La gestion des déchets électronique : un nouvel enjeu Nord-Sud ?

publié par UniverSud en Janvier 2017

Alors que les appareils de télécommunication et autres équipements électriques et électroniques se répandent partout, des grandes mégalopoles aux petits villages isolés, la question de leur fin de vie se déploie au travers des relations Nord-Sud. Lors de la conférence : La gestion des déchets électronique : un nouvel enjeu Nord-Sud ?  dans le cadre de la campagne Campus Plein Sud, cinq intervenants ont apporté un éclairage sur cette thématique: Yvan Schulz, chercheur à l’institut d’Ethnologie de l’Université de Neuchâtel (Suisse) qui étudie la gestion des déchets en Chine ; Eric Pirard, directeur du département de Génie Minéral, Matériaux et Environnement (GeMME) à l’Université de Liège et fondateur de l’ONG Ingénieurs Sans Frontière ;  Serge Kimbel, fondateur de MORPHOSIS[1] (France) ; Niels Hazekamp, manager de la fondation Closing the Loop[2] (pays Bas) et enfin Isabelle Servant, responsable de la communication chez WorldLoop[3] (Belgique). La discussion a été animée par Fanny Lambert, Doctorante au GeMME-FAS à l’Université de Liège.

Un déchet électronique, qu’est-ce que c’est ?

Par définition, le déchet est ce qui n’a plus de valeur, ou tout du moins plus de valeur fonctionnelle car il garde la valeur résiduelle des matières qui le compose. En matière de déchets électroniques, on parle des DEEE, dits D3E, les Déchets Electriques Et Electroniques. L’expression concerne tous les équipements qui fonctionnent à l’électricité. Il en existe plusieurs catégories : les gros et les petits appareils ménagers, le matériel informatique et de télécommunication, les outils électriques et électroniques,…

D’entrée de jeu, Yvan Schulz nous fait percevoir le caractère contextuel et relatif de la définition du déchet. En effet, la valeur dépend du lieu et du moment dans l’histoire où l’objet se trouve ainsi que de la personne qui le regarde. Certains verront dans un appareil cassé un déchet alors que d’autres y verront une source de revenu : un objet à reconditionner ou à recycler, pour en retirer des matières plus ou moins précieuses. Il existe ainsi une similitude de vocabulaire entre la mine et le recyclage : il s’agit de gisements à exploiter, des richesses à capter sans générer de perte, si bien que l’on qualifie les DEEE  de mines urbaines.

La collecte et le recyclage au Nord, comment cela fonctionne ?

Avant de pouvoir recycler, il s’agit de collecter les DEEE, récupérer les appareils dispersés chez les particuliers représente en soi un fameux défi. En Belgique, le système Recupel est d’application. Sur chaque appareil électrique ou électronique acheté, il existe une écotaxe qui va de quelques centimes à deux ou trois euros, nous explique Serge Kimbel. Cette écotaxe est gérée par des éco-organismes ayant pour vocation d’organiser la collecte, l’attribution des marchés de collecte et l’attribution des tonnages aux recycleurs et ce, en fonction des catégories d’appareil. Ces éco-organismes gèrent la collecte via des déchèteries et des magasins d’électroménagers, ces derniers ayant une obligation de reprise. A côté de ces éco-organismes, nous retrouvons également des organismes d’économie sociale et solidaire dont le rôle est la collecte de façon un peu alternative : ils peuvent par exemple proposer de venir chercher les appareils, ils ont des objectifs de réparation et de reconditionnement avant de vouloir recycler ou encore ils créent des emplois pour un public précarisé.

Quant au recyclage, il nécessite plusieurs étapes. Si l’on prend l’exemple du GSM, il d’agit d’abord de le démanteler soit de manière mécanique, soit manuellement pour obtenir la carte mère où se trouve l’essentiel des métaux, toujours selon Serge Kimbel. La carte subit ensuite un traitement thermique afin d’éliminer les matières organiques et atteindre les parties métalliques. Les métaux sont amalgamés par fusion dans une matrice en cuivre. S’en suit un traitement électrochimique qui sépare l’or puis le palladium, le platine et l’argent. Enfin, l’opération se termine par une étape d’affinage pour purifier le métal. Les métaux ferreux repartent dans les filières sidérurgiques classiques –  Arcelor Mittal est l’un des plus gros recycleur de métaux de la planète.

En ce qui concerne les plastiques, un tri est réalisé à l’infrarouge pour déterminer la typologie de plastique. La grande difficulté avec le plastique présent dans les déchets DEEE réside dans le fait qu’il en existe une large variété utilisant des retardateurs de flamme, qui le rendent difficilement recyclable. Une fois trié, le plastique est transformé en granulés, refondu, il passe dans des vis sans fin afin d’être extrudé[4] et enfin il est filtré pour en faire de nouveaux éléments.

Une dizaine de matériaux peuvent ainsi être recyclés. Ce sont les métaux précieux qui permettent l’équilibre financier de l’opération de recyclage. Pour certains appareils, en fonction du court des matières, on peut passer d’une économie positive à une économie négative. Ivan Schulz raconte ainsi qu’en Chine, les petits commerçants qui font du business autour du cuivre peuvent fermer du jour au lendemain si le court de celui-ci passe sous un certain seuil, ou encore, toujours selon Ivan Schulz, l’acier très recherché un jour est délaissé quelques mois plus tard car le prix n’est plus intéressant.

Des pratiques à améliorer

Fondamentalement, les appareils électriques et électroniques aujourd’hui sont loin d’être aussi recyclables qu’ils pourraient l’être, nous dit Eric Pirard. Pourtant afin de favoriser le recyclage, il existe au niveau européen une loi sur la responsabilité élargie du producteur. Cette loi vise à responsabiliser l’entreprise par rapport au recyclage des produits qu’elle met sur le marché en internalisant les coûts liés au recyclage : c’est à elle à la financer. L’objectif est d’amener le producteur à concevoir ses appareils de la manière la plus écologique possible soit par les matériaux utilisés soit par les possibilités de démantèlement. Il y a en effet énormément à faire au niveau de la conception et du design des produits pour pouvoir recycler tous les matériaux. Un exemple criant est celui des batteries qui sont celées dans les appareils, alors que les rendre séparables permettrait de développer une filière de recyclage du cobalt, du lithium. Malheureusement, selon Yvan Schulz, cette loi sur la responsabilité élargie des producteurs est un échec : les conceptions n’ont changé que de façon très marginale.

Une autre piste pour intégrer la problématique du recyclage dès la conception serait de développer une économie de la fonctionnalité. Le consommateur ne serait plus propriétaire de l’objet mais il paierait pour le service que l’objet lui rend : il ne serait plus propriétaire de l’ampoule mais paierait une petite somme pour l’éclairage à une société propriétaire de l’ampoule qui la mettrait à disposition. Cette société propriétaire aurait alors tout intérêt à ce que l’appareil dure le plus longtemps possible. Deux risques cependant à ce modèle : d’une part le risque que les usagers ne puissent plus réparer les objets eux-mêmes, comme dans les cas des ordinateurs que l’on ne peut pas ouvrir. D’autre part, si l’appareil ne change pas de propriétaire, les valeurs qu’il contient ne change pas non plus de main, or, comme nous allons le voir, la collecte de déchet permet dans une certaine mesure une redistribution de richesse.

 

Recyclage des déchets, une complémentarité Nord-Sud ?

Si les flux de déchets électriques et électroniques qui rentrent dans la catégorie des substances jugées toxiques du Nord vers le Sud[5], sont une réalité, il ne faudrait cependant pas tomber dans un discours simpliste où le riche Nord utiliserait le pauvre Sud comme poubelle. D’abord, il existe très peu de données sur la question et les études faites sur le sujet montrent que les flux sont principalement intrarégionaux plutôt qu’interrégionaux. Notons que, comme le souligne Yvan Schulz, la notion même de Nord et de Sud connait actuellement d’importantes limites conceptuelles. En effet, les réalités sont totalement différentes entre un petit village du Mozambique éloigné de toutes centrales de recyclage et une mégalopole chinoise qui non seulement possède ses centrales mais dispose aussi d’un important parc industriel drainant vers lui les matières recyclées.

En matière de déchets électroniques, il est plus souvent question de business entre partenaires selon un principe nommé le « best of two world ». En effet, nous l’avons vu, les procédés de recyclages de déchets électroniques demandent une technologie importante qui n’est pas disponible dans les pays du Sud, si bien que des GSM collectés et parfois démantelés au Sud sont ensuite envoyés au Nord pour être traités. C’est ainsi que travaille MORPHOSIS, Closing the Loop et de WorldLoop.

Ainsi WorldLoop soutient des entrepreneurs locaux afin de mettre sur pied des entreprises de collecte, de démantèlement, de réparation, de reconditionnement voir de recyclage en apportant une aide financière et des formations. Dans ses projets, l’association insiste auprès de ses partenaires pour qu’ils ne prennent pas seulement ce qui les intéresse mais le déchet dans son ensemble quitte à renvoyer ce qui ne les intéresse pas en Europe afin que cela soit recyclé. Closing the Loop, lui, organise une collecte de téléphone au Ghana puis les rapatrie en Belgique pour le faire recycler. Quant à MORPHOSIS, ils ont mis en place, en partenariat avec la société Orange et Emmaüs international, des systèmes de collecte auprès des réparateurs de GSM au Niger, au Mali, en Côte d’Ivoire, à Madagascar, au Kenya et au Chili. MORPHOSIS rachète les cartes mères des GSM qui ne peuvent plus être réparés pour les recycler en Europe. Ces projets créent une source de revenus pour les collecteurs.

Si dans le contexte actuel, le best of two world est une solution pragmatique, sans doute la plus efficace en matière de recyclage et de dépollution, on peut cependant se poser la question : ne s’agit-il pas d’une nouvelle captation des richesses, celles contenues dans les DEEE, du Sud vers le Nord ? Ne faudrait-il pas, à long terme, développer le transfert les technologies de recyclage de Nord vers le Sud ? Aujourd’hui, entre autre parce que la main d’œuvre y est « meilleure marché », on développe les ateliers de démantèlement au Sud et les collecteurs préfèrent vendre les cartes mères en Chine et au Ghana. Ces derniers pays peuvent en effet proposer un meilleur prix de rachat car ils ont peu/pas de coût lié aux contraintes environnementales en matière de traitement des déchets : les gaz et les bains sont rejetés dans la nature. Comme dans beaucoup de secteurs, il y a un long chemin d’harmonisation des normes sociales et environnementales à réaliser au niveau mondial.

Et moi dans tout ca ? Que puis-je faire en tant que citoyen, en tant qu’étudiant ?

Pour améliorer le recyclage et la dépollution liée au DEEE, les pistes d’action ne manquent pas. Il y a bien sur tout ce qui relève de la consommation responsable : se renseigner sur les méthodes de production, choisir des objets solides et si possible « Faire Trade », réparer tant que possible et quand ca ne l’est pas, recycler, faire pression sur les compagnies pour qu’elles utilisent des modes de production durables, résister aux sirènes de la société de consommation qui nous poussent à acquérir les appareils dernier cri.

Au-delà de la consommation responsable, les différents intervenants invitent les étudiants à faire profiter leur organisme respectif de leurs connaissances et de leurs compétences. Ainsi Isabelle Servant évoque la possibilité pour les étudiants d’intervenir dans le champ de leurs compétences dans les formations de WorldLoop dans le cadre de leur stage de fin d’étude. Serge Kimbel souligne que de nombreux volontaire vont travailler dans les associations mises en place par Emmaüs. Ces associations ont besoin d’un large champ de compétences : non seulement  dans les domaines techniques et environnementaux mais aussi des compétences de formation, des compétences économiques, de management ou simplement de la créativité et de la bonne volonté. Les étudiants y sont les bienvenus. Quand à la recherche à proprement parlé, Eric Pirard souligne la nécessité d’étudier la réparabilité dans la conception des produits micro-électronique.

De façon plus large, comme le fait remarquer Eric Pirard, c’est notre interrogation face à la mise en décharge des déchets décuplés par des modes de consommation effrénés qui a été l’incitant principal au recyclage et qui a amené la collectivité à s’organiser pour collecter les déchets. La meilleure gestion d’un déchet est encore de le rendre inexistant, c’est en prenant conscience de cela et en freinant la consommation en augmentant un maximum la durée de vie des appareils, qu’on atteindra les systèmes de dépollution les plus efficaces. Dans cette optique, tout le modèle économique de production et de consommation serait à repenser en ce sens.

Claire Wiliquet

UniverSud

 

 

 

[1] https://www.MORPHOSIS.fr/page/accueil.html

[2] http://www.closingtheloop.eu/

[3] http://worldloop.org/

 

[4] La vis pousse le plastique fondu à travers une fillière

 

Les dimensions de la démocratie

publié par UniverSud en Janvier 2017

La situation de la démocratie dans le monde est difficile à évaluer. Sur le plan factuel, on peut penser que la démocratie recule  plutôt : non seulement les régimes de nature dictatoriale sont légions mais en outre, dans les régimes démocratiques, le désaveu des pouvoirs institués ne cesse de croître. En même, temps, il est frappant de constater que la « démocratie » comme idéal normatif, en tous les cas, pour le moment, n’a plus guère de véritable concurrent idéologique dans le monde. La quasi-totalité du personnel politique mondial se réclame de la démocratie : de François Hollande à Donald Trump, d’Alexis Tsipras à Poutine, de Paul Kagame au Rwanda à Nursultan Nazarbaïev au Kazakhstan, pratiquement tous les dirigeants politiques du monde prétendent agir « au nom de la démocratie ».

