Japon et l’Allemagne n’autorisent les systèmes AV sur les terres cultivées seulement si la productivité des cultures est maintenue ou légèrement réduite.

Pour aller plus loin, la France a intégré dans sa proposition de loi « l’objectif de s’assurer de l’absence d’effets négatifs sur le foncier et les prix agricoles, et exige un rapport sur les impacts du développement de l’agrivoltaïsme sur le prix du foncier agricole et la productivité des exploitations agricoles au bout de trois ans d’application ».

Au cours de mes recherches pour savoir ce qu’il en était en Belgique, j’ai constaté qu’il n’y a pas encore de cadre normatif ou de loi encadrant l’agrivoltaïsme. Il serait alors intéressant de mettre au tour de la table différents acteurs tel que politiciens, énergéticiens, scientifiques et agriculteurs afin de réfléchir sur la mise en place de réglementation qui encadrerait de façon stricte l’agrivoltaïsme. Je pense que cela permettrait de diminuer la réticence des agriculteurs et de s’assurer de ne pas prendre des décisions à l’encontre du bien-être des citoyens et citoyennes à commencer par les plus concerné·es.

Poursuivre la recherche

S’il est vrai que des efforts sont faits pour donner un cadre indispensable au développement de l’agrivoltaïsme, il est aussi nécessaire de rappeler que des défis techniques pour maximiser la production énergétique tout en maintenant un niveau significatif du rendement des cultures en protégeant la biodiversité sont encore à relever afin de garantir des solutions durables. Pour cela, les institutions académiques, sont appelées à poursuivre la recherche. Comme déjà évoqué, il serait aussi important d’intégrer le savoir des agriculteurs et agricultrices pour une co-construction du savoir et profiter de leur expérience afin d’évaluer le potentiel de l’agrivoltaïsme pour différentes cultures et zones géographiques à travers le monde.

À ce jour, des projets et des sites d’expérimentation agrivoltaïques sont retrouvés à travers le monde : France, Etats unis, Allemagne, Italie, Japon, Chine, Vietnam, Inde et bien d’autres. En Afrique, si pour le moment il n’y a pas encore de projet concrètement établi, des réflexions sont toutefois menées sur les possibilités d’implantation des systèmes AV, comme c’est le cas par exemple au Bénin et en Ethiopie4.

Qu’en est-il de la Belgique?

Sous nos latitudes, il semble que les projets d’agrivoltaïsme s’implanteront plus sur les prairies où paissent moutons et bovins du fait que la filière du mouton est en ce moment en difficulté (Damman et François 2023). Cependant, des institutions telle que la faculté Agro bio-tech de Gembloux ou encore la Ku Leuven réalisent des expérimentations à petites échelles avec la technologie bifacial où les panneaux solaires sont associés avec des cultures notamment maraichères et fruitières. Si pour l’instant, la Belgique est encore au stade d’étude et de mise en place de prototype, il faut souligner tout de même qu’un premier grand projet agrivoltaïque a vu le jour à Wierde (commune namuroise) sur une superficie d’environ 14 hectares, et a commencé à injecter de l’électricité depuis cet été (Limbourg, 2023). Cependant, comme évoqué plus haut, cette absence de réglementation, de loi n’incite pas beaucoup d’agriculteurs à se lancer dans l’agrivoltaïsme comme activité professionnelle.

L’agrivoltaïsme, ce n’est pas uniquement au nord

Les pays du sud notamment chaud sont également enclins au changement climatique. De ce fait l’agrivoltaïsme est un concept qui pourrait être également être intéressant pour ces pays. Comme je l’ai souligné plus haut, je n’ai pas trouvé dans mes recherches, une littérature scientifique sur des expérimentations particulièrement en Afrique. Cependant des pays émergents comme la Chine, l’Inde et la Malaisie s’y intéressent et développent des projets pilotes à travers leur pays. En Inde par exemple, les premiers résultats montrent une augmentation du rendement de plantes médicinales et de légumes, tandis que des cultures comme le mil ne présentent pas de réduction importante du rendement.

Toutefois, comme pour certains pays du nord, l’absence de définition de l’agrivoltaïsme est aussi un défi majeur pour son encadrement. De plus, le manque de technologies ne permet pas des études plus approfondies sur une plus grande diversité de culture afin d’amener l’agrivoltaïsme à un niveau supérieur en se basant sur des données de qualités. Je pense qu’il est important de collaborer avec les pays du nord, qui sont déjà plus avancés dans la pratique de l’agrivoltaïsme, de promouvoir le transfert de connaissances afin de lever le voile sur les systèmes AV.

Une note d’optimisme pour conclure

Il est crucial de maintenir la vocation initiale des surfaces agricoles qui est de produire des aliments. Pour se faire, il faut continuer à inciter à l’installation, tout en structurant de manière continuelle la filière à travers des politiques concrètes et en mettant autour de la table une diversité d’acteurs notamment les ingénieurs, les promoteurs énergétiques, les agriculteurs· trices et les citoyen·nes pour continuer à réfléchir à la recherche et le développement de travaux sur les systèmes agrivoltaïques afin d’en sortir des solutions pour une transition énergétique réussie et durable.

L’agrivoltaïsme peut se révéler être un vrai atout pour contribuer, et pour la sécurité alimentaire du monde, et pour une autonomie énergétique des états.

 


Notes :

¹ (Dupraz et al., 2011)

² Code de l’énergie article L314-36 (Légifrance, 2023.)

³ La photosynthèse est le processus par lequel les plantes vertes élaborent leur propre nourriture en transformant l’énergie lumineuse en énergie chimique sous la forme de sucres.

4 (Randle-Boggis et al., 2021)


Bibliographie

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Barron-Gafford, G., Pavao-Zuckerman, M., Minor, R., Sutter, L., Barnett-Moreno, I., Blackett, D., Thompson, M., Dimond, K., Gerlak, A., Nabhan, G., & Macknick, J. (2019). Agrivoltaics provide mutual benefits across the food–energy–water nexus in drylands. Nature Sustainability, 2. https://doi.org/10.1038/s41893-019-0364-5

 

Chatzipanagi, A., Taylor, N., Jaeger-Waldau, A & Gemeinsame Forschungsstelle (Europäische Kommission), (2023). Overview of the potential and challenges for agri-photovoltaics in the European Union. Amt für Veröffentlichungen der Europäischen Union.

 

Deutsches         Institut für         Normung. (Mai2021). Agri-Photovoltaik-Anlagen               Anforderungen              an          die         landwirtschaftliche     Hauptnutzung.

 

Dinesh, H., & Pearce, J. (2016). The Potential of Agrivoltaic Systems. Renewable and Sustainable Energy Reviews, 54, 299‑308. https://doi.org/10.1016/j.rser.2015.10.024

 

Dupraz, C. (2023). Assessment of the ground coverage ratio of agrivoltaic systems as a proxy for potential crop productivity. Agroforestry Systems. https://doi.org/10.1007/s10457-023-00906-3

 

Dupraz, C., Marrou, H., Talbot, G., Dufour, L., Nogier, A., et Ferard, Y. (2011). Combining solar photovoltaic panels and food crops for optimizing land use: Towards new agrivoltaic schemes. Renewable Energy, 36(10), 2725‑2732. https://doi.org/10.1016/j.renene.2011.03.005

 

Giugno. 2022. I Pubblicate le Linee Guida | Ministero dell’Ambiente e della Sicurezza Energetica.

 

Kirsch, A., et Jan., Lore-Elene. (2023). Définir l’agrivoltaïsme, un enjeu crucial pour la protection de l’activité agricole.

 

Randle-Boggis, R., Lara, E., Onyango, J., Temu, E., & Hartley, S. (2021). Agrivoltaics in East Africa: Opportunities and challenges. 2361, 090001. https://doi.org/10.1063/5.0055470

Sekiyama, T., & Nagashima, A. (2019). Solar Sharing for Both Food and Clean Energy Production: Performance of Agrivoltaic Systems for Corn, A Typical Shade-Intolerant Crop. Environments, 6(6), Article 6. https://doi.org/10.3390/environments6060065

 

Scognamiglio, A., Garde, F., Ratsimba, T., Monnier, A., & Scotto, E. (2014). Photovoltaic greenhouses: a feasible solutions for islands?

 

Tajima, M., & Iida, T. (2021). Evolution of agrivoltaic farms in Japan. 030002. https://doi.org/10.1063/5.0054674

 

Webographie

Climate Watch. (2020) Historical GHG Emissions. Consulté 20 décembre 2023, à l’adresse https://www.climatewatchdata.org/ghg-emissions?breakBy=sector&chartType=percentage

 

Commission européenne. (s.d.) Objectifs en matière d’énergies renouvelables—. Consulté 19 décembre 2023, à l’adresse https://energy.ec.europa.eu/topics/renewable-energy/renewable-energy-directive-targets-and-rules/renewable-energy-targets_en

 

Damman, S., et François, S. (juin, 2023). Connaissez-vous l’agrivoltaïsme ? Ce nouveau concept vient d’être inauguré en Wallonie et c’est peut-être LA solution pour le futur. RTL Info. Consulté le 26 novembre à l’adresse http://www.rtl.be/actu/belgique/societe/connaissez-vous-lagrivoltaisme-ce-nouveau-concept-vient-detre-inaugure-en/2023-06-09/article/554959

 

Haveaux, C., et Frippiat, J. (septembre 2021). Ether Energy ou comment développer l’agrivoltaïsme en Wallonie. Renouvelle. Consulté le 24 novembre 2023 à l’adresse https://www.renouvelle.be/fr/ether-energy-ou-comment-developper-lagrivoltaisme-en-wallonie/

 

Légifrance. (2023). Article L314-36—Code de l’énergie—. Consulté 19 décembre 2023, à l’adresse https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000047298015/2023-03-16

 

Limbourg, P. (juin, 2023). Namur : Le premier projet agrivoltaïque de Belgique produira avant la fin de l’été. Renouvelle. Consulté le 26 novembre à l’adresse https://www.renouvelle.be/fr/namur-le-premier-projet-agrivoltaique-de-belgique-produira-avant-la-fin-de-lete/

« L’intersectionnalité » : un outil au service des mobilisations collectives ? – Analyse

 


Une analyse de Romane MARCHAL, chargée de projets en éducation citoyenne chez Eclosio. 

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Ces dernières années, de nombreux mouvements sociaux se sont organisés pour questionner les rapports de pouvoir qui structurent nos sociétés que ce soit sur les thématiques du racisme, des inégalités sociales, des violences sexistes et sexuelles… Nous avions envie de revenir sur le concept « d’intersectionnalité » de plus en plus mobilisé dans ces mouvements. Dans cette analyse, nous aborderons les origines de ce terme, sa portée politique et sa pertinence dans la compréhension des rapports de domination.

Ces dernières années, nous assistons au déploiement de plusieurs mouvements sociaux qui questionnent les rapports de domination ou rapports de pouvoir  (terminologies que nous utiliserons de manière équivalente dans ce texte) et les discriminations qui en découlent. En 2017, dans les luttes féministes c’est le tournant #Metoo, initié par les révélations sur l’affaire Weinstein, il retentit à l’échelle mondiale et libère progressivement la parole de femmes victimes de violences sexistes et sexuelles. En Amérique Latine en 2019, le collectif chilien “Las Tesis” chante leur hymne “El violador eres tu”¹ qui fait par la suite, le tour du monde. Ces mouvements dénoncent le système patriarcal et la violence avec laquelle il oppresse, violente et délégitime la parole des femmes. Parallèlement à ces luttes féministes, le mouvement « Black Lives Matter » reprend de l’ampleur en 2020 lorsque Georges Floyd est tué sous le genou d’un policier blanc. Ce mouvement dénonce le racisme systémique présent aux Etats-Unis, les violences policières, les oppressions racistes…Quels sont les points communs entre ces mobilisations collectives ? Peuvent-elles trouver des points de convergences ? Sont-elles reliées ?

On constate que ces mouvements dénoncent tous deux des oppressions systémiques dans le but d’opérer une transformation sociale. Comprendre les rapports de domination dans le but de construire une société inclusive, équitable et solidaire est un enjeu dont chaque citoyen·ne peut se saisir. Au-delà de la force des mouvements sociaux les réflexions peuvent être amenées dans des lieux tels que les sphères professionnelles, estudiantines ou privées. Pour comprendre au mieux ces rapports de domination, nous allons explorer le concept “d’intersectionnalité”, bien connu dans les groupes militants et dans le domaine des sciences humaines. Nous revenons ici sur le contexte dans lequel il est né, sur sa portée sociale pour ensuite explorer comment « l’intersectionnalité » peut nourrir nos réflexions quotidiennes et servir de porte d’entrée à la construction d’un monde égalitaire. Enfin, nous abordons quelques limites auxquelles il se heurte actuellement.

Origine de ce concept – « Toutes les femmes sont blanches, tous les noirs sont des hommes et certaines d’entre nous sont courageuses »²

Ce concept d’intersectionnalité nous vient des Etats-Unis et a été théorisé par Kimberlé Crenshaw, militante du black feminism. Elle dénonce à l’époque une invisibilisation des femmes noires dans la société américaine. En tant que juriste, elle constate des discriminations envers les femmes noires dans le contexte du travail. Malgré, les luttes féministes et antiracistes du moment, les femmes noires ne trouvent pas leur place. D’un côté, nous avons des revendications portées principalement par des femmes blanches, qui défendent un féminisme universel invisibilisant les discriminations vécues par les femmes noires. De l’autre côté, nous avons les mobilisations antiracistes qui défendent les droits civiques, portées par des hommes noirs. C’est alors, que le concept “d’intersectionnalité” voit le jour. Kimberlé Crenshaw défend la thèse selon laquelle les femmes noires se trouvent aux intersections des dominations patriarcale et raciale, les comprendre de manière dissociée ne fait pas sens³. “Lorsque ces pratiques présentent l’identité « femme » ou « personne de couleur » sous forme de proposition alternative (ou bien…, ou bien…), elles relèguent l’identité des femmes de couleur en un lieu difficilement accessible au langage.” (Crenshaw, 2005, 53).

Comprendre ces dominations de manière exclusive ne rend pas compte des réalités qui se trouvent aux intersections. Pour Collins, ce concept renvoie alors à « l’idée que « la race, la classe sociale, le sexe, la sexualité, l’ethnicité, la nation, les capacités et l’âge ne fonctionnent pas de manière unitaire et réciproque comme des entités exclusives, mais plutôt comme des phénomènes se construisant réciproquement » (Collins, 2015, 2). L’intersectionnalité nous permet de comprendre les imbrications des différentes discriminations non pas dans une logique d’addition mais bien dans une logique d’intersection. C’est précisément le croisement entre des rapports de domination qui donne lieu à des différences de traitement et des hiérarchies sociales, à un moment donné dans un contexte donné. Les “femmes de couleur se trouvent dans au moins deux groupes subordonnés poursuivant des objectifs politiques souvent contradictoires. Les hommes de couleur et les femmes blanches sont rarement confrontés à cette dimension intersectionnelle particulière de la dépossession qui oblige l’individu à cliver son énergie politique entre deux projets parfois antagonistes.” (Crenshaw, 2005, 61). L’idée portée par Crenshaw est d’insister sur l’importance du discours intersectionnel dans le but de visibiliser les femmes noires dans les combats politiques. Si on considère les deux groupes « subordonnés » (femmes et noirs) comme séparés les uns des autres sans penser leurs imbrications, les femmes noires n’ont pas droit au chapitre. Elles se retrouvent à devoir porter un message féministe majoritairement blanc ou un message antiraciste majoritairement masculin. Par exemple, une des revendications féministes des femmes aux Etats-Unis étaient de pouvoir sortir du foyer en déléguant les tâches domestiques. Ces tâches étaient alors assumées par des femmes noires. Une proposition « émancipatrice » pour les unes se faisait au détriment de la condition sociale des autres et de leur combat pour une répartition du pouvoir.

La remise en question du pouvoir comme boussole…

La question centrale dans les mouvements féministes intersectionnels de l’époque est “Qui détient le pouvoir ? Au service de quel système ?”

Les militantes afro-féministes de la fin du 20e siècle établissent un lien direct entre leurs réalités vécues et le système dans lequel les relations sociales sont hiérarchisées. Bell Hooks4, auteure afro-féministe, contemporaine à Crenshaw, lie le capitalisme aux autres systèmes d’oppressions. Pour elle, l’exploitation économique des noir·es permet de renforcer le système économique et de générer du profit. Angela Davis, dans la même lignée dira que « Pour détruire les racines du racisme, il faut renverser le système capitaliste »5. Elle milite pour abolir les dominations raciales en remettant profondément en question le modèle de production. Modèle où les noir·es sont généralement considéré·es comme de la main d’œuvre à bas prix et exploitables dans les métiers du soin mais également dans les milieux ouvriers. Pour elle, le capitalisme s’est appuyé sur la colonisation pour prospérer et continue de s’inscrire dans des rapports néo-coloniaux notamment dans l’exploitation des ressources naturelles. Pour changer la tendance, il est nécessaire de le remettre en question dans ses principes fondateurs.

Ce lien racisme/ capitalisme peut être fait avec notre contexte actuel. Les usines de production textiles sont délocalisées pour fournir les chaines de vêtements notamment européennes. Par exemple, au Bangladesh, ce sont majoritairement des femmes qui produisent les vêtements dans l’usine. « Les plus grandes marques font désormais fabriquer leurs vêtements dans cet État, car le coût de la main-d’œuvre y est extrêmement bas. »6 Ce qui veut dire que le système économique capitaliste tire profit des dominations patriarcales et raciales en faisant appel à une main d’œuvre bangladeshi7. Dans les politiques de transition écologique européenne, on retrouve de nombreux exemples à l’intersection de la classe et de la race. En matière de recyclage, « la moitié des déchets plastiques collectés en vue d’être recyclés sont exportés afin d’être traités hors de l’Union européenne »8 notamment en Inde, en Turquie et en Egypte. Les voitures trop vielles ou qui sont interdites de circulation dans les pays de l’OCDE sont envoyées sur le continent africain. « L’Afrique a acheté plus de 40 % des 14 millions de véhicules d’occasion exportés dans le monde entre 2015 et 2018. Et la majorité sont entrés sur le continent par les ports du Nigeria, de Libye, de Tanzanie, de Guinée ou du Ghana »9. L’extraction de cobalt en République démocratique du Congo pour nos voitures électriques s’inscrivent clairement dans ces mêmes rapports.10 Ces exemples illustrent la persistance d’inégalités mondiales structurelles qui maintient les travailleur·ses dans une position de subornation (sur base de leur race, leur classe et/ou leur genre et de leurs intersections) et la responsabilité collective que nous portons de tirer profit de ces déséquilibres de pouvoir.

Des militantes afro-féministes actuelles se positionnent dans le débat. Pour Fania Noël, autrice franco-haïtienne et militante afro-féministe, son afroféminisme se situe « dans l’anticapitalisme, le panafricanisme, les politiques migratoires, l’anticarcéralisme… Pas dans les discours sur la citoyenneté et la demande de plus de diversité ». Selon elle, la visée politique initiale de l’afroféminisme a pu être diluée dans la prolifération de « récits individuels de soi » qui dépolitiseraient l’action de base. »11 Dans cet extrait, on saisit l’importance de la politisation des rapports de pouvoir. La démarche intersectionnelle que défend cette autrice franco-haïtienne est la lutte contre des systèmes d’oppressions et non pas une simple revendication de la diversité et la pluralité des récits individuels. Elle nous prémunit du risque de penser que l’intersectionnalité serait une affaire individuelle et que la compréhension de la multiplicité des intersections nous éloignerait de ce que nous partageons en commun. L’intersectionnalité doit être considérée comme une porte d’entrée à ces combats qui se doivent d’être collectifs.

Le pouvoir transformateur de la société?

Questionner les rapports de domination avec une approche intersectionnelle c’est aussi un moyen de questionner les inégalités sociales et la manière dont on les reproduit (Crenshaw, 2005). Il s’agit d’une approche qui nous invite à conscientiser le système politique, social et économique inégalitaire pour ensuite réfléchir à nos pratiques, afin qu’elles soient d’autant plus inclusives. Dans cette optique, ce qui importe avec l’utilisation de lunettes intersectionnelles c’est de questionner le pouvoir et de trouver des points de convergence dans les mobilisations collectives qui pourraient être, par exemple, s’arrêter sur la défense de la « justice sociale » ou la défense de la démocratie participative comme « socle commun » (Collins, Bilge, 2020). La justice sociale remet en question la distribution inéquitable des ressources et permet de dénoncer l’accaparement de celles-ci par une poignée de personnes. Le lien entre l’intersectionnalité et la justice sociale réside dans la volonté de questionner le pouvoir et sa répartition aux mains de quelques-uns. Collins et Bilge abordent également dans leur ouvrage la question de la démocratie participative. « Les vagues de protestation survenues aux quatre coins du monde s’inscrivent dans une forme d’intersectionnalité dans la mesure où elles organisent de multiples groupes opprimés, qui s’engagent dans des luttes pour la justice sociale, dont ils savent la portée potentiellement « transnationale », en affrontant les discriminations et oppressions générées par la répression étatique et le capitalisme néolibéral mondialisé. » (Louli, 2023, 2).

Certaines auteures insistent sur le fait de se (ré)emparer de ce concept « de diverses manières, […] afin qu’il continue être à la fois, non seulement un puissant et labile outil de recherche, mais surtout, un instrument de transformation sociale et politique réelle, capable de modifier les structures profondes des sociétés en même temps que la vie quotidienne. » (Falquet, Kian, 2015, 6). Voilà pourquoi nous trouvions intéressant d’y réfléchir et de nous l’approprier. Falquet et Kian, nous invite à penser nos actions dans une vision plus globale que celle de l’individu. Penser l’inclusivité dans une optique de représentativité est un premier pas, mais la penser au service d’une déconstruction des rapports de domination est d’autant plus pertinente. Si la visée reste au simple fait d’établir un diagnostic de la représentativité d’un groupe minorisé sans pour autant réfléchir aux revendications ou au message que celui-ci porte, alors on tombe dans un piège. On entend ici par « groupes minorisés » des individus qui n’ont pas de pouvoir par rapport à un groupe dominant. Dans les pas de Pierre Bourdieu, on parlera également de groupes « dominés » (dans la relation « dominant-dominé »).  Le sociologue Louis Wirth nous en donne une définition générale : une minorité est « un groupe de personnes qui, en raison de leurs caractéristiques physiques ou culturelles, sont distinguées des autres dans la société dans laquelle elles vivent, par un traitement différentiel et inégal, et qui par conséquent se considèrent comme objets d’une discrimination collective (Wirth, 1945, 347) » (Laplanche-Servigne, 2017, 215). Il ne s’agit pas d’une minorité au sens numérique mais bien au sens de partage du pouvoir.  Didier et Éric Fassin renforcent cette définition en évoquant que « la minorité […] n’implique pas nécessairement l’appartenance à un groupe et l’identité d’une culture ; elle requiert en revanche l’expérience partagée de la discrimination » (2006, 251).

Selon, ces différentes définitions, le fait d’être une femme dans un système patriarcal marque une appartenance à un groupe minorisé : à travers le monde les femmes partagent le fait d’être discriminées. Lorsqu’une femme porte plainte pour agressions sexuelles, il n’est pas rare qu’elle soit déclarée sans suite. Avec le mouvement #Metoo, on remarque quelques changements dans la légitimité du pouvoir patriarcal, progressivement les femmes reprennent du pouvoir là où elles en étaient dépossédées. D’ailleurs dans les manifestations, certains slogans illustrent un changement dans le regard qu’on pose sur les violences patriarcales : « Victimes, on te croit, agresseur, on te voit ».

Comment appliquer le concept d’intersectionnalité à notre propre réalité?

Le concept « d’intersectionnalité » peut être mobilisé dans de multiples situations ou prises de décision. Par exemple, dans le domaine de la transition écologique, il est primordial de penser le pouvoir et les mesures dans une perspective globale intersectionnelle. Les idées portées dans les mouvements écologistes ont souvent été relayées depuis les classes privilégiées, urbaines. L’intérêt de tout un chacun se trouve dans le fait d’interroger ses propres pratiques pour ne pas reproduire des rapports de domination. Dans notre posture, en tant que citoyen·ne, nous devons être conscient·e de notre appartenance ou non à des groupes dominants et comprendre que nos privilèges sont imbriqués.  Par exemple, dans le cadre universitaire, si nous adoptons une lecture intersectionnelle des inégalités sociales, nous verrons qu’une étudiante racisée, fille de parents ouvriers n’aura pas la même position sociale qu’une étudiante non racisée, fille d’universitaire·s. La première subit une double discrimination en raison de sa classe sociale et de sa couleur de peau même si toutes deux partagent le fait d’être une femme et de subir des discriminations sexistes. Si on s’arrête à leur position de femme, on invisibilise les discriminations que vit la première étudiante au vu de sa condition sociale (sa classe) et de sa race. La fille d’universitaires aura plus de moyens pour mener un parcours d’étudiante sans trop d’embuches (tels que les discriminations vécues par ses camarades, le fait de devoir travailler pour financer ses études, etc). Un garçon racisé, aussi fils d’ouvriers, aura également, par rapport à la première étudiante, une position différente.  Même si ces personnes partagent toutes deux le fait d’être racisées et d’être issues de la classe populaire, elles ne se trouvent pas du même côté du rapport de pouvoir au niveau de la domination patriarcale. Isoler les vécus de manière individuelle n’a bien entendu pas de sens, le but n’est pas ici de cocher des cases mais bien de saisir l’importance des imbrications et de l’intersectionnalité pour analyser les situations de manière complexe en lien avec leur contexte.

Dans cet extrait, Rokhaya Diallo rappelle la nécessité de prendre les évènements avec une multiplicité de points de vue : « De manière générale, les afroféministes sont sollicitées pour évoquer des questions typiquement raciales. Mais où sont-elles pour aborder l’impact de la non-politique environnementale ? Ou encore de l’impact de la réforme des retraites sur les femmes ? Même durant la crise sanitaire, lorsque l’on parlait notamment des travailleuses essentielles en première ligne, on a manqué de voix afroféministes aux débats. ». (Médiapart, mai 2022, « En France, le difficile chemin de l’afroféminisme »). On voit ici que la mobilisation des noir·es sur un critère unique, en l’occurrence la race, est réducteur et ne rend pas compte de la complexité de leur identité et plus-value pour la société. Leur participation à la vie collective doit s’opérer sur des questions politiques transversales.