Il devient alors logique de se demander quel contenu peut encore avoir un terme qui permet de légitimer les situations et les pratiques les plus opposées. On peut tenter de clarifier un minimum les choses en décomposant le concept en différentes dimensions. On a choisi d’en isoler six, qui nous paraissent centrales. Même très schématique, ce travail de clarification nous aide à savoir ce qui nous importe vraiment dans la démocratie et à cesser d’utiliser le mot comme une sorte de « mantra ».

 

La dimension libérale de la démocratie : les droits de l’homme et les libertés fondamentales.

Dans nos sociétés, le respect des libertés fondamentales est souvent perçu comme la définition même de la démocratie. Ainsi, l’expression « nous sommes en démocratie » pointe souvent vers les limites de ce que l’autorité politique a le droit d’imposer ou d’interdire. Les pouvoirs politiques, même élus, n’ont pas tous les droits. Ils ne peuvent limiter excessivement les libertés individuelles des citoyens. En clair, la dimension libérale de la démocratie est celle qui protège les minorités (et les citoyens individuels en général) contre les excès d’une volonté politique majoritaire.

Les débats autour du port du foulard islamique par les musulmanes en sont un bon exemple : n’est-ce pas une liberté fondamentale de s’habiller comme on veut ? Ou bien la volonté majoritaire de voir restreindre cette liberté peut-elle s’imposer aux individus et dans ce cas, quels arguments sont acceptables et lesquels ne le sont pas ?

Même les libertés dont l’usage est le plus nécessaire à la vie, la liberté d’aller et venir, le droit à un procès équitable, le droit à l’intégrité physique peuvent être remis en cause pour des impératifs de sécurité dans des pays que nous jugeons « démocratiques » (songeons simplement à Guantanamo ou au « Patriot Act » aux Etats-Unis, à l’état d’urgence en France).

La protection d’un certain nombre de droits individuels est souvent considérée comme fondamentale dans les sociétés riches où nous vivons, même si ce n’est clairement qu’une des dimensions de la démocratie. A l’aune de ce critère, il n’existe pas de démocratie « idéale » mais seulement des degrés très variables d’une société à l’autre. Il reste utile de pouvoir opposer globalement les « démocraties » aux « dictatures » mais à condition de garder à l’esprit qu’il s’agit d’une simplification assez grossière.

 

La dimension représentative de la démocratie : l’alternance.

L’économiste allemand Joseph Schumpeter définissait, lui, la démocratie comme la « libre compétition des élites pour le pouvoir ».

La possibilité de « sortir » les gouvernants devenus impopulaires, sans pour cela avoir besoin de la violence, est certainement une dimension fondamentale d’un régime démocratique. Sans alternance, il n’y a pas de possibilité pour les gouvernés d’exprimer leurs aspirations ou leurs insatisfactions et cela suffit pour qu’on ne puisse plus parler de démocratie.

Mais cette définition reste elle aussi assez insatisfaisante. Comme l’a bien expliqué Bernard Manin, le régime représentatif donne aux gouvernés le pouvoir de sanctionner ceux qui l’ont déçu, ou qui ont trahi leur programme, mais il ne leur donne pas le pouvoir de promouvoir eux-mêmes un programme. Ils n’ont le choix qu’entre des personnes, pas entre des politiques. Le régime représentatif ne conçoit en effet pas le « mandat impératif » : on n’élit pas les mandataires « sous condition ». On ne peut non plus, sauf exception, les démettre en cours de mandat. Le véritable pouvoir des gouvernés s’exerce donc seulement ex post : ils ont le pouvoir de ne pas réélire les gouvernants sortants aux élections suivantes.

Ce pouvoir est important, mais il est aussi frustrant : après avoir « sorti les sortants », quelle garantie les gouvernés ont-ils de ne pas voir leur remplaçants se comporter de la même façon ? Ce paradoxe (le véritable pouvoir des électeurs est un pouvoir de sanction, pas un pouvoir de proposition) contribue sûrement au « désamour » à l’égard des gouvernants qui s’observe dans toutes les sociétés que nous considérons comme démocratiques. Le « carrousel » qui voit les gagnants d’une élection perdre presque chaque fois la suivante traduit cette frustration constante des gouvernés qui ont l’impression de toujours être « trahis ». Cela ne rend pas cette alternance moins indispensable, mais cela traduit bien le fait qu’elle ne constitue qu’une des dimensions de ce que nous entendons par « démocratie ».

 

La dimension collective de la démocratie : le choix social.

La dimension collective de la démocratie n’est pas celle à laquelle on pense spontanément dans notre culture profondément teintée d’individualisme. Elle est pourtant essentielle : elle est celle qui permet d’exprimer les aspirations d’un groupe ou d’un territoire.

Ainsi, la majorité des Wallons par exemple, pourraient souhaiter échanger un peu moins d’embouteillages contre un usage plus étendu des transports en commun, à condition que ceux-ci desservent mieux et plus souvent l’ensemble du territoire. Mais ce choix démocratique n’est absolument pas accessible aux individus pour l’automobiliste individuel, le réseau de transports est une donnée et il doit faire avec. C’est ensemble, seulement, que les utilisateurs des transports collectifs peuvent décider s’ils préfèrent moins d’automobile et plus de trains ou l’inverse. C’est ce qui amène quelqu’un comme Benjamin Barber à définir la démocratie essentiellement en termes de préférences collectives : « La souveraineté des Etats démocratiques n’est rien d’autre que la souveraineté des citoyens à même de faire des choix collectifs conscients régulant les conséquences involontaires de leurs comportements comme individus privés et comme consommateurs »[1].

On comprend bien pourquoi cette dimension de la démocratie est celle qui est la plus malmenée par la globalisation : pour prendre une décision collective de ce type-là, il faut pouvoir réguler l’ensemble des flux (de marchandises, de personnes, d’argent, d’informations…) Si la majorité des Wallons souhaitent que la Région favorise un mode de transport plutôt qu’un autre, ou qu’elle accorde un soutien privilégié à des productions locales, cette volonté s’opposera à de multiples clauses de libre concurrence, à l’échelle européenne ou en raison des traités internationaux, qui font que les Wallons n’ont plus que très partiellement la main sur les choix collectifs que la Wallonie peut faire en tant que communauté politique. Une grande partie de notre vie quotidienne dépend non de nos choix individuels mais de ces choix sociaux, ou si l’on veut des « préférences collectives » que l’ensemble des Wallons manifeste (quelle politique de santé, de transport, de mise à l’emploi, d’infrastructures, etc…).

Les politiques globales de dérégulation, en limitant (parfois en annihilant) les possibilités pour les collectivités territoriales (Etats, régions, communes…) d’exprimer des préférences collectives, est probablement la source majeure de frustrations liée au fonctionnement actuel des Etats démocratiques.

 

La dimension « agonistique » de la démocratie : le conflit et le débat.

L’expression « démocratie agonistique » souligne l’importance du conflit en démocratie. Le conflit constitue en soi une force créatrice, parce qu’il constitue une des manières « naturelles » pour les êtres humains d’entrer en contact et de se découvrir[2]. Il est consubstantiel à l’idée même de démocratie : « l’accord naturel des consciences », le consensus permanent ne peut exister que dans une forme de société totalitaire. La démocratie ne vise donc pas à « éradiquer » le conflit mais à établir un cadre pour le réguler sans recours à la violence.

Le débat public est probablement l’élément central de ce cadre : la qualité d’une démocratie dépend fondamentalement de la qualité du débat public qui s’y déroule. De ce point de vue, les sociétés contemporaines présentent un visage ambigu. D’une part l’élévation du niveau d’éducation et la multiplicité des sources d’information ont permis la constitution d’un débat public qui est localement de haute qualité. Il existe de multiples « niches » dans nos sociétés où des citoyens semi-experts débattent intelligemment de problèmes complexes, mais ces niches sont déconnectées les unes des autres et elles sont polluées par une masse d’informations parasites ou règnent la « com. » et le « buzz » (pour faire très simple) qui constituent comme une sorte de « bruit de fond » permanent.

Ce bruit de fond empêche le débat public de s’organiser autour d’alternatives globales politiquement structurantes. L’impression générales est celle d’une grande confusion, d’où émergent les positions protestataires, parfois progressistes, mais de plus en plus souvent réactionnaires (au sens étymologique d’un désir de retour à l’ordre ancien, la plupart du temps fantasmé).

Cette difficulté, dans nos sociétés, à transformer les protestations en propositions politiques est certainement l’une des sources de discrédit de l’institution démocratique en général.

 

La dimension populaire de la démocratie : la participation.

En raison de la dimension représentative de nos démocraties, lorsqu’un débat structuré existe et que les conditions d’un choix collectif informé se dégagent, le moment décisionnel appartient toujours aux représentants du peuple et jamais à la population elle-même. On est donc à l’opposé de la formulation d’Abraham Lincoln : « le pouvoir du peuple par le peuple, pour le peuple ». Dans une démocratie représentative, la population ne décide pas des solutions politiques à apporter à une question, elle ne peut que décider qui va décider.

Cette situation s’explique largement par ce qu’on pourrait appeler, sans aucun cynisme, la « peur du peuple ». La démocratie directe suscite la méfiance parce qu’elle favorise les solutions extrêmes et rend difficile les compromis, ce qui peut ouvrir la porte à la sortie pure et simple de la démocratie elle-même.

Il reste que la possibilité pour les populations de participer directement –dans des contextes à définir– au choix de la solution et non seulement à l’élection des décideurs, constitue certainement une des façons de redonner du crédit à la démocratie. Elle clarifie les options, met les populations devant leur responsabilité et surtout, leur redonne une forme de prise directe sur leur avenir, même si c’est dans des circonstances spécifiques. Le référendum d’initiative populaire, dans un cadre bien précis, mais avec vocation décisionnelle constitue sans doute un des remèdes à la « fatigue démocratique ».

 

La dimension affective de la démocratie : la solidarité.

Dans un aussi court texte, il est difficile d’aborder cet immense sujet qu’est la solidarité. Elle n’est généralement pas traitée comme une dimension de la démocratie et pourtant c’en est une : il est difficile de s’intéresser à la décision démocratique si on ne partage une forme de « sentiment de communauté » avec ses concitoyens.

On traite souvent la solidarité soit comme une forme de communauté d’intérêts, soit comme une forme de communauté affective et morale. Dans la première perspective, on pourrait dire que « nous devons ramer tous ensemble parce que nous sommes dans le même bateau et que nous mourrons tous si l’un d’entre nous veut passer son tour ». La seconde perspective s’exprime plutôt sur le mode de l’altruisme : « parce que j’aime mes compagnons je suis prêt à sauter du bateau si cela peut les aider à survivre ». On voudrait défendre ici que la solidarité ne peut se comprendre que dans l’articulation de ces deux dimensions.

Si on conçoit la solidarité exclusivement sur le plan de l’intérêt matériel commun, alors elle est très vulnérable à la logique de la défection individuelle (le passager clandestin) : si je sais qu’en « resquillant » pour mon ticket de bus, cela n’empêchera pas le bus de rouler, alors je suis très tenté de ne pas payer. Mais comme tous les passagers sont susceptibles de penser comme moi, alors en resquillant chacun dans notre coin, nous finirions par mettre la compagnie de bus en faillite.

Mais si on conçoit la solidarité exclusivement sur le plan du lien affectif avec les autres, alors il est très difficile de ne pas laisser parler les différences d’intérêt. Je dois avoir un lien affectif très fort (ou une conscience morale hyper-développée) pour aider quelqu’un avec qui je n’ai pas d’intérêt matériel commun. C’est pourquoi la solidarité est si difficile à l’égard de ceux dont je ne peux rien attendre en retour.

La définition proposée ici de la solidarité (impossible à justifier dans un cadre aussi court) a évidemment des implications : si on peut garder en ligne de mire l’idée, un jour, d’une forme mondiale de démocratie, à l’échelle d’une vie humaine, la démocratie ne peut s’incarner que dans des communautés politiques au sein de laquelle la solidarité est envisageable.

 

Conclusion : la démocratie et puis quoi ?

On a souhaité sortir ici des poncifs qui jalonnent souvent le discours sur la démocratie. Montrer qu’il s’agit d’une notion multidimensionnelle nous aide à mieux cerner pourquoi nous y tenons et jusqu’où nous y tenons. Cela nous invite aussi, lorsque nous vantons, « nos » démocraties à une forme de modestie lucide.

Marc Jacquemain

Chargé de cours à la faculté des sciences sociales de l’Ulg

 

[1] Barber, B. Djihad VS Mc Word, Paris, Desclée de Brouwer, 1996.

[2] Voir le passionnant petit classique de Lewis Coser : The Functions of social Conflict, Free Press, 1956

 

Après Paris et Marrakech, que reste-t-il à faire pour sauver le climat ?

publié par UniverSud en Janvier 2017

Le rôle des acteurs politiques, industriels et de la société civile dans la lutte contre le réchauffement climatique

L’action de la communauté internationale est-elle suffisante ?   

Après l’adoption de l’accord de Paris en décembre 2015 et son entrée en vigueur en novembre dernier, la COP22 de Marrakech a été « la COP de l’action ». L’objectif général de cette conférence était de mettre en œuvre l’accord qui fixe des objectifs mais qui ne précise pas les mécanismes pour les atteindre. Les différentes délégations réunies à Marrakech y ont souligné l’urgence d’agir pour maintenir l’élévation de la température en dessous de 1,5ºC par rapport aux niveaux préindustriels. Par ailleurs, elles ont mis en avant l’importance de la coopération internationale pour aider les pays les plus pauvres à lutter contre le changement climatique. C’est une avancée importante, mais elle ne doit pas nous faire oublier la réalité: le climat s’emballe. D’après les données de la NASA, l’année 2016 a battu le record de chaleur de 2015 et a été la plus chaude depuis le début des mesures en 1880[1]. Le réchauffement climatique est plus rapide que l’action politique menée pour le combattre. Malgré la mobilisation massive de la société civile, les déclarations d’intention des organisateurs des conférences et le consensus apparent de la classe politique pour freiner l’élévation de la température globale, les accords restent insuffisants. Pourquoi ?