Limites du concept

Pour certaines auteures, le danger de l’utilisation de l’intersectionnalité et de sa pratique est de tomber dans « le multiculturalisme néolibéral » (Falquet, Kian, 2015, 6). En effet, comme nous l’avons abordé plus haut, l’intersectionnalité est « née combative, et forcément incomplète, de la nécessité des luttes sociales collectives —souvent féministes, populaires antiracistes et anticoloniales—, hors de l’Université et loin des sujets dominants. » (Falquet, Kian, 2015, 6), se réapproprier cette théorie sans la relier aux systèmes d’oppressions et au déséquilibre dans le partage du pouvoir déformerait le sens même de l’outil. Il ne s’agit donc pas de se cantonner à une simple description identitaire (par exemple : je suis une femme blanche bourgeoise) mais bien d’aller au-delà et de définir les rapports de domination en présence. « En effet, ce que l’approche intersectionnelle examine, ce sont des processus historiques et sociaux, des logiques de production des hiérarchies et des discriminations. Elle s’intéresse donc aux expériences minoritaires (et non pas identitaires), placées au croisement de plusieurs rapports sociaux de pouvoir » (Lepinard et Mazouz, 2021, 27) .

Des auteures telles que Bell Hooks, Crenshaw ou encore Angela Davis privilégient dans leurs écrits, trois axes d’oppressions, à savoir la race, la classe et le genre, c’est ce sur quoi nous nous sommes principalement arrêtées dans cette analyse. Toutefois, des auteures comme Collins élargissent le concept à l’âge, l’orientation sexuelle, le handicap, etc. D’autres vont encore plus loin en abordant la langue, la corpulence, la santé mentale, le logement…12 Ces derniers critères de discriminations sont en débat. En effet, certain·es auteur·es marxistes se posent la question : « Est-ce qu’on lutte contre les expressions des dominations, qui n’en sont que les symptômes, au lieu de s’en prendre au système qui les produit ? » (Koechlin, 2019, 130). Pour illustrer ce propos, prenons la grossophobie13 qui est amenée dans certaines lectures intersectionnelles comme un système d’oppression à part entière. Avec la lecture de Koechlin, la grossophobie est liée aux discriminations qui découlent directement du sexisme. En prenant en compte le système, on voit que la grossophobie n’a pas une portée universelle ce qui nécessite sa remise en contexte. Pour l’accès au logement, c’est la même logique, il existe de nombreuses inégalités (qui pourraient être vues comme un système d’oppression), des personnes sont discriminées, c’est un fait. Dans une logique systémique intersectionnelle, on se posera davantage la question du système de domination sous-jacent (ex : la classe sociale ou l’origine ethnique, etc.).

L’approche intersectionnelle est associée à des mouvements qui bousculent les lignes du pouvoir ce qui donnent place à des contestations et des mouvements réactionnaires. C’est pourquoi, le concept de « wokisme » a pris une grande place sur les plateaux télévisés et les réseaux sociaux. Historiquement, ce terme nous vient des mouvements de défense des droits civiques aux Etats-Unis. Les citoyen·nes afro-américain·es se devaient d’être « woke », à savoir « éveillé·es » aux discriminations et injustices auxquelles ils/elles faisaient face. Aujourd’hui, le terme « wokisme » a largement percolé dans les discours d’extrême droite dont celle-ci s’est emparée pour décrédibiliser les idées progressistes des luttes décoloniales, féministes, LGBTIQIA+, écologistes, intersectionnelles.14 Réfléchir à un modèle de société inclusif, dans le sens large du terme avec une remise en question des rapports de pouvoir, n’est pas un projet porté par tout le monde. Certains, souvent dans une position privilégiée, utilisent alors ce terme dans le but de délégitimer et de réaffirmer leur position de pouvoir. Le terme « wokisme » a laissé la place dans l’esprit populaire et intellectuel à un mouvement qui est celui de l’effacement, aussi nommé la « cancel culture », on ne le relie plus à sa définition initiale qui était celle de l’éveil des consciences aux rapports de domination. Etant donné, qu’il a essentiellement été repris par ses détracteurs, plusieurs mouvements d’actions collectives choisissent de ne pas l’utiliser, nous suivrons également cette ligne bien que nous pensons qu’il soit important de continuer en parallèle à rappeler l’origine du concept.

Une ouverture pour penser les rapports de domination

En conclusion, pour œuvrer à la construction d’une société inclusive, juste, solidaire et durable, l’étude et la déconstruction des rapports de domination sont incontournables. Plusieurs autrices que nous avons évoquées dans cette analyse utilisent le concept « d’intersectionnalité » comme outil d’analyse. Dans les mouvements de mobilisations collectives, il apparait pertinent dans la compréhension des inégalités sociales. Historiquement, ce concept a permis de remettre en question les rapports de pouvoir inhérents à la société américaine des années 1980/90 et de mettre en lumière des oppressions systémiques que subissaient les femmes afro-américaines, dues au fait d’être noires mais également femmes.

A l’heure actuelle, ce concept doit nous permettre d’accompagner notre compréhension des rapports de domination systémiques sans s’arrêter à une simple définition de son identité et tomber dans le piège néolibéral d’une individualisation des problèmes sociaux. Il importe dans nos sphères d’actions qu’elles soient politiques, militantes ou citoyennes, de visibiliser les réalités passées sous silence et d’adopter une démarche critique par rapport à notre posture. L’intersectionnalité nous outille pour mettre en lumière des oppressions systémiques que les personnes non concernées ne vivent ou ne conscientisent pas. Si cela vous intéresse, un outil pédagogique appelé « La marche des privilèges » propose un exercice pour se positionner sur ses privilèges et connaitre sa position dans les engrenages du pouvoir. Plusieurs versions de l’exercice existent, nous avons mis en annexe les questions établies par la fédération des centres sociaux et socioculturels de France. Ces questions nous permettent d’évaluer notre vécu vis-à-vis des oppressions systémiques et de prendre conscience des différentes imbrications entre ces discriminations. Les afroféministes des années 1990 ont ouvert la voie de la déconstruction des rapports de pouvoir en en faisant un enjeu dans les luttes et les mobilisations collectives. Aujourd’hui, il nous appartient de nous saisir de ce concept non pas dans une simple optique de représentativité mais bien dans une optique de remise en question des systèmes de domination qui perpétuent des inégalités. Dès lors, l’enjeu autour de l’intersectionnalité est de nous unir autour d’objectifs communs tels que la démocratie participative et la justice sociale. (Collins, Bilge, 2020).

Cette analyse non exhaustive avait comme intention de revenir sur les origines du concept « d’intersectionnalité » et de le clarifier. Dans de prochaines productions, il serait intéressant de voir comment ce concept pourrait s’appliquer de manière plus pointue dans différents domaines tels que la transition écologique, la décolonisation, la mise en lumière des violences sexistes et sexuelles, etc.


Notes :

¹ Traduit de l’espagnol celui-ci signifie « Le violeur c’est toi » ; certaines traductions utilisent aussi l’appellation « Un violeur sur ton chemin ».

² Phrase traduite de l’ouvrage de Akasha Gloria Hull, Patricia Bell-Scott et Barbara Smith “All the women are white, all the Blacks are men and some of us are brave”, phrase qui illustre bien le contexte dans lequel l’intersectionnalité est née.

³ Crenshaw est reconnue pour avoir initié ce concept mais plusieurs autrices déjà au XIXe siècle avaient mis cette réalité en avant. Dans le même contexte des années 80, bell hooks et Angela Davis, partagent ces constats et œuvrent également à la visibilisation des femmes noires.

4 Bell Hooks choisit ce nom en mémoire de son arrière-grand-mère, elle le porte volontairement sans majuscule car pour elle, ses idées, ses ouvrages et le projet politique qu’elle défend sont plus importants que son image et la figure qu’elle représente – https://www.babelio.com/auteur/bell-hooks/204236

5 Podcast, France Culture, 01/2017, « Angela Davis : Pour détruire les racines du racisme, il faut renverser le système capitaliste ».

6 Le Monde, 2019, La Lettre de l’éduc. « Blangladesh, l’usine textile du monde », 11/12/2019.

7 Pour approfondir cette thématique de manière didactique, Quinoa, le CNCD 11.11.11. et WSM, ont développé un outil pédagogique « Le jeu de la bobine » qui aborde l’industrie du textile avec un regard sur les systèmes de domination et leurs dimensions intersectionnelles. https://www.cncd.be/Le-jeu-de-la-bobine

8 Parlement Européen, « Déchets plastiques et recyclage dans l’UE : faits et chiffres (infographie) », MAJ 18/01/23

9 Le monde, « L’Afrique est devenue le dépotoir des véhicules dont l’Europe et le Japon ne veulent plus », 26/10/20.

10 Rapport d’Amnesty International de 2016 sur l’extraction du cobalt en RDC, 19/01/16.

11 Médiapart, « En France, le difficile chemin de l’afroféminisme », 22/05/20.

12 Se référer à la roue des privilèges de Sylvia Duck Worth

13 La grossophobie consiste à discriminer les personnes sur base de leur corpulence. A savoir, si elles sont grosses, elles subiront des discriminations (harcèlement, rejet…).

14 Le Monde, « Quatre questions pour cerner les débats autour du terme woke », 23/09/21.


Quelques références pour aller plus loin dans les thématiques…

Podcasts

La poudre, épisode 83, « Penser l’intersectionnalité avec Mame-Fatou Niang »

Kiffe ta race – Rokhaya Diallo et Grace Ly

Girls Power https://www.youtube.com/watch?v=QJD68XYHdzQ

France Culture, (2017), Angela Davis : « Pour détruire les racines du racisme, il faut renverser le système capitaliste ».

Livres

Angela Davis, (1983), Femmes, race et classe, Black Feminism, Anthologie du féminisme américain

Bell Hooks, (1981), Ne suis-je pas une femme ? Femme noire et féminisme.

BellHhooks,(1984), De la marge au centre.

Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser, (2019), Féminisme pour les 99 %, La découverte

Collins, P. H., & Bilge, S. (2020). Intersectionality (2nd ed.). Polity Press.

Dorlin, E. (2009). La matrice de la race: Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française. La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.dorli.2009.01

Lépinard, É., Mazouz, S. (2021). Pour l’intersectionnalité. Anamosa.

Mosconi, N. (2010). Christine Delphy. Classer, dominer. Qui sont les « autres » ? Éditions La Fabrique, Paris, 2007, 277 pages. Travail, genre et sociétés, 23, 225-229. https://doi.org/10.3917/tgs.023.0225

Noël-Thomassaint F. (2029), Afro-communautaire : Appartenir à nous-mêmes, Éditions Syllepse, coll. « Arguments et mouvements »,  93 p. (ISBN 2849507482, OCLC 1122732027)

Films

« Mariannes noires », Mame-Fatou Niang

« Les nouvelles guerrières », Elisa VDK

Bibliographie

Benelli, N. (2010). Elsa Dorlin : Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination. Nouvelles Questions Féministes, 29, 110-113. https://doi.org/10.3917/nqf.293.0110

Crenshaw, K. (2005). Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur. Cahiers du Genre, 39, 51-82. https://doi.org/10.3917/cdge.039.0051

Crenshaw, K. (2021). Démarginaliser l’intersection de la race et du sexe : une critique féministe noire du droit antidiscriminatoire, de la théorie féministe et des politiques de l’antiracisme. Droit et société, 108, 465-487. https://doi.org/10.3917/drs1.108.0465

Fassin D. et Fassin É (dir.) (2006), De la question sociale à la question raciale? Représenter la société française, Paris, La Découverte.

Fournier, M. (2006). Les rapports de domination: À propos de La Domination masculine, Pierre Bourdieu. Dans : Régis Meyran éd., Les mécanismes de la Violence: États – Institutions – Individu (pp. 249-252). Auxerre: Éditions Sciences Humaines. https://doi-org.ezproxy.ulb.ac.be/10.3917/sh.meyra.2006.01.0249

Koechlin Aurore. (2019). La révolution féministe, éd. Amsterdam.

Laplanche-Servigne, S. (2017). Chapitre 8  – Les mobilisations collectives des minorisés ethniques et raciaux. Dans : Olivier Fillieule éd., Sociologie plurielle des comportements politiques: Je vote, tu contestes, elle cherche… (pp. 215-238). Paris: Presses de Sciences Po. https://doi-org.ezproxy.ulb.ac.be/10.3917/scpo.filli.2017.01.0215

Lépinard, É., Mazouz, S. (2021). Pour l’intersectionnalité. Anamosa.

Louli, J., (2023), Sirma Bilge, Patricia Hill Collins, Intersectionnalité. Une introduction. Les comptes-rendus

Jaunait, A. (2020). Intersectionnalité : le nom d’un problème. Pouvoirs, 173, 15-25. https://doi.org/10.3917/pouv.173.0015

Soulier, A., Colineaux, H. & Kelly-Irving, M. (2021). Intersectionnalité et incorporation : expliquer la genèse des inégalités sociales de santé: Commentaire. Sciences sociales et santé, 39, 31-41. https://doi.org/10.1684/sss.2021.0190

Falquet J., Kian, A., (2015), Introduction : Intersectionnalité et colonialité, Les cahiers du CEDREFhttps://doi-org.ezproxy.ulb.ac.be/10.4000/cedref.731

Ressources en ligne

Amnesty International, Rapport sur l’extraction du cobalt en RDC, 19/01/16, https://www.amnesty.org/fr/documents/afr62/3183/2016/fr/

France Culture, podcast, « Angela Davis : Pour détruire les racines du racisme, il faut renverser le système capitaliste », 22/01/2017, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/angela-davis-pour-detruire-les-racines-du-racisme-il-faut-renverser-tout-le-systeme-capitaliste-5914500

Le Monde, « Quatre questions pour cerner les débats autour du terme woke », 23/09/21 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/09/23/quatre-questions-pour-cerner-les-debats-autour-du-terme-woke_6095681_4355770.html

Le Monde, La Lettre de l’éduc. « Bangladesh, l’usine textile du monde », 11/12/2019, https://www.courrierinternational.com/article/la-lettre-de-leduc-bangladesh-lusine-textile-du-monde

Le Monde, « L’Afrique est devenue le dépotoir des véhicules dont l’Europe et le Japon ne veulent plus », 26/10/20, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/10/26/l-afrique-est-devenue-le-depotoir-des-vehicules-dont-l-europe-et-le-japon-ne-veulent-plus_6057435_3212.html

Médiapart, « En France, le difficile chemin de l’afroféminisme », 22/05/20, https://www.mediapart.fr/journal/france/200522/en-france-le-difficile-chemin-de-l-afrofeminisme

Parlement Européen, « Déchets plastiques et recyclage dans l’UE : faits et chiffres (infographie) », MAJ 18/01/23, https://www.europarl.europa.eu/news/fr/headlines/society/20181212STO21610/dechets-plastiques-et-recyclage-dans-l-ue-faits-et-chiffres-infographie

Outil pour se situer par rapport à nos privilèges – « La marche des privilèges »

La « Marche des privilèges » est un outil qui s’anime en groupe disposé en cercle. Les questions ci-dessous sont citées une par une, chaque fois que vous y répondez par l’affirmative, vous faites un pas en avant. A la fin de l’exercice, vous remarquerez qu’au plus vous êtes au centre du cercle, au plus vous êtes empreint de privilèges qui vous donne du pouvoir. Cet outil existe dans plusieurs versions, nous avons pris ici, une version française qui fait le lien entre les affirmations et le système de domination systémique auquel cela fait référence. Répondre aux questions permet de situer votre propre position sociale dans le but de prendre du recul sur les discriminations que vous subissez ou que vous reproduisez. Testez-le !

https://congres.centres-sociaux.fr/files/2021/03/Livret-Jeux-des-privileges-Commission-LCD-Union-IDF-def.pdf

Lutte des classes et classes sociales

  • Mes parents ont fait des études supérieures ;
  • J’ai toujours mangé à ma faim ;
  • Mes parents ont toujours travaillé ;
  • J’ai hérité d’argent ou de propriétés de valeur ;
  • Je suis déjà allé·e en vacances avec mes parents à l’étranger ;
  • Je suis actuellement propriétaire de mon logement ;
  • Je n’ai pas peur d’avoir faim ou de me retrouver à la rue ;
  • Je consacre moins de 30% de mon revenu à mon loyer ou crédit ;
  • Mon habitation comporte un jardin ou une terrasse.

 

Sexisme / domination masculine et hétéro-normée

  • Je peux marcher seul·e dans la rue à toute heure et dans tous lieux ;
  • Je peux me décharger facilement de la responsabilité des tâches domestiques et des soins aux personnes de mon entourage ;
  • Mes représentant·e·s élu·e·s politiques sont en grande majorité des représentant·e·s de mon propre sexe ;
  • La décision de m’embaucher ne sera jamais basée sur la probabilité que je puisse prochainement souhaiter fonder une famille ;
  • Mes humeurs ne seront jamais questionnées selon la période du mois ;
  • Les grandes religions sont menées par des personnes de mon propre sexe ;
  • Mon/ma partenaire et moi, pouvons-nous montrer de l’affection en public sans peur de regards désobligeants ;
  • On ne me demande pas de réfléchir sur ou de défendre mon orientation sexuelle.

 

Racisme

  • Dans ma vie quotidienne, je ne suis pas susceptible de me faire demander « Tu viens d’où ? »
  • Je peux voir des personnes partageant mon identité racialisée largement représentées dans les médias ;
  • On ne me demande jamais de parler au nom de mon groupe culturel ou religieux ;
  • Je n’ai jamais cru que la police m’interpellait en raison de la couleur de ma peau ;
  • On ne risque pas d’assimiler mon habilité physique, mon odeur ou ma silhouette à la couleur de ma peau ;
  • Je peux sans difficulté acheter des affiches, cartes postales, cartes de vœux, poupées, jouets et magazines pour enfant, représentant des gens de «ma race », appartenance ethnique ou de mon groupe social.

 

Colonialisme / religion

  • Mes parents sont nés en Belgique ;
  • Ma langue maternelle est la langue officielle du pays où je vis ;
  • On enseigne la culture de mes ancêtres à l’école ;
  • Je peux porter des signes religieux en public sans être accusé de ne pas vouloir m’intégrer à la société belge.

 

Une autre version intéressante existe, c’est celle du « Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine » (CDEACF), elle utilise des fiches personnages plutôt que le vécu des participant·es, ce qui permet de se mettre « à la place de », de se décentrer de son vécu et d’éviter une stigmatisation ou un déséquilibre dans le groupe. https://bv.cdeacf.ca/SCFegalite/ficheActivite2_Marche_de_privileges.pdf

L’Education à la Citoyenneté Mondiale et Solidaire : Une éducation ou des éducations ? Analyse de la diversité des publics touchés, à travers le spectre des séjours d’immersion – Analyse

 


Une analyse d’Aïcha FARHI, diplômée en Master en sciences de la Population et du Développement à l’Université de Liège, chargée de programme ECMS au sein de l’ONG et OJ Défi Belgique Afrique. 

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Le voyage forme la jeunesse disait Montaigne, mais qu’en est-il de la jeunesse qui n’a pas les moyens de se permettre de voyager ?

Les séjours d’immersion

Anaïs1 a 16 ans, et à travers l’ONG, pour laquelle je travaille, « Défi Belgique Afrique2 », elle vient de s’inscrire à un séjour d’immersion3 et d’échange au Bénin. C’est-à-dire qu’elle va partir pendant deux semaines avec un groupe de jeunes de son âge dans un autre pays pour échanger avec d’autres jeunes de ce pays-là.
Elle étudie au collège du Christ-Roi à Ottignies. Cet établissement de l’enseignement secondaire général a un indice socioéconomique de 204. Anaïs est cheffe de patrouille chez les scouts et cet été elle va devoir faire un choix : rester avec son unité pour le camp ou participer à une immersion au Bénin. Elle a longuement hésité mais a finalement décidé de sacrifier son camp pour le projet.

Mais qu’est-ce qu’un projet d’immersion ? Il s’organise dans le cadre de l’Education à la Citoyenneté Mondiale et Solidaire (ECMS).  Officiellement l’ECMS, branche de la coopération au développement, est « une éducation qui ouvre les yeux et l’esprit des citoyens aux réalités du monde et les engage à participer à la réalisation d’un monde plus juste, plus équitable, respectueux des droits humains pour tous5 ». Le terme ECMS est privilégié par les ONG au terme ECM, Education à la Citoyenneté Mondiale, préféré par la coopération belge au développement. Le clivage autour de l’ajout ou non du terme solidaire est présent depuis un certain temps. En effet la convention de Maastricht de 2002, qui définit officiellement ce qu’est « l’éducation à la citoyenneté mondiale » fait l’économie du terme solidaire. Notons également que le terme est absent de la version anglaise « global citizenship » / « global education ». Cette différence de discours mériterait, d’ailleurs, à elle-même un article complet. Pour celui qui m’occupe, je préférerai l’utilisation du terme ECMS que j’utilise au quotidien dans l’exercice de ma profession. Mon titre de poste lui-même se présente comme « chargée de programme ECMS ».

Mathieu, inscrit à l’Institut Saint-Joseph à Chimay, qui possède un ISE de 15, a décidé de ne pas s’inscrire à un projet d’immersion, pour ces raisons : « je dois travailler comme étudiant, j’ai d’autres choses à faire ». Grâce à la fondation Chimay, il a pourtant la possibilité de décrocher une bourse pouvant aller jusqu’à 2500 euros. En effet, cette dernière offre la possibilité d’une bourse, pour différents projets, à tous les jeunes étudiant·es ou habitant·es de Chimay.

Les projets d’immersion s’organisent en plusieurs phases : formations, immersion et journée retour. Lors des formations, les animateurs et animatrices accompagnent les jeunes dans la compréhension des inégalités et enjeux mondiaux. Ils·elles donnent aux jeunes des outils pour leur permettre de développer une vision plus critique et une meilleure compréhension des interdépendances mondiales. Les formations peuvent se décliner autour de thèmes tels que le genre, l’alimentation, la migration, l’interculturalité ou l’environnement.

L’immersion, ou le volontariat en fonction de l’association, elle, se concentre sur l’interculturalité avec les jeunes de différents pays dits du « sud »6. Le·la jeune va rejoindre des jeunes de ces pays. Le but est de leur permettre d’échanger ensemble, de confronter leurs points de vue et de se placer en tant qu’acteur·rice dans le monde.

La journée retour est là pour leur permettre de débriefer sur l’ensemble de leurs expériences mais aussi pour leur permettre de devenir à leur tour des acteurs et actrices de changement. L’engagement est possible et il existe sous une multitude de forme.

Le public des séjours d’immersion

L’un des objectifs actuels au sein des différentes associations qui font de la mobilité internationale et des séjours d’immersion, est de toucher davantage un public précarisé, et d’avoir une plus grande diversité au sein des jeunes qu’elles touchent à travers leurs projets ECMS.

Ophélie est inscrite au collège Saint-Michel à Etterbeek bénéficiant d’un ISE de 19. Elle est déjà partie en Asie avec ses parents et son rêve est de faire le tour du monde et de rencontrer toutes les cultures. Elle s’est inscrite au projet parce que c’est une excellente opportunité pour elle.

D’aucun pourrait dire que cette homogénéité du public, cette présence de jeunes issu·es majoritairement de milieux privilégiés, est propre à ces séjours d’immersion, vu notamment le coût de ceux-ci : tournant autour des 1500 euros7. J’aimerai plutôt nuancer cette affirmation et émettre l’hypothèse que les séjours d’immersion sont représentatifs des inégalités d’accès à l’ECMS par les jeunes à travers la Belgique. J’irai même plus loin en complétant cette hypothèse par le fait que l’ECMS ne parvient pas à se défaire des inégalités déjà existantes au sein du secteur éducatif en Wallonie-Bruxelles.

Selon l’étude de 20208 du professeur et essayiste Nico Hirtt, en Fédération Wallonie-Bruxelles la différence entre les écoles du quartile socio-économique inférieur et celles du quartil socio-économique supérieur, au score PISA (programme international pour le suivi des acquis des élèves9), est de presque 110 points. Cela veut dire que à âge égal, les élèves issu·es d’écoles aux ISE les plus faibles (entre 1 et 5) ont 3 ans de retard en termes d’apprentissages sur les jeunes issu·es d’écoles à ISE élevés (entre 15 et 20). Cette étude montre également le manque de diversité socio-économique au sein même des écoles. En Fédération Wallonie Bruxelles, il existe une majorité « d’écoles ghettos » qui regroupent les publics plus défavorisés.
En 2018, UNIA10 a commandé un rapport auprès de diverses universités belges. Cette étude s’est penchée sur la diversité et l’inclusion au sein de l’enseignement. Sur l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles, l’étude a révélé « la prégnance de certains stéréotypes et préjugés parmi les acteurs institutionnels de l’école, ainsi que leurs attitudes très contrastées à l’égard de leur population scolaire, selon leur origine sociale, l’origine ethnique et le genre »11. L’école est la première sphère éducative qui crée des différences au sein des jeunes dès le plus jeune âge.

Les différentes formes d’inégalités

Je tiens à préciser que l’ensemble des arguments que je présenterai proviennent d’observations que j’ai pu avoir dans le cadre de mes fonctions de chargée de programme ECMS chez Défi Belgique Afrique. Au travers des échanges que j’ai eu avec d’autres acteurs et actrices du réseau de mobilité internationale, il apparaît que ces problématiques de manque de diversité au sein de nos publics sont communes à nos organisations.