 

Les « contributions déterminées au niveau national »

Le discours triomphaliste des institutions internationales est discrédité par le manque d’action effectif des gouvernements. L’article 2 de l’accord fixe des objectifs très ambitieux mais les Parties à la Convention (les gouvernements nationaux et les organisations régionales, comme l’Union Européenne) restent responsables, en dernier ressort, de la mise en place des politiques pour les atteindre. Chaque partie doit rendre ses « contributions déterminées au niveau national » pour prouver sa volonté de réduire les émissions de gaz à effet de serre[2]. Toutes les parties ne l’ont pas encore fait, mais ceci n’est pas ce qui nous empêche d’avancer. La préoccupation majeure des gouvernements actuels étant d’assurer la compétitivité et la croissance économique, la plupart des politiques environnementales sont concertées avec le monde de l’industrie et non pas avec les acteurs qui défendent la cause climatique.

 

 L’article 2 de l’accord de Paris fixe trois objectifs globaux dans la lutte contre le réchauffement climatique :

  1. a) Contenir l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et poursuivre l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels.
  2. b) Renforcer les capacités d’adaptation et promouvoir la résilience à ces changements et un développement à faible émission de gaz à effet de serre, d’une manière qui ne menace pas la production alimentaire.
  3. c) Rendre les flux financiers compatibles avec un profil d’évolution vers un développement à faible émission de gaz à effet de serre et résilient aux changements climatiques.

Il reconnait également que tous les pays n’ont pas la même capacité pour faire face au réchauffement climatique.

 

Le texte de l’accord est disponible sur : https://unfccc.int/files/meetings/paris_nov_2015/application/pdf/paris_agreement_french_.pdf

 

 

L’industrie, l’invité gênant des négociations internationales

Tout comme les gouvernements et les ONG, les multinationales sont aussi présentes aux négociations climatiques et elles y pèsent lourd. Même les grandes compagnies du pétrole, les entreprises les plus polluantes de la planète, se rendent aux conférences ainsi que les entreprises de l’énergie nucléaire, qui se revendiquent des acteurs du changement énergétique. Par le lobbying auprès des décideurs, qui se fait surtout avant les sommets climatiques, les grandes corporations essaient d’obtenir des accords qui n’aillent pas à l’encontre de leurs intérêts. À la différence des activités de pression des ONG, la manière d’agir de ces multinationales est extrêmement opaque : elle est rarement relayée par les médias et la plupart des contacts qu’elles entretiennent avec les décideurs ne sont jamais rendus publics. Les moyens dont elles disposent pour se faire entendre (par les politiciens) sont bien plus importants que ceux des ONG[3]. Dans les négociations climatiques, tous les acteurs n’ont pas le même poids. Le rapport de forces entre société civile, classe politique et industrie est très inégal. D’autant plus qu’un grand nombre de décideurs s’engagent dans le secteur privé dès que leur carrière publique est achevée, ce qui consolide les liens entre le monde politique et celui de l’entreprise. Dans le sens inverse, la récente élection du climato-sceptique Donald Trump à la tête du gouvernement américain est un bon exemple d’industriel qui passe dans la sphère politique. Le programme politique du président élu, qui établit comme priorités la croissance économique et le renforcement de la compétitivité des entreprises américaines, menace de mettre un terme aux compromis environnementaux acquis par le président Obama. Lors de la COP22, les différentes délégations et les représentants de la société civile ont exprimé leur opposition ferme aux paroles climato-sceptiques de Trump et ont rappelé que l’accord est juridiquement contraignant.

 

La société civile et la justice climatique

Parmi les effets néfastes du réchauffement climatique, les phénomènes climatiques extrêmes (sécheresse, inondation, tempête…) restent les plus visibles. Ils touchent souvent les régions les plus défavorisées du monde et entrainent dans certains cas des migrations massives de la population qui les subit. De nos jours, le nombre de réfugiés climatiques, bien que peu médiatisé, est en constante augmentation[4]. Tout comme la guerre ou la famine, la dégradation des conditions environnementales est un facteur qui pousse les personnes à quitter leurs maisons et à aller chercher une meilleure vie ailleurs. Malheureusement, dans plusieurs régions du monde, les populations n’ont pas les moyens de se déplacer quand les conditions environnementales deviennent insupportables et des personnes meurent lors de longues sécheresses, d’inondations ou d’ouragans sans pouvoir y échapper.

Ce sont les plus vulnérables qui subissent les pires conséquences du réchauffement planétaire. Cela doit changer. Les acteurs de la société civile, tout en étant moins puissants, sont le principal instrument de lutte contre ces inégalités. Au Nord comme au Sud, ils travaillent pour que la voix des plus faibles soit entendue. De plus en plus de chercheurs étudient les changements climatiques et les crises humanitaires qui en résultent, dont les migrations. C’est le cas de l’observatoire Hugo, lancé fin 2016 à l’ULg (voir encadré). De leur côté, les ONG encouragent la mobilisation citoyenne pour exiger plus de justice climatique auprès des décideurs. Nous l’avons vu à la veille de la COP21 à Paris, où des milliers de personnes sont descendues dans les rues pour réclamer des politiques plus responsables à l’égard des pays en développement. Dans les pays du Sud, les organisations de la société civile sont des acteurs cruciaux pour assurer le dialogue avec les pays développés. elles veillent à ce que ce ne soit pas les plus vulnérables qui fassent le plus d’efforts pour atteindre les objectifs de Paris. C’est bien une question de justice climatique.

 

 L’observatoire Hugo

En novembre dernier, l’Université de Liège a accueilli une série de conférences pour célébrer le lancement de l’observatoire Hugo, premier observatoire mondial consacré à l’étude des migrations humaines issues des changements climatiques. Ce nouveau centre de recherche, dont le nom rend hommage à Graeme Hugo –l’un des premiers chercheurs sur les migrations climatiques– vise à changer le regard des décideurs et des médias sur cette catastrophe si longtemps négligée.

 

 

La déclaration de Marrakech

Les manifestations pour plus de justice climatique ont été nombreuses lors de la COP22. Les représentants des mouvements sociaux, rassemblés à Marrakech, ont signé une déclaration[5] pour réaffirmer la détermination de la société civile à de défendre la justice climatique mais aussi pour dénoncer la présence des multinationales aux conférences internationales. Ils ont également exigé plus des dirigeants internationaux de ne pas se plier aux demandes des multinationales mais de défendre transformation ambitieuse des systèmes énergétiques d’ici 2050.

 

Chez-nous, quelles actions citoyennes pour faire face aux multinationales ?

Dénoncer les abus des multinationales auprès des institutions politiques est nécessaire, mais ne suffira pas à combler le manque de démocratie qui règne dans la prise de décisions. Pour qu’un grand changement se produise, nous devons changer nos choix de consommation. Des comportements individuels plus soucieux de l’environnement, du commerce équitable et de la justice sociale peuvent entrainer des améliorations importantes des systèmes de production et donc de l’économie mondiale.

 

De nombreuses coopératives et des petits commerces travaillent déjà pour faire face aux grandes entreprises, en offrant des services qui assurent un traitement plus juste aux producteurs et aux consommateurs ainsi qu’un plus grand respect de l’environnement. Ces coopératives sont également plus démocratiques que les entreprises traditionnelles dans la mesure où elles limite très fort la rentabilité pour l’actionnariat et réinvesstissent les bénéfices. Les déplacements en transport public, les achats dans des magasins de seconde main ou une meilleure gestion des déchets et de l’énergie peuvent également contribuer à produire un changement de société.[6]

 

 

La lutte continue

Aujourd’hui, l’objectif de maintenir la température globale en dessous de 1,5º ne semble pas faisable, compte tenu de l’état d’avancement du réchauffement climatique. Selon l’ONG Les Amis de la Terre, nous sommes entrés dans la « décennie zéro »[7], nous devons agir dès maintenant pour éviter que les conséquences du réchauffement climatique soient irréversibles et pour que les générations suivantes puissent profiter des mêmes conditions environnementales que nous. Nous, c’est toute la société, bien que tous les acteurs n’aient pas la même responsabilité ni les mêmes moyens. Les décideurs politiques et les entreprises doivent chercher des solutions qui permettent d’atteindre à court terme les objectifs accordés à Paris et à Marrakech. Ces solutions doivent veiller à la protection de l’environnement et de ceux qui souffrent à cause de nos excès. Par ailleurs, il est primordial que la question financière soit vite réglée afin que les pays les plus vulnérables puissent mener des politiques de croissance dans un cadre de développement durable. Enfin, la mobilisation de la société civile et l’action citoyenne restent aujourd’hui plus que jamais l’instrument le plus efficace pour combattre les injustices –sociales et climatiques– et assurer le bien-être des générations qui nous suivront.

 

 

 

 

 

 

 

COP22 à Marrakech © FADEL SENNA / AFP

 

Marche pour la justice climatique à Marrakech © FADEL SENNA / AFP

 

 

[1] NASA – global-climat : https://global-climat.com/tag/nasa/

[2] Plus de renseignements sur le site de la CCNUCC: http://unfccc.int/focus/indc_portal/items/8766.php

 

[3] Observatoire des Multinationales : http://multinationales.org/De-la-COP21-a-la-COP22-les-grandes-entreprises-continuent-a-peser-lourdement

Pour le lobbying à Bruxelles, consultez le site d’Alter-EU (en anglais) : https://www.alter-eu.org/

[4] La convention de Genève n’accorde pas le statut de réfugié aux personnes qui migrent pour des raisons climatiques et le terme « réfugié climatique » reste assez controversé. Plus de renseignements : http://www.humanite.fr/refugies-climatiques-la-crise-du-siecle-626101

 

[5] Texte de la déclaration disponible sur : http://thm.ma/actualite/declaration-de-marrakech-cop22/

[6] Le Voix Solidaires paru en novembre dernier parlait de plusieurs initiatives locales qui peuvent aider à produire des changements dans le système. Nous pouvons citer l’exemple de la Ceinture Aliment-terre liégeoise, qui vise à assurer que le 50% de la demande alimentaire liégeoise soit produite dans la région dans les prochaines années, ce qui contribue à la création d’emplois et à une meilleure qualité de la nourriture. http://www.universud.ulg.ac.be/wp-content/uploads/2016/11/VOSO-06-automne-2016.pdf

 

[7] La décennie zéro, document disponible en PDF sur le site des Amis de la Terre International : http://www.foei.org/wp-content/uploads/2016/11/17-FoEI-decade-zero-FR-lr.pdf

 

 

L’accès universel aux soins de santé

publié par UniverSud en Mars 2017

La Couverture Santé Universelle comme objectif global

L’accès à la santé et la protection sociale sont, à l’heure actuelle, des questions centrales dans l’agenda du développement. En effet, selon les estimations de l’OMS, au moins 400 millions de personnes n’ont pas accès à un ou à plusieurs services de santé essentiels et chaque année, environ 100 millions de personnes passent sous le seuil de pauvreté pour faire face à des dépenses liées aux soins de santé[1]. Or, en l’absence de mécanismes de protection sociale, pauvreté et maladie peuvent rapidement se transformer en cercle vicieux.
Les inégalités entre les différentes régions du monde sont frappantes. À titre d’exemple, le taux d’accouchements assistés par le personnel qualifié est de 99% en Europe alors qu’il n’atteint que le taux de 54% en Afrique en 2013[2]. Cependant, au sein d’une même région ou d’un même pays, de fortes disparités peuvent également être constatées, en fonction notamment du milieu de résidence (rural ou urbain) et du niveau socio-économique.
Le concept de Couverture Santé Universelle (CSU) tente de répondre à ces problèmes d’accès. De nombreux pays du Sud, soutenus par les institutions internationales et les pays partenaires, mettent en place des politiques publiques visant à atteindre cet objectif. La CSU a d’ailleurs été érigée en cible des Objectifs pour le Développement Durable (ODD), qui succèdent aux Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD).

La Couverture Santé Universelle, c’est quoi ?

La Couverture Santé Universelle vise à ce que « tous les individus aient accès aux services de santé dont ils ont besoin sans que cela n’entraîne pour les usagers de difficultés financières[3] ». Ce concept recouvre donc deux objectifs principaux, à savoir : (1) l’accès à des services de santé de qualité pour tous en fonction des besoins et (2) la protection contre le risque financier lié aux dépenses de santé.
Pour que l’accès aux soins de santé soit en fonction des besoins – plutôt que de la capacité à payer – et pour protéger les usagers contre les dépenses catastrophiques de santé, il est nécessaire de diminuer les paiements directs au point de service (appelés « out-of-pocket expenses » en anglais, ce qui illustre bien le fait que ces dépenses proviennent directement de la poche de l’usager). Les Etats doivent donc favoriser le prépaiement et la mise en commun des fonds, principes à la base de l’assurance maladie. En effet, mutualiser le risque financier sur l’ensemble de la population fonde la solidarité entre bien-portants et malades.
Ce principe de mise en commun des fonds peut être illustré sous forme d’un cube que chaque État doit « remplir » pour progresser vers la CSU. Ce cube comporte trois dimensions : Qui est couvert ? L’universalité suppose qu’à terme, l’ensemble de la population le soit. Quels services sont couverts ? Et dans quelle proportion des coûts ? Cela doit faire l’objet de choix en fonction du contexte national et des contraintes budgétaires, la couverture pouvant progressivement s’étendre à mesure que les ressources disponibles augmentent.