Les inégalités financières

Dans le cas des séjours d’immersion, l’inégalité financière est celle qui vient à l’esprit en premier lieu. Tout d’abord au sujet de l’aspect strictement financier : le prix du séjour est problématique. Ensuite, les projets d’immersion et d’ECMS sont des projets qui demandent un investissement de temps. Or, investir son temps dans les projets diminue l’investissement qui peut être donné pour un travail par exemple. Les formations ayant souvent lieux lors des week-ends et les séjours durant les vacances, certain·e·s jeunes préféreront y renoncer parce que ce sont là les seuls moments où ils·elles peuvent travailler pour économiser. Le fait de s’absenter, même momentanément, peut également poser un problème au niveau de la stabilité de leur emploi. S’ils et elles ne peuvent pas assurer leurs heures, ils·elles prennent le risque de voir le poste échoir à quelqu’un d’autre et in fine se retrouver dans une situation plus précaire encore : devoir retrouver du travail, ne plus pouvoir économiser, ne plus avoir d’entrée régulière d’argent…Et ce, sans parler de la durée du séjour à l’étranger qui peut avoir une durée de deux semaines pour certaines organisations à trois mois pour d’autres.

En Belgique, c’est un enfant sur sept qui vit dans un ménage à risque de pauvreté monétaire12. Pour 25% d’entre eux et elles, c’est une situation qui les empêche de pratiquer une activité de loisir. Pour 57% d’entre eux et elles, partir en voyage est inenvisageable. C’est 17% qui n’ont pas les conditions nécessaires pour étudier convenablement. Cette inégalité se poursuit par la suite, 36% des étudiants et étudiantes sont en situation de précarité en 2021, c’est-à-dire « faisant face à des problèmes financiers régulièrement et étant dès lors bénéficiaires d’un ou plusieurs dispositifs d’aides sociales »13.

Les inégalités d’accès au savoir

Les formations en elles-mêmes peuvent être un frein pour toute une partie du public ciblé. Comme pour la plupart des projets, la formation est la même pour tou·te·s. Mais sera-t-elle comprise par l’ensemble des participant·e·s ? Sarah est inscrite dans l’enseignement général, elle a deux parents engagés avec qui elle débattait déjà avant le projet d’immersion des thématiques abordées dans ce dernier, telles que les inégalités de genre ou le dérèglement climatique. Lola est inscrite en technique et professionnelle, elle a du mal à suivre en cours et a dû convaincre ses parents de l’inscrire au projet. Ces derniers trouvent que c’est trop cher et ils ne voient pas l’intérêt qu’il pourrait y avoir à suivre le projet. Ces deux profils ne partent pas avec le même capital social de départ tel que défini par Bourdieu14. Dès lors elles ne pourront pas profiter de la même manière de l’expérience du projet et des apprentissages auxquels il donnerait accès.

Cette image, volontairement caricaturale illustre une situation qui est, elle, bien réelle. Bon nombre de jeunes de milieux plus précarisés ne s’inscrivent pas à des formations en ECMS parce qu’elles sont trop éloignées de leur réalité proche. D’autres encore arrêtent les formations parce que ce ne sont pas des formules d’apprentissage dans lesquelles ils et elles se sentent à l’aise – trop de débat, trop de théorie. Certain·e·s quittent également ce type de formation parce qu’ils ou elles ne se sentent pas en phase avec le groupe : ils ou elles ont l’impression de ne rien comprendre, d’être ignorant·e·s, tandis que les jeunes qui sont déjà plus à l’aise avec ces thématiques débattent entre elles·eux. Un entre-soi … Ils et elles ont donc l’impression que ce n’est pas fait pour elles·eux et que ça ne les concerne pas.

Ibrahim fait partie du Centre Culturel Educatif Verviétois (CCEV15). Il a suivi les différents jours de formations mais la réalité l’a rattrapée avant qu’il ne puisse participer à l’immersion. Sa mère devant se faire opérer, il a dû annuler le projet pour s’occuper de ses frères et sœurs.

Conclusion et recommandations

Ces quelques éléments (non exhaustifs) à l’esprit, et cet objectif persistant des organisations d’essayer malgré tout d’avoir le public le plus diversifié possible m’amène à me poser la question suivante. Sur quel public présent allons-nous baser notre curseur pour adapter la formation ? Un public va forcément se sentir lésé par rapport à l’autre en fonction de la formule qui est adoptée. Cette question n’en est toutefois pas une. D’une part, la majorité des jeunes inscrit·e·s, dans nos projets viennent d’école à indice socio-économique élevé. D’autre part, pour répondre aux exigences demandées par l’ECMS, soit former des citoyens et des citoyennes engagé·e·s, responsables et acteur·rice·s de changement, il faut avoir des formations qui répondent à ce besoin. Et ces dernières prendront la forme de celles qui n’ont “pas le temps de mettre à jour” ceux et celles qui n’auraient pas les compétences et savoirs de base. Par conséquent, ces projets d’ECMS perdent en chemin des jeunes qui n’auraient pas les capacités nécessaires pour suivre ce genre de formation.

Nous nous demandons alors comment faire en sorte de ne pas négliger ce public déjà précarisé à l’origine. Dans cette situation que nous décrivons, nous nous retrouvons dans une dynamique déjà soulevée par les chercheurs Goren & Yemini16 en 2017. L’ECMS est « un processus dans lequel les étudiants de statut socio-économique élevé sont formés et encouragés à devenir des citoyens actifs et impliqués, tandis que les étudiants de statut socio-économique inférieur sont orientés vers la passivité et une vague compréhension de leurs droits civiques ». Le public privilégié accédera à des connaissances et des acquis qui lui permettra d’avoir les clés pour comprendre ses agissements et la marche du monde. Le public précarisé qui n’aura pas réussi à dépasser ses limites pour s’intégrer au groupe précédent, se retrouvera en marge.

Ce constat, n’est pas là pour jeter l’opprobre sur l’ECMS et ceux et celles qui le portent, loin de là. Je suis moi-même chargée de programme ECMS au sein d’une ONG et je défends une grande partie de ses valeurs. Je suis davantage là pour souligner le fait que malgré ses discours premiers, l’ECMS n’a pas réussi à s’extraire de l’inégalité existante au sein du système éducation belge francophone.

L’ECMS se veut également une éducation, quoiqu’en dehors du cadre traditionnel. Mais, au vu de ce que nous avons analysé plus haut, au lieu d’offrir à la jeunesse l’appui manquant à l’éducation traditionnelle, l’ECMS se retrouve à exclure davantage les jeunes déjà précarisé·es. Si nous continuons dans cette voie, nous augmentons le premier écart enclenché par le système éducatif et nous continuerons à l’aggraver. Il faut donc réaliser que l’ECMS ne peut pas se vivre en dehors du quotidien de son public. Les problèmes qui peuvent exister chez certain·e·s jeunes ne peuvent pas se mettre comme par magie entre parenthèses le temps d’une formation. Quand un·e jeune arrive dans une formation ECMS, il ou elle y vient avec toute son identité et son histoire.

L’ECMS doit donc partir de son public. Il faudrait donc réfléchir à une manière de coconstruire différents projets ECMS pour différents publics pour in fine permettre à la jeunesse de dialoguer sur un pied d’égalité. En cela l’ECMS pourrait s’inspirer de l’Education Permanente17 qui a davantage l’expérience d’un public plus précarisé. S’inspirer de l’éducation permanente dans des formations en ECMS, c’est donc partir de l’expérience personnelle des participant·e·s, pour arriver à déconstruire l’implication systémique des problèmes soulevés. C’est d’autant plus important, qu’aujourd’hui l’ECMS, même si elle a une base populaire, a perdu l’importance qu’elle accordait aux dynamiques venant « du bas » pour se concentrer sur comment organiser l’éducation par « en haut »18. Elle devrait donc rendre son autonomie au public qu’elle cible ou sinon risquer de rester un outil à destination des plus favorisé·es et déconnecter la formation de la réalité.

Elle doit également avoir une approche davantage horizontale du partage des savoirs et valoriser le ou la participant·e dans ses connaissances et dans son expérience. C’est se rendre compte de notre posture en tant qu’animateur ou animatrice et accepter le fait que notre public a autant à nous apprendre que l’inverse.  L’ECMS, cherche à modifier les comportements, à sensibiliser les publics et à les faire agir. Or, si le ou la formatrice est là pour « éduquer » et se positionne en porteur·teuse de savoir, et amène des solutions toutes faites il y a de grande chance pour que le public ne se sente pas concerné par la situation. Cela peut-être parce que les solutions proposées ne lui conviennent pas, ou que le combat soulevé n’est pas le sien. Partir du public, c’est agir en fonction de leurs revendications propres et de leurs visions d’un monde plus juste et plus solidaire. Partir du public c’est se détacher de cette conception qu’une personne, ou groupe de personnes exclusif, a la solution pour tous et toutes. Partir du public c’est rendre le monopole du savoir à tous ceux et celles qui le possèdent.

Mais nous ne pourrons pas arriver à ce résultat, tant que nous n’accepterons pas de reconnaître le fossé qu’il existe entre les valeurs défendues par l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire et la réalité de terrain de son application. L’ECMS, pour pouvoir atteindre ses objectifs d’inclusion doit pouvoir inclure dans ses méthodes les apports de l’Education Permanente, ou d’autres méthodes venant d’autres horizons. L’ECMS peut puiser dans les techniques d’intelligences collectives ou d’interculturalité et de permettre aux publics de faire groupe… réellement. Se faisant, elle ne pourra que s’étendre davantage et se faire plus inclusive pour devenir véritablement une éducation mondiale et solidaire.

 


Notes :

1 Les histoires sont réelles mais les noms ont été changés pour garantir l’anonymat

2 Défi Belgique Afrique est une Organisation Non Gouvernementale et une Organisation de Jeunesse créée en 1987. Elle a deux axes majoritaires : l’ECMS, notamment à travers les séjours d’immersion organisés avec des ONG partenaires au Sud et les projets d’Agriculture Familiale avec certains de ses partenaires.

3 Je tiens à préciser que ce terme est celui utilisé au sein de mon organisation. D’autres organisations lui préféreront le terme de chantier international par exemple. Toutefois, le cœur du projet est semblable. Faire en sorte que des jeunes Belges puissent partir à la rencontre d’une autre jeunesse.

4 Selon la définition de la Fédération Wallonie-Bruxelles, « L’indice socio-économique ou ISE, est un indice statistique qui permet de classer les implantations, établissements ou secteurs de manière univoque sur base de divers indicateurs mesurant le niveau socioéconomique de leur population » FÉDÉRATION WALLONIE-BRUXELLES – Indice socioéconomique, explication de la procédure de calcul : ISE des structures 2021-22. Depuis 2017, cet indice est « directement calculé sur base des 7 variables caractérisant les ménages des élèves fréquentant l’implantation, l’école ou le secteur statistique (couvrant les revenus, les niveaux des diplômes, les activités professionnelles, les taux de chômage, d’activité et de bénéficiaires d’une aide sociale). Son échelle va de 1 à 20. 1 étant la valeur la plus faible. Les établissements qui ont un score de 1 à 5 peuvent bénéficier d’aides particulières de l’état. À préciser que ce score n’a aucun rapport avec la qualité de l’enseignement même. Dans la réalité toutefois certains parents vont tout de même refuser d’y inscrire leur enfant.

5 Cette définition est tirée de la déclaration de Maastricht, originellement en anglais, datant de 2002.
[en ligne], [URL] : https://books.openedition.org/europhilosophie/224?lang=en (consulté le 10-12-23)

6 Dans le cadre de cet article, les immersions se font en Afrique. Certaines organisations organisent également des séjours d’immersion en Asie ou en Amérique Latine

7 Nous précisons que ces données sont propres à mon association, mais après discussion avec différents acteurs et actrices du secteur, nous savons que nous ne sommes pas les seuls.

8 HIRTT (2020), « L’inégalité scolaire ultime vestige de la Belgique unitaire ? Une analyse statistique des causes de l’inégalité scolaire dans l’enseignement flamand et francophone belge à partir des données de l’enquête PISA 2018 »

9 Le score PISA permet de mesurer l’efficacité du système éducatif. Il a été créé par l’Organisation de Coopération et développement économique (OCDE). Il vise à tester les compétences des élèves en lecture, sciences et mathématiques. En 2022, la Belgique a eu un score de 474, la moyenne des pays étant autour de 472.

10 UNIA est une institution indépendante qui défend l’égalité des chances et lutte contre les discriminations en tout genre excepté les inégalités entre les hommes et les femmes qui, elles, sont traitées par « l’Institut pour l’Egalité des Femmes et des Hommes ». C’est une Institution nationale de protection des droits de l’homme. Unia défend les droits humains. [en ligne], À propos d’Unia | Unia, (consulté le 21-12-23)

11 UNIA (2018), « Baromètre de la diversité »

12 Selon les chiffres de l’enquête sur les revenus et les conditions de vie (EU-SILC), [en ligne], Grandir dans la précarité | Statbel (fgov.be).

13 Selon infos jeunes, [en ligne], Précarité étudiante : Des dizaines de milliers de jeunes Belges touchés – Infor Jeunes %

14 Bourdieu définit le capital social comme étant tous les avantages découlant des relations sociales d’un individu, influençant son accès à des ressources. Le capital englobe les réseaux, normes et liens sociaux qui contribuent à la réussite ou à l’échec dans une société. Le partage du capital social au sein d’une même sphère contribue à la reproduction des inégalités.

15 Le CCEV est une organisation à but socioculturel, elle propose différents services pour les jeunes

16 GOREN H., YEMINI M. (2017), “The global citizenship education gap : Teachers perceptions of the relationship between global citizenship education and students’socio-economic status”, in Teaching and Teacher Education, vol. 67, p. 9-22.

17 Selon la FWB, les « associations d’éducation permanente des adultes travaillent à développer les capacités de citoyenneté active et la pratique de la vie associative. Nombre d’entre elles consacrent une attention particulière aux publics socio-culturellement défavorisés.

18 GIRAUD & AL. (2022), « Manuel d’éducation à la citoyenneté mondiale : une perspective belge »


Bibliographie

Fédération Wallonie-Bruxelles – « Indice socioéconomique, explication de la procédure de calcul : ISE des structures 2021-22 ».

Giraud & al. (2022), Manuel d’éducation à la citoyenneté mondiale : une perspective belge, Presse Universitaire de Louvain.

Goren H., yemini M. (2017), “The global citizenship education gap : Teachers perceptions of the relationship between global citizenship education and students’socio-economic status”, in Teaching and Teacher Education, vol. 67, p. 9-22.

HIRTT (2020), « L’inégalité scolaire ultime vestige de la Belgique unitaire ? Une analyse statistique des causes de l’inégalité scolaire dans l’enseignement flamand et francophone belge à partir des données de l’enquête PISA 2018 ».

Lenoir. R (2016), « La notion de capital social dans l’œuvre de Pierre Bourdieu », p. 109-132.

UNIA (2018), Centre interfédéral pour l’égalité des chances, « Baromètre de la diversité ».

Ressources en ligne

EU-SILC, [en ligne], [URL], Grandir dans la précarité | Statbel (fgov.be), (consulté en dernier le 20-12-23).

INFOS JEUES, [en ligne], [URL], Précarité étudiante : Des dizaines de milliers de jeunes Belges touchés – Infor Jeunes % (consulté en dernier le 18-12-23).

UNIA, [en ligne], [URL], À propos d’Unia | Unia, (consulté en dernier le 21-12-23).

Figures d’altérité* ici et ailleurs : expériences de vie de jeunes belgo-japonais – Analyse

*Figure d’altérité1 : fait ici référence au fait d’être perçu comme différent par un groupe, d’être perçu en tant qu’ « autre ».


Une analyse de Marie MONTENAIR, diplômée en anthropologie à l’Université de Liège. 

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En se basant sur les expériences sociales de jeunes belgo-japonais, cet article illustre les processus d’altérisation mis en œuvre, inconsciemment ou non, entre enfants et jeunes. Il développe deux axes principaux : le sentiment de ne jamais se sentir tout à fait dans la majorité, ainsi que la présence d’un racisme ordinaire anti-asiatique.

Grandir dans une famille biculturelle et binationale amène inévitablement des questionnements identitaires. Certains de ces jeunes sont tiraillés entre leur cheminement identitaire et le regard d’autrui. Cet article vise à partager l’expérience de jeunes ayant grandi dans une famille « mixte » (Varro, 2003) belgo-japonaise, résidant en Belgique francophone. En France comme en Belgique, peu d’études se sont intéressées à la situation de ces jeunes dont un des parents est issu de l’immigration asiatique. Les études se focalisent souvent sur une « deuxième génération » composée d’individus ayant deux parents migrants (Fresnoza-Flot, 2019, p. 139). Cet article se base sur les matériaux récoltés dans le cadre de mon mémoire de master en anthropologie2, qui s’intitule : « Sentiments d’appartenance en contexte biculturel et binational. Une approche anthropologique du cas de jeunes belgo-japonais (Belgique francophone) ». Bien que pour beaucoup de jeunes rencontrés leurs expériences de vie soient généralement qualifiées de positives et riches, plusieurs d’entre eux ont tout de même rencontré des difficultés à se situer entre ces deux cultures3. Cet article a pour objectif de rendre compte des difficultés auxquelles ces jeunes belgo-japonais ont dû faire face, en les illustrant à travers des exemples ethnographiques issus du terrain. Il se concentre sur deux axes principaux : le sentiment de ne jamais se sentir tout à fait dans la majorité et le racisme anti-asiatique entre enfants et entre jeunes4. Il s’agit de mettre en lumière le racisme ordinaire5, souvent minimisé dans le discours de mes interlocuteurs et dans le sens commun ; ces expériences affectent directement la représentation que ces jeunes ont d’eux-mêmes. En effet, comme le soulignent Wang et al. (2023), le racisme anti-asiatique est largement invisibilisé et n’avait pas fait l’objet de politisation avant la crise du Covid-19 ; notamment en raison de sa manifestation sous forme d’humour et de dérision (p. 16). Avoir un parent belge et un parent japonais peut conduire à des expériences parfois similaires. Cependant, il faut souligner que chaque individu rencontré a un parcours de vie et un rapport à son identité bien singulier.

Méthodologie

Mon mémoire repose en grande partie sur les récits de vie (Bertaux, 2010) de ces jeunes belgo-japonais. Mes interlocuteurs s’élèvent au nombre de neuf, trois garçons et six filles ayant entre 19 et 28 ans, ainsi que sept femmes japonaises ayant entre 40 et 60 ans. Mes matériaux ethnographiques ont été récoltés tout au long de l’année 2022. J’ai rencontré à plusieurs reprises ces jeunes dans le cadre de conversations formelles et informelles. Plusieurs micro-terrains ont été menés : la visite de la Japanese School of Brussels, la participation à des activités culturelles, des visites à domicile, des repas partagés avec la famille de mes interlocuteurs, et donc, un accès partiel à « l’intime » (Fresnoza-Flot, 2022)6 de ces derniers.

Miyata et al. (2019) soulignent l’absence de conflit et de domination coloniale entre la France et le Japon, ainsi que l’image positive que ces pays se renvoient culturellement parlant. Ce constat est le même pour la relation entre la Belgique et le Japon, à un point près : bien que l’on n’observe pas de tensions particulières entre ces deux pays, la France est plus connue au Japon que la Belgique. Par ailleurs, la population issue de l’immigration asiatique est généralement pensée de manière positive, même si cela n’empêche pas la formation de stéréotypes. Wang et al. (2023) rappellent le « mythe de la minorité modèle qui met l’accent sur la réussite et l’ascension sociale des personnes d’origine asiatique en leur associant des stéréotypes dits ‘positifs’ (‘travailleurs’, ‘discrets’, ‘forts en maths’, etc.) » (p. 5). Notamment, à cause de ce mythe, aux États-Unis comme en France, la question des « expériences asiatiques des discriminations » n’émerge pas dans l’espace public, et la domination raciale est maintenue de manière tacite (Wang et al., 2023, p. 6). La littérature scientifique francophone n’a que peu documenté les expériences de discrimination et de racisme qui touchent les communautés asiatiques ; il a fallu attendre la pandémie de Covid-19, pour que ces questions prennent plus d’importance dans la recherche et sur la scène publique en France. Ainsi, le racisme anti-asiatique a un caractère banalisé et ordinaire (Wang et al., 2023, p. 6-16). Essed (1991) différencie « the everyday racism » du racisme : il ne s’agit pas d’incidents extrêmes, mais de pratiques banales ; ressenties de manière persistante, ces pratiques sont pourtant difficiles à cerner, notamment à cause de leur caractère informel, familier et répétitif. En imprégnant la vie quotidienne, il est vécu directement et indirectement. Selon Essed (1991), le problème principal avec cette forme de racisme est qu’il devient un problème quotidien et qu’il n’est généralement pas reconnu, ni admis, ni problématisé. En français, ce concept se retrouve sous la formulation de « racisme ordinaire » (Jamin, 2016 ; Andrews, 2022) ou « quotidien » (Luu & Zhou-Thalamy, 2022).

Autrement dit, la communauté issue de l’immigration asiatique s’est vue attribuer une image globalement positive dans le sens commun, en Belgique comme en Belgique francophone. Cette construction peut conduire à une minimisation de leurs expériences négatives, en comparaison à d’autres communautés issues de l’immigration, qui auraient par exemple un passé colonial. Wang et al. (2023) constatent une hiérarchisation des pays ou des régions en fonction de leurs relations politiques et historiques avec l’Occident (passé colonial), ainsi qu’entre ces pays eux-mêmes. Selon eux, les personnes issues de l’immigration japonaise se distingueraient des personnes d’autres nationalités (p. 18). Néanmoins, comme abordé dans la partie suivante, cet aspect « n’immunise » pas les enfants vis-à-vis de remarques et de moqueries liées à leur apparence physique.

Dans le cas du Japon, comme l’explique Clercq (2020), le pays n’a pas eu recours à l’immigration dans le développement de son industrialisation d’après-guerre ; une partie de sa population pense encore à tort que le peuple japonais est ethniquement homogène. Il existe à l’heure actuelle différentes notions japonaises désignant les Japonais métissés, la plus rependue est sûrement « hāfu ». Elle désigne toutes les personnes étant « à moitié » japonaises. Le mot provient littéralement du mot anglais « half » signifiant « une moitié de » (Clercq, 2020, p. 205-206). De manière générale, cette communauté comprend toutes les personnes ayant un parent japonais et un parent d’une autre nationalité. Ce terme a eu son lot de critiques, et il est sujet à polémique car il renvoie au fait d’être perçu et représenté comme un « demi-japonais ». Il remplace un autre terme au passé encore moins glorieux : « konketsu », qui renvoi à la transmission de la nationalité par le sang. Cette notion de « sang-mêlé » s’est répandue à partir de 1930, lorsque la politique d’assimilation coloniale7 s’est accrue et que les rencontres et les mariages entre personnes de nationalité japonaise et ressortissants des colonies se sont multipliées (Clercq, 2020, p. 208)8.

Ces personnes, ayant deux parents de nationalités différentes, sont parfois appelées « daburu », qui provient du mot anglais « double ». Certains défendent ce terme, car il mettrait en avant les apports de deux cultures, signe de richesse culturelle et non d’un manque9. Cependant, selon Miyata et al. (2019), cette notion ne fait pas l’unanimité en raison de son aspect excessif. De plus, les auteurs soulignent la forte pression favorisant l’uniformité dans la société japonaise.

La construction identitaire à l’épreuve du regard d’autrui

Lenclud (2008) propose une vision anthropologique du concept de « Soi ». Ce dernier fait partie intégrante de tout état de conscience ; il n’est nullement individuel, car il est d’emblée social. Pour être une personne, il faut être considéré par d’autres personnes comme tel. Godelier (2007) situe également le « sujet social » dans un réseau de relations. L’individu à conscience de ce réseau ; il peut influencer et faire évoluer ces relations, mais ne peut pas modifier, à lui seul, « les structures10 d’ensemble de la société dans laquelle lui et les autres vivent et co-interagissent » (p. 196-197). Ce dernier aspect de la définition semble correspondre à l’impuissance de mes interlocuteurs face au racisme ordinaire vécu. Godelier (2007) souligne l’aspect singulier, multiple et unitaire de l’identité : singulier, car chaque individu à une identité qui lui est propre, il n’existe pas de copie ; multiple, parce qu’une personne a autant d’identités qu’elle fait partie de différents groupes sociaux simultanément, par un aspect ou l’autre d’elle-même ; unitaire puisque son identité sociale ne correspond pas simplement à une addition d’identités distinctes et de rapports particuliers. J’ajouterais que l’identité a également un caractère dynamique puisqu’elle ne cesse de changer au fil des rencontres et du temps qui passe. Godelier (2007) ajoute que l’individu trouve le contenu et la forme de ses identités « au sein des rapports sociaux spécifiques et de la culture qui caractérisent sa société, dans les particularités de leurs structures et de leurs contenus » (p. 198).

Ces quelques lignes démontrent l’importance des échanges et rapports sociaux, dans la perception et la construction identitaire de tout un chacun. Au niveau de leur apparence physique, mes interlocuteurs mettent tous en évidence la forme de leurs yeux qui diffère de la majorité de la population belge. Pour ces jeunes, avoir un parent belge et un parent japonais amène des comparaisons entre les membres d’une même fratrie ou sororie : « Ma sœur a été appréhendée comme une immigrante [au Japon], (…) puisqu’elle est moins typée japonaise » (Emi11,14/03/2022), « Mon frère est plus typé selon ma mère, au niveau de la couleur des yeux et des cheveux » (Emma, 27/07/2022). Ces points de vue restent subjectifs et reflètent la diversité et la complexité des expériences vécues. Lors de rencontres, certains de mes interlocuteurs me racontent qu’ils sont parfois perçus comme ayant des origines méditerranéennes, maghrébines, ou encore, d’Amérique Latine ; bien qu’ils soient perçus comme différents physiquement, tous ne sont pas étiquetés au premier regard comme provenant d’Asie. Cependant, comme le témoigne Emi, ils ne seront jamais dans la majorité :

Je me sens différente à tous les niveaux : physique, manière de penser, comportement… (…) Je me sens différente en Belgique et au Japon. On ne sera jamais dans la majorité et dans la norme, nous avons différents rapports, et différents vécus par rapport aux autres. En Belgique, ce sera plutôt mon visage. Les gens se basent extrêmement sur le premier aperçu. Au premier abord, je suis étrangère. Cette année, quand je suis retournée au Japon, on m’a beaucoup plus parlé en anglais. Sûrement, parce que je faisais quelques erreurs, en quelques secondes d’interaction, ils peuvent deviner que je suis différente (Emi, 04/10/2022).

Quand je vais au Japon, je me sens belge, et en Belgique, je me sens japonaise. J’ai un peu ce sentiment de me sentir étrangère partout, je ne me sens pas mal dans la culture pour autant (Emma, 18/03/2022).

Ces différents processus accentuent une distinction entre ces jeunes belgo-japonais et la population majoritaire. Comme l’explique Fresnoza-Flot (2019), ces mécanismes « impliquent principalement une catégorisation basée sur le phénotype* (racialisation*) qui se croise avec d’autres facteurs tels que la classe sociale et la nationalité. Actuellement, ces mécanismes rendent les personnes d’origine mixte ‘distinctes’ de la population majoritaire dans leur pays de résidence » (p. 144). Les remarques et questions que reçoivent ces jeunes en rapport à leur physique font partie de ces processus. Pendant très longtemps quand j’étais en Belgique, on me demandait : « Tu viens d’où ? » Vu qu’il y avait ce sous-entendu, je disais : je suis japonaise (Emi, 28/11/2022). Emi m’explique qu’après-réflexion, elle ne sait pas pourquoi elle répondait ça, elle s’est senti « bête ». Inconsciemment, elle savait que ces personnes ne seraient pas satisfaites par la réponse : « Je suis belge » ou « Je suis née en Belgique ». Cette question, aussi courte et simple soit-elle, la renvoie directement à une altérité supposée portée par le regard de son interlocuteur, en sous-entendant qu’elle ne vient pas d’ici.

Phénotype*. « En biologie, les caractéristiques observables d’un organisme, c’est-à-dire la combinaison du patrimoine génétique (génotype) et des facteurs environnementaux (…). Du grec, ‘caractère apparent’ » (Morris, 2012, p. 194).

Racialisation* : Désigne « des modalités de construction de l’altérité dans le cadre de rapports sociaux de pouvoir qui produisent des ‘Eux’ et des ‘Nous’ hiérarchisés, par référence aux origines ». « La racialisation se réfère aux pratiques et aux représentations racistes qui, selon les contextes, reposent sur une interprétation des apparences physiques censées traduire des origines communes ; mais aussi sur celle du lignage biologique supposé (…). Elle s’inscrit toujours dans des rapports de domination/subordination contraignant la vie quotidienne des individus » (Poiret et al., 2011, p. 10-11).

Le racisme anti-asiatique: des rapports sociaux banalisés?

Comme l’expliquent Wang et al. (2023), l’école représente souvent le lieu où s’exercent les premières expériences liées au racisme (p. 10). Le racisme et la stigmatisation12 qui y sont à l’œuvre s’appuient essentiellement sur l’apparence physique. Par des processus de catégorisation et d’exclusion, les enfants doivent rapidement faire face à leur différence avec les autres enfants, ce qui entraîne doucement le développement d’une identité ethno-raciale (p. 13). Il en est de même concernant certaines activités extra-scolaires, notamment au sein de clubs de football. Certaines stratégies peuvent être mises en place par ces enfants, afin d’éviter de trop se distinguer du reste du groupe :

Ma maman m’avait acheté une sorte de panier-repas emballé dans un tissu, avec trois compartiments, trois mini-boîtes, et un thermos pour garder le riz chaud. Quand on mangeait japonais la veille, on mangeait les restes en bentō, sinon elle nous faisait aussi des petits sandwichs (…). Parfois, en primaire, je demandais pour avoir des tartines, dû à certaines remarques que je recevais surtout au niveau de mes yeux bridés, je n’avais pas trop envie de me différencier. En primaire, je pense que j’étais plus sensible, tout le monde me demandait : « C’est quoi ? », (…) « Ta maman, elle est chinoise ? ». Ils me faisaient des grimaces en tirant sur leurs yeux [imitation] (Emma, 04/10/2022).

Des personnes me disaient « chintok », j’ai subi quelques (…) insultes à cause de mes traits asiatiques (Kaïto, 21/02/2022).

Plusieurs témoignages soulignent la récurrence d’amalgames avec la Chine. Comme l’explique Fresnoza-Flot (2019) dans le cas d’enfants issus de mariages mixtes belges et thaï, « le fait d’être perçus comme des ‘autres’ (Chinois ou Asiatiques) et non comme des ‘nous’ (Belges) dans leur pays de résidence les a fait se sentir ‘différents’, dans un sens négatif. Cela les a également amenés à remettre en question et à rejeter les catégories ‘Asiatique’ ou ‘Chinois’ » (p. 151).

Par ailleurs, les remarques sur les différences physiques, à l’encontre des personnes ayant des origines asiatiques, se manifestent souvent sous la forme de l’humour (Wang et al., 2013, p. 16). Bien que mes interlocuteurs ne dramatisent pas « l’humour » de leurs amis concernant leurs origines asiatiques et qu’ils peuvent, pour certains, même en rire avec ces derniers ; ce genre de remarques régulières, généralement tenues dans un cercle proche, renforce l’image ethno-raciale de mes interlocuteurs. Wang et al. (2023) confirment ces liens de proximité et déclarent que l’humour permet d’excuser les auteurs de ces moqueries, l’humour n’est pourtant qu’un moyen d’euphémiser le racisme (p. 16). La modalité de l’humour banalise ces actes et camoufle la dimension raciste présente qui se traduit également par le fait que ces propos sont à sens unique. Leur récurrence peut amener une lassitude chez certains et peut conduire à l’énervement : Pour ceux qui savent, c’est : la jaune, ping-pong, sushi,… Parfois j’ai pété les plombs, sinon ça va (Maya, 01/03/2022). Ces stigmatisations semblent perdurer dans les écoles secondaires, plus particulièrement sous la forme de l’humour ou d’agressions :

J’ai vécu du racisme en secondaire, des gens d’autres classes étaient méchants pour être méchants. Un jour en secondaire, j’ai commencé à n’en n’avoir rien à foutre de ce que les gens pensent de moi (…) si les gens ne me trouvent pas à leur goût, je m’en fous, quoi (Kaïto, 12/08/2022). Avec mes amis, c’est plus sous forme d’humour, là, je ne le prends pas mal… J’ai de l’auto-dérision (Kaïto, 21/02/2022).

En Secondaire, j’ai vécu des choses pas ouf avec des plus âgés, les gens étaient moins ouverts d’esprit (Ren, 11/09/2022).

En secondaire, j’acceptais mes différences, ça me touchait moins (Emma, 04/10/2022).

Les secondaires marquent pour plusieurs une étape d’affirmation dans leur cheminement identitaire. Cependant, on constate dans ces témoignages que les actes et propos tenus à l’encontre de mes interlocuteurs ne correspondent plus seulement à du racisme ordinaire et banalisé, dont il convient de rappeler qu’il n’est pas plus acceptable. En effet, des actes d’agressions apparaissent dans les récits de certains.

Un système scolaire qui tend vers l’uniformité: entre mépris et admiration des différences

Lors de leurs voyages au Japon, plusieurs de mes interlocuteurs y ont expérimenté l’école ; certains y retournaient chaque année. Lévi Alvarès (2012) désigne l’institution scolaire japonaise comme « profondément assimilatrice dans sa tradition » (p. 152). Les différentes expériences de mes interlocuteurs montrent que, en Belgique comme au Japon, les enfants ont tendance à souligner les différences au niveau de l’apparence physique et qu’il faut alors prouver son « authenticité » :

Tu ne peux pas te sentir juste comme tu veux te sentir. À l’école là-bas, quand j’arrivais, on me disait que j’avais la peau blanche, que mes yeux étaient grands (…). Quand j’en parle avec une de mes amies, on remarque qu’on met un peu des stratégies en place pour faire comprendre qu’on est japonaise. Par exemple : si on va au Kombini [supérette], alors que parler n’est pas nécessaire, on va tendre les articles en disant onegaishimasu, pour montrer qu’on parle japonais. C’est un sujet fréquent qu’on aborde entre nous (Emma, 04/10/2022).

Même si, au Japon, avoir la peau blanche et de grands yeux peut être considéré comme un critère de beauté, en le faisant remarquer, les enfants soulignent les différences physiques qui existent entre eux et mon interlocutrice. D’après Clercq (2020), les « images de l’altérité sont incertaines et fluctuantes au fil du temps, et peuvent passer du mépris au désir, comme en témoigne la fascination pour les traits caucasiens et la plastique occidentale toujours d’actualité, se bornant toutefois à reproduire la même logique racialiste, générant de nouvelles exclusions » (p. 213). Une autre de mes interlocutrices me parle de cette expérience scolaire comme « socialement chouette », mais explique que ce n’était pas évident de se sentir différente :

C’était plus le fait de ne pas être comme tout le monde, ne pas avoir le même matériel et les mêmes accessoires, je n’avais pas les mêmes références que tout le monde. Il me manquait toujours la compréhension d’un petit mot… (Emi, 14/03/2022).

C’est seulement si je dis que je suis à moitié belge qu’on me dit « ah oui, c’est vrai que ton nez est un peu plus haut ». Sinon on m’aborde généralement comme une japonaise (Emi, 14/03/2022).

Même si au Japon, ils ne remarquent pas direct à mon physique, ils le voient dans mon comportement, dans ma manière d’interagir, avec ma corpulence, dans ma façon de m’habiller… (04/10/2022).

À travers ces exemples, on constate que les enfants ont tendance à s’interroger et à insister sur les éléments qu’ils considèrent comme étant différents. Dans le milieu enfantin, autant au Japon qu’en Belgique, il faut se situer dans la norme sociale pour éviter les catégorisations et les stigmatisations. Emi témoigne que même si ses interlocuteurs ne voient pas de différences au niveau de son physique, sa manière de penser, d’agir et d’interagir dévoile un décalage avec certains de ses interlocuteurs japonais.

Un engouement pour la culture asiatique: une nouvelle forme de stigmatisation?

J’aimerais à présent mettre l’accent sur un aspect qui concerne principalement le Japon et la Corée du Sud. Ces dernières années, mes interlocuteurs ont pu constater un engouement croissant envers ces deux pays. Bien que cette popularité puisse revêtir un intérêt pour ceux-ci, les jeunes rencontrés ont mis en évidence que ce phénomène développait certaines attentes chez certains de leurs interlocuteurs. En effet, ils témoignent, pour la plupart, d’un enthousiasme de la part de leurs interlocuteurs à l’annonce de leur deuxième nationalité13, mais ils présentent aussi une réticence face à certaines réactions.

L’engouement pour le Japon n’était pas vraiment présent, quand j’étais en début de secondaire, voire en milieu de secondaire. Après, la cuisine du Japon est devenue populaire, la Kpop, la culture populaire, etc. Maintenant, souvent, les personnes connaissent quelques trucs sur le Japon, certains aimeraient bien y aller. Ils sont assez enthousiastes (…). Maintenant, quand on pense manga, on pense Japon et vice-versa, mais le Japon ce n’est pas que ça. Au moins, on ne m’insulte pas… Mais ça se limite à ça. Je n’ai pas envie d’être associée à ça. Ces personnes ne voient que ça et parlent tout le temps de ça et voient le Japon qu’à travers cet axe-là [les animés] (Emma, 04/10/2022).

Ce que je n’aime pas trop et ce que je trouve malsain, c’est quand des personnes commencent à se comporter différemment avec moi, quand ils savent que je suis japonaise, qu’ils me voient comme un trophée en plus sur leur liste (Alice, 04/10/2022).

Les gens sont surpris, admiratifs, je deviens un peu le centre des conversations pour une soirée (Anna, 01/03/2022). J’ai toujours connu des gens qui étaient fans du Japon, tu les attires comme un aimant quand ils savent que tu es japonaise. On te demande : tu aimes bien les manga ? Et puis, si tu dis non, tu es tout de suite moins intéressante. Ma sœur aime bien les manga donc souvent les gens parlent avec elle. Ils aiment une partie du Japon qui ne me plaît pas, à moi. Après, au niveau de la nourriture, je sens qu’il y a une forte attraction, maintenant plus qu’avant. Pour voyager aussi. Après, tout ce qui est manga, cosplay et tout, je m’en fou quoi (Anna, 08/08/2022).

Ainsi, l’altérité des jeunes belgo-japonais est mise en avant et valorisée à travers le filtre de certains éléments culturels clefs : manga, musique, cuisine, etc. S’ils ne répondent pas à l’attente des personnes rencontrées, leur altérité est alors dévalorisée, ils deviennent directement « moins intéressants ». Il se peut que ces jeunes soient abordés dans un but précis en raison de leur apparence physique. Ce phénomène accentue leur altérité et peut donner à certains l’envie de se distinguer de ces représentations stéréotypées de la culture japonaise. L’intérêt des personnes, qui les abordent dans une envie de partager, semble de prime à bord positif, mais si la prise de contact est maladroite et opportuniste, ce processus pourrait entraîner de nouvelles stigmatisations à travers la réduction des personnes à des éléments de la culture populaire nippone devenu célèbre en Europe.

Pour une sensibilisation à la multiculturalité

Peu importe notre âge, comprendre les conséquences de nos propos sur autrui n’est pas toujours évident, surtout s’il s’agit d’humour ou de propos banalisés. Même si le racisme dit ordinaire, ne provoque pas d’incidents majeurs médiatisés ou problématiques, son caractère banal et répétitif renforce d’une manière négative une altérité vécue chez les jeunes rencontrés. Qualifiés par des stéréotypes généralement positifs en tant que « minorité modèle », les propos tenus sont insidieux ; ils peuvent sembler anodins et leur caractère raciste est minimisé. Il ne faudrait cependant pas croire que les personnes catégorisées comme « asiatiques » en raison d’un trait physique, ne sont sujettes qu’au racisme ordinaire ; certaines font face à des agressions plus directes et violentes (cf. le décès de Zhang Chaolin14). Lors de la pandémie de Covid-19, ce type d’agression s’est multiplié et a gagné en visibilité médiatique.

Par ailleurs, notamment en raison de l’engouement actuel pour le Japon, certaines attentes se dessinent dans les propos de leurs interlocuteurs. Ces réactions, qui soulignent une différence chez ces jeunes par rapport à une communauté japonaise plus imaginée que réelle, entraînent un sentiment d’étrangeté peu importe où ils se trouvent. Que ce soit au Japon ou en France et en Belgique francophone, afin de rendre compte de l’expérience de ces personnes, plusieurs médias15 leur donnent la parole pour qu’ils témoignent ; parfois, eux-mêmes créent du contenu pour partager leurs expériences et exposer leur avis. Cependant, à l’heure actuelle, les contenus médiatiques sont de plus en plus ciblés ; bien qu’ils visent un large public, si un individu ne s’intéresse pas à ce sujet, l’information peut facilement leur échapper. Il est fort probable que les personnes, qui ne s’intéressent pas à ce type de sujet, n’aient jamais pris connaissance de ces démarches de sensibilisations. Certains groupes militants utilisent les deux stratégies centrales suivantes : partage de témoignages et résonnance avec un discours académique16 (Luu & Zhou-Thalamy, 2022, p. 75-76).

Cet article partage les expériences de jeunes belgo-japonais vécues dans leur enfance et leur jeunesse. Beaucoup d’entre eux minimisent ces expériences au profit de la richesse que leur apportent ces deux cultures. Je tiens à rappeler que chacun à sa propre sensibilité face à ce type d’expérience. Je pense que sensibiliser un grand nombre de personnes sur la thématique multiculturelle est important. Serait-il possible d’éviter qu’une personne soit catégorisée sur la base d’un trait physique ou de l’origine de l’un de ses parents ? Serait-il possible de déconstruire ces stéréotypes qui ne font pas moins de dégâts parce qu’ils semblent « positifs » ? Comment sensibiliser à une approche multiculturelle de l’individu, afin d’éviter de la caractériser un enfant ou un jeune comme « asiatique », « non belge », « non japonais », « à moitié », etc. Chaque individu devrait être abordé et accepté intégralement, dans la richesse de sa propre diversité. Il me semble qu’apprendre à connaître son interlocuteur avec une empathie est nécessaire. Une piste de réflexion à envisager pour sensibiliser un grand nombre de personnes serait les activités ou les projets menés dans les écoles. En Belgique, il existe un projet qui se nomme « Des racines pour grandir »17. Il a pour but d’explorer son histoire familiale. Ce projet propose à l’enfant d’en apprendre plus, tout en produisant certains matériaux qui exemplifient cette histoire. En tant qu’acteur principal de cette production de savoirs, l’enfant pourrait s’approprier son histoire, et la présenter à ses pairs à sa manière. À travers des échanges, les enfants en apprendraient plus sur la complexité familiale et culturelle de chacun et seraient maîtres des éléments qu’ils voudraient partager. Je pense qu’un respect de l’intimité pour ceux qui le désire est nécessaire. Il est envisageable que, grâce à ces partages, l’enfant ait un plus grand pouvoir d’action sur la manière dont il se présente lui et son histoire familiale à ses camarades. Ces projets pourraient peut-être souligner la complexité culturelle et l’histoire singulière de chaque famille en déconstruisant les stéréotypes tant négatifs que « positifs ».

Eléonore Komai, mère belge et père japonais. Article d'éducation permanente. Marie Montenair.

Photo issue du projet Hāfu2Hāfu, Eléonore Komai à une mère belge et un père japonais. Hāfu2Hāfu est un projet photographique mondial qui explore ce que signifie être hāfu (une personne ayant un parent japonais).


Notes :

1 Altérité : « L’état d’‘altérité’, de différence ; une propriété de ce qu’un groupe perçoit comme ‘l’autre’. Par exemple, un groupe de migrants sud-asiatiques vivant à Londres peut être considéré comme marqué par l’altérité » (Morris, 2012, p. 7).

2 Soutenu en 2023 à l’Université de Liège sous la direction du professeure Élodie Razy.

3 La culture est envisagée comme dynamique et non comme un tout homogène clos sur lui-même. Au sens de Cuche (2016), quand il dit qu’il faut « relativiser le relativisme culturel », c’est-à-dire : « postuler que tout ensemble culturel tend vers la cohérence et une certaine autonomie symbolique qui lui confère son caractère original singulier ; et qu’on ne peut analyser un trait culturel indépendamment du système culturel auquel il appartient, qui seul peut en livrer le sens » (p. 159).

4 Cet article se base sur l’expérience entre enfants et entre jeunes essentiellement. Les adultes ne sont pas à exclure, mais leur expérience n’a pas été analysé dans ma recherche. Pour plus d’informations sur les adultes, consultez Wang et al. (2023).

5 « Le racisme ordinaire n’est pas forcément, dans l’intention, méchant ou haineux » (Jamin, 2016).

6 Les méthodes de recherches « intimes » désignent « des contacts et des interactions proches avec les groupes d’étude cibles dans le domaine de leur foyer et au-delà, englobant leurs espaces sociaux plus larges » ; utilisées pour produire des matériaux ethnographiques, elles permettent de saisir certains aspects et subtilités du domaine domestique et privé de la vie des personnes (Fresnoza-Flot, 2022, p. 2).

7 L’auteur fait référence au passé colonial japonais en Asie de l’Est et du Sud-Est.

8 « Le terme konketsuji disparut des médias dans les années 1990 à la suite de la mobilisation du groupe Kumustaka, qui réclamait son interdiction puisqu’il instituait une infériorité discriminatoire par rapport au terme junketsu, sang pur » (Clercq, 2020, p. 212). La population japonaise n’a pas été la seule à recourir à ces formulations péjoratives, il suffit de citer le vocabulaire américain sur le sujet : « sang-mêlé », « demi-caste », « demi-sang » (Diouf-Kamara, 1993, p. 29).

9 Pour plus d’informations, visionnez le film-documentaire HAFU  : https://vimeo.com/ondemand/hafufilm.

10 Structure sociale : « Généralement, le système de relations qui lie une société » (Morris, 2012, p. 234).

11 Chaque prénom a été remplacé pour respecter l’anonymisation de mes interlocuteurs.

12 Stigmate : « A l’origine, il s’agit d’un signe physique (du grec « marque de fabrique »), mais aussi d’une qualité abstraite attribuée à une personne qui se sent ternie ou dévalorisée dans sa culture. La stigmatisation peut s’attacher à l’apparence d’une personne (…) ou à tout comportement lié à la déviance » (Morris, 2012, p. 240).

13 J’utilise ce terme, bien que certains aient déjà renoncé à leur nationalité japonaise. Contrairement à la loi belge, la loi japonaise ne reconnaît pas la double nationalité (Kondo, 2016, p. 3). Le seul cas de figure, pour lequel la double nationalité est reconnue, est le cas des enfants ayant un parent japonais et un parent d’une autre nationalité. Officiellement, l’État japonais reconnaît la double nationalité pour ces enfants jusqu’à l’âge de 22 ans : date limite à laquelle ils sont censés choisir une de leurs deux nationalités (Roustan, 2013, p. 70 ; Kondo, 2016, p. 4).

14 Zhang Chaolin est décédé en 2016, suite à un vol violent à caractère raciste. Trois individus l’ont agresser violement « en préjugeant que leurs victimes étaient ‘susceptibles de détenir de l’argen’ en espèces, du fait de leur appartenance à la communauté chinoise » (Le Monde, 2017).

15 Renvoi au tableau : « Médias de sensibilisation ».

16 Je pense par exemple au podcast « Kiffe ta race ». https://www.binge.audio/podcast/kiffetarace/.

17 Des Racines pour Grandir. (s. d.). Consulté 27 novembre 2023, à l’adresse https://desracinespourgrandir.be/


Bibliographie

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Wang, S., Li, Y., Cailhol, J., Hayakawa, M., Kim, Y., & Haas, S. (2023). L’expérience du racisme et des discriminations des personnes originaires d’Asie de l’Est et du Sud-Est en France (REACTAsie). Défenseur des droits.

Médias de sensibilisation

Magazine : Koï, média de société des cultures et communautés asiatiques. (s. d.). Koï. Consulté 28 novembre 2023, à l’adresse https://www.koimagazine.fr/

Film documentaire : Nishikura, M., & Takagi, L. P. (Réalisateurs). (2013). Hafu: The Mixed-Race Experience in Japan [Documentaire, Biographique]. Consulté 28 novembre 2023, à l’adresse https://vimeo.com/ondemand/hafufilm.

Journal Télévisé : RTLinfo. (2021). « Racisme anti-asiatique: des Belges dénoncent les agressions qu’ils subissent ». Consulté 05 décembre 2023, à l’adresse https://www.rtl.be/actu/racisme-anti-asiatique-des-belges-denoncent-les-agressions-quils-subissent/2021-04-10/article/385023.

Vidéo de réseaux sociaux : YouTube. Brut. (2018). « Les Asiatiques, victimes de racisme ordinaire ? ». https://www.youtube.com/watch?v=XEtu8o872Jk&t=9s

Conférence TEDxTalks : Miyazaki, T. (2023). Have you ever been asked the « where are you REALLY from » question?. TEDxValencia. https://www.youtube.com/watch?v=syolZh6hSVI&t=90s

Podcast : Kiffe ta race. https://www.binge.audio/podcast/kiffetarace/

Collectifs de luttes contre le racisme et la discrimination

UNIA. Pour l’égalité, contre la discrimination. Consulté 27 novembre 2023, à l’adresse https://www.unia.be

MRAX. Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Consulté 27 novembre 2023, à l’adresse https://mrax.be

L’emprise conjugale : au-delà du fait divers, une réalité sociale – Analyse

 


Une analyse de Léa LOMBA, diplômée en Anthropologie de l’Université de Liège. Actuellement
étudiante à l’Université de Paris Cité en Anthropologie, Ethnologie et Violences de
genre. 

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La médiatisation croissante de l’emprise conjugale aux côtés des violences conjugales en fait un véritable phénomène social contemporain. Pourtant, il est encore trop souvent interprété, à tort, comme un évènement isolé et anecdotique, ce qui entrave la compréhension des processus complexes qui permettent sa reproduction dans le temps.

Cet article explore comment l’emprise conjugale, en agissant comme un système social complexe, s’enracine dans notre société patriarcale, et mobilise pour ce faire l’ensemble de la société pour fonctionner : victimes, auteur·e·s, mais aussi citoyen·ne·s et institutions sociales.

De nos jours, nombreux sont les discours communs mobilisant l’expression « être sous emprise » pour décrire et expliquer diverses situations ou relations impliquant la dépendance psychologique et socio-affective d’un individu envers un manipulateur (ou un groupe manipulateur). Ainsi, cette notion est souvent invoquée dans les débats et le langage courant pour expliquer pourquoi de nombreuses femmes restent auprès de conjoint·e·s violent·e·s et est, à ce titre, considérée comme l’origine des violences perpétrées au sein du couple. Cette interconnexion entre « emprise » et « violences conjugales » était déjà évoquée en 2010 par l’Institut pour l’Égalité des femmes et des hommes1, qui érigeait la manipulation et l’emprise comme fondements de la violence psychologique. La Belgique occupe à ce titre une position pionnière en matière de lutte contre les violences conjugales de toutes sortes : ses ministères adoptent, dès 20062, une définition unique des violences conjugales et plus récemment, en juillet 20233, elle devient le premier pays européen à se doter d’une loi de lutte contre les féminicides. Malgré ces avancées notables contre les violences au sein du couple, y compris les violences qui les précèdent (violences sexuelles, psychologiques et contrôle coercitif), la notion même d’emprise demeure toujours absente de l’ensemble des mesures publiques et des législations du pays. A contrario, nos voisins français ont récemment intégré cette notion à leur Code pénal par le biais de la loi n°202-936 du 30 juillet 20204, destinée à protéger les victimes de violences conjugales. Bien qu’elle n’y soit pas explicitement définie, cette disposition habilite tout professionnel de la santé à alerter le procureur de la République en cas de violence mettant la vie de la victime en danger imminent et la rendant incapable de se protéger en raison de la contrainte morale exercée par son agresseur·e.

Par ailleurs, dans le langage courant, le terme souvent évoqué de « pervers narcissique » incarne peut-être le mieux l’idée de cet individu aux comportements manipulateurs et égoïstes, ayant une tendance marquée à exploiter celles et ceux qui l’entourent, au cœur de ce qu’on qualifie souvent de « relation toxique ». Ainsi, l’emprise, interprétée dans son sens commun comme une violence psychologique, un abus de pouvoir, de domination et de manipulation, semble émerger comme une nouvelle vague de sensibilisation au sujet des violences au sein de la société, à la suite des mouvements #MeToo5 (contre les violences sexuelles) et #MeTooInceste (contre l’inceste).