Au-delà des questions techniques, un enjeu politique

Ce cube permet donc d’appréhender plus facilement le concept théorique de CSU. Il occulte cependant le fait qu’au-delà des considérations techniques, la progression vers la CSU dépend de choix politiques qui peuvent faire l’objet de débats et de conflits. Comment financer la CSU ? Par qui ? Les contributions doivent-elles être fixes ou varier selon le niveau de revenu ? Quels services sont prioritaires ? Avec quels prestataires de soins ? Qui sera chargé de la gestion des fonds mis en commun ?
Ces différentes questions comportent de nombreux enjeux, la mise en place d’un système de Couverture Santé Universelle rassemblant une grande diversité d’acteurs aux intérêts souvent divergents. Pour reprendre un concept issu de la socio-anthropologie du développement, les politiques de Couverture Santé Universelle peuvent être considérées comme des « arènes », un « lieu de confrontations concrètes d’acteurs sociaux autour d’enjeux communs[4] ». La réussite – et la pérennité – d’une politique de Couverture Santé Universelle dépendra donc également du degré de consensus et d’adhésion des différentes parties prenantes. L’exemple des États-Unis est à ce propos révélateur, Donald Trump ayant promis d’abroger l’Affordable Care Act, mieux connu sous le nom d’« Obamacare », auquel les Républicains n’ont jamais adhéré.

Le défi de la CSU dans les pays du Sud : l’exemple du Sénégal

Au Sénégal, comme dans la plupart des pays d’Afrique, seule une minorité de travailleurs bénéficie d’une couverture contre le risque maladie, à travers la sécurité sociale des agents de l’État et les institutions de prévoyance maladie des entreprises privées. La majorité de la population, issue du « secteur informel » (agriculture, artisanat, petits commerces, etc.), n’a pas accès à ces mécanismes de protection sociale. C’est pour répondre à cette situation que le gouvernement sénégalais a lancé la politique de Couverture Maladie Universelle (CMU) en 2013. Elle repose principalement sur deux stratégies. Premièrement, les politiques d’exemption de paiement ont été étendues à de nouveaux publics, les enfants de 0 à 5 ans pouvant maintenant bénéficier gratuitement des soins aux côtés des plus de 60 ans. De plus, des mutuelles de santé à base communautaire sont créées ou réorganisées dans chaque commune et soutenues par l’État. Celui-ci subventionne les cotisations de leurs membres à 50% voire à 100% pour certains ménages vulnérables, identifiés comme « indigents ».
La mise en œuvre de cette politique de Couverture Maladie Universelle fait cependant face à de nombreux défis et certaines questions cruciales doivent encore être traitées. Le faible taux d’adhésion des populations au sein des mutuelles de santé, phénomène observé depuis la mise en place de telles initiatives dès le début des années 1990, est un des principaux défis à relever. Ainsi, l’Agence de la CMU réalise des campagnes de sensibilisation et appuie les mutuelles de santé pour que celles-ci se professionnalisent et suscitent davantage de confiance. Il est envisagé de rendre ce système d’assurance maladie obligatoire, mais l’exécution d’une telle mesure est problématique dans des pays où le secteur informel est majoritaire. De nouvelles sources de financement sont également examinées en vue de pérenniser le système, et la mise en place de mécanismes de solidarité entre les différents secteurs de l’économie et les différentes unions de mutuelles doit être débattue.

Et en Belgique ?

L’assurance maladie est obligatoire depuis 1944 en Belgique : toute personne doit être affiliée à une mutuelle, et ce système permet par exemple de ne payer qu’une partie du coût (« le ticket modérateur ») lorsque nous nous rendons chez le médecin. Ainsi, la Belgique est considérée comme un pays bénéficiant d’un bon système de protection sociale à l’échelle mondiale. Pourtant, une enquête de la Commission européenne en 2014 a révélé qu’environ 900.000 Belges évitent ou reportent, pour des raisons financières, une visite médicale dont ils auraient besoin[5]. La Couverture Santé Universelle n’est donc pas un acquis. La CSU a même été décrite par certains auteurs comme une « quête sans fin » : les problèmes de santé changent (avec notamment une plus grande importance des maladies non transmissibles), la population vieillit et de nouvelles technologies de santé, souvent plus couteuses, voient le jour[6]. Ces changements provoquent évidemment de nouveaux débats et enjeux.
Suite à la crise de 2008 et dans le cadre des politiques néolibérales et d’austérité, les dépenses de protection sociale ont régulièrement été considérées comme des coûts qui nuisent à la compétitivité plutôt que comme des investissements (en témoigne la fréquente utilisation de l’expression « coût du travail »). C’est dans ce contexte que des associations belges, chapeauté par le CNCD 11.11.11 ont mené la campagne « Protection Sociale pour Tous » qui rappelle que celle-ci est « avant tout un droit humain », reconnue comme « un puissant levier de développement, de solidarité et de lutte contre les inégalités »[7]. Elles invitent ainsi les décideurs politiques, mais également la population, à défendre une protection sociale universelle et à soutenir les pays partenaires qui se lancent sur cette voie.

 

Céline DEVILLE
Doctorante – ARC « Effi-Santé »
Faculté des Sciences Sociales

 

[1] http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs395/fr/

[2] http://apps.who.int/gho/data/view.main.1610

[3] http://www.who.int/features/qa/universal_health_coverage/fr/

[4] OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, 2003, « L’enquête socio-anthropologique de terrain : synthèse méthodologique et recommandations à usage des étudiants », LASDEL, Etudes et travaux n°13.

[5] http://www.rtbf.be/info/belgique/detail_900-000-belges-ne-peuvent-pas-se-payer-une-visite-chez-le-docteur?id=8329244

[6] Tangcharoensathien  Viroj, Evans David, Marten Robert (2013), “Universal Health Coverage: Setting Global and National Agendas”, Global Health Governance, Volume VI, No. 2. (Summer 2013)

[7] CNCD-11.11.11, 2015, « Protection sociale pour tous. Dossier de campagne 2015-2016 ».

De l’or équitable pour redorer vos bijoux !

publié par UniverSud en Mars 2017

Fraîchement diplômé de l’Université de Liège, j’ai pris la décision de suivre un chemin plutôt atypique. Pas de longues séances avec un conseiller FOREM ou le traditionnel parcours du combattant pour trouver le premier emploi. Après deux années de réflexion, j’ai décidé de me lancer dans un projet un peu fou : commercialiser de l’or équitable.

L’activité minière artisanale de nos jours

À l’heure actuelle, 90% de la production d’or est le fruit du travail d’entreprises industrielles. La production minière artisanale ne représente donc que 10% de la production mondiale. Cependant, c’est ce type d’activité qui engage la plus grande quantité de main d’œuvre. En effet, on estime que 100 millions de personnes à travers le monde dépendent directement ou indirectement de l’activité minière artisanale.

Ce secteur économique se caractérise par une grande opacité. Très majoritairement situé dans les pays en voie de développement, les pouvoirs publics en ont généralement peu de contrôle. On voit donc se former des communautés plus ou moins grandes de mineurs artisanaux qui travaillent de façon illégale, soit aux abords des rivières, soit dans des galeries qu’ils creusent de manière aléatoire dans les gisements aurifères.

Cette situation est terriblement problématique étant donné que ces personnes vivent en dehors de la loi. Fuyant les autorités, elles installent leurs campements dans des zones difficilement accessibles et totalement dépourvues de services de base tels que l’accès aux centres de santé, à l’eau courante ou aux écoles.

Ces rudes conditions de travail provoquent de nombreux problèmes sociaux et éthiques dénoncés par diverses ONG et autres organismes internationaux, par exemple, l’emploi d’enfants ou encore le non-respect des normes de sécurité élémentaires. Il est impossible de chiffrer le nombre d’accidents et de décès causés par les effondrements de galeries ou par la mauvaise gestion de composants chimiques.

En outre, des chaînes d’approvisionnement alternatives pour faire parvenir cet or sur le marché mondial se sont mises en place. Celles-ci font intervenir de nombreux intermédiaires qui laissent aux petits mineurs une faible participation dans les bénéfices. En effet, les acheteurs soumettent les petits producteurs à de lourdes pénalités pour les impuretés contenues dans leurs paillettes ou leurs pépites d’or. Le taux d’impuretés étant négocié individuellement entre l’acheteur et le producteur, il n’y a qu’une très faible marge de négociation pour les artisans mineurs qui dépendent de la vente de leur or pour leur survie quotidienne. Dans certaines régions, les communautés sont soumises à l’emprise de mafias ou de groupes armés qui achètent l’or à des prix très faibles et s’en servent pour blanchir leur capitaux. Cette situation est parvenue jusqu’aux oreilles du parlement européen qui travaille sur divers projets de lois exigeant la traçabilité des minerais.

Il est néanmoins très compliqué de déterminer la provenance des minerais qui sont introduits sur le marché mondial. Les standards internationaux exigent que les lingots et pièces d’or vendus sur le marché soient de 24 carats. Autrement dit, le produit doit présenter une pureté minimun de 99,5%. Une telle qualité demande des technologies de raffinage complexes et couteuses. La majorité de ces raffineries se trouvent en Suisse et, depuis peu, à Dubaï. Etant donné que ces industries nécessitent de grandes quantités d’or pour fonctionner de manière optimale, on y retrouve un mélange d’or provenant des quatre coins du monde qui sera par la suite introduit en bourse et redistribué autour du globe, ce qui rend donc la traçabilité des minerais très complexe.

Pour noircir encore un peu plus le tableau, les procédés d’amalgamation de l’or ont de lourdes conséquences environnementales. En effet, les mineurs n’obtenant jamais de l’or pur, celui-ci est toujours mélangé avec d’autres minéraux desquels il faut le dissocier pour pouvoir le vendre. Dans l’activité minière artisanale, ce processus se fait généralement à l’aide de mercure. Ce composé chimique a la particularité de se mélanger avec l’or et de rejeter une grande partie des autres minéraux. Une fois le mélange réalisé, les résidus sont réintroduits dans la rivière par les mineurs, polluant l’eau sur de nombreux kilomètres en aval. De plus, le mélange d’or et de mercure ne peut pas être vendu en tant que tel, le mercure influant trop dans le poids du mélange. Les artisans utilisent donc des chalumeaux à gaz pour évaporer le mercure afin de le séparer de l’or. Ce procédé a pour conséquence de disperser du mercure dans l’air, ce qui cause de nombreuses maladies respiratoires pour les mineurs et leurs familles. Il pollue également le sol environnant étant donné qu’étant dispersé dans l’air, il retombe avec les pluies.

Pourquoi de l’or équitable ?

Le tableau que nous venons de dresser nous montre que des millions de personnes bien que « roulant littéralement sur l’or », survivent dans des conditions misérables. Cette situation est  d’autant plus injuste que le travail de ces mineurs sert principalement à engraisser des intermédiaires ou des groupes illégaux.

Dans ce contexte, le commerce équitable apparaît comme un levier pour permettre à ces communautés de mener une vie digne. Le « Trade for Development centre » défini ce type de commerce comme « un partenariat commercial, fondé sur le dialogue, la transparence et le respect, dont l’objectif est de parvenir à une plus grande équité dans le commerce mondial. Il contribue au développement durable en offrant de meilleures conditions commerciales et en garantissant les droits des producteurs et des travailleurs marginalisés, tout particulièrement au Sud. »[1]

Une des idées centrales de ce concept est qu’il faut rémunérer les producteurs locaux  par un prix juste. Autrement dit, il faut que leurs revenus leur permettent d’assurer leurs besoins fondamentaux (santé, éducation, logement, etc.) ainsi que ceux de leurs familles. Il doit également leur permettre de générer des marges supplémentaires afin qu’ils puissent financer l’amélioration de leur condition de vie et donc d’œuvrer pour le développement de leur communauté dans son ensemble. Pour permettre ce processus, il faut également assurer aux petits producteurs des prix de vente stables, qui ne soient pas soumis aux aléas du marché. En effet, une des contraintes majeures qui pèse sur les producteurs d’or est qu’ils ne peuvent pas planifier leur budget étant donné que celui-ci fluctue en fonction de la cotation de l’or établie par la bourse de Londres.

Le commerce équitable exige également le respect des normes fondamentales reconnues au niveau international. Parmi celles-ci, la convention universelle des droits de l’homme, les règles concernant le travail des enfants et les normes de sécurité adoptées dans le cadre de l’organisation internationale du travail. Ce type de commerce exige également le respect des législations nationales que ce soit en matière de droit social ou de droit environnemental. Cette exigence est particulièrement nécessaire dans le cadre de l’exploitation minière artisanale où les manquements au droit sont pratiques courantes.

Conséquence logique de tout ce processus, le commerce équitable permet aux communautés d’être reconnues légalement pour leur activité. Cette reconnaissance est une étape essentielle pour sortir de la marginalité et intégrer pleinement les réseaux de l’économie formelle.

L’activité minière demande des compétences scientifiques poussées pour l’extraction des minerais. Les mineurs sont très souvent dépourvus de ce type de formations et travaillent sans encadrement. Dans le cadre d’un projet de commerce équitable, il est nécessaire d’intégrer une dimension pédagogique et une dimension technologique. Une dimension pédagogique qui vise à fournir aux petits producteurs les capacités nécessaires pour pratiquer l’extraction d’une manière plus efficiente (savoir où creuser les galeries ou quel méandre de la rivière est plus susceptible d’être riche en paillettes d’or, par exemple). Une dimension technologique qui suppose l’apport de nouvelles technologies qui sont plus efficaces et qui limitent très fortement l’utilisation de composés chimiques.

« Trade not aid »[2]. La devise du commerce équitable traduit la volonté de modifier la configuration des échanges nord-sud. Elle préconise la mise en place de normes commerciales plus justes plutôt que l’envoi de l’aide au développement. Le commerce équitable est, par conséquent, la promotion d’un autre développement qui donnerait plus de place aux populations locales. À travers cette idée, l’impulsion d’un tel projet avec des communautés de producteurs d’or permettrait d’engranger des fonds suffisants pour permettre l’implémentation de projets de développement qui pourraient aider au bien-être de toute la communauté. Ce schéma, qui peut paraitre assez classique, se caractérise par le fait qu’on se détache de la philanthropie, qui est le moteur traditionnel du développement, pour entrer dans un processus d’autofinancement de celui-ci. Il permet donc d’inverser le processus et de placer le sort des populations locales entre leurs propres mains.