Sans négliger l’ampleur et l’omniprésence de ces expressions dans le langage courant, l’utilisation fréquente de ces expressions doit être examinée avec prudence, car elle peut parfois être précipitée et peu précautionneuse. En effet, l’emprise conjugale, loin d’être un événement isolé, persiste dans le temps et s’enracine dans des structures sociales et culturelles plus larges, ce qui justifie de la considérer comme une problématique sociale complexe. À l’instar des violences conjugales, elle ne trouve pas seulement son origine dans des actions individuelles, mais découle de dynamiques collectives et sociétales.

En s’appuyant sur les résultats d’une recherche anthropologique que j’ai menée en Belgique francophone de novembre 2022 à juin 2023, cet article vise à souligner l’importance et l’urgence de ne pas réduire l’emprise conjugale à un simple fait anecdotique et relationnel (fait divers), mais plutôt de le reconnaître comme un phénomène se produisant à une plus grande échelle dans la société (fait social), comme l’ont respectivement défendu Patrizia Romito (2006) pour les violences conjugales et Dorothée Dussy (2013) concernant l’inceste. L’objectif de cet article est de ce fait résolument politique : je soutiens que seule une compréhension approfondie et la plus complète possible du phénomène de l’emprise conjugale peut nous permettre d’espérer en dénouer un jour les mécanismes. Ainsi, comme l’a préconisé la psychologue sociale Patrizia Romito (2022) dans un article récent6, il est crucial de dépasser une approche individualiste et binaire centrée sur l’homme violent et la femme victime, pour privilégier une conception structurelle de ces rapports de domination.

Le système « emprise conjugale »

Dans cet article, il s’agit de considérer l’emprise conjugale, à l’instar de l’anthropologue belge Pascale Jamoulle dans un ouvrage novateur paru en 20217, comme un système qui traverse et mobilise l’ensemble de la société. Pour l’expliquer, Jamoulle soulignait, dès son introduction, que « la combinaison de tous les éléments, internes et externes, en interaction, fait émerger et fonctionner l’emprise [et qu’] appréhender sa complexité ne se résume [donc] pas à l’analyse de chaque partie isolée » (2021, p.5). Mon propre travail de recherche confirme ces analyses en soulignant le rôle crucial de l’emprise dans l’apprentissage et la perpétuation de schémas d’exploitation et de domination, en particulier ceux liés au genre. Ce fait met en évidence le profond enracinement de ce système dans notre société, souvent qualifiée de « patriarcale », c’est-à-dire où la masculinité est associée à la virilité, à la supériorité et à l’universalité.

Il nous apprend également, par les situations rencontrées, que la relation d’emprise ne constitue que l’un des aspects visibles de ce système, bien qu’elle soit la plus fréquente et la plus mentionnée. Il n’y a donc que peu de sens à l’isoler pour l’étudier séparément des autres composantes de cette domination, comme l’ont souvent suggéré les approches psychanalytiques et psychologiques. En effet, bien qu’elle présente des caractéristiques propres dans chacune de ses déclinaisons conjugales, l’emprise nécessite bien plus que la volonté du·de la partenaire qui exerce la domination et la soumission volontaire de celle oui celui sur qui elle s’exerce. L’omniprésence de l’emprise conjugale est assurée, entre autres, par la complicité tacite de l’environnement social des (ex-)partenaires ; le silence et l’aveuglement de la famille, des amis, mais aussi de la société – y compris vous et moi –, jouent à ce titre un rôle crucial dans la perpétuation de ce système.

Le corps social de l’emprise conjugale

Grammaire sociale

En tant que système, l’emprise conjugale ne repose pas uniquement sur la soumission consentie de la personne ciblée, mais requiert également l’implication de l’environnement social qui la nourrit. En réalité, elle prend forme à travers un ensemble de normes collectives – un « mode d’emploi » partagé que Dussy (2013) décrivait déjà comme une « grammaire sociale » dans son étude sur l’inceste – qui prédéfinit les schémas de domination, les rôles, les attentes et les comportements acceptables et favorables à l’emprise conjugale. Concrètement, cette grammaire se matérialise par l’aveuglement et le silence de l’entourage proche et moins proche de la victime, contribuant au maintien de la domination dans le temps. Cette injonction à l’« ordre de se taire » est une norme à laquelle nous avons toutes et tous – « empriseur·e », « emprisé·e », proches, collectivité – été socialisé·e·s, et à laquelle nous nous tenons par conformisme (Jamoulle, 2021) aux normes et croyances dominantes. Elle est en outre renforcée par une autre norme sociale puissante : celle voulant que divulguer des affaires privées en dehors du cercle familial est considéré commune une attitude grossière, et exprimer sa souffrance ainsi que celle de ses proches est jugé indécent (Dussy, 2013).

Dans un tel contexte, marqué par la crainte et l’hostilité, briser le silence en exprimant ses souffrances ou en reconnaissant celles d’un proche est perçu comme perturbateur pour l’« harmonie » sociale et familiale. Lors d’une entrevue, Sybille8 m’explique que son beau-père et sa mère ont refusé de l’héberger en urgence face au danger auquel l’exposaient les violences répétées de son conjoint. Son beau-père l’a accusée de ne pas assumer les conséquences d’être retournée avec lui après qu’elle se soit enfuie une première fois : « Quand je me suis présentée à leur porte avec mes affaires, mon beau-père a hurlé qu’il m’avait prévenue, qu’il recevait ses parents ce jour-là et qu’il n’avait pas le temps de s’occuper de mes problèmes. Mon fils était avec moi, je me suis effondrée ». En remettant en question l’intégrité morale de Sybille plutôt que de reconnaître les actes condamnables commis par son compagnon, le beau-père non seulement ignore la souffrance physique et psychique de sa belle-fille, mais il contribue également à la maintenir dans l’environnement qui l’assujettit, devenant ainsi complice non pas des actes de violence eux-mêmes, mais du système qui leur permet de se produire et de perdurer.

Ce schéma se produit également lorsque la responsabilité des crises conjugales est renvoyée à la victime par son·sa partenaire. Elle rend alors difficile la sortie du système dominant en entravant son élucidation à deux niveaux : la personne sous emprise ne parvient pas à s’identifier comme telle, et par conséquent son entourage ne peut incarner une figure secourable pouvant lui venir en aide. C’est le cas de Diane, qui, après avoir eu une crise émotionnelle (pleurs et cris) en public, est discréditée par son ex-compagne. Cette dernière se présente comme la véritable victime, en donnant aux témoins une vision inversée de la réalité qui vient de se dérouler sous leurs yeux : elle accuse Diane d’être l’instigatrice des tensions au sein du couple, et démontre son propos en l’accusant d’être « hystérique ». Cette qualification, que vous avez peut-être vous-même déjà entendue de par sa récurrence, relève d’une stratégie de dénigrement utilisée par les « empriseur·e·s » pour minimiser ou nier la réalité de la violence dont ils·elles sont en fait à l’origine (Hirigoyen, 1998). La publicisation d’une responsabilité erronée dans ces événements aggrave le climat déjà alarmant et stressant de la relation. Les victimes, injustement accusées, se trouvent incapables de se défendre ou de légitimement exprimer leurs plaintes. Ce processus mène souvent les proches à considérer ces moments de crise comme le résultat d’un conflit conjugal impliquant les deux partenaires, plutôt que de reconnaître la présence de comportements abusifs de l’un·e envers l’autre.

Être « pris » par sa société

Pour comprendre pleinement l’omniprésence de cet imaginaire collectif et son impact sur les capacités d’oppression et de défense des individus, il est nécessaire de prendre en compte la prégnance des contextes sociaux, économiques et historiques au sein de la société. Les constructions culturelles et sociales du concept d’amour propres aux sociétés occidentales modernes – tels que la représentation de l’amour ou la passion amoureuse – génèrent des attentes spécifiques élevées et irréalistes concernant les comportements des hommes et des femmes (Esteban Galarza, 2008). Dans une société patriarcale, l’apprentissage individuel et social des rôles de genre9 incite les femmes à donner davantage d’amour qu’elles n’en reçoivent, pour atteindre des idéaux d’amour et de passion à travers la dévotion et le sacrifice, tandis que les hommes sont souvent encouragés à rechercher l’indépendance et à s’accomplir par la puissance et le contrôle. C’est la répétition de ces comportements liés au genre – ce que la philosophe Judith Butler (1990) désigne comme la « performativité de genre » – et non au sexe biologique de la personne, qui conduit à l’asymétrie de pouvoir dans les relations entre les hommes et les femmes, avec pour corollaire le fait que ce sont majoritairement les premiers qui « emprisent » les secondes.

Finalement, la figure communément partagée de l’« empriseur » comme d’un pervers narcissique déviant contribue à l’invisibilité du système d’emprise, en nous empêchant de considérer qu’il puisse être le proche quotidiennement fréquenté et socialement intégré. Les actes des agresseur·e·s ne peuvent que rarement être associés aux registres du pulsionnel ou du pathologique ; en effet, les « empriseur·e·s » – tout comme les auteur·rice·s de violence conjugale – maîtrisent suffisamment leur domination ainsi que le risque qu’elle leur fait prendre, pour éviter d’être dénoncé·e·s et pour « sauver leur peau » (Dussy, 2013). Le cas d’Iris illustre parfaitement ce dernier postulat. Récemment, elle a été convoquée au commissariat de son quartier pour des faits de violences conjugales, passant ainsi pour l’agresseure dans une situation où elle était en réalité la victime. Son compagnon s’était en effet rendu lui-même à la police quelques semaines plus tôt, après une dispute où il avait laissé la jeune femme inconsciente et le crâne ouvert. Alors qu’elle était emmenée à l’hôpital, il en a profité pour faire constater des « coups et blessures » sur lui-même, qui étaient en fait des traces de défense de cette dernière. L’hypothèse selon laquelle le compagnon d’Iris aurait agi impulsivement est doublement rejetée : d’abord, il a manifestement calculé ses actions au moment des faits ; ensuite, il n’est jamais revenu sur sa déclaration initiale, ce qui renforce l’idée qu’il n’a pas cédé à des pulsions. On peut supposer que l’« empriseur·e » connaît et maîtrise pour cela les codes de sa société, sans quoi le système d’emprise ne pourrait ni s’installer, ni perdurer.

Associer l’« empriseur·e » à un individu marginal fait partie des mêmes dispositifs qui conduisent l’entourage, si la situation d’emprise fait toute de même l’objet d’une dénonciation, à condamner l’acte plutôt que son auteur. En effet, elle représente toujours la solution qui « coûte le moins cher » socialement à l’entourage, qui, tout comme la société, préfèrera souvent compter parmi ses membres un·e menteur·euse plutôt qu’un·e agresseur·e.

Ressources disponibles

La prise de conscience de la situation par les victimes d’emprise, bien qu’elle relève d’un processus complexe et incertain, dépend souvent de la reconnaissance et de la mise en mots des faits par un·e autre que soi, démontrant une fois de plus la place prépondérante qu’occupe l’environnement social dans ce système. Qu’il s’agisse d’un·e ami·e, d’un parent, d’une personnalité publique ou d’une ancienne victime à laquelle on s’identifie, l’importance accordée aux paroles de cet individu dans un contexte précis peut parfois conférer, à lui seul, les clés nécessaires à la personne sous emprise pour prendre conscience de son impensable situation, et découvrir l’existence d’un monde autre que celui du système oppressif, prêt à l’accueillir.

Néanmoins, la sortie du système d’emprise conjugale peut échouer ou ne pas aboutir complètement ; on constate en effet auprès de nombreuses victimes qu’il ne suffit pas de « vouloir » pour « pouvoir » sortir d’une relation violente et aliénante. Outre l’identification de leur propre victimisation, elles doivent constamment élaborer des stratégies de survie face aux abus, accompagnées de la crainte, aussi bien chez la victime que chez celles et ceux qui tentent de lui venir en aide, que leurs actions n’aggravent leur condition au lieu de les protéger. Il faut dire que la peur de représailles de la part de l’agresseur·e constitue l’une des raisons majeures pour lesquelles les victimes hésitent à porter plainte. Cela n’est guère surprenant lorsque l’on sait que l’ONU désigne « la « séparation d’avec le partenaire » comme une des causes principales des féminicides10. En réalité, la rupture renforce le continuum entre la peur de quitter un partenaire violent et les motivations de celui-ci à perpétrer des actes violents après la séparation, comme le souligne Patrizia Romito. Les réactions de l’« empriseur·e », désormais ex-conjoint·e, deviennent imprévisibles et renforcent cette dynamique. Certaines femmes, dont plusieurs mères, m’ont ainsi expliqué maîtriser la tournure des évènements au sein de la relation, et qu’y mettre un terme impliquerait pour elle de devoir faire face à un nouvel environnement dont elles anticiperaient avec plus de difficultés les formes nouvelles de violence. Face à ces divers constats, il n’est pas surprenant que certaines femmes affirment ne pas partir dans le but premier de se protéger. Il est même des moments où elles choisissent consciemment de s’exposer : puisqu’elles savent que les tensions aboutissent inévitablement à une explosion de la part de leur empriseur·e, qu’il s’agisse du·de la conjoint·e ou de l’ex-conjoint·e, elles accélèrent le processus pour choisir quand il est « préférable » qu’elle se produise. Ainsi, il arrive que certaines mères provoquent leur mari ou compagnon pour décider quand subir ces coups inévitables, lorsque les enfants sont couchés, par exemple. Ces observations soulignent que les personnes en situation d’emprise conjugale ne sont pas passives, mais qu’elles déploient des efforts considérables pour résister à la violence et regagner du pouvoir et de l’autonomie, y compris au cœur de la relation conjugale dominante. Elles remettent finalement en question une idée préconçue persistante : celle selon laquelle il suffirait à la personne en situation d’emprise de mettre fin à sa relation conjugale pour s’affranchir du système aliénant.

Manquements sécuritaires et protecteurs

Malgré des mesures récentes et opérantes concernant la protection des victimes conjugales, notamment par le vote à l’unanimité de la loi « Stop féminicide » faisant de la Belgique le premier pays européen à adopter une législation pour lutter contre les violences de genre11, notre système judiciaire et politique est encore loin de remplir complètement ses objectifs d’intervention et de protection auprès des victimes. Le système belge, en raison de sa vision et de sa manière de concevoir la sexualité, les individus et la famille, continue d’être fortement influencé par une perspective patriarcale. Cela signifie qu’il crée un déséquilibre en favorisant de manière systématique les attitudes ou les perspectives masculines – elles-mêmes dominées par les normes et les valeurs liées à la virilité –, dont celles de l’agresseur, au détriment des femmes ou d’autres genres. Cette situation conduit à faire pencher la balance en la faveur de l’« empriseur·e », peu importe la gravité de l’acte commis, et à nuire aux victimes d’emprise conjugale.

Une tendance des politiques publiques consiste à adopter une approche quantitative, axée sur des objectifs numériques, comme le nombre de lits disponibles dans les hébergements d’urgence et le budget alloué par occupant·e. Cette orientation, que je décris comme une « politique du chiffre », exerce des pressions sur les femmes hébergées, en les confrontant à une réalité où leur présence semble être davantage intégrée dans une logique budgétaire que dans un cadre où elles seraient reconnues comme des individus en besoin de sécurité et de protection. Par ailleurs, plusieurs des femmes ayant été hébergées m’ont parlé du soutien qui leur était offert, souvent présenté comme une « faveur », donnant ainsi l’impression que l’assistance publique est une forme de charité plutôt qu’un devoir de sécurité envers les victimes. Ces aides ne semblent donc pas échapper à la vision propre aux systèmes économiques libéraux modernes, notamment dans le contexte capitaliste, qui privilégient des interventions basées sur des résultats quantitatifs plutôt que sur la qualité du travail accompli et les objectifs qualitatifs visés.

Par ailleurs, bien que la loi belge condamne toute atteinte physique ou psychique à l’intégrité du·de la conjoint·e, la réalité présente encore un grand écart entre les discours légaux et les pratiques judiciaires. Pour le comprendre, il faut avoir conscience qu’à l’instar des directives politiques, les procédures judiciaires ne sont pas exemptes des normes de la société dont elles émanent, et qu’elles favorisent donc la reproduction de l’ordre social dominant patriarcal. Chaque acte de violence, et le procès qui en découle, sont ainsi traités de manière isolée, sans être reliés aux incidents précédents, ce qui a pour conséquence de ne pas prendre en compte les circonstances aggravantes dans chaque nouveau jugement, et de rendre inefficace la probation autonome. Les victimes d’emprise doivent donc, lors des procès qu’elles intentent, faire face à une nouvelle forme de dépendance : celle de l’élasticité du temps en fonction de la volonté de leur agresseur·e, qui accélère ou ralentit les procédures selon ses intérêts. Les annulations de procès la veille des audiences sont ainsi monnaie courante dans les stratégies de manipulation du temps mises en œuvre par l’empriseur·e.

Il est important de noter que l’analyse ci-dessus n’a pas pour intention de critiquer normativement les institutions, les lieux ou les personnes qui en constituent l’organisation, mais bien de mettre au jour les limites et manquements des mécanismes de gouvernance et de pouvoir qui façonnent la société dans laquelle ces institutions s’inscrivent et dont elles sont le reflet. Dans le cadre de l’emprise conjugale, elle nous offre l’opportunité de saisir comment le système socio-culturel influence directement les parcours de vie individuels, en entravant notamment le démantèlement de ces schémas de domination et en ne proposant pas des interventions institutionnelles qui garantissent pleinement une protection effective des victimes dans la durée.

L’emprise conjugale, une mésaventure féminine?

Le recours à l’écriture inclusive pour la rédaction de cet article n’est pas fortuit, mais est délibéré et motivé politiquement : bien que je rejoigne et défende le point de vue de l’ensemble des études démontrant que les femmes en tant que groupe marginalisé sont majoritairement les victimes de violence conjugale, et que l’emprise ne fait pas exception à ces constats, la recherche que j’ai menée révèle que le sexe biologique ne constitue pas l’unique fondement des rapports asymétriques entre les (ex-)conjoint·e·s. Ainsi, les situations que j’ai observées sur le terrain, puis analysées, ne permettent pas d’affirmer qu’une femme est nécessairement « emprisée » par un homme, ou encore qu’une femme n’« emprise » un homme dans aucun des cas. En effet, la révélation de violences conjugales subies par certains hommes montre que ce schéma, loin d’être isolé, est également sous-estimé. Cette invisibilisation trouve notamment son origine du même apprentissage individuel et social énoncé plus haut, qui veut que les hommes victimes de leur partenaire gardent le silence parce qu’un homme, « ça ne se plaint pas ». Elle est également renforcée par l’imaginaire collectif patriarcal où le schéma de l’homme agresseur et de la femme victime est le seul envisageable, la croyance commune ne concevant pas qu’une femme puisse dominer, et qu’un homme puisse être dominé. Ces discours, encore largement répandus et entretenus par l’ensemble de la société, ont pour conséquence majeure d’entraver la reconnaissance des hommes, issus de couples hétérosexuels ou homosexuels, et les femmes, issues de couples homosexuels en tant que victimes d’emprise.

En ce qui concerne la question centrale du genre, ma démarche part du principe suivant : pour appréhender pleinement le phénomène de l’emprise, il est nécessaire de ne pas se concentrer uniquement sur le sexe des personnes impliquées dans la relation conjugale (bien que ce soit un aspect non négligeable), mais plutôt de reconnaître que les hommes et les femmes, à l’intérieur comme à l’extérieur de cette relation, contribuent à instaurer et maintenir une structure patriarcale où les hommes détiennent davantage de droits et de pouvoir. Dans cette optique, il devient urgent, pour chacun d’entre nous, de remettre en question l’écart entre les discours théoriques et les pratiques effectives, afin de progressivement dépasser les obstacles qui entravent la reconnaissance et la prise en charge des victimes et permettent à la dynamique de l’emprise conjugale de perdurer.

Des moyens d’actions

Dans cet article, j’ai cherché à rendre visibles les réalités de l’emprise conjugale afin de témoigner de la prédominance d’un système de domination souvent mal compris et sous-estimé dans notre société. Mon objectif principal était de sensibiliser au fait que nous ne sommes pas extérieur·e·s à la société patriarcale dans laquelle l’emprise opère et se perpétue, et que nous avons tous et toutes, de ce point de vue, une responsabilité à porter. Toutefois, reconnaître cette implication ne doit en aucun cas signifier une acceptation résignée ; au contraire, rendre possible le système d’emprise conjugale implique également de posséder, dans une certaine mesure, les moyens de le démanteler.

Dans cette optique, ce texte ne se contente pas de décrire minutieusement ce système, pas plus qu’il ne vise à en dénoncer et en critiquer chacun des aspects. Tout en reconnaissant nos limites d’action, freinées par les institutions et les structures sociales patriarcales dans lesquelles nous vivons, je propose des pistes d’actions12 à l’échelle individuelle pour venir en aide aux personnes victimes d’emprise. Ces suggestions, loin de constituer un remède miracle au renversement de la société patriarcale, incarnent des pistes d’attitudes à adopter face à la révélation de comportements abusifs et oppressifs dans le contexte conjugal, ou lorsqu’on identifie des signes qui laissent penser à cette situation (isolement, changement de comportements, automutilations ou comportements autodestructeurs, instabilité émotionnelle, troubles psychiques, troubles relationnels, minimisation de certains faits, système familial instable13).

Contrecarrer la stratégie des agresseurs

Pour contrer les mécanismes d’emprise utilisés par l’agresseur·e envers sa victime, il est essentiel d’opérer dans une direction diamétralement opposée. L’un des premiers impératifs consiste à briser l’isolement de la victime, en l’aidant à repérer autour d’elle qui peut l’aider et la soutenir. Dans les cas d’emprise conjugale, les victimes ont souvent perdu une part de leur subjectivité au profit de celle de leur agresseur·e ; dépersonnalisées, elles en viennent à confondre leurs propres besoins et aspirations avec ceux des autres, qu’elles intègrent comme étant les leurs. Il est donc primordial d’encourager les initiatives de la victime afin qu’elle puisse retrouver un pouvoir de décision autonome et une confiance dans les actes qu’elle pose. Les atteintes à l’estime de soi et l’autodépréciation, conséquences des humiliations, dévalorisations et culpabilisations infligées par l’(ex-)partenaire, doivent être réduites au maximum ; pour ce faire, il faut inverser le mécanisme de la honte et de la culpabilité pour les attribuer pleinement à l’auteur·e des actes de violence. Haut du formulaire

Enfin, il s’agit peut-être du point le plus délicat, mais il est indispensable de ne pas assurer l’impunité d’un·e « empriseur·e », même s’il s’agit d’un proche. Il est impératif de reconnaître la gravité des faits, de refuser une approche fataliste, d’affronter les personnes dominantes dans la mesure du possible. Il est primordial de ne pas devenir soi-même un·e allié·e de ces dernières en se pliant à la dynamique sociale qu’elles cherchent à imposer et qui joue en leur faveur. Soutenir sans faille la victime, y compris dans des situations autres que le contexte conjugal, peut s’avérer efficace pour ébranler et discréditer l’autorité et l’influence de la personne qui exerce l’emprise. De ce fait, prendre position revient à avoir à l’esprit que la vérité est celle exprimée par la victime, ses propres images, mots et sensations, peu importe la réalité factuelle. Tout comme dans d’autres situations d’abus et de violence telles que l’inceste et les agressions sexuelles, ce qui compte avant tout est d’écouter la parole de la victime et de la croire.

Rappeler la loi

Le recours à la loi par la parole est nécessaire, que ce soit pour informer la victime de ses droits ou pour résister soi-même à l’emprise. Il faut se positionner du côté de la loi qui interdit, protège et réprime, pour fonder son raisonnement.

Face à la distorsion de la réalité que peut subir la personne sous emprise, en perte de repères sociaux et relationnels, il est essentiel de rappeler les définitions légales de certains actes. Ces rappels par la désignation et la définition revêtent une importance particulière en ce qu’ils permettent aux victimes de distinguer les registres de la violence de ceux de l’amour, de la protection, de l’affection, de la dévotion, du fantasme, du devoir ou de l’obligation conjugal(e). Ainsi, un viol se définit par « tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte, menace ou surprise, est un viol »14, tandis qu’une agression sexuelle « toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise ». L’énonciation de ces définitions peut parfois aider les victimes à prendre conscience que des situations qu’elles acceptaient au nom du cadre conjugal relèvent en réalité de la violence, portent atteinte à leur intégrité individuelle, et sont donc du registre de l’intolérable.

Orienter

Un ensemble de réseaux, tant au niveau national que local, est déployé pour venir en aide aux victimes de violences conjugales, quelles que soient leur nature. Connaître ces dispositifs de protection et pouvoir les faire connaître, conformément à la situation ou la demande de la victime, s’avère bénéfique à l’établissement d’un processus d’orientation individualisé. Il est aussi important de s’associer à cette démarche, et ainsi de demeurer un repère dans l’aiguillage du projet de sortie de l’environnement aliénant. Rediriger ne signifie pas, à ce titre, se désengager, surtout lorsqu’on sait que les violences peuvent s’intensifier une fois la décision d’un départ du couple établie.