Des obstacles à surmonter

Produire de l’or de qualité n’est évidemment pas chose aisée. Bien que le procédé puisse sembler relativement simple de prime abord – aller chercher des pierres dans le sous-sol ou les rivières –  il demande beaucoup d’expertise technique dans les domaines de la géologie et de la métallurgie. Le fait de diminuer au maximum l’utilisation de composés chimiques constitue donc un exploit technique. En outre, il est extrêmement difficile de produire de l’or 24 carats équivalent à celui que les raffineurs suisses introduisent sur le marché. En effet, pour atteindre une telle pureté, il faut utiliser des techniques très coûteuses qui font intervenir de nombreux composants chimiques ainsi que l’électrolyse[3]. Un des défis de la démarche consiste donc à produire de l’or d’une qualité suffisante en assurant le respect des principes du commerce équitable et la traçabilité des minerais.

Une telle démarche repose également sur la participation des populations locales. En effet, il est très difficile d’obtenir la confiance des mineurs artisanaux et leur faire accepter des nouveaux modèles d’exploitation représente un véritable défi. L’exploitation minière artisanale est une activité vivrière qui se pratique de génération en génération selon des méthodes peu efficientes et très polluantes mais qui ont fait leurs preuves aux yeux des populations locales. Il faut donc un important travail en amont pour convaincre les producteurs de participer au projet que nous leur proposons. En outre, si le commerce équitable suppose forcément un lien plus direct entre le producteur et le consommateur, il faut être extrêmement prudents avec les intermédiaires classiques qui verront d’un très mauvais œil l’arrivée d’un concurrent qui a pour but de les éliminer de la chaîne.

 

L’or est un minerai précieux, qui s’inscrit dans la  durabilité. Cependant, rares sont ceux qui connaissent son marché. De fait, il est extrêmement difficile d’être reçu par une personne évoluant dans ce milieu. Cet hermétisme du monde des orfèvres peut s’expliquer par l’importance des enjeux liés à cette matière première et aux risques potentiels de dévoiler certains secrets. Il n’en demeure pas moins que l’accès à cet univers est une tâche ardue, même étant motivé par les meilleures intentions.

Les coûts de certification demandés par les deux principaux labels qui existent pour l’or constituent également un frein important pour un projet d’or équitable. A l’heure actuelle, deux organismes se positionnent par rapport à la labellisation d’or artisanal : FairTrade International et Alliance for Responsible Mining. Les exigences de ces deux labels sont tellement importantes et coûtent tellement cher qu’elles dissuadent nombre d’acteurs de participer à l’initiative[4]. Outre le fait qu’il faille payer les mineurs artisanaux un prix égal à 95% de la cotation de l’or établie par la bourse de Londres, les labels exigent que les acheteurs payent une prime supplémentaire proportionnelle à la quantité d’or achetée. De plus, les communautés doivent payer des entreprises d’audit externe pour certifier que les mineurs respectent les principes du commerce équitable. Cette exigence a l’avantage d’assurer des débouchés aux producteurs qui réussissent à obtenir la certification et d’être complètement transparents avec les consommateurs. Cependant, son coût dissuade de nombreux acteurs, principalement les plus petits, de participer à l’initiative.

Un combat à mener

Malgré les nombreuses barrières qui se dressent sur le chemin, le projet évolue de manière positive. Depuis le début, de nombreuses personnes et organisations ont apporté tout l’appui qu’elles pouvaient. De plus, j’ai été accepté comme « jeune entrepreneur » au VentureLab, l’incubateur d’entreprises pour les jeunes liégeois, ce qui me permet de bénéficier de l’expertise qui me manquait.

Après avoir été sur le terrain et avoir vu dans quelles conditions vivent les orpailleurs, je reste convaincu que le projet que je porte vaut la peine. Peu importe les difficultés qu’il faudra surmonter, il est nécessaire de faire quelque chose pour aider ces gens et leur permettre d’avoir une vie digne.

 

Vicente J. Balseca Hernandez

Diplômé du Master en Développement, ULg

Jeune entrepreneur du VentureLab – HEC Liège

[1] http://www.befair.be/fr/fair-trade/quest-ce-que-le-commerce-quitable

[2] « Du commerce pas de l’aide »

[3] Fait de soumettre l’or à diverses décharges électriques d’intensité variable qui le décomposent jusqu’à un état atomique avant de le solidifier à nouveau

[4] TRADE FOR DEVELOPMENT CENTRE, 2014, L’or équitable : Une quête difficile [URL: http://www.befair.be/fr/publication/articles/lor-quitable-une-qu-te-difficile]

Quand 1200 travailleurs détiennent et gèrent leur entreprise

publié par UniverSud en Mars 2017

Répondre à une nécessité de la communauté

Au Venezuela, dans la métropole de Barquisimeto, il existe depuis 49 ans déjà une entreprise très particulière, entièrement détenue et gérée par ses 1200 travailleurs. Au commencement de l’aventure, un constat très simple : les frais d’obsèques étaient alors si élevés que certaines familles se voyaient dans l’impossibilité d’organiser les funérailles de leurs proches. Un jour, alors que l’une de leurs connaissances décède et se voit refuser un service funéraire, un petit groupe de citoyens consternés décide d’agir. Ensemble, ils imaginent un système périodique de collecte de fonds afin d’assurer un enterrement digne pour tous, y compris les plus démunis. Depuis ce jour, Cecosesola n’a cessé de se diversifier pour répondre aux besoins les plus basiques de sa communauté : services d’autobus, de santé et de crédit ; vente directe de fruits et légumes, d’aliments de base, de produits de première nécessité, d’appareils électroménagers ; éducation de la communauté ;… Acronyme pour Centrale Coopérative des Services Sociaux de l’Etat de Lara, cette coopérative de deuxième degré[1] regroupe aujourd’hui plus de 50 organismes communautaires, et estime le nombre de ses bénéficiaires directs à plus de 300 000 personnes.

Un modèle de gestion très particulier

Ce qui est le plus interpellant à propos de cette initiative communautaire, ce n’est pas le nombre d’activités qu’ils ont développées au fil du temps, mais comment ils les ont développées et comment ils les administrent : en autogestion totale. Cecosesola fonctionne sans aucune structure hiérarchique ni poste de travail fixe et promeut la participation de tous et toutes, ainsi que des conditions de travail basées sur l’équité, la transparence, le respect et la responsabilité. Chez eux, les règles opérationnelles changent très régulièrement, en s’adaptant aux besoins de l’entreprise et de l’environnement. Les profits sont réinvestis pour constituer des fonds de réserve, de développement, ou de sécurité sociale. Certains biens et services sont vendus à perte, pour les rendre accessibles de tous. Au cœur du projet, la volonté de répondre aux besoins de la communauté et l’espoir de susciter des relations authentiques et respectueuses entre ses travailleurs, ses membres, et la communauté toute entière.

Le parcours du combattant

Cependant, survivre et développer toutes ces activités au fil du temps n’a pas été facile. Après avoir établi un service funéraire en 1967, Cecosesola a très vite imaginé un service d’autobus. En concertation avec la communauté, les travailleurs ont étudié les quartiers les moins desservis et les parcours à suivre. Ils ont également décidé de fixer un prix de trajet bas, accessible aux plus pauvres habitant loin du centre ville.

Ce faisant ils se sont mis à dos l’ensemble de leurs concurrents, c’est-à-dire les autres transporteurs privés, tous subsidiés par le gouvernement, qui non seulement pratiquaient des prix prohibitifs mais également refusaient de desservir les zones les moins peuplées. Par ailleurs, leur demande de prêt ne fut acceptée qu’à hauteur de 23,8% du montant demandé et, sous pression des autres transporteurs, le gouvernement refusa leur demande de subside. Enfin, la Protection des Consommateurs exigea que Cecosesola augmente ses prix afin de s’aligner sur les tarifs existants.

Refusant d’abandonner son projet initial, Cecosesola entama alors une campagne de sensibilisation de la communauté et appela ses chauffeurs à faire grève. En réponse, le gouvernement intensifia son discours de propagande et utilisa les médias pour manipuler l’opinion publique contre la coopérative. Une nuit de 1980, des membres du gouvernement, accompagnés de la police locale, arrêtèrent plusieurs travailleurs et confisquèrent les 128 autobus de la coopérative. Ce n’est que 140 jours plus tard, après plusieurs manifestations et une marche jusqu’à la capitale, qu’un ordre de la Cour de Justice contraignit le gouvernement à restituer les autobus. Malheureusement, ceux-ci revinrent de la capitale dans un état désastreux, inaptes à transporter des passagers. Par ailleurs, la coopérative avait alors accumulé, pendant ces quatre mois d’inactivité, des pertes financières de près de trente fois son capital social.

Cependant, au cours de cette période de chômage forcé, les travailleurs n’étaient pas restés inactifs. Ils n’ont cessé de se réunir et de réfléchir ensemble à l’entreprise qu’ils voulaient construire et à ce qu’il fallait pour faire vivre un tel projet. Ils ont conclu que le métier de chauffeur d’autobus était un travail trop solitaire, qui permettait difficilement de coordonner des moments de partage et d’échange. Pour s’organiser collectivement, ils ont compris qu’ils devaient prévoir des réunions régulières et qu’ils devaient apprendre ensemble, travailler en équipe et favoriser la cohésion. C’est également à cette époque qu’ils ont décidé d’autofinancer l’entièreté de leurs activités. L’expérience leur avait démontré qu’avec un subside ou un prêt venait également une série d’obligations et de contraintes, qui risquaient de mettre en danger l’essence de leur projet.

C’est également à la même période qu’ils ont mis fin à un conflit interne qui les rongeait depuis plusieurs années. Un petit groupe de travailleurs, refusant l’idéal autogestionnaire des fondateurs, n’hésitait pas à créer le trouble dans l’entreprise, notamment en causant des accidents intentionnels avec les autobus ou en essayant de profiter de la confiance ambiante pour obtenir des privilèges personnels. Suite à la saisie des autobus, ces quelques travailleurs ont préféré se ranger du côté du gouvernement et ont obtenu des postes dans la fonction publique, abandonnant leur statut de travailleur de Cecosesola. Libre de toute résistance interne, la coopérative a donc décidé, en 1983, d’abolir toute forme de hiérarchie.

Face à d’importantes pertes financières, une réorganisation interne conséquente et un marché perdu, les travailleurs de Cecosesola n’ont pas baissé les bras. Ils ont eu l’idée d’utiliser les autobus restants, privés de leurs sièges, pour organiser une vente itinérante de fruits et de légumes, jusqu’aux quartiers reculés en périphérie de la ville. Vu le succès de l’initiative, ils ont très vite établi un marché fixe, au centre ville, avec une particularité : les consommateurs payent les fruits et les légumes au poids, avec un prix unique par kilogramme, ajusté chaque semaine en fonction de la moyenne des prix de revient de l’ensemble des produits. Aujourd’hui, ce système de marché couvert, installé à plusieurs endroits dans la ville, représente leur activité la plus importante.

Les éléments clés

Au cours de ses 49 ans d’existence, Cecosesola a surmonté de nombreux obstacles. Aujourd’hui, bien plus qu’une initiative citoyenne, il y a au cœur de cette coopérative un projet communautaire très fort, capable non seulement de mobiliser l’ensemble des travailleurs pour résoudre une crise, mais également la communauté au sein de laquelle elle est implantée. Pour faire perdurer dans le temps leur coopérative et leur projet, les travailleurs ont dû mettre en place une série de mécanismes permettant de faire face au « vide hiérarchique ».

Tout d’abord, ils ont institué un processus d’éducation permanente, afin que les travailleurs acquièrent des compétences transversales et multidisciplinaires, notamment concernant la gestion d’une entreprise. Ils ont également instauré un climat d’autoréflexion, d’autoanalyse et d’autoévaluation, et favorisé la coopération entre les travailleurs et les organisations membres. Ceci implique un important soutien réciproque, la coordination des activités et l’échange d’expérience entre les différentes entités de la coopérative. Ainsi, les travailleurs ont établi un climat d’apprentissage collectif qui, soutenu par un processus de décision par consensus, favorise l’émergence de l’innovation et de la créativité. De ce fait, les travailleurs peuvent (et doivent) prendre des décisions individuelles et créatives à tout moment, pourvu qu’elles soient en accord avec les critères collectivement établis. Il en résulte une très grande adaptabilité et flexibilité.

En parallèle, les travailleurs ont œuvré à construire une identité organisationnelle forte, basée sur une culture d’entreprise claire et une légitimité non contestée de la coopérative et de son activité dans la région. Il s’ensuit un sentiment fort d’identification à la coopérative de la part des travailleurs et des membres de la communauté. Ancré au cœur de l’organisation, un processus de surveillance mutuelle, renforcé par l’éducation des travailleurs aux valeurs ainsi qu’à l’objectif, l’histoire et l’identité de la coopérative, permet de maintenir une cohérence entre les valeurs prônées et les actions entreprises. Cette discipline collective se traduit par un sentiment fort de responsabilité et d’engagement des travailleurs envers l’organisation et son projet.

Une source d’inspiration ?

Bien que l’expérience de Cecosesola ne soit pas transférable telle quelle, puisqu’elle est intimement liée au contexte vénézuélien, elle reste néanmoins une source d’inspiration non négligeable pour nos entreprises qui s’intéressent à la participation en entreprise.