Notes :

1 Source : Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes, https://igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/downloads/41%20-%20Dark%20number_FR.pdf
2 Source : Institut pour l’Egalité des Femmes et des Hommes, Violence entre partenaires | Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (belgium.be)
3 Source : www.belgium.be, Loi « Stop Féminicide », https://igvm-iefh.belgium.be/fr/actualite/loi_stop_feminicide
4 Source : Journal Officiel de la République Française, https://www.legifrance.gouv.fr/download/pdf?id=shLVial2GFAvXVHYawAie63PzXyh2U2x_naRfEud_Wg=
5 Pour rappel, le mouvement #MeToo est « un mouvement social encourageant la prise de parole des femmes, dans le but de faire savoir que le viol et les agressions sexuelles sont plus courants que ce qui est souvent supposé, et de permettre aux victimes de s’exprimer sur le sujet. Il est parfois présenté comme ayant débuté en 2007, mais n’est particulièrement connu que depuis octobre 2017 à la suite de l’affaire Weinstein ». Il est suivi par certaines déclinaisons en fonction du type de violence dont il est question. Le hashtag #MeTooInceste émerge ainsi à la suite du livre La familia Grande de Camille Kouchner en 2021 pour dénoncer les abus perpétrés sur les enfants dans la sphère familiale. Source : https://en.wikipedia.org/wiki/Gender_role#cite_note-2.
6 Cf. Patrizia Romito in Christelle Taraud, 2022.
7 Cf. Pascale Jamoulle Je n’existais plus. Le monde de l’emprise et de la déprise.
8 L’ensemble des pseudonymes de ce texte ont été changés pour garantir au maximum la confidentialité et l’anonymat des interlocuteur·rice·s.
9 La notion de « rôle de genre » est introduite initialement en 1955 par le sexologues John Money qui souligne la nécessité de séparer clairement le sexe, déterminé biologiquement, du genre, qui concerne l’expérience personnelle et contextuelle d’être un homme ou une femme. Plus tard, elle est définie dans les sciences sociales comme étant culturellement spécifique, c’est-à-dire comme ensemble de normes sociétales dictant les types de comportements qui sont généralement considérés comme acceptables, appropriés ou souhaitables pour une personne en fonction de son sexe réel ou perçu (Lindsey, 2015).
10 La « séparation d’avec le partenaire » figure parmi les raisons principales du passage à l’acte. Source : ONU, https://iris.who.int/bitstream/handle/10665/86253/WHO_RHR_12.38_fre.pdf;jsessionid=44F13DB97F874208%202574D6B58329E836?sequence=1
11 Source : www.belgium.be, Loi « Stop Féminicide », https://igvm-iefh.belgium.be/fr/actualite/loi_stop_feminicide
12 Nombreuses de ces pistes ont été formulées par l’association féministe Ostara à Annecy (France). J’ai relevé et adapté celles qui faisaient écho à ma recherche menée sur la problématique de l’emprise conjugale. https://www.ostara-association.org/
13 Liste non exhaustive.
14 Article 222-23 du Code Pénal français, version en vigueur depuis le 23 avril 2021. Source : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000043409305.


Bibliographie :

Littérature scientifique

Butler, J. (1990). Gender trouble: Feminism and the subversion of identity. New York: Routledge

Dussy, D. (2013). Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, livre 1. Marseille, La Discussion.

Dussy, D. (2013). L’inceste, bilan des savoirs. Marseille, La Discussion.

Esteban Galarza, M.L. (2008). « El amor romántico dentro y fuera de occidente: determinismos, paradojas y visiones alternativas », Feminismos en la Antropología: Nuevas apuestas críticas. nº 6, Ed. Ankulegi. Universidad del País Vasco.

Hirigoyen, M.-F.. (1998). Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien. Paris : Syros, La découverte.

Lindsey, L.L. (2015). Gender Roles: A Sociological Perspective (6th ed.). Routledge.

Lomba, L. (2023). “Du fait divers au fait social. Une anthropologie de l’emprise conjugale en Belgique francophone », Université de Liège, Liège, Belgique.

Romito, P. (2006). Un silence de mortes. La violence masculine occultée. Collection « Nouvelles Questions féministes », Paris, Éditions Syllepse, 298 p.

Taraud, C. (2022). Féminicides. Une histoire mondiale. La Découverte.

Sources internet

https://igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/downloads/41%20-%20Dark%20number_FR.pdf

Violence entre partenaires | Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (belgium.be)

https://igvm-iefh.belgium.be/fr/actualite/loi_stop_feminicide

https://www.legifrance.gouv.fr/download/pdf?id=shLVial2GFAvXVHYawAie63PzXyh2U2x_naRfEud_Wg=

https://en.wikipedia.org/wiki/Gender_role#cite_note-2

https://iris.who.int/bitstream/handle/10665/86253/WHO_RHR_12.38_fre.pdf;jsessionid=44F13DB97F874208%202574D6B58329E836?sequence=1

https://www.ostara-association.org/

https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000043409305

 


Annexes :

Cadre pour le concept de patriarcat 

Qu’est-ce que le patriarcat ?

Le terme « patriarcat » évoque littéralement la « domination du père » et désigne le système de subordination des femmes qui consacre la domination du père sur les membres de la famille et, par extension, la domination des hommes sur les femmes. Cependant, dans le cadre de mon article et le contexte de mon étude, cette définition apparaît comme trop restrictive. En effet, mes recherches de terrain démontrent que le sens de « patriarcat » fait davantage référence à la notion de « masculinité hégémonique », c’est-à-dire le modèle dominant des comportements et des attitudes associés à la masculinité dans une société à un moment donné. Cela m’amène à considérer le patriarcat comme un système complexe qui, tout en favorisant structurellement les hommes, génère des effets variés et parfois ambivalents chez les individus des deux sexes. Dans le cadre de l’emprise conjugale, cette vision souligne que le patriarcat ne se limite pas toujours à une domination masculine sur les femmes, mais peut être également perpétré, bien que moins fréquemment, par des femmes ou dans des relations homosexuelles.

 

Biographie

Léa Lomba, diplômée en Anthropologie de l’Université de Liège. Actuellement étudiante à l’Université de Paris Cité en Anthropologie, Ethnologie et Violences de genre.

 

Illustrations

Femme silenciée, article Léa Lomba

Source : https://www.philippebilger.com/blog/2023/01/lemprise-une-tarte-%C3%A0-la-cr%C3%A8me-.html

Main manipulatrice Article Léa Lomba

Source : https://www.fabienne-vial.fr/pour-mieux-comprendre/articles/notion-d-emprise-psychologique

Famille décomposée article Léa Lomba

Source : https://loeliamaraldo.com/emprise-couple/

Migrations et question de genre. Quand les inégalités suivent les femmes de leur pays d’origine au pays d’accueil – Analyse

 


Une analyse de Elsa MEERT, diplômée en Anthropologie à l’Université de Liège et actuellement en cours de Master de spécialisation en études de genre proposé par les six universités de la Fédération Wallonie-Bruxelles 

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 Diverses formes de persécutions et de dominations sont vécues au quotidien, non seulement par les femmes migrantes, mais par les femmes en général. En Belgique et ailleurs, explorons le parcours migratoire de ces femmes, à la loupe de l’anthropologie.

Persistance de l’invisibilisation des femmes migrantes dans l’imaginaire lié aux migrations

Depuis le début de l’humanité, les individus, hommes et femmes, se sont toujours déplacés. Pourtant, il existe un vide théorique concernant les femmes dans les recherches sur la migration (Oso Casas, 2004). Durant les années 80, une ouverture conceptuelle à l’étude de la migration féminine se produit, alors que ce type de migration n’était pas un phénomène nouveau. En effet, comme le confirme Morokvasic (2011), politologue incontournable dans le domaine d’études sur la migration, les femmes ont toujours été présentes dans les mouvements migratoires. Grâce à une approche globale, sur un laps de temps long, Linda Guerry et Françoise Thébaud (2020), historiennes, ont pu démontrer la variation considérable au cours du temps de la répartition sexuée des flux migratoires. Ces derniers dépendent notamment des contraintes et de l’espace géographique.

L’invisibilité des femmes migrantes dans la littérature peut s’expliquer par l’influence patriarcale (Oso Casas, 2004). Celle-ci considère que la femme est dépendante de l’homme, principal support économique et détendeur de l’autorité dans la sphère domestique (Morokvasic, 1986). Les femmes auraient été ignorées dans la majorité des disciplines en raison de leur soi-disant non-implication dans la sphère marchande. Comme elles n’avaient pas d’emploi salarié, cantonnées à rester dans le foyer, elles ne pouvaient pas faire partie de la sphère productive. Cela explique le manque d’intérêt à prendre en considération le point de vue des femmes dans le contexte de la migration. Elles sont longtemps demeurées dans l’ombre, tout comme dans de nombreux autres domaines de recherche.

Finalement, on prendra conscience que l’immigration implique généralement l’installation des familles, et donc de la femme, dans le pays d’accueil. C’est sous l’angle d’épouses regroupées et non d’actrices économiques et sociales que les femmes seront envisagées dans un premier temps (Oso Casas, 2004 ; Asis, 2005). Les migrantes étaient perçues comme des femmes qui suivent leur époux, leur père, ou leur frère, subissant donc les processus migratoires (Dahinden et al., 2007). On souligne ainsi le caractère passif et non actif, de la migration féminine.

Cependant, le regroupement familial n’est pas la seule cause de la migration féminine (Morokvasic, 1986). En effet, il existe d’autres facteurs structurels, tels que la demande de main-d’œuvre en Europe durant les années 70 dans les industries modernes, le service domestique… Travaux peu qualifiés et mal rémunérés (Oso Casas, 2004). De plus, indépendamment des phénomènes de migration, la Seconde Guerre mondiale avait fait quelque peu évoluer les mentalités en ayant permis, en l’absence des hommes partis au combat, de démontrer la capacité des femmes à travailler et à ne plus être cantonnées à leurs tâches domestiques. Progressivement, la figure de la femme en tant qu’actrice économique est de plus en plus admise.

Dans la foulée de ce constat, de nouvelles unités d’analyse émergent. Les recherches examinent les conséquences du processus migratoire, non seulement pour le·la migrant·e mais également pour les membres de la famille, considérant alors la décision de migrer comme le fruit d’une négociation entre plusieurs personnes (Dahinden et al., 2007). Les femmes entrent donc en ligne de compte comme co-décideuses, réceptrices d’envois de fonds ou comme des migrantes et donc initiatrices des transferts d’argent. Il y a également une prise de conscience que les processus migratoires n’affectent pas de la même façon les hommes et les femmes. Le genre commence donc à être pris en compte dans l’analyse des mouvements de population (Timmerman et al., 2018). Alors que les premiers travaux avaient pour objectif principal de sortir les femmes migrantes de l’ombre, aujourd’hui nous assistons à un réel intérêt pour une analyse des phénomènes migratoires centrée sur le genre. L’analyse du genre n’est plus limitée à la sphère privée (vie de famille, ménage…) mais est utilisée dans toutes les facettes du processus migratoire et à différents niveaux (Donato et al., 2006). Ce type d’analyse permet de saisir les différentes façons dont les rôles, les identités et les relations de genre, chacun ancré dans des contextes particuliers, affectent les processus, les dynamiques et les tendances migratoires (Timmerman et al., 2018).

Malgré l’intérêt académique pour le cas des femmes migrantes, une tendance persiste : celle d’associer la figure de la personne migrante à celle d’un homme. Les migrant·e·s restent perçu·e·s comme formant un groupe homogène et les différences d’identité de genre, d’orientation sexuelle, d’origine, de classe sociale, ne sont pas prises en compte (Morokvasic, 2008). Alors qu’au niveau mondial les femmes migrantes sont en réalité plus nombreuses que les hommes (Asis, 2005 ; Morokvasic, 2015). Cependant, elles ont peu la parole et sont absentes des discours politiques et médiatiques (Schoenmaeckers & Rousset, 2018). Il est également important de noter qu’il y a de grandes disparités au niveau de la répartition homme-femme selon les régions du monde (Morokvasic, 2011). Cette hétérogénéité est bien représentée en Belgique, où les chiffres du CGRA vont à l’encontre de la dominance mondiale. En effet, en 2022, 70,6 % des demandeur·se·s de protection internationale étaient des hommes, contre 29,4 % de femmes.

C’est dans ce contexte d’invisibilisation persistante de l’expérience des femmes en termes de migration que j’ai réalisé ma recherche dans le cadre de mon mémoire. Je m’y suis intéressée aux vécus du temps d’attente des résident·e·s dans l’un des centres d’accueil collectif prévus pour les demandeur·euse·s de protection internationale tout le long de leur procédure de régularisation. J’aurai l’occasion d’en évoquer quelques observations au cours de cette analyse.

Politique d’asile belge

Confrontées à la persécution, la majorité des personnes qui fuient se réfugient dans un pays voisin ou se déplacent à l’intérieur de leur propre pays (migration interne). Une minorité de personnes cherchent et parviennent à venir en Europe (Schoenmaeckers & Rousset, 2018). En Belgique, – comme dans tous les autres pays européens – tout·e étranger·ère qui arrive sur le territoire « peut y demander l’asile et solliciter la protection internationale des autorités belges » comme le prévoit la loi du 15 décembre 1980. Le·La requérant·e devra parcourir les différentes étapes de la procédure de protection internationale. Durant celles-ci, l’État belge vérifie si le·la demandeur·deuse de protection internationale (DPI), aussi appelé demandeur d’asile dans le passé1, correspond aux critères définis par la Convention de Genève relative au statut des réfugiés datant de 19512. Ces critères visent à protéger toute personne qui fuit son pays parce qu’elle craint « avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». Cette vérification sera réalisée par l’Office des Étrangers (OE) dans un premier temps, puis par l’administration belge du Commissariat Général pour Réfugiés et Apatrides (CGRA), dans un second temps. En plus de pouvoir octroyer le statut de réfugie.é, le CGRA peut aussi accorder le statut de protection subsidiaire. Il vérifiera alors si la personne répond aux exigences spécifiques liées à ce statut. La protection subsidiaire sera accordée à toute personne qui ne peut pas être reconnue réfugiée selon les cinq critères définis par la Convention de Genève, mais qui encourt un risque réel d’atteintes graves à sa vie en cas de retour, notamment en raison d’une violence aveugle liée à un conflit armé. Le système belge de traitement des demandes m’est apparu comme très lent au même titre que ceux·celles qui vivent la procédure de demande de protection internationale. En effet, comme j’ai pu le constater durant mon terrain ethnographique, il y a des personnes qui attendent plusieurs années avant d’accéder ne serait-ce qu’au premier entretien au CGRA. A titre d’exemple, j’ai rencontré un couple – qui s’est construit en Belgique au centre d’accueil – qui a reçu une réponse positive pour les deux partenaires au bout de 10 ans d’attente. Durant cette décennie ils ont conçu quatre enfants, lesquels n’auront jamais connu jusque-là une autre réalité que celle de la vie dans une centre d’accueil collectif… Ce cas n’est malheureusement pas isolé.

Expériences de persécutions spécifiques

L’invisibilisation des femmes dans le phénomène migratoire est d’autant plus regrettable qu’il existe, dans les faits, une vulnérabilité spécifique des femmes dans leurs processus migratoires due à de nombreux facteurs. Dans cette perspective, il est important comme le montrent Bilge et Denis (2010), sociologues, d’adopter une approche intersectionnelle pour étudier la situation des femmes dans la migration. L’intersectionnalité est un concept développé par Crenshaw (2005) à la fin des années 80. Il permet de mettre en lumière la manière dont différentes formes de discriminations interagissent et se chevauchent, créant donc des expériences uniques d’oppression. Dans le cas présent par exemple, les femmes peuvent être victimes de multiples dynamiques de pouvoir, par exemple la race, la classe sociale, la sexualité, l’âge, la nationalité, la religion, la caste, … L’approche intersectionnelle permet de reconnaître que les identités multiples d’une migrante peuvent se combiner et influencent conjointement alors son expérience migratoire, au lieu de traiter chaque aspect de manière individuelle.

Dans leur pays d’origine

Comme toutes les personnes qui quittent leur pays d’origine pour des raisons économiques, politiques ou autres, les femmes sont exposées au cours de leur migration aux différents risques inhérents à l’exil. Cependant, l’inégalité de genre face à la décision migratoire commence dès le pays d’origine. Alors que les relations de genre peuvent être des « push factors » (facteurs d’incitation), elles peuvent également constituer un frein important à la mobilité des femmes (Mahieu et al., 2010). La position des femmes dans le pays d’origine influence non seulement leur possibilité de migrer de façon autonome, mais également leurs accès aux moyens nécessaires en termes de réseaux ou de ressources économiques par exemple (Boyd & Grieco, 2003). Les relations de genre dans le pays d’origine et les attentes spécifiques à propos des comportements des hommes et des femmes influencent la prise de décision migratoire. En effet, les motivations des femmes ne sont pas nécessairement les mêmes que celles des hommes, puisque les violences subies par les femmes, déjà dans leur pays d’origine, sont dans la plupart des cas genrées c’est-à-dire qui repose sur les distinctions relatives aux genres. Par exemple, ne pas se conformer aux normes culturelles, religieuses, vestimentaires aura des conséquences plus importantes pour les femmes (Timmerman et al., 2018). Un autre aspect de cette différence genrée est que les femmes ont généralement la charge principale des enfants. Cela engendre donc une restriction matérielle et financière pour organiser leur départ (Freedman, 2008). Il peut être difficile pour une femme de partir – seule ou avec ses enfants – car elle est tenue responsable de l’éducation de ses enfants.

Sur les routes migratoires

Ensuite, comme l’explique Pierrick Devidal (2005), pendant le voyage, les risques d’être confrontées à des situations de dangers et de violences, telles que le viol, la prostitution, l’enlèvement, le trafic d’êtres humains ou d’organes, sont multipliés en raison de leur sexe et de leur genre. Tout au long de leur parcours, elles seront placées en situation de dépendance vis-à-vis de personnes dont la grande majorité sera des hommes (mari, policiers, passeurs, gardes-frontières, militaires, douaniers, transporteurs…), exerçant sur elles un pouvoir, et donc susceptibles d’en abuser. Afin de se sentir plus en sécurité, il arrive fréquemment que les femmes décident de se regrouper par pays d’origine ou de se mettre sous la protection d’un homme (Schoenmaeckers & Rousset, 2018). La fermeture des frontières européennes a de lourdes conséquences sur la sécurité des personnes migrantes qui cherchent à obtenir un statut de protection internationale de la part d’un pays membre de l’Union Européenne. Plutôt que de décourager les migrant·e·s n’ayant pas la possibilité d’arriver de façon légale en Europe, ces mesures (gardes-frontières, barrières, technologies de surveillance, accords européens et bilatéraux avec des pays tiers…) les forcent à chercher de nouveaux chemins, encore plus dangereux (Gioe, 2018).

Dès l’arrivée dans le pays d’accueil…
… le traitement de la demande

Une fois arrivées en Belgique, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les violences de genre ne prennent pas fin. Ce, notamment à cause des lois et des politiques qui sont appliquées. En effet, bien qu’officiellement les politiques de migration soient neutres, Jane Freedman (2008), sociologue spécialisée dans le domaine des migrations et des violences de genre, pointe qu’elles sont tout de même basées sur des présupposés liés au genre et ont des effets différents pour un·e DPI homme ou femme. À titre illustratif, l’absence de reconnaissance des violences spécifiques de genre dans la procédure d’obtention d’un statut de protection internationale perpétue les violences vécues par les femmes dans le pays d’accueil. Les femmes sont victimes des Conventions et des lois qui ne reconnaissent pas les violences spécifiques qu’elles subissent comme légitimes pour pouvoir accéder à une protection. L’absence de reconnaissance, voire la délégitimation, des persécutions spécifiques à l’encontre des femmes s’expliquent par plusieurs éléments.

Premièrement, comme l’explique Freedman (2008), les activités des femmes ne sont souvent pas reconnues comme étant des « activités politiques », au même titre que celles des hommes. Leur engagement politique est fréquemment plus indirect comme, par exemple, lorsqu’elles nourrissent, soignent ou abritent des personnes engagées politiquement, souvent des hommes. Cela a pour conséquence qu’elles entrent difficilement dans la définition classique « d’activité politique ». De ce fait, selon le cadre admis par la Convention de Genève (1951), elles ne peuvent pas prétendre à la protection pour danger en cas d’activité politique « indirecte » car elles ne se classent pas dans cette catégorie en théorie, bien que cela soit le cas en pratique.

Deuxièmement, les persécutions dont les femmes sont victimes sont considérées comme illégitimes pour prétendre à une protection parce qu’elles se déroulent généralement dans la sphère privée. Elles sont, le plus souvent, perpétrées par des acteurs non étatiques. Cependant, la sphère privée est à l’abri de la surveillance de l’État (Dividal, 2005). Par exemple, le cas des violences conjugales n’est perçu que dans très peu de pays comme un motif légitime de demande de protection internationale. En outre, parfois, les persécutions peuvent être considérées comme faisant partie de la culture propre du pays d’origine des femmes sollicitant une protection. Cela peut être le cas des mariages forcés ou de l’excision comme le montre cet exemple de la Grande-Bretagne. En 20053, la cours d’appel avait refusé l’octroi du statut de réfugiée à une femme du Sierra Leone menacée d’excision si elle retournait dans son pays en prétextant que l’excision faisait partie de la coutume du pays et que la majorité de la population locale l’acceptait comme une pratique normale (Freedman, 2008).

De plus, alors qu’en droit international, les États ont l’obligation de garantir une protection efficace et effective sans discrimination pour tous·tes les DPI, certaines mesures européennes actuelles discriminent tout de même les femmes. Par exemple, la Convention de Dublin (1990) est discriminante pour les personnes voulant introduire une demande concernant des persécutions liées au genre. En effet, cette Convention requiert que la demande de protection internationale ne puisse être effectuée que dans le premier pays de l’UE par lequel le·a migrant·e arrive, le pays d’entrée. Cependant, il existe des différences significatives dans la façon dont les États de l’UE traitent les demandes de protections internationales motivées par des persécutions liées au genre. Ces différences s’expliquent en fonction de la sensibilité partagée au sein du pays par rapport à ces questions.

Par ailleurs, l’Europe a établi une liste de « pays sûrs », c’est-à-dire une liste de pays considérés comme sans danger pour y vivre. A titre d’exemple, en Belgique en 2023, les pays suivants sont actuellement considérés comme des pays d’origine sûrs : l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la République de Macédoine du Nord, le Kosovo, le Monténégro, la Serbie et l’Inde. Les demandes de protection internationale de personnes issues de ces pays sont donc généralement rejetées d’office. Cependant, l’attribution du caractère « sûr » à un pays ne prend pas en compte la situation des droits fondamentaux des femmes dans celui-ci. Cela renforce la problématique concernant les persécutions spécifiques faites aux femmes qui se déroulent généralement dans la sphère privée (Freedman, 2008). En effet, certains pays sont désignés comme « sûrs » en raison de l’absence de persécutions publiques formellement organisées ou soutenues par l’État. Néanmoins, ces endroits peuvent connaître de fréquentes persécutions « privées » à l’encontre des femmes, sans que celles-ci puissent bénéficier d’une protection étatique contre ces actes. En outre, il est important de noter que la liste des pays sûrs n’est pas la même dans chaque État européen ce qui est un argument supplémentaire pour remettre en doute la pertinence de cette pratique : si les pays dits « sûrs » l’étaient réellement, pourquoi tous les pays européens ne peuvent pas se mettre d’accord sur une liste commune ?

C’est pour toutes ces raisons explique Freedman (2008) que les Conventions et législations internationales sur les réfugiés sont critiquées et remises en cause. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés réclame que le genre soit intégré comme motif de persécution dans la Convention de Genève relative au statut de réfugié·e. Pour l’instant, à ce jour, le genre reste absent des motifs de persécution possible selon la définition donnée par cette Convention. Pourtant, il est largement démontré que les persécutions liées au genre ont aussi des imbrications politiques, religieuses… figurant quant à eux dans les motifs présents dans la Convention.

Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a d’ailleurs publié, en 2008, ses « principes directeurs liés au genre » qui met en avant l’importance de la prise en compte du genre en matière de protection internationale. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés y définit le genre comme « les relations entre les femmes et les hommes basées sur des identités, des statuts, des rôles et des responsabilités qui sont définis ou construits socialement ou culturellement, et qui sont attribués aux hommes et aux femmes ». Ce texte à portée internationale, est souvent utilisé lors de recours pour faire valoir la dimension genrée spécifique des situations des demandeur·euse·s de protection internationale. Par ailleurs, existe aussi la Convention d’Istanbul, entrée en vigueur en 2014, qui vise à prévenir la violence envers les femmes, y compris la violence domestique, la violence sexuelle, la mutilation génitale féminine, le mariage forcé et le harcèlement. Ce texte représente également un outil utilisé par les avocat·e·s au cours des procédures.

…au sein des structures d’accueil

Par ailleurs, conformément à la loi du 12 janvier 2007 sur « l’accueil des demandeur·se·s d’asile et d’autres catégories d’étrangers », pendant le traitement de sa procédure, le·la demandeur·se·s de protection internationale dispose légalement d’un droit à « l’accueil ». En réalité, la loi du 12 janvier 2007 transpose en droit belge les directives 2003/9/CE et 2013/33/EU de l’Union européenne. Ces directives fixent des normes minimales sur les conditions d’accueil des demandeur·se·s de protection internationale et permet d’harmoniser celles-ci dans les différents États membres. L’État belge s’est donc engagé à assumer l’accueil des personnes en demande de protection internationale, leur assurant de mener une vie conforme à la dignité humaine. L’accueil comprend, non seulement, une aide matérielle (hébergement, nourriture, vêtements, allocation journalière…) mais également, un accompagnement juridique, social, médical et psychologique. Cette aide est assurée principalement au sein de structures d’accueil communautaires gérées par l’instance fédérale Fedasil ou par ses partenaires. Cet appui n’est pas obligatoire ni systématique mais est demandé dans la grande majorité des cas.

Cependant, depuis l’été 2008, dans les faits, ce droit n’est plus assuré pour tous·tes en raison d’une saturation du réseau d’accueil (Carion et al., 2010). La crise actuelle, en termes d’accueil (Calabrese et al., 2022), est liée, d’une part, à une augmentation des demandes et d’autre part, à l’absence de volonté politique à favoriser un accueil qualitatif aux personnes demandeuses de protection internationale. Cette crise complique donc l’obtention de ce droit entre autres à l’hébergement. Le centre d’arrivée du Petit Château à Bruxelles, sélectionne à qui les places sont attribuées, en fonction de critères de vulnérabilité. Les personnes plus fragiles, comme les personnes malades, psychologiquement instables, traumatisées, ou blessées, sont prioritaires, ainsi que les femmes, les enfants et les familles. Les hommes isolés sont donc en fin de liste.