Nombreux sont les enseignements que l’on peut tirer d’une telle expérience, mais j’en retiendrai ici quelques-uns. Tout d’abord, la patience : créer une entreprise participative résiliente est un processus d’expérimentation très lent, caractérisé par une suite incessante d’essais et d’erreurs. Chaque projet participatif est unique et de ce fait doit développer des processus et mécanismes propres, adaptés au contexte interne et externe de l’entreprise. Ensuite, la nécessité d’une réflexion permanente : comme il n’existe aucun « modèle standard d’entreprise participative », il faut apprendre du passé, de ses erreurs, de ses victoires. Il faut comprendre, analyser et améliorer à la fois ce qui nous entoure mais également nous-mêmes. La créativité et l’adaptation sont également essentiels dans un processus participatif : observer l’environnement et promouvoir la pro-activité plutôt que la réactivité  afin de parvenir à remplir son objectif social dans les limites des contraintes environnementales. Enfin, l’éducation permanente des travailleurs : à la gestion d’une entreprise, aux spécificités de la participation, aux valeurs défendues par l’entreprise, ainsi qu’au projet entrepreneurial lui-même.

Mais au delà de tout cela, si Cecosesola est une inspiration pour nos entreprises c’est surtout du fait de son solide ancrage communautaire. Son enracinement dans la collectivité lui permet de déchiffrer quels sont les besoins des hommes, des femmes et des enfants la composant et d’y répondre au mieux. Sa position au cœur de la communauté a fait naître des liens forts entre les individus et la coopérative, ainsi qu’entre les individus eux-mêmes, et c’est bien là la clé de son succès : créer des liens et mobiliser des centaines de personnes autour d’un même projet !

Aurélie Soetens

 

[1] Coopérative dont les membres sont eux-mêmes des sociétés coopératives.

Bâtir des rencontres interculturelles

publié par UniverSud en Mai 2017

La xénophobie, le repli sur soi, la peur de l’autre montent un peu partout. Nous en avons beaucoup entendu parler en France lors des élections présidentielles avec le score historiquement haut du Front National, mais la Belgique, malgré sa réputation de nation chaleureuse et accueillante, n’y échappe pas. C’est en tout cas ce que montre l’enquête « Noir Jaune Blues »[1] publiée en janvier dernier par la RTBF. Cette enquête acte l’échec de la construction du vivre ensemble en Belgique. En effet, pour reprendre quelques chiffres deux tiers de la population considèrent qu’il y a trop d’immigrés, que nous sommes envahis, que cela constitue une menace pour notre société, son identité et ses valeurs et que cela représente une concurrence dans l’accès au travail et/ou à la protection sociale[2]. Les musulmans, trop souvent associés à l’islam radical et au terrorisme, sont en particuliers visés par cette peur et ce rejet. Le corollaire de cela est que 69% des musulmans se sentent regardés comme des étrangers alors qu’ils sont de nationalité belge. Ces quelques chiffres laissent  poindre une spirale infernale de défiance et de rejet des uns et des autres.

Et pourtant ! Si cette enquête met en lumière une xénophobie exacerbée par les multiples crises en cours, elle n’en contient pas moins des signes d’espoir. En effet, un quart des répondants croient qu’une société meilleure est possible et veulent plus que jamais s’ouvrir à l’autre. Avec eux, nous pensons qu’il est possible de briser le cercle vicieux de la méfiance en multipliant les espaces de rencontre. Dans ce qui suit, je raconterai l’un de ces moments d’échange : le Forum Alternatif pour Bâtir une Rencontre Interculturelle et Citoyenne (FABRIC) auquel j’ai eu la chance de participer.

Qu’est-ce que la FABRIC ?

La FABRIC est une initiative organisée en été 2016 née de l’association entre trois associations actives dans trois pays différents : UniverSud-Liège en Belgique, Étudiants et Développement en France et Carrefour Associatif au Maroc. Ce projet avait pour but de tisser des liens et de construire une vision commune de la citoyenneté entre des jeunes de cultures différentes. Cet évènement organisé en deux voyages de 5 jours au cœur de la capitale française a permis à 8 étudiants de chaque pays d’échanger sur leur vision de l’Éducation à la Citoyenneté et la Solidarité Internationale (ECSI).

Qu’est-ce que la FABRIC nous a apporté ?

Des outils pédagogiques à exporter sans restriction

Pédagogiquement parlant, la FABRIC a été conçue dans le but de transmettre certaines compétences aux participants telles que l’expression en public, le développement de l’esprit critique et la pédagogie de l’éducation non-formelle.

Pour acquérir ces compétences, rien de mieux que de les appliquer dans un projet réel. Pour cela, nous avons formé des sous-groupes pour élaborer dans chacun d’eux un outil de sensibilisation à la citoyenneté mondiale et solidaire. Celui dont je faisais partie était en charge de créer un jeu de grande ampleur potentiellement transposable dans chacun des trois pays représentés. Après plusieurs sessions de brainstorming et d’organisation, nous avons créé un jeu haut en couleur, amusant et éducatif.

Notre idée est de proposer à des groupes de tous âges un grand jeu sur le thème du voyage dans le temps. Les participants sont envoyés dans un futur où le monde va mal, leur mission est alors de sauver la terre. Par équipe, ils passent de poste en poste où ils réalisent  des épreuves. Chaque épreuve, en fonction de la réussite ou de l’échec, rapporte un cadeau ou un fardeau. Par exemple, mal réalisée l’épreuve sur l’environnement oblige l’équipe à porter deux couches de vêtements supplémentaires jusqu’à la fin du jeu – pour rappeler le réchauffement climatique. On le comprend donc, les épreuves sont en fait des moments de réflexion sur différentes thématiques telles que l’interculturalité, les problématiques liées à l’environnement et à la surconsommation.

Au-delà de ce grand jeu d’animation ludique et pédagogique, un deuxième sous-groupe a créé un théâtre-image : un outil qui par une mise en scène figée dénonce une situation et suscite la discussion alors qu’un troisième sous-groupe participait à un atelier d’écriture.

La réelle richesse : abondance interculturelle

Au-delà des nouvelles compétences acquises durant les deux sessions du forum, la formation nous a permis de nous rendre compte de la situation citoyenne dans les pays représentés et d’avoir accès à des points de vue inédits de personnes vivant au jour le jour certaines réalités, différentes des nôtres. Comment les jeunes au Maroc engagent-ils les personnes vivant dans les villages : principalement en marocain ou en français ? Les Belges arrivent-ils à toucher les trois parties linguistiques de leur pays ? Comment, en France, fait-on pour engager les citoyens dans des activités prônant l’interculturalité en dépit de la xénophobie montante suite aux multiples attentats terroristes ?

Ces questionnements, posés dans un espace multiculturel, donnent des clés précieuses pour comprendre l’autre. J’ai ainsi pu créer des liens forts malgré les kilomètres, et je peux désormais continuer à collaborer sur des projets d’ECSI avec les personnes rencontrées à la formation. En somme, je me sens grandie grâce à l’expérience vécue à la FABRIC.

Mais surtout, en ces périodes d’accroissement du repli identitaire, pouvoir rentrer chez soi et témoigner d’expériences positives contrecarre cette tendance au renferment. C’est ainsi que je peux raconter aujourd’hui comment une « simple » formation de dix jours m’a permis d’en apprendre plus sur la religion musulmane, d’évoluer par rapport au « clivage franco-belge » et de rencontrer des personnes de ma ville qui partagent mes idées sur le monde. En effet, j’ai eu l’occasion d’échanger avec plusieurs femmes musulmanes à propos de sujets qui m’étaient totalement étrangers : pourquoi portent-elles le voile ? Leur mariage et leur vie au Maroc, leur relation avec Dieu… Et leurs réponses aussi étaient teintées de diversité ! Une jeune femme à peine plus âgée que moi m’expliquait les désaccords qu’elle vivait avec ses parents sur le mariage alors que la coordinatrice de notre projet en sous-groupe, une femme mariée dynamique, m’expliquait à quel point elle chérissait sa relation avec son mari et celle avec son Dieu. En tant qu’agnostique, j’ai aussi pu discuter avec elles du lien entre la religion et la science et ai été surprise d’apprendre que de grands noms de la théologie musulmane étaient aussi des scientifiques.

Ensuite, il est vrai que, même si ce n’est pas ma plus grande fierté, j’ai toujours ressenti une sorte de « compétition » avec les français. Ayant déjà participé à des formations en France (même si celles-ci n’avaient rien à voir avec l’ESCI), j’ai déjà vécu des rencontres qui s’étaient moins bien passées, revenant toujours sur un schéma « les belges contre les français ». Pendant la FABRIC, cette rivalité s’est plutôt transformée en camaraderie.

Finalement, je chérirai longtemps la rencontre de plusieurs personnes de ma ville qui, pour la plupart, ont suivi leurs études dans la même université que moi. Sans cette initiative, je ne les aurais probablement jamais rencontrés et pourtant, deux semaines après notre retour en juillet, nous organisions déjà des week-ends ensemble pour visiter la capitale et souper les uns chez les autres, de véritables amitiés sont nées.

Bien sûr, comme dans toutes expériences, il y a aussi eu des désaccords. En mettant 24 jeunes personnes d’horizons différents dans une pièce et en leur demandant de débattre, il ne peut y avoir consensus immédiatement. En guise d’exemple,  nous avons eu des désagréments pour construire l’outil pédagogique dont j’ai parlé plus haut. Nous n’étions pas toujours d’accord, principalement car nos expériences respectives de l’éducation à la citoyenneté dans nos pays étaient différentes. Ceci était d’autant plus enrichissant car, par la suite, quand nous arrivions à nous mettre d’accord, la solution choisie était un compromis, imprimé des expériences de chacun et par conséquent qui pouvait convenir à toutes sortes de publics ; ce qui n’aurait pas forcément été le cas si nous n’avions travaillé qu’avec des personnes venant du même milieu culturel.

Des espaces de dialogue à multiplier

Le projet de la FABRIC est un exemple, il y en a bien d’autres qui permettent de confronter nos diversités et de construire un dialogue.

Au-delà des compétences qu’ils permettent d’acquérir, ces projets de rencontres entre personnes de différents horizons créent des expériences interculturelles positives dont les participants peuvent ensuite témoigner. Ils deviennent alors porteurs d’un message d’espoir vis-à-vis du reste de la société : la diversité culturelle est une richesse, pas une menace. C’est en multipliant ce type d’échanges et de rencontres pour apprendre à connaitre l’autre et le comprendre que l’on luttera contre mettra fin à la spirale infernal de la peur et que l’on construira une société plus ouverte.

 

[1] Noir-Jaune-Blues est une enquête menée par l’lnstitut Survey&Action, dirigé Benoît Scheuer, sur commande de la Fondation Ceci n’est pas une crise avec pour objectif mesurer des représentations sociales des perceptions des Belges. Enquête complete: http://www.cecinestpasunecrise.org/content/uploads/2017/01/Noir-Jaune-Blues-Rapport-denquete-complet-Dec-2016-.pdf

[2] Il s’agit ici de perceptions qui en réalité sont biaisés. Par exemple, la proportion de musulmans dans la société est généralement très sur-évaluée : elle est estimée à 30% alors qu’elle n’est en réalité que de 5,8%. (Cfr enquête Noir Jaune Blues p.46). Pour une déconstruction des préjugés sur les migrants voir Amnesty : 10 préjugés sur la migration : https://www.amnesty.be/camp/asile/prejuges/nimportequoi

Philanthropie et solidarité internationale : des ressources privées au service d’un intérêt général mondial ?

publié par UniverSud en Juin 2017

Alors que « La Bolivie dit non aux milliers de poules offertes par Bill Gates »,[1] « Mark Zuckerberg parle pauvreté chez le Pape François ».[2] À la lecture de ces deux phrases, mises bout à bout, nous imaginons déjà s’esquisser les sourires amusés aux coins des lèvres de ceux qui s’intéressent aux questions de solidarité et de relations internationales, de rapports Nord-Sud, de coopération au développement. « Pourquoi ces multimillionnaires, génies des nouvelles technologies viennent se mêler des inégalités dans le monde ? », doivent-ils penser…

 

D’ordinaire, la philanthropie est liée aux notions de charité, d’altruisme, de bienfaisance, de générosité, et j’en passe. Etymologiquement, la philanthropie est définie comme l’amour (philos) de l’homme (anthropos). En pratique, la philanthropie est considérée comme un transfert de ressources privées au service d’un intérêt général, du bien commun et d’une meilleure qualité de vie d’autrui. Néanmoins, bien que parties intégrantes du tiers-secteur, la philanthropie, son rôle et ses enjeux restent peu – voire mal – connus, de manière générale et notamment en coopération au développement. En conséquence, l’acte philanthropique n’est que trop rarement remis en question ou, du moins, considéré sous un angle un tant soit peu critique.[3]

 

Et pourtant, questionner le rôle de l’action philanthropique au sein de l’espace public se révèle particulièrement important, et même essentiel. En effet, les décisions en matière d’intérêt général, en ce compris la coopération internationale, ne sont aujourd’hui plus uniquement du ressort des autorités gouvernementales  – à considérer qu’elles l’aient jamais été. Aux choix collectifs consensuels se substituent des préférences individuelles multiples. Désormais, dans notre société interconnectée et interdépendante, chacun peut se faire philanthrope à sa manière et exporter sa philanthropie où il l’entend. Un exemple récent : le youtubeur français Jérôme Jarre est parvenu à récolter deux millions de dollars en quelques jours à peine pour lutter contre la famine en Somalie.[4] Il apparaît aujourd’hui légitime de s’interroger : quelles influences, positives et négatives, les ressources privées exercent-elles sur une mission d’intérêt aussi général que l’amélioration des conditions de vie des populations du Sud et la réduction des inégalités de par le monde ?

 

Quel état du financement du développement à l’heure actuelle ?

 

Si le cœur de cette réflexion est de considérer le rôle des ressources privées – financières en majorité – dans le secteur de la solidarité internationale, il importe de commencer par se pencher sur l’état du financement du développement à l’heure actuelle. En juillet 2015, s’est tenue à Addis Abeba, Ethiopie, la Troisième Conférence internationale sur le Financement du Développement. Cette conférence définit le cadre de financement de l’aide, et plus spécifiquement des Objectifs de Développement Durable (ODD). Sa particularité par rapport aux précédentes conférences onusiennes ? Elle insiste sur la nécessité de mobiliser des ressources alternatives – issues du secteur privé notamment – aux budgets nationaux.

 

Tout qui fait l’exercice d’évaluer les budgets supposément nécessaires à la réalisation de ces ODD dirait, sans la moindre hésitation, que l’ONU a, effectivement, toutes les raisons d’insister. Les montants annoncés pour financer ces objectifs s’élèvent entre 3 et 5 milles milliards USD… par an.[5] Soit légèrement au-dessus des 146 milliards USD que représentaient l’aide publique au développement (APD)[6] allouée par les pays membres du Comité d’aide au développement (CAD)[7] de l’OCDE pour l’année 2015.[8] Soyons ambitieux et ajoutons à ces 3 à 5 milles milliards les 13 à 15 milles milliards USD d’investissement entre 2015 et 2030 que l’Agence internationale de l’Energie estime nécessaires pour financer la réalisation de l’Accord de Paris sur le climat, adopté lors des négociations de la COP21 en décembre 2015.[9] À la vue de ces chiffres faramineux, il devient évident que les gouvernements ne pourront, à eux seuls et sur la base du système économique et bancaire actuel, fournir, au travers de l’aide publique, qu’une mince portion des montants requis ;  surtout s’ils continuent d’amputer leur montant d’APD de quelques pourcents chaque année, à l’instar de la Belgique.[10] Mais tout reste une question de choix politiques.

 

À la suite de cet exposé chiffré sur l’état du financement du développement, une question nous vient à l’esprit : concrètement, que représente, parmi tous ces milliers de milliards, le budget philanthropique alloué à la coopération au développement ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Selon la base de données statistiques de l’OCDE,[11] les apports totaux privés et publics des pays membres du CAD s’élèvent à 588 milliards USD pour l’année 2014.[12] D’une part, les apports et dons privés représentent 445 milliards USD, soit un peu plus de 75% du total de 588 milliards USD. Autrement dit, sans avoir attendu le programme d’Addis Abeba, les ressources privées dominent d’ores et déjà les flux de financement du développement. D’autre part, parmi ces 445 milliards USD de flux privés, seuls 32 milliards concernent les fondations et les bras philanthropiques des entreprises (et encore, rassemblés avec les ONG), soit 6% du total de 588 milliards USD. Autrement dit, pas grand-chose…

 

Poussons la réflexion un pas plus loin et considérons les données pour l’années 2004, soit dix ans auparavant. L’apport de l’APD était de 97 milliards USD (137 en 2014) et les dons privés (dont ONG) étaient de 14 milliards USD (32 en 2014). Les dons privés ont fait un bon de presque deux fois et demi, alors que l’APD n’a augmenté que d’une fois et demi. Compte tenu de ce rythme de croissance, certains chercheurs en sont venus à affirmer que les dons privés égaleraient, voire dépasseraient, bientôt les montants de l’APD. Selon ces chercheurs, sur les presque 100 milliards USD d’APD en 2004, seul un tiers a été alloué à des programmes de développement à long terme,[13] soit un montant proche des 32 milliards de dons privés avancé par l’OCDE.

 

Si l’argumentation de ces chercheurs parait tenir la route, il ne faut pas oublier qu’il est encore, à ce jour, compliqué de définir ce que l’on entend par acteurs et organisations philanthropiques, tant les catégorisations, les pratiques et les législations nationales en la matière sont nombreuses. Les montants supposés du financement philanthropique du développement se révèlent trop volatiles pour en tirer une quelconque conclusion générale. La littérature, tant scientifique que grise, regorge de chiffres aussi différents les uns que les autres, suivant le périmètre considéré. Par contre, même si les chiffres fournis par l’OCDE ne sont probablement pas tout à fait exacts, ils permettent de donner un ordre de grandeur. Et il apparait indéniable que la part des subsides publics alloués au secteur associatif diminue chaque année. Les résultats du dernier baromètre de Donorinfo confirment eux aussi cette diminution : « en 2015, la part des financements privés pro- gresse (60,2% des produits 2015 contre 59,2% en 2014), celle des subsides publics se contracte (35% des produits 2015 contre 36% en 2014) ».[14] En matière de coopération au développement plus précisément, l’aide belge ne cesse de diminuer depuis 2010 et l’intention du Cabinet De Croo est de continuer à opérer des coupes budgétaires jusqu’en 2019.[15]

 

Quelle participation de la philanthropie à la coopération internationale ?

 

En réalité, la présence et la progression des ressources privées et philanthropiques dans les flux de financement du développement n’ont rien d’étonnant. La participation des acteurs privés philanthropiques au financement de la solidarité internationale n’est pas neuve, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Comme le soulignent Gautier Pirotte et Julie Godin dans leur « Enquête sur les Initiatives Populaires de Solidarité Internationale », dans l’histoire de la coopération, « […] depuis toujours, initiatives privées et interventions publiques ont coexisté [et] l’initiative privée domine largement », voire précèderait le financement public.[16] Quelques exemples en termes d’action philanthropique : dès 1920, la Rockefeller Foundation soutient des actions en matière de santé hors des frontières américaines ; en 1940, elle initie la Révolution verte au Mexique et ambitionne d’éradiquer la faim dans le monde ; en 1980, sa consœur, la Ford Fondation, finance Yunus et sa célèbre Grameen Bank, amorçant ainsi l’ère du micro-crédit.[17] Plus récemment : la Ford Foundation a soutenu la 21e International AIDS Conference à Durban ; et la Bernard van Leer Foundation, bien connue aux Pays-Bas, est parvenue à convaincre le gouvernement brésilien de l’efficacité de ses projets en matière de santé à destination des populations amazoniennes.[18]

 

Par contre, la participation des acteurs philanthropiques aux conférences onusiennes traitant du financement et de l’efficacité de la solidarité internationale, comme celle d’Addis Abeba, est, quant à elle, un évènement (très) récent. Ni le Consensus de Monterrey sur le financement du développement de 2002, ni la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide de 2005 ne font mention du rôle potentiel du secteur philanthropique pour atteindre leurs objectifs. En 2008, la Déclaration de Doha et le Programme d’Action d’Accra, qui réaffirment les deux précédents accords, évoquent simplement la nécessité de chercher d’autres sources de financement pour compléter l’APD. Ce n’est qu’en 2011, avec le Partenariat de Busan, que la contribution des fondations – acteurs philanthropiques par excellence – est officiellement reconnue. Pourtant, une seule fondation est représentée cette année-là en Corée du Sud : la Bill & Melinda Gates Foundation.[19] Il faut attendre la 69e Assemblée générale des Nations Unies, en septembre 2014, pour voir la création d’une plateforme visant à faciliter et visibiliser l’engagement philanthropique en faveur de la réalisation des ODD.[20]

 

Entre moins-values et plus-values, le paradoxe philanthropique ?

 

Dès lors, puisque le financement privé de la coopération au développement n’est pas une nouveauté en soi, mais que la diminution des subsides publics se fait de plus en plus grande et que les fondations et autres acteurs philanthropiques participent davantage aux conférences onusiennes, il importe de s’interroger sur les influences potentielles, positives (plus-values) et négatives (moins-values), de l’action philanthropique.

 

La philanthropie émane d’un choix individuel, d’une vision personnelle du philanthrope de ce qui relève ou non de l’intérêt général. Le philanthrope a, inévitablement, tendance à favoriser certaines causes qui lui paraissent davantage légitimes. Ce choix individuel rencontre rarement la majorité. Cet aspect critique est appelé particularisme philanthropique. Et si le choix d’une mission d’intérêt général est laissé à l’appréciation d’un individu, il apparait évident que ce même individu ne peut disposer, à lui seul, des ressources financières et matérielles suffisantes pour répondre pleinement, efficacement et professionnellement à la cause choisie. Sont ainsi critiqués le caractère insuffisant et l’amateurisme de la philanthropie.[21]

 

Par conséquent, certains domaines, plus compliqués à évaluer, moins visibles, moins sexy – l’éducation à la citoyenneté mondiale, à titre d’exemple – peuvent être délaissés par le financement privé. Et d’autres domaines, a contrario, peuvent se voir accaparés par les acteurs privés, aucune décision ne pouvant plus être prise sans leur aval – la santé publique des pays du Sud, par exemple.[22] Il existe ainsi un risque de paternalisme philanthropique, autrement dit les individus les plus fortunés, et donc potentiellement les plus influents, prennent le contrôle, sans consultation démocratique préalable, de telle ou telle cause d’intérêt général, visant précisément une société plus juste et égalitaire. Après tout, la philanthropie ne doit-elle pas son existence à cette répartition inégalitaire des richesses ? Et, in fine, ne participerait-elle pas à la reproduction d’un système qui pourrait être qualifié de ploutocratique ?[23]

 

Prenons l’exemple de la Bill & Melinda Gates Foundation. Avec un budget deux fois supérieur à celui de l’Organisation Mondiale de la Santé et en tant que second bailleur de fonds de l’organisation onusienne, la fondation du créateur de Microsoft exerce une influence certaine dans le secteur de la santé publique à travers le monde. Et pourtant, le placement du capital de la fondation Gates, notamment dans des compagnies pétrolières, peut difficilement être qualifié de « socialement responsable ». En effet, celui-ci, bien qu’utilisé pour financer les missions d’intérêt général que se donne la fondation, n’est pas toujours cohérent avec ces mêmes missions.[24]

 

À ces aspects critiques anti-démocratiques, la philanthropie et ses adeptes répondent par une série de plus-values, comblant les failles du financement étatique et de l’aide publique au développement. Par leur contribution aux activités de coopération internationale, les structures philanthropiques enrichissent, au sens propre comme au figuré, la communauté du développement. N’étant contraintes par aucun accord intergouvernemental, les philanthropes auraient tendance à proposer d’autres méthodes, en dehors des cadres paradigmatiques traditionnellement revendiqués. Les inclure dans cette communauté du développement diversifie les valeurs et représentations qui la composent, offrant l’opportunité d’aborder un même problème sous différents angles. Ce pluralisme d’opinions contribue au renforcement d’une société dynamique, ouverte et inclusive. N’est-ce pas justement le propre d’une société démocratique de réunir en son sein des acteurs se différenciant sur autant de variables que sont les expériences culturelles et éducatives, les convictions politiques, économiques et sociales, les obédiences religieuses… ?[25]

 

Poussons la réflexion un pas plus loin. En ce sens, la philanthropie ne ferait-elle pas partie intégrante de la société civile ? De par son pluralisme et sa rencontre avec l’intérêt général, la philanthropie serait constitutive de cet espace d’échange public où l’ordre politique au sens large est débattu, voire remis en cause. D’une certaine manière, les organisations philanthropiques en solidarité internationale sont des acteurs politiques, au sens où elles permettent de penser le développement autrement. En cela, la philanthropie peut se revendiquer de la démocratie : elle remet potentiellement en question le monopole gouvernemental sur les priorités du Sud.[26] Mieux encore : la philanthropie peut devancer l’action publique et stimuler la création de partenariats porteurs d’idées qui ont fait leurs preuves. Puisque l’indépendance des philanthropes n’a de limite que leurs finances et leur engagement, ils ne sont pas tenus de répondre aux attentes de l’électorat, ni aux préoccupations des actionnaires, ni aux exigences des bailleurs de fonds et disposent, ainsi, d’une plus large marge de manœuvre que les gouvernements, les entreprises et les ONG. Par conséquent, ils disposent également de l’opportunité de mener des projets à la fois innovants et de long-terme, souples et sans embarras bureaucratique, et de se positionner en joueurs de niches, pour tester des formes de coopération singulières. Ils peuvent faire office de « learning laboratory » et développer une connaissance pointue de certaines causes, régions et communautés.[27]

 

Prenons un exemple belge pour illustrer cette plus-value philanthropique. En mai 2016, une coopérative de café du Burundi a pu ouvrir sa propre usine de traitement, grâce à l’investissement réalisé par le fonds à impact social Kampani. Créé à l’initiative de diverses ONG et investisseurs privés, dont la Fondation Roi Baudouin, ce fonds se donne pour mission de soutenir les organisations agricoles jugées trop petites pour se voir accorder un prêt par les institutions bancaires classiques et trop grandes pour accéder au micro-crédit. Ainsi, Kampani est unique en son genre sur deux aspects. D’une part, il se positionne entre l’entreprise traditionnelle et l’acteur philanthropique : les investissements réalisés sont, une fois récupérés, réutilisés pour soutenir d’autres organisations agricoles. D’autre part, il vient combler un vide dans les possibilités d’accès à des financements. Grâce à Kampani, la coopérative ne dépend plus de tiers pour traiter ses grains de café. Sachant que plusieurs milliers de familles burundaises vivent grâce au secteur du café, l’intervention du fonds d’impact apparaît non négligeable.[28]

 

Aurait-on trouvé là, en dépit des possibles dérives anti-démocratiques, le remède miracle à tous les maux dont souffre l’humanité ? Ce serait sans compter le manque de transparence qui caractérise souvent le secteur philanthropique. Selon les législations nationales en vigueur, les philanthropes sont contraints ou non de divulguer les informations liées à la gestion de leurs fonds. Ainsi, il est parfois difficile d’obtenir des informations précises quant à la conduite des soutiens philanthropiques en solidarité internationale. Les risques de fragmentation, de saupoudrage et de duplication de l’aide peuvent, en conséquence, être accrus. Or, s’il n’existe pas de véritable culture du partage de la part des organisations philanthropiques, le capital intellectuel construit ne peut être pleinement utilisé et ne peut favoriser la création de potentiels partenariats publics-privés. Et en cela réside tout le paradoxe philanthropique : entre contribution originale et discrétion contestable.[29]

 

Réflexions, questionnements et pistes d’action

 

C’est sur ce paradoxe que se fonde notre réflexion en matière d’action philanthropique en solidarité internationale.

 

Nous l’aurons compris : que les budgets nationaux alloués à la coopération au développement – et à toute autre thématique sociale – diminuent et que les ressources privées se fassent de plus en plus présentes ne constitue pas un problème en soi et pourrait même se révéler positif. Chacun de ces modes de financement possède des atouts et des faiblesses. Par contre, que la part du public disparaisse complètement et que celle du privé se rende indispensable et prenne le contrôle de certaines missions d’intérêt général, plaçant association et organisation qui défendent ces missions en situation de dépendance, pourrait se révéler problématique. Il convient de se demander si cette relation de dépendance et les exigences qui l’accompagnent ne pourraient constituer une entrave à la capacité de contre-pouvoir dont doivent pouvoir faire preuve les organisations de la société civile. In fine, la philanthropie ne serait alors qu’un emplâtre sur une jambe de bois, perpétuant les relations de pouvoir inégalitaires, à l’encontre du paradigme d’empowerment qui régit la coopération au développement d’aujourd’hui. Cet enjeu, certains acteurs l’ont bien saisi, preuve en est le réseau EDGE Funders Alliance, qui vise un changement systémique, une transition vers une société plus juste et équitable.[30]

 

Et si, pour éviter cette situation problématique et continuer d’insister sur la nécessité de mobiliser des ressources alternatives aux budgets nationaux, les pouvoirs publics, étatiques et multilatéraux structuraient davantage, à coup de recommandations et bonnes pratiques, les organisations philanthropiques actives en solidarité internationale ? Guidelines et autres plateformes créées par l’OCDE et l’ONU vont dans ce sens. Il s’agit ni plus ni moins d’élaborer la « Déclaration de Paris, d’Accra, de Busan… » de la philanthropie, afin d’éviter les écueils subis par les acteurs gouvernementaux en matière de développement à la fin des années 1990. Or, depuis dix ans, nombreux sont ceux qui se sont penchés sur ces accords inter-gouvernementaux et ont exprimé leurs doutes quant aux progrès réalisés dans le cadre de l’agenda de l’aide. Arnaud Zacharie, notamment, souligne que cet agenda « a continué de ne pas suffisamment prendre en compte la nature politique de l’aide au développement, en la présentant comme un domaine technique dans lequel les parties prenantes ont une vision consensuelle du développement ».[31]

 

Or, compte tenu de la diversité des philanthropes, de leur pluralisme d’opinions et du peu de données dont nous disposons à leur sujet, il est légitime de se demander si un accord consensuel pourrait dépasser la vision théorique et être appliqué en pratique. Il nous semble important de reconnaitre la nécessité d’améliorer la transparence de l’action philanthropique. Néanmoins, il nous faut également reconnaître qu’un « code de conduite philanthropique » risquerait de limiter leur capacité pluraliste et innovatrice, les assimilant aux acteurs gouvernementaux, souvent piégés dans et par leur carcan paradigmatique. La question reste ouverte.

 

Au final, nous recommandons à chacun de s’informer pour s’éloigner des idéologies obtuses qui confinent un peu trop rapidement le financement privé aux notions de particularisme, d’insuffisance, d’amateurisme, d’opacité et de paternalisme, et de s’approcher d’un pragmatisme éveillé à la découverte, à la compréhension et à l’appréciation de modes opératoires et d’alternatives économiques et financières, peut-être peu usuels, mais qui offrent la possibilité de viser un même objectif de solidarité sous différents angles. En conclusion, la philanthropie en solidarité internationale doit peut-être simplement être appréhendée comme une opportunité d’interactions entre secteurs, publics et privés, collectifs et individuels, profit et nonprofit, pour atteindre un objectif commun ; une opportunité d’ouvrir de nouveaux espaces de collaboration entre différents acteurs qui se côtoient et se connaissent généralement peu.

 

Elodie Dessy

Le contenu de cet article se base en grande partie sur une recherche exploratoire plus vaste menée dans le cadre de la réalisation du mémoire de fin de Master en Sciences de la Population & du Développement, Faculté des Sciences Sociales, Université de Liège.

[1] Titre d’un article du Vif / L’Express paru le 16 juin 2016. Pour accéder à l’article complet : http://www.levif.be/actualite/insolite/la-bolivie-dit-non-aux-milliers-de-poules-offertes-par-bill-gates/article-normal-513341.html, dernièrement consulté le 16 novembre 2016.

[2] Titre d’un article du Monde paru le 30 août 2016. Pour accéder à l’article complet : http://www.lemonde.fr/international/video/2016/08/30/mark-zuckerberg-parle-pauvrete-chez-le-pape-francois_4989762_3210.html, dernièrement consulté le 16 novembre 2016.

[3] Maxime Fortin, novembre 2015, « Justice sociale et philanthropie, une relation tendue », [URL : http://www.ledevoir.com/societe/ethique-et-religion/454764/sommet-2015-sur-la-culture-philanthropique-justice-sociale-et-philanthropie-une-relation-tendue, dernièrement consulté le 4 décembre 2016] ; Académie des Entrepreneurs sociaux, 2015, Baromètre des entreprises sociales en Belgique, HEC-ULg, [URL : http://www.academie-es.ulg.ac.be/Barometre2015.pdf, dernièrement consulté le 4 décembre 2016] ; Frédérique Konstantatos, 2013, Fondations et économie sociale, Solidarité des Alternatives Wallonnes et Bruxelloises (SAW-B).

[4] La Libre Belgique, 23 mars 2017, « Quand Internet se mobilise contre la famine ».

[5] Heather Grady, 2015 (décembre), « New mindsets and practices are needed to finance the SDGs », in Alliance Magazine, [URL : http://www.alliancemagazine.org/feature/new-mindsets-and-practices-are-needed-to-finance-the-sdgs/, dernièrement consulté le 15 novembre 2016].

[6] « L’aide publique au développement (APD) est fournie par les États pour améliorer le développement économique et le niveau de vie des pays en développement », plus d’informations, http://www.oecd.org/fr/cad/lesmembresducad.htm, dernièrement consulté le 24 mars 2017.

[7] « Le Comité d’aide au développement a été créé au sein de l’OCDE par résolution ministérielle le 23 juillet 1961. Un forum international unique, le CAD réunit des quelques plus grands fournisseurs de l’aide, y inclus ses 30 membres », plus d’informations : http://www.oecd.org/fr/cad/lesmembresducad.htm, dernièrement consulté le 24 mars 2017.

[8] Banque de données de l’OCDE, [URL : https://data.oecd.org/oda/net-oda.htm, dernièrement consultée le 20 novembre 2016].

[9] Mark Campanale & Iancu Daramus, 2016 (juin), « Philanthropy’s role in mobilizing green finance », in Alliance Magazine, [URL : http://www.alliancemagazine.org/feature/philanthropys-role-in-mobilizing-green-finance/, dernièrement consulté le 15 novembre 2016] ; International Energy Agency (IEA), 2015 (octobre), « Climate pledges for COP21 slow energy sector emissions growth dramatically », [https://www.iea.org/newsroom/news/2015/october/climate-pledges-for-cop21-slow-energy-sector-emissions-growth-dramatically.html, dernièrement consulté le 24 mars 2017].

[10] À l’exception de l’année 2010 où elle atteint les 0.64% du RNB, l’APD belge oscille depuis 2007 entre 0.43% et 0.55% et heurte pour l’année 2015 un plancher de 0.42%, soit bien en deçà de l’objectif international des 0.7% fixé dans les années 1970. Banque de données de l’OCDE, [URL : https://data.oecd.org/oda/net-oda.htm, dernièrement consultée le 20 novembre 2016] ; Direction générale Coopération au Développement et Aide humanitaire (DGD), 2016 (mai), Rapport annuel 2015.

[11] Pour plus d’informations : http://www.oecd.org/fr/ & http://datat.oecd.org/fr/, dernièrement consultés le 24 mars 2017.

[12] Précisions quant aux données du graphique : l’APD nette, qui équivaut à 137 milliards USD, est fournie par les États ; les apports privés incluent les investissements directs étrangers (IDE), les envois de fonds des migrants et d’autres transactions financières du secteur privé ; les dons d’organismes privés (dont ONG) comprennent les fondations privées, les ONG et le secteur privé à but lucratif. Pour des définitions plus détaillées, voir https://data.oecd.org/fr/developpement.htm, dernièrement consulté le 24 mars 2017.

[13] 62 milliards ont donc été alloués à ce qui est parfois appelé « l’aide fantôme », autrement dit ne représentant pas des montants nouveaux à la disposition des pays du Sud (allègement de la dette, aide humanitaire, accueil des réfugiés et frais administratifs liés à ces transactions) ; Homi Kharas, 2008, « The New Reality of Aid », in Lael Brainard & Derek Chollet (éds.), 2008, Global Development 2.0. Can Philanthropists, the Public, and the Poor Make Poverty History? ; Nicolas Van Nuffel & Arnaud Zacharie (dir.), 2015, Rapport 2015 sur l’aide belge au développement. Des Objectifs du millénaire aux Objectifs de développement durable, CNCD-11.11.11. ; Samuel Worthington & Tony Pipa, 2011, « Private Development Assistance: The Importance of International NGOs and Foundations in a New Aid Arichtecture », in Homi Kharas et al., 2011, Catalyzing Development. A new vision for aid. 

[14] Donorinfo, 2017, Analyse finanicère des organisations philanthropiques belges, p.8 [URL : http://donorinfo.be/fr/page/publications, dernièrement consulté le 29 mars 2017].

[15] Arnaud Zacharie (dir.), 2017, Rapport 2016 sur l’aide belge au développement. Peut-on faire mieux avec moins ?, CNCD-11.11.11.

[16] Gautier Pirotte & Julie Godin, 2013, Enquête sur les Initiatives Populaires de Solidarité Internationale, Presses Universitaires de Liège, p.141 ; Brian Pratt et al., 2012, Understanding private donors in international development, International NGO Training and Research Centre, Policy Briefing Paper 31.

[17] Gregory J. Dees, 2008, « Philanthropy and Entreprises: Harnessing the Power of Business and Social Entrepreneurship for Development », in Lael Brainard & Derek Chollet (éds.), 2008, Global Development 2.0. Can Philanthropists, the Public, and the Poor Make Poverty History?, Brookings Institution Press, p. 120-121.

[18] Alliance Magazine, 2016 (septembre), « What Influence does Philanthropy exert? », in Alliance Magazine, [URL : http://www.alliancemagazine.org/feature/what-influence-does-philanthropy-exert/, dernièrement consulté le 15 novembre 2016].

[19] Heather Grady, 2014, Philanthropy as an Emerging Contributor to Development Cooperation, United Nations Development Program (UNDP) ; Noshua Watson, 2012, The Changing Ecosystem of Philanthropies in International Development, The Bellagio Initiative.

[20] Jens Martens & Karolin Seitz, 2015, Philanthropic Power and Development. Who shapes the agenda?, Bischöfliches Hilfswerk Misereor.

[21] Lester Salamon, 1987, « Partners in public service. The scope and theory of government-nonprofit relations », in Walter Powell, 1987, The Nonprofit Sector: A Research Handbook, Yale University Press, pp. 99-117.

[22] Julien Winkel, 2014 (juin), « Et si le financement privé était l’avenir de l’innovation sociale ? » in Alter Echos, [URL : http://www.alterechos.be/alter-echos/et-si-le-prive-etait-lavenir-de-linnovation-sociale/, dernièrement consulté le 15 novembre 2016] ; Paul Benkimoun, 2012 (août), « Philanthropie politique », in Le Monde, [URL : http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/08/30/philanthropie-politique_1753414_3232.html, dernièrement consulté le 10 novembre 2016].

[23] Theo N. Schuyt, 2010, « La philanthropie dans les Etats providence européens : une promesse ambitieuse ? », Revue internationale des Sciences Administratives, vol. 76, n° 4, pp. 811-826 ; Matthew Bishop & Michael Green, 2008, Philanthrocapitalism. How giving can save the world, Bloomsbury Publishing Plc ; Karl Zinsmeister, 2016 (mai), « 12 common criticisms of philanthropy — and some answers », in Standford Social Innovations Review, [URL : https://ssir.org/articles/entry/12_common_criticisms_of_philanthropyand_some_answers, dernièrement consulté le 6 novembre 2016].

[24] Jean François Pollet, 2014 (mars), « La fondation Gates ou la charité (mal) ordonnée », [http://www.cncd.be/La-Fondation-Gates-ou-la-charite, dernièrement consulté le 24 mars 2017].

[25] Heather Grady, 2014, Philanthropy as an Emerging Contributor to Development Cooperation, United Nations Development Program (UNDP ; Heidi Metcalf, 2010, « The Role of Private Assistance in International Development », New York University International Law and Politics, pp. 101-119.

[26] Alexandre Lambelet, 2014, La philanthropie, Presses de la fondation nationale des sciences politiques ; Gautier Pirotte, 2007, La notion de société civile, La Découverte, Collection Repères ; Theo N. Schuyt, 2013, Philanthropy and the Philanthropy Sector. An Introduction, Ashgate Publishing Ltd.

[27] Patrick Develtere & Tom De Bruyn, 2009, « The emergence of a fourth pillar in development aid », Development in Practice, vol. 19, n° 7, pp. 912-922 ; Michael Edwards, 2011, The Role and Limitations of Philanthropy, The Bellagio Initiative ; Julien Winkel, 2014 (