Lors de leur arrivée sur le territoire belge, et spécialement dans des centres d’accueil, les demandeuses ont, comme l’ensemble des personnes en cours de procédure pour l’obtention du statut de réfugié, droit à un suivi médical et psychologique. Cela peut permettre à ces dernières d’être prises en charge pour les violences spécifiques à leur condition féminine. Par exemple, il existe un seul centre spécialisé dans l’accueil des victimes de violences de genre en Belgique. Ce centre accueille les demandeur·deuse·s de protection internationale les plus vulnérables ayant subi des violences de genre que ce soit dans leur pays d’origine, sur le parcours d’exil ou en Belgique : exploitation sexuelle, mariage forcé, excision, restrictions liées à leur statut de femme…. Y sont assurées d’un suivi individuel ainsi que des ateliers collectifs et des formations renforçant le bien-être, le sentiment de sécurité ainsi que la connaissance des femmes en matière de santé et de droits fondamentaux. Cependant, dans la plupart des centres de Belgique, aucun suivi similaire n’est mis en place. Les personnes ayant subi des violences de genre ne sont donc généralement pas suffisamment suivies et leur arrivée en Belgique ne signifie pas le bout de leur peine…

Focus sur le cas des mères au sein des centres d’accueil collectif

Les femmes migrantes ont une sorte de privilège car elles sont considérées comme prioritaires concernant les places au sein des structures d’accueil. Si l’État belge semble privilégier le statut de femme et de mères concernant le droit à l’accueil des demandeur·se·s de protection internationale, qu’en est-il réellement au sein de la vie quotidienne du centre ?

C’est dans ce contexte que j’ai voulu m’intéresser au cas des femmes migrantes dans leur dernière étape de leur parcours migratoire : l’attente en vue de l’obtention de leur statut de réfugiée dans le pays dans lequel elles ont fait la demande. Pour ce faire, j’ai réalisé un travail de terrain pendant 3 mois intensifs (précédé de 2 mois d’observations hebdomadaire préliminaire) au sein de l’un des centres d’accueil collectif pour demandeur·se·s de protection internationale dans la province de Liège. J’ai intégré le centre d’accueil en tant que stagiaire dans l’équipe de la polyvalence. Dans le cadre de ce terrain ethnographique, j’ai appliqué la méthodologie de l’observation participante (Olivier de Sardan, 1995). J’ai essayé, le plus possible, de partager du temps avec les résident·e·s tout en accomplissant les tâches qui m’étaient assignées par l’équipe et la direction. Le but de ma recherche était d’être en interaction maximale avec les résident·e·s pour pouvoir mieux appréhender leurs vécus du « temps d’attente » (Kobelinsky, 2010) ainsi que les dimensions de pouvoir (tant entre résident·e·s-collaborateur·rice·s qu’entre résident·e·s entre eux·elles) qui se cachaient au sein des interactions dans l’institution. En raison de mes intérêts personnels, j’ai construit davantage de relations privilégiées avec les mères habitant au centre. J’ai pu m’intégrer parmi elles, dans une certaine mesure, au fur et à mesure des moments partagés avec elles, ensemble. De manière plus pointue encore, mon travail de recherche s’est donc principalement focalisé sur le vécu de ces femmes au sujet de leur maternité au sein du centre et surtout comment cette maternité pouvait influencer leur temps d’attente ?

En toutes circonstances, l’arrivée d’un enfant est source de changement majeur dans la vie d’une femme. Dans un contexte migratoire, elle constitue tout à la fois un défi susceptible de fragiliser la mère, mais également potentiellement pour elle, une source de résilience exceptionnelle. Grâce à mon travail de terrain, j’ai pu constater ces deux dimensions contradictoires simultanément en jeu dans le contexte de la maternité (Meert, 2023).

D’abord, les enfants et nouveau-né·e·s, constituent pour les mères, une raison d’espérer et de garder la tête hors de l’eau. Les jeunes mamans expliquent qu’elles gardent le courage de subir le temps d’attente affreusement long ainsi que les injonctions propres la procédure (rendez-vous, règles de vie commune au sein du centre, interrogatoires qui leur font revivre des traumatismes qu’elles auraient préféré oublier, etc.) dans l’espoir qu’une obtention de statut permette à leur enfant d’avoir une vie meilleure par rapport à la leur.

Ensuite, les mères que j’ai pu rencontrer sont unanimes. Leur bébé les occupe, leur apporte de la joie, leur permet de penser à autre chose que leur condition de vie difficile au sein du centre et de ne pas tomber dans un ennui trop important (Kobelinsky, 2010). En effet, leurs journées sont rythmées par les besoins de leur(s) enfant(s) (tétée, lavage, changement de couches, conduire et rechercher l’enfant à l’école, devoirs scolaires…). Ces derniers leur permettent d’avoir des repères temporels et des impératifs à remplir qui permettent de ne pas tomber dans « l’indissociation du temps » (Cunha, 1997). Par exemple, pour des mères ayant des enfants scolarisés, leur temporalité sera liée à l’éducation et à la scolarité de leur(s) enfant(s) : se lever pour préparer à manger, conduire l’enfant à l’école (lorsqu’elle n’est pas trop loin) ou amener l’enfant à la navette scolaire prévue par le centre, attendre le retour de l’enfant, l’aider à faire ses devoirs si elle en a les capacités…

Cependant, j’ai pu observer que cet avantage d’occuper les mères à plein temps peut aussi se retourner contre elles à différents moments. Par exemple, lorsqu’elles veulent construire un avenir professionnel grâce à des formations, des études supérieures ou des cours de langues. Ou lorsqu’elles veulent pouvoir aller travailler pour obtenir davantage d’autonomie financière par rapport au centre. Ou encore lorsqu’elles veulent participer à des activités extérieures gratuites proposées par les collaborateur·rice·s du centre dans le but de se divertir. Pour pouvoir accéder à ces différentes ressources et opportunités (formation, cours de langue, travail communautaire, activités) les mères doivent être en mesure de faire garder leur enfant. Le centre dans lequel j’ai réalisé mon terrain ethnographique ne disposait d’aucun dispositif4 tel qu’une crèche ou une garderie à cet effet. De ce fait, les mères célibataires doivent s’appuyer exclusivement sur la solidarité intra-institution, interrésidentes. J’ai pu observer des pratiques d’entraide où les mères s’occupaient à tour de rôle des enfants d’une (ou de plusieurs) chambre(s) pour pouvoir se dégager du temps individuel, du temps « pour soi ». Cependant, cette absence de soutien à la maternité organisé collectivement cantonnait la majorité des mères à des tâches strictement éducatives et de soins à leur(s) enfant(s).

De plus, j’ai pu observer qu’en étant enceinte ou en ayant des enfants, les femmes accèdent au statut de mère qui leur confère dans les faits au centre certains « privilèges », c’est-à-dire des exceptions aux règles, et ce, dès l’annonce de la grossesse. Comme par exemple, enregistrer leurs badges en dehors des heures prévues, obtenir une rencontre avec leur assistant·e social·e dans des horaires décalés, avoir la priorité sur des contrats de travail communautaires, etc. Ce type de comportement s’apparente à des pratiques de discrimination positive. En lien avec les travaux de Virole-Zajde (2016), la maternité peut devenir pour ces femmes un moyen d’être davantage reconnues par l’équipe de collaborateur·rice·s du centre. En effet, lorsqu’une femme arrive seule avec un enfant ou qu’une femme tombe enceinte au centre, l’attention est automatiquement portée sur elle, elle se démarque de la masse des autres résident·e·s. Ces privilèges peuvent s’observer dans les « small talk » (papotages) qui se déroulent dans les couloirs : « on demande « ah comment ça va ? », on s’attarde beaucoup plus sur comment la personne se sent quand elle a un bébé qu’une femme seule » (entretien, collaboratrice du centre d’accueil spécialisé dans l’accueil des femmes victimes de violences de genre, 12/05/2023). Cependant, cet intérêt particulier est majoritairement orienté vers l’enfant et la vie familiale plutôt que vers l’état des mères de manière individuelle : « on se préoccupe pas beaucoup de la personne derrière le bébé » (entretien, collaboratrice du centre d’accueil spécialisé dans l’accueil des femmes victimes de violences de genre, 12/05/2023). Cela peut réduire la femme uniquement à son statut de mère.

Ces éléments mettent en avant à quel point la présence d’un enfant – malgré l’ensemble des points positifs que cela peut apporter – peut empêcher la personne responsable, souvent la mère dans le cas présent, de se consacrer à d’autres activités que l’éducation des enfants. Cela peut entrainer la mère dans une spirale d’isolement où elle reste majoritairement au centre pour s’occuper de son enfant, ne participe pas à des formations qui pourraient lui permettre de trouver du travail, ne participe pas à des activités extérieures qui lui permettraient de se sociabiliser… Cela ne permet pas aux mères d’apprivoiser la vie sociale belge et à terme complique potentiellement leur intégration dans la société d’accueil. Finalement, l’ambivalence de ce rôle de mère et toutes les obligations que cela implique ajoute sur les épaules de ces mamans un poids supplémentaire. Alors que ces femmes migrantes ont souvent rencontré énormément de difficultés tout au long de leur parcours migratoire, du pays d’origine jusqu’au pays d’accueil, elles continuent de subir des discriminations en Belgique. Les structures d’accueil devraient normalement être un endroit où il leur est permis de souffler un peu. Pourtant, dès leur arrivée dans les centres d’accueil, un autre combat commence : celui de vivre sa maternité au sein de telle structure. La maternité ajoute à la condition féminine, déjà précaire, une fragilité supplémentaire qui rend la vie de ces femmes plus difficile à gérer. La souffrance ne s’arrêtera pas pour elles, même dans le meilleur des cas c’est-à-dire si elles obtiennent leur statut de protection internationale.  En effet, en sortant du centre elles rejoindront probablement le grand groupe de mères en Belgique qui rencontrent des difficultés au quotidien telle qu’être sans ressource financière, avec plusieurs enfants, ne pas avoir accès à des soins, avec toutes les conséquences que cela implique encore d’avantage si elles fondent une famille monoparentale…

Conclusion

Au vu de tout ce qui a été énoncé précédemment, il semble important de revenir sur quelques points centraux. D’abord, il est nécessaire dans une perspective intersectionnnelle de reconnaitre l’accumulation des diverses formes de persécutions et de dominations vécues au quotidien, non seulement par les femmes migrantes, mais également par les femmes en général. En effet, l’ambivalence inhérente à la maternité touche toutes les mères en situation de précarité, qu’elles soient migrantes ou non.

En outre, comme le plaide notamment Freedman (2008), dans le cadre des demandes de protection internationale, les dispositifs légaux devraient davantage prendre en compte la sphère privée afin de favoriser la reconnaissance des violences « privées » vécues par les femmes et leur rôle actif dans la sphère politique.

Enfin, il serait également bénéfique pour les femmes migrantes de modifier la Convention de Dublin (1990) afin qu’elles ne soient pas soumises à l’obligation de devoir introduire leur demande dans le pays où elles arrivent, mais bien dans le pays de leur choix qui leur semble le plus susceptible d’être réceptif aux motifs de leurs persécutions spécifiques. Une alternative serait d’harmoniser l’attitude des pays de l’Union Européenne à cet égard. Cette alternative bien que séduisante, me parait cependant moins réaliste car chaque pays a sa propre histoire et a construit ses propres sensibilités à cet égard en fonction de sa culture.

De plus, la Convention de Genève devrait elle aussi, être retravaillée à la lumière du travail réalisé par le Haut-Commissariat des Nations Unies dans ses « principes directeurs liés au genre ». L’inclusion du genre dans les motifs présents dans la Convention de Genève (race, religion, nationalité, appartenance à un certain groupe social, opinions politiques) parait indispensable pour un traitement plus juste des demandes. Devidal (2005), conseiller politique au sein du Comité international de la Croix-Rouge, soutient cette idée et souligne que la Convention de Genève (1951) a été construite sur la base d’expériences et de modèles masculins. Ce texte est donc inadapté à la situation de la plupart des femmes. Ce qui, finalement, les discrimine. Il recommande donc que la protection des femmes soit un sujet auquel on accorde plus d’attention dans les textes légaux fondamentaux (Devial, 2005).

Illustration

Illustration analyse Elisa Meert

Image générée par DALL-E


Notes :

¹ Les directives européennes 2013/32/UE et 2013/33/UE ont changé la terminologie en changeant le terme demandeur d’asile en demandeur de protection internationale. Ces directives ont été transposées en droit belge par les lois du 21 novembre 2017 et du 17 décembre 2017. Cependant, tout est entré en vigueur le 22 mars 2018. La raison pour laquelle ce changement de terminologie a été effectué est une volonté que le terme « demandeur de protection internationale » reprenne le statut de réfugié mais aussi celui de protection subsidiaire. Davantage d’explications sont disponibles sur le site du CGRA : https://www.cgra.be/fr/actualite/transposition-de-la-directive-procedure-dasile?fbclid=IwAR1RZdRPAq0jBkRfNbIlMfkzYNee-Wal1Jv_ed0CbRSeUxVBV-x5u39YYAk

² L’entièreté du texte est disponible sur le site du CGRA : https://www.cgra.be/sites/default/files/content/download/files/convention_de_geneve.pdf

3 Après la publication de l’article référencé, des pratiques légales ont été modifiées, notamment avec l’introduction de la « protection subsidiaire ».

4 A noter que le projet de mettre en place une crèche était dans les objectifs de l’année du centre. Cela démontre que l’institution se rendait donc bien compte que cette situation n’était pas confortable pour les parents célibataires


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Virole-Zajde, L. (2016). Devenir mère, Devenir sujet? Parcours de femmes enceintes sans-papiers en France. Genre, sexualité & société, (16), 1-15.

Vers un avenir durable : comprendre et encourager le changement écologique – Analyse

 


Une analyse de Claire DE GREVE, institutrice primaire, diplômée en Sciences de l’éducation de l’Université de Liège. 

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La sphère médiatique résonne de termes tels que désastre écologique, crise environnementale, sècheresse extrême, perte de biodiversité, écoanxiété… Des mots qui, à force d’être répétés, semblent perdre leur sens pour certains d’entre nous. Entre l’inertie climatique aux retombées différées et la frénésie de notre quotidien moderne, agir concrètement pour répondre à ces enjeux climatiques peut sembler décourageant. Pourtant, face à ces défis qui sculptent notre présent et conditionnent notre avenir, il devient crucial de se questionner sur notre capacité à réagir de manière efficace.

Cette constatation partagée ouvre une voie essentielle : comment encourager et soutenir ces changements cruciaux ? Explorer les mécanismes et les étapes du changement et en comprendre son processus, non seulement pour soi-même mais aussi pour guider les autres, devient un levier d’action précieux pour tous les acteurs du changement.

Afin de mieux cerner les rouages du changement écologique, plongeons-nous dans l’exploration des étapes du processus de transformation comportementale. Le changement, défini comme la modification d’un état à un autre, engendre une évolution des comportements individuels. Généralement, les individus adoptent un comportement particulier dans le cadre d’une démarche personnelle plus ou moins structurée, mais finissent par l’abandonner quelques temps après. Mais alors, comment maintenir un changement de comportement dans la durée ?

Pendant plus de vingt ans, les chercheurs Prochaska et DiClemente se sont intéressés au processus de changement comportemental, et ont ainsi développé le « modèle transthéorique du changement », également connu sous le nom de « modèle des stades du changement ».

Ce modèle stipule que le changement de comportement suit une séquence d’étapes chronologiques bien définies : la pré-contemplation, la contemplation, la préparation, l’action, le maintien et la terminaison. Pour illustrer de modèle, prenons le cas d’une personne souhaitant amorcer une transition vers un mode de vie plus écologique en privilégiant une alimentation locale et de saison.

Modèle de Prochaska, DiClemente & Norcross (1992)Analyse Claire De Grève

Modèle de Prochaska, DiClemente & Norcross (1992)

 

Durant le stade de la pré-contemplation, l’individu n’est pas conscient de la nécessité de changer son comportement et il n’a donc pas l’intention de le modifier. En effet, il peut ne pas considérer son comportement comme problématique et être alors résistant à toute suggestion de changement. Dans ce cas-ci, la personne ne perçoit pas l’urgence de modifier ses habitudes alimentaires et s’oppose à toute idée de changement en maintenant ses pratiques habituelles.

La contemplation représente le moment durant lequel l’individu prend conscience de son comportement problématique et commence à envisager le changement, pesant les avantages et les inconvénients de l’adoption d’un nouveau comportement. La personne commence alors ici à percevoir les problèmes liés à son alimentation et à envisager sérieusement un changement. Elle évaluera alors l’impact d’un changement de filière d’approvisionnement sur son portefeuille et son organisation quotidienne. À ce stade, on peut envisager de proposer des témoignages de personnes ayant opéré cette transition, et pour lesquelles cette nouvelle approche s’intègre harmonieusement dans la vie quotidienne. De plus, des comparaisons de prix entre les produits issus de filières « classiques » et ceux provenant de circuits courts peuvent être proposées afin de déconstruire l’idée préconçue d’une augmentation systématique des coûts. Cette étape peut être comparée avec le modèle de changement proposé par Lewin. En effet, celui-ci démontre qu’avant que le changement ne s’effectue, la situation semble relativement stable. En réalité, des forces qui poussent au changement, appelées forces propulsives, et d’autres qui poussent à la stabilité, appelées forces restrictives, s’équilibrent et sont en tension permanente.

 

Schématisation des forces propulsives et restrictives de Faulx (2021)Analyse 2024 Claire De Grève

Schématisation des forces propulsives et restrictives de Faulx (2021)

 

La préparation marque le moment durant lequel la personne a l’intention de modifier son comportement, se préparant mentalement et émotionnellement à ce changement. Elle a généralement un plan d’action et peut commencer à envisager des actions concrètes telles qu’établir une liste de producteurs locaux, rejoindre des groupes ou des communautés en ligne partageant des informations sur les produits de saison, participer à des événements ou des ateliers sur la cuisine locale et de saison, …. Selon Lewin, pour quitter l’état de stabilité dans lequel l’individu se retrouve, il faudra dégeler le système en libérant les forces qui s’équilibrent. Il existe deux façons de faire : ajouter des renforcements aux forces propulsives ou en supprimer les freins au changement et donc supprimer des forces restrictives. Pour favoriser davantage le changement, il serait plus efficace d’alléger les forces restrictives. En effet, plus on ajoute de forces propulsives, plus l’équilibre sera tendu et résistant, car les forces anti-changement se renforceront également. Au contraire, si l’on retire des forces restrictives, l’équilibre s’assouplira et on s’épuisera moins. Si l’on s’intéresse au fonctionnement des filières d’approvisionnement, la commodité offerte par les supermarchés traditionnels pour s’approvisionner rend difficile le changement vers d’autres filières, ce qui peut constituer une contrainte considérable pour la vie quotidienne. Il est dès lors crucial pour les réseaux de distribution alimentaire locaux de réduire au maximum cette contrainte, en proposant une gamme variée de produits, permettant ainsi aux consommateurs d’effectuer l’ensemble de leurs achats au même endroit et réduisant ainsi les forces restrictives de leur changement.

L’action est l’étape durant laquelle des actions concrètes sont mises en œuvre pour changer le comportement considéré comme problématique. C’est durant cette étape que les individus courent le plus grand risque de retomber dans leurs comportements antérieurs, ce qui fait de cette étape la moins stable du modèle. Selon certains chercheurs, elle constitue l’une des étapes les plus cruciales du processus de changement de comportement car l’individu doit surmonter l’inertie et l’indifférence causées par ses habitudes de vie, ce qui peut constituer la plus grande barrière à surmonter. À ce stade, la personne pourrait alors en venir à ajuster son cadre de vie pour intégrer de nouvelles pratiques alimentaires. Cette étape peut être mise en lien avec l’étape du dégel et du changement de Lewin. En effet, durant l’étape du dégel, la personne va progressivement abandonner ses routines, ses modes de pensées ou ses comportements, tels que sa consommation de produits provenant de loin ou hors saison. Elle arrête donc de perpétuer l’équilibre dans lequel elle se trouvait pour en envisager un autre. Cela implique donc de fragiliser ou de déconstruire l’équilibre initial. L’étape de l’action peut également être représentée par l’étape du changement de Lewin car c’est durant cette étape que les points de vue évoluent et que la perception de la réalité se modifie. Cette étape permet l’émergence de nouveaux comportements.

Par la suite, durant l’étape du maintien, la personne adopte le nouveau comportement désiré et tente de le maintenir à long terme. Elle peut faire face à des défis tels que les rechutes et ainsi être tentée de retomber dans ses anciennes habitudes alimentaires. Il faut dès lors continuer à renforcer son comportement pour le maintenir. Cette étape se termine lorsque le sujet n’est plus exposé au risque de retomber dans son comportement antérieur. Cela peut être mis en lien avec la dernière étape du modèle de Lewin, à savoir l’étape de la recristallisation. En effet, c’est lors de cette étape qu’un nouvel état d’équilibre fait surface. Des sentiments de confusion et d’incompétence peuvent apparaitre car cette nouvelle configuration du système amène à l’inconnu et donc à l’inexpérience.

Enfin, la terminaison marque l’aboutissement du changement, dans laquelle la personne n’est plus tentée de retourner à son comportement antérieur. Elle ne ressent alors plus le besoin de maintenir activement le comportement désiré et peut ainsi continuer à vivre sans y penser.

Cependant, il est important de noter que la progression à travers ces stades n’est pas toujours linéaire, comme l’indique le nouveau modèle spiralaire des stades du changement comportemental. En effet, cette progression suit un procédé cyclique, qui varie d’un individu à l’autre. Ce nouveau modèle, appelé « le modèle en spirale des stades du changement de comportement » indique que les sujets peuvent redescendre aux niveaux précédents en raison d’échecs temporaires ou de rechutes. Ces régressions ne signifient cependant pas nécessairement un échec complet. Au lieu de cela, les individus peuvent réutiliser les compétences acquises lors des étapes précédentes pour atteindre leurs objectifs, ce qui rend ainsi la progression au stade suivant plus rapide qu’auparavant. De plus, les individus peuvent vivre des processus différents pour passer d’un stade à l’autre. Certaines personnes peuvent passer rapidement par les stades, tandis que d’autres peuvent prendre plus de temps. L’important est de respecter le rythme de chacun.

 

Modèle en spirale des stades du changement de comportement adapté de Prochaska, DiClemente & Norcross (1992)Analyse 2024 Claire De Grève

Modèle en spirale des stades du changement de comportement adapté de Prochaska, DiClemente & Norcross (1992)

Le choix de ce modèle spiralaire s’est avéré être plus adapté, car il prend en considération les obstacles potentiellement rencontrés lors du processus de modification de comportement. Cette adaptation du modèle permet une meilleure compréhension des retours dans les étapes précédentes et des différences individuelles constatées.

De manière générale, il est important de préciser que deux conditions permettent de favoriser le changement. La première indique qu’il faut avoir le sentiment d’avoir pris la décision soi-même. Un individu sera plus à même de maintenir un comportement souhaité s’il sent qu’il n’a pas été contraint par une tierce personne. La deuxième condition stipule qu’il faut s’appuyer sur ses groupes d’appartenance. Le changement doit être en accord avec le groupe auquel l’individu se réfère et que celui-ci supporte le projet. La place du groupe est donc primordiale dans le processus du changement. L’individu n’acceptera de changer que si cela suit la logique d’évolution des normes sociales collectives.

En conclusion, cette modélisation du changement met en lumière la dialectique entre le changement individuel et les changements systémiques : en l’absence de filière d’approvisionnement en circuits courts, la contrainte quotidienne devient trop pesante pour beaucoup, les empêchant ainsi de privilégier des produits locaux dans leur alimentation. Parallèlement, en l’absence de nouvelles normes sociales qui placent l’écologie au cœur des priorités et qui considèrent les filières de circuit long comme une aberration environnementale, il devient difficile, voire socialement contraignant, de modifier ses habitudes de consommation. Cette dualité entre les changements individuels et systémiques souligne l’importance d’une approche globale pour favoriser l’adoption de comportements plus durables et ancrés localement.

 


Bibliographie

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Sécheresse et abandon scolaire : enjeux et défis de l’éducation en situation d’urgence dans le Grand Sud, Madagascar – Analyse

 


Une analyse de Lila Norolalaina RANDRIANANDRASANA, Diplômée en master de spécialisation en gestion des risques et des catastrophes à l’ère de l’Anthropocène, de l’Université de Liège – Cheffe du Service de la Gestion des Risques et des Catastrophes, Ministère de l’Education Nationale, Madagascar.

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Décembre 2021, une nouvelle saison d’urgence est déclenchée à Madagascar. La sécheresse a provoqué une crise alimentaire d’une ampleur telle, que cela a fait l’objet d’un appel à l’aide internationale. Les médias relaient l’information en la mentionnant comme étant la « pire des sécheresses depuis 40 ans », ayant fait plus d’un million de victimes dont 500.000 enfants en urgence alimentaire, de protection et d’éducation.

Sécheresse, catastrophe de l’Anthropocène1

L’on qualifie d’« aléa », un évènement d’une intensité donnée, susceptible de se produire, résultant d’un processus naturel, technologique ou social. L’on qualifie en revanche de « risque » l’éventualité ou la probabilité d’occurrence de cet évènement. Le risque de catastrophes, de l’ordre du probable, est défini comme le produit de l’aléa dans un milieu vulnérable. Cette vulnérabilité prend différentes formes dans le temps et dans l’espace (Rakotoarisoa et al., 2019) : la vulnérabilité biophysique, exprimant essentiellement les dommages matériels, la vulnérabilité territoriale, une autre manière de l’appréhender, s’apprêtant à l’identification des espaces dommageables ainsi que des lieux stratégiques et enfin la vulnérabilité sociale qui se fonde sur la capacité du capital humain, de manière individuelle ou collective à anticiper l’aléa et à y faire face (Pigeon, 2012 in Rakotoarisoa et al., 2019).

La sècheresse figure parmi les catastrophes de l’Anthropocène et constitue un risque en constante augmentation avec le changement climatique (Gjerdi et al., 2019). La notion de « sécheresse », renvoie à une combinaison de situations socio-météorologiques dans laquelle des pénuries d’eau mettent à rudes épreuves les systèmes humains et ceux liés aux moyens de subsistance (Heinrich & Meghan, 2020). Leur évolution est fonction en grande partie des caractéristiques de ces systèmes humains.

Le grand sud de Madagascar, splendeur et décadence…

Le grand Sud de Madagascar est constitué de trois régions : Androy, Anosy et Atsimo Andrefana. C’est au cœur de ce complexe régional semi-aride que sont situées les courbes tortueuses des massifs de l’Isalo, faisant le renom du grand sud malgache. Le vent, la pluie et le temps ont convenu de sculpter les formations gréeuses en un massif ruiniforme sillonné de canyons profonds, classé patrimoine mondial de l’UNESCO. A l’exception des lémuriens, qui se sont adaptés aussi bien dans les forêts humides de l’Est que dans la savane du bush, les espèces que l’on y rencontre y sont endémiques. Aloès, euphorbes, kalanchoés et grenouilles aux motifs colorés habitent les escarpements rocailleux.

 

Entrée de la ville de Saint Augustin, TuléarAnalyse Lila Norolalaina RANDRIANANDRASANA

Entrée de la ville de Saint Augustin, Tuléar

Contrastant fortement avec cette richesse naturelle, le grand Sud de Madagascar est également fort connu pour sa vulnérabilité à la sècheresse et ses impacts, notamment l’insécurité alimentaire et nutritionnelle. La sécheresse en particulier peut affecter l’allocation des ressources des ménages et les décisions de scolarisation, tout en exposant les individus au stress et à l’incertitude (Cotton, 2020). Dans le domaine spécifique de l’Education, en présence de sécheresse, les individus atteignent environ un quart d’année d’éducation en moins et la probabilité d’avoir une éducation quelconque est réduite d’environ 3% (Mariussen, 2021).  Entre 1985 et 2022, 13 épisodes de sécheresses suivies de disettes ou de famines ont été répertoriés dans le grand Sud de Madagascar (EMDAT 2023). Selon Marchetta et al, (2018), les déficits pluviométriques réduisent pour les jeunes étudié·es dans la cohorte du Sud de Madagascar, la probabilité d’aller à l’école. Les ménages les moins riches sont les plus susceptibles de connaître cette transition école-travail et déscolariser les enfants est une forme d’adaptation de la communauté aux impacts de la sécheresse par peur de laisser les enfants aller à l’école sans avoir mangé, ou pour aider la famille à subvenir à ses besoins en travaillant dans les champs. Bien que très peu d’études sur l’impact de cette sécheresse sur les filles et les garçons aient été conduites, cette dernière raison touche plus spécifiquement les garçons que les filles (Deleigne, 2009). Les facteurs qui expliquent cette déscolarisation des enfants sont l’indice de la sécheresse, le revenu des ménages ainsi que l’importance de l’impact de la sécheresse que le ménage ait eu à subir (Randrianandrasana, 2023).

La migration interne est également l’une des stratégies que la population du sud de Madagascar adopte pour survivre et reproduire leur système de production. Il s’agit d’un phénomène de société associé à la menace chronique de la sécheresse et de la famine dans le Sud (Mercandalli, 2018). Ces dernières décennies, l’on note en effet une amplification du phénomène de déplacements internes et l’OIM fait état de 11.149 personnes déplacées internes dans le sud de Madagascar de 2009 à 2018 dont 4.912 personnes déplacées par la sècheresse soit 52% des personnes déplacées internes (OIM, 2018). Les enfants, en particulier, sont confronté·es à des obstacles pour accéder à une éducation de qualité, sans avoir la garantie de pouvoir retourner à l’école en rejoignant une destination plus sûre (OIM, 2022). S’il existe peu d’études quantitatives sur les migrations enfantines, les liens entre migration des enfants et scolarisation sont encore moins documentés (Deleigne et Pilon, 2011).

 

Marché de Saint-Augustin Analyse Lila Norolalaina RANDRIANANDRASANA

Marché de Saint-Augustin

L’éducation sauve des vies

Le plus souvent, lorsque les médias relaient l’occurrence des évènements de « Kéré2», ils sont généralement perçus tels des incidents ponctuels qui vont se résorber d’eux-mêmes avec l’aide internationale. L’on considère le plus souvent que lorsque les soins et les rations alimentaires auront été distribués, l’urgence humanitaire est « contrôlée ». Mais en réalité, les impacts de la sécheresse, « les kérés », sont bien plus problématiques et cela est d’autant plus vrai en matière d’Education, car la réintégration d’un·e enfant qui est sorti·e du cursus scolaire est toujours difficile. En effet, l’on ne met pas assez en emphase les impacts de ces évènements hydrométéorologiques sur l’Education sur le long terme, surtout que ces évènements sont voués à se multiplier et à s’intensifier dans le contexte du réchauffement et du changement climatique. Pourtant, avant, pendant et après les situations d’urgence, l’école peut servir de plateforme intégrée pour les enfants où elles·ils pourront avoir accès à la nourriture, à l’eau potable, à l’assainissement, à divers soins médicaux ainsi qu’à un soutien psychosocial tout en étant protégé·es et en continuant à apprendre à se développer. Sur le long terme, des études ont montré que peu d’investissements peuvent être aussi rentables que l’investissement dans le capital humain et l’éducation, qui, dans certains pays à revenu faible ou intermédiaire, a des rendements de 10 fois supérieur à celui de l’investissement dans le capital physique (Behrer et al., 2023). L’éducation est de ce fait un puissant moteur de développement qui est menacé par le changement climatique et le devenir de ces enfants y est fortement conditionné. D’ailleurs, le rapport de synthèse du GIEC affirme qu’il « est sans équivoque que l’influence humaine a réchauffé l’atmosphère, l’océan et la terre, avec une responsabilité historique des pays développés et une part croissante des pays asiatiques et du Pacifique », aux noms des sacro saints productivisme et consumérisme. Et les indices et rapports documentant et évaluant la crise écologique et économique attestent à l’unisson qu’elles frappent en premier les régions et les populations les plus vulnérables et affectent bien davantage les pays du Sud que du Nord (Duterne, 2020).  Autrement dit, les pays industrialisés ont entre leurs mains l’immense pouvoir de faire en sorte que la situation change pour ces enfants ou de faire le choix indirect de continuer à les maintenir dans un cercle vicieux de précarité qui perdurera même au-delà de la crise humanitaire.

Système intégré d’alerte et d’actions précoces en sécheresse-insécurité alimentaire en milieu scolaire

C’est ainsi qu’anticiper les impacts de la sécheresse revient à renforcer les capacités humaines et institutionnelles, à assurer l’accès aux informations pertinentes d’alerte rapide qui aideraient à la prise de décisions et permettraient aux interventions et actions anticipatoires d’atteindre le « dernier kilomètre ». Il s’agit de recenser les communautés vulnérables, d’y associer un système de monitoring des paramètres climatiques et physiques des risques de sécheresse et à intégrer l’ensemble de ces composantes dans un dispositif proactif de gestion de la sécheresse en milieu scolaire. Un tel système jouera un double rôle : mitiger/anticiper les impacts de la sécheresse et proscrire l’abandon scolaire.

 

Enfants cherchant de l’eau en creusant dans le lit du fleuve Fiherena (1) Analyse Lila Norolalaina RANDRIANANDRASANA

 

Enfants cherchant de l’eau en creusant dans le lit du fleuve Fiherena (2) Analyse Lila Norolalaina RANDRIANANDRASANA

Enfants cherchant de l’eau en creusant dans le lit du fleuve Fiherena

A cet égard, les activités anticipatoires peuvent être de deux ordres : aider la communauté éducative à résister à la sécheresse dans une première fenêtre d’actions sensées soutenir les moyens d’existence telles que la distribution de semences climato résilientes ou le soutien des jardins scolaires ou de champs écoles. Et dans un second temps, mitiger les impacts de la sécheresse tels que l’insécurité alimentaire lors de fenêtre d’actions vouées au soutien du seuil de survie telle que le renforcement des cantines scolaires. Dans un contexte où les tendances futures sont au renforcement et à l’intensification de la sécheresse pour le Sud de Madagascar (CPGU, 2012), il est alors primordial de mettre l’accent sur un processus d’autonomisation de ces établissements scolaires afin de s’assurer que les systèmes éducatifs soient équipés non seulement pour protéger les enfants et leur droit à l’Education, mais également pour ne plus dépendre des aides et des différentes injonctions qui conditionnent leurs utilisations dans son acquisition de la résilience. Mais au-delà de toutes ces préoccupations, le droit climatique de ces enfants est une question qui nous incombe à tous·tes.

 


Notes

¹ L’Anthropocène marquerait la sortie de l’holocène, durant laquelle les températures clémentes ont permis le développement de l’espèce humaine. Cette nouvelle époque caractérise l’impact que l’homme a sur la terre. Le prix Nobel de chimie, Paul Joseph crutzen  et le biologiste Eugène Stoermer popularisent ce terme au début du XXIe siècle.

² Kere signifie dans le dialecte antandroy « famine » ou « être affamé ».


Bibliographie

Behrer, P., Holla A., 2023. Education et changement climatique : le rôle crucial de l’investissement dans l’adaptation.

Cotton, C., 2020. Impact of a Severe Drought on Education : More Schooling but Less Learning. https://www.econ.queensu.ca/sites/econ.queensu.ca/files/wpaper/qed_wp_1430.pdf

Cellule de prévention et d’appui à la Gestion des Urgences (CPGU), Madagascar, 2012. Atlas de la vulnérabilité sectorielle de la région Atsimo Andrefana. https://www.resiliencemada.gov.mg/catalogue/#/document/529

Duterne B., 2020. Les cinq dilemnEt  de la crise écologique. Alternative Sud, Vol 27 – 2020 / 7.

Gjerdi, H. L., Gunn, T., Mishra, A., Pulwarty, R. S., & Sheffield, J., 2019. Drought in the Anthropocene. https://nora.nerc.ac.uk/id/eprint/527283/1/N527283BK.pdf

Heinrich, D., & Bailey, M., 2020. Forecast-based Financing and Early Action for Drought – Guidance notes. https://www.anticipation-hub.org/Documents/Manuals_and_Guidelines/Guidance-Notes-A-Report-on-FbA-for-Drought_by_RCCC.pdf

Marchetta, F., Sahn, D. E., & Tiberti, L., 2018. The Role of Weather on Schooling and Work of Young Adults in Madagascar. https://www.researchgate.net/publication/329441025_The_Role_of_Weather_on_Schooling_and_Work_of_Young_Adults_in_Madagascar/link/5c7dd798a6fdcc4715af7b3b/download

Mariussen, M. S. (2021). The Impact of Drought on Educational Attainment Master of Philosophy in Economics Department of Economics Submitted : November 2021. https://www.duo.uio.no/bitstream/handle/10852/91096/Mariussen–Mina-Skille.pdf?sequence=11&isAllowed=y

Rakotoarisoa, M. M., Fleurant, C., Taïbi, N. T., Rouan, M., Caillault, S., & Et Al., 2019. Un modèle multi-agents pour évaluer la vulnérabilité aux inondations : le cas des villages aux alentours du Fleuve Fiherenana (Madagascar). Https://journals.openedition.org/cybergeo/29144

Randrianandrasana L.N., 2023. Etude de la mise en place d’un système intégré d’alerte et d’actions précoces en sécheresse – insécurité alimentaire en milieu scolaire. Mémoire de master de Spécialisation en gestion des risques et des catastrophes à l’ère de l’Anthropocène. http://hdl.handle.net/2268.2/18749.

L’expérience intercuturelle et numérique, leviers essentiels de l’engagement des jeunes ? – Étude

« La connaissance d’une culture permet sa compréhension et donc un potentiel amour et intérêt. Cette acceptation semble beaucoup plus bénéfique et riche qu’un enfermement dans ce qu’on connaît déjà et que le repli sur soi. »

Notre approche pour cette étude se concentre sur l’exploration des diverses perspectives de l’interculturalité telles qu’elles sont perçues, vécues et façonnées par différents acteurs : qu’il s’agisse de scientifiques, de politiciens, de la société civile ou plus particulièrement des jeunes et des travailleurs de jeunesse. Nous nous pencherons sur l’expérience interculturelle telle qu’elle est vécue par les jeunes, en mettant en lumière des aspects clés tels que la mobilité, le numérique et la communication interculturelle. Notre objectif est d’analyser dans quelle mesure l’interculturalité, notamment lorsqu’elle est facilitée par le numérique, peut susciter un engagement plus profond de la jeunesse. Le contexte multi-pays de cette production a également permis d’appréhender les tenants et aboutissants de la notion d’interculturalité dans différents contextes nationaux.

Lire l’étude ⇒ « L’expérience intercuturelle et numérique, leviers essentiels de l’engagement des jeunes ? »

Résidence Connexion·s 2023 - photo d'animation digitale

Seminaire international « Connexion·s » sur l’interculturalité et le numérique à Liège, 2023

Contexte de production

Cette étude a été réalisée dans le cadre du projet Connexion·s, financé par l’Union européenne (ERASMUS+). Ce projet interculturel, qui a débuté en mai 2022, est soutenu par l’organisation française Engagé·e·s & Déterminé·e·s, aux côtés de trois organisations internationales partenaires : Eclosio (Belgique), le Tunisian Forum for Youth Empowerment (Tunisie) ainsi que Coalition SEGA (Macédoine du Nord).

Connexion·s est un projet participatif consistant en une série de séminaires interculturels (en personne ou en ligne) co-construits avec des jeunes participant·es. L’objectif étant que ces jeunes s’emparent des thèmes de l’interculturalité, du numérique et de l’engagement citoyen pour imaginer et concevoir des alternatives numériques responsables et inclusives aux expériences interculturelles en face-à-face lorsqu’elles ne sont pas possibles ou préférées. En parallèle de ces séminaires sont réalisé une enquête, une étude, et un guide de bonnes pratiques avec sa boîte à outils, qui seront diffusés en clôture du projet, en septembre 2024. Ces productions visent à permettre à d’autres jeunes et à des organisations locales et internationales d’organiser et de mieux appréhender la rencontre interculturelle assistée par les outils numériques, ses avantages et limitations.*


L’étude Connexion-s est également disponible en version word via ce lien, format destiné aux lecteurs d’écrans pour personnes malvoyantes.

L’agroécologie : un mouvement social qui peine à être inclusif – Analyse

 


Une analyse de Pierre COLLIERE, référent agroécologie chez Eclosio. 

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Encore peu connue du grand public il n’y a pas si longtemps, l’agroécologie s’impose désormais de plus en plus dans le débat public sur les défis environnementaux et sociétaux d’aujourd’hui. Bien plus qu’un ensemble de pratiques d’agriculture durable, l’agroécologie représente aussi un mouvement social qui défend des valeurs pour le futur de notre planète.

Ces valeurs sont définies de manière de plus en plus consensuelle par un ensemble de 13 principes fondamentaux1. Il s’agit d’améliorer l’efficacité d’utilisation des ressources (principes 1 & 2), de renforcer la résilience (principes 3 à 7) et d’assurer l’équité et la responsabilité sociale (principes 8 à 13).

Mais la mise en pratique de ces 13 principes n’est pas sans défis et parfois l’atteinte de ces différents principes de façon simultanée devient un véritable casse-tête pour les acteur·trices de terrain qui tentent de mettre en pratique cette approche multidimensionnelle. L’agroécologie serait-elle alors trop théorique ? Comment peut-on prendre en compte en même temps la question de la protection de l’environnement et celle de la rentabilité des exploitations agricoles ? Comment ne pas opposer fin du monde et fins de mois ?

Cette expression a été popularisée pendant la période 2018-2019 durant laquelle on a pu assister en France et en Belgique à une vague de mouvements populaires dénonçant et luttant contre la précarité (mouvement des gilets jaunes) et contre l’inaction face au changement climatique (marches pour le climat) montrant la préoccupation croissante de l’opinion publique pour ces différents enjeux, à la fois si différents et si intrinsèquement liés. Cette difficulté à mettre en œuvre des actions qui répondent à la fois à des défis de court et de long terme, de nature technique et sociale, et qui prennent en compte les besoins de tou·te·s les acteurs·trices, est récurrente. Si l’inclusion est un principe fondateur de l’action d’Eclosio, sa mise en pratique n’est pas toujours facile dans ses différentes zones d’action.

Le défi de l’inclusivité dans nos projets de coopération au développement

Alors que la majorité de nos projets de coopération se proposent d’avoir un impact positif sur les populations les plus vulnérables, nous constations parfois que les actions d’appui à la transition agroécologique excluent de fait les producteurs·trices les plus pauvres de nos zones d’action. En effet, s’engager dans la transition agroécologique signifie presque toujours prendre certains risques, ce que tout le monde n’a pas la capacité de faire.

Changer ses pratiques agricoles signifie en effet pour les producteurs·trices engagé·es dans les projets d’investir du temps ou des ressources pour apprendre de nouvelles pratiques, tester de nouveaux intrants qu’il faut se procurer (engrais organiques, semences, biopesticides), ou installer une clôture solide pour protéger les jeunes arbres fraichement plantés de l’appétit vorace du bétail errant. Même si les projets sont justement là pour appuyer ces changements, il est rare qu’ils soient en capacité de couvrir la totalité des dépenses occasionnées, le solde restant à charge des producteurs·trices. Cette contribution demandée aux producteurs-trices représente généralement un gage de leur motivation à s’engager mais devient alors aussi un obstacle pour les plus démunis pour bénéficier de l’appui du projet, quand bien même il·elle serait motivé·e pour le faire.

Le risque réside également dans les résultats incertains de ces nouvelles pratiques pour celles et ceux qui les testent pour la première fois. Les producteurs·trices doivent alors assumer la crainte que le rendement escompté ne soit pas au rendez-vous. Là encore, ce sont les familles les plus pauvres qui auront le plus de mal à prendre ce risque et à se lancer dans un changement de pratique pour ne pas mettre en péril la survie de la famille.

La transition agroécologique ne serait donc-t-elle pas accessible à toutes et tous ? Au nord comme au Sud les producteurs·trices font face à de sérieuses difficultés et se trouvent souvent parmi les classes les plus pauvres de la population. La transition vers une agriculture durable, si elle peut représenter parfois de nouvelles opportunités, et pourtant souvent perçue avec son lot de contraintes supplémentaires aux nombreux problèmes déjà rencontrés par les producteurs·trices Le changement de modèle agricole demande donc un appui important pendant la phase de transition durant laquelle les difficultés immédiates inhérentes au changement sont plus importantes que les bénéfices qui se manifestent à plus long terme. Cette phase est donc particulièrement importante à soutenir pour qu’un plus grand nombre aie la possibilité de se lancer.

Des projets d’appui à l’agroécologie face aux inégalités structurelles

D’autres obstacles à la transition trouvent leurs racines dans des inégalités plus structurelles. C’est le cas par exemple des femmes dont l’accès à la terre est souvent plus difficile que pour les hommes. L’engagement dans une transition agroécologique se traduit par des actions comme l’amélioration progressive de la fertilité des sols via leur restauration ou la plantation d’espèces pérennes qui prendront plusieurs années. De telles actions ne sont possibles que si l’on dispose d’un accès sécurisé à la terre, qui permette de se projeter sur son utilisation pendant une longue durée. Certaines normes sociales liées au patriarcat sont à l’origine de ces difficultés d’accès des femmes à la terre, mais aussi aux financements, moyens de production, aux ressources naturelles, aux formations… Ce contexte structurellement excluant pour les femmes, rend plus difficile leur participation aux projets d’appui à la transition agroécologique si ceux-ci ne trouvent pas un moyen de prendre en compte ces aspects.

D’autres facteurs structurels s’avèrent être également des obstacles importants à l’agroécologie comme les règles internationales de libre commerce qui défavorisent les producteurs·trices de petite échelle ou encore les politiques de développement agricole souvent encore favorables à une agriculture conventionnelle (subvention d’intrants chimiques, conseil agricole non adapté aux principes de l’agroécologie) qui de fait défavorisent les producteurs·trices qui tenteraient de sortir de ce modèle.

Accompagner les transitions sans renforcer les inégalités

Certaines approches d’accompagnement de la transition agroécologique au niveau villageois se basent sur des producteurs·trices relais ou des fermes modèles qui, appuyé·es par le projet, auront la charge de tester des pratiques et en démontrer et diffuser les bienfaits auprès de leurs pairs. Si cette approche de diffusion d’expériences par les pairs est intéressante et par sa nature horizontale, propice à une inclusion de toutes et tous dans la diffusion des pratiques, elle contribue cependant à favoriser des producteurs·trices déjà en position de privilégié·es au sein de leurs communautés. En effet, les personnes qui se portent volontaires pour devenir un·e paysan·ne-relais, majoritairement des hommes par ailleurs dans nos projets, sont souvent celles et ceux qui ont soit une position de pouvoir dans le village ou celles et ceux qui disposent d’un plus grand capital, leur permettant la possibilité de se dédier à ces tâches d’expérimentation et diffusion. Une étude menée avec Eclosio dans le cadre d’un mémoire de Master2 en 2019 a permis de mettre en évidence de phénomène au Cambodge.

Plusieurs pistes doivent donc être privilégiées pour tenter d’éviter de renforcer des inégalités existantes, selon le principe « do not harm » (en français : « ne pas porter préjudice »). Il semble par exemple intéressant de privilégier les approches permettant simultanément de développer des pratiques agricoles qui contribuent à protéger l’environnement et ce, tout en favorisant le développement d’opportunités économiques et émancipatrices. Ainsi, plusieurs innovations techniques se prêtent à développer l’entreprenariat de jeunes et de groupements de femmes, dans une perspective d’autonomisation.

Par ailleurs, des méthodes d’accompagnement du changement à une échelle collective, associant la communauté ou favorisant les échanges pour un partage du risque et de l’investissement par les communautés, permettent de garder un certain contrôle social sur les éventuels accaparements de bénéfices du projet, et favorisent aussi un partage des apprentissages. La dynamique collective de ces approches peut en effet avoir des effets stimulants sur le changement, les producteurs·trices pouvant s’engager plus durablement dans une transition agroécologique s’ils·elles se sentent partie prenante d’un mouvement collectif plutôt que pionnier isolé. Ainsi, une prise en compte des aspects psycho-sociaux des communautés permet d’utiliser plus efficacement différentes portes d’entrées du changement pour impulser la transition agroécologique comme le montre une étude basée sur les théories de Kurt Lewin (Faulx et al, 20193).

Enfin, une part importante des projets peut être réservée aux actions de plaidoyer, qui, basées sur les expériences de terrain menées avec les communautés paysannes, doivent s’atteler à montrer les résultats obtenus par les acteurs·trices de terrain et tenter d’impliquer les sphères de pouvoir dans une  réflexion sur les enjeux de la transition : recherche scientifique pour les accompagner, conseil agricole adapté, subventions de l’état favorables aux modèles agroécologiques ou encore utilisation des opportunités entrepreneuriales de l’agroécologie comme moyens d’insertion sociale…

Pas de transition inclusive sans cohérence des politiques

Une approche inclusive basée sur les droits de la transition agroécologique nous amène à prendre en compte plusieurs aspects sociaux du changement. La question de savoir qui assume et qui devrait assumer la prise de risque liée à la transition est cruciale : les plus vulnérables ne peuvent être les seul·es à en porter l’effort, mais doivent également pouvoir bénéficier des apprentissages obtenus par celles et ceux ayant eu l’opportunité d’être appuyé·es pour initier la transition. C’est donc autant la question du partage collectif des apprentissages que celle du financement des surcouts liés à la transition qui doivent être accompagnées et prises en charge par les projets ou par les pouvoirs publics.

Les obstacles structurels comme le patriarcat, les accords de libre-échange et le néocolonialisme doivent être pris en compte dans une vision systémique des enjeux, ce qui implique d’améliorer la cohérence des politiques comme le réclame la Coalition contre la faim4, c’est-à-dire comme un facteur déterminant pour atteindre les objectifs du développement durable5.

 


Illustration :

Diagnostic villageois au moyen d’une maquette interactive lors du projet GIRACC au Bénin. La participation de toute la communauté dès l’étape initiale des projets est primordiale pour un bon partage des bénéfices du projet. Même si seul un nombre réduit de paysans pilotes prendra le risque de tester de nouvelles pratiques, l’apprentissage qui en ressortira pourra bénéficier à l’ensemble de la communauté.

Diagnostic villageois au moyen d’une maquette interactive lors du projet GIRACC au Bénin. La participation de toute la communauté dès l’étape initiale des projets est primordiale pour un bon partage des bénéfices du projet. Même si seul un nombre réduit de paysans pilotes prendra le risque de tester de nouvelles pratiques, l’apprentissage qui en ressortira pourra bénéficier à l’ensemble de la communauté.

 


Notes :

¹ HLPE. 2019. Approches agroécologiques et autres approches novatrices pour une agriculture et des systèmes alimentaires durables propres à améliorer la sécurité alimentaire et la nutrition. Un rapport du Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition. 17 juillet 2019, Rome.
https://www.fao.org/fileadmin/templates/cfs/HLPE/reports/HLPE_Report_14_FR.pdf

² Sarah Essaid, 2019. Le « discours » des droits promu par les ONG internationales dans la lutte contre la pauvreté, à l’épreuve du terrain : étude de cas auprès des agriculteurs en transition de la province de Takeo (Cambodge). Mémoire présenté en vue de l’obtention du grade de master en Science de la population et du développement de l’ULB.

3 Faulx et al., 2019 ; Mettre en œuvre des actions de formation et de changement : une relecture contemporaine de Kurt Lewin dans le contexte de l’agroécologie ; disponible sur : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-internationaux-de-psychologie-sociale-2019-1-page-25.htm

4 CCF, 2023. Cohérence des politiques pour systèmes alimentaires durables. Note de référence de la Coalition contre la Faim. https://www.coalitioncontrelafaim.be/ccf/publications/coherence-des-politiques-pour-systemes-alimentaires-durables/

5 Selon la FAO, l’agroécologie est une réponse clé pour guider la transformation durable de nos systèmes alimentaires, et peut contribuer à l’atteinte de 15 des 17 Objectifs de Développement Durable (ODD). https://www.fao.org/agroecology/overview/agroecology-and-the-sustainable-development-goals/fr/

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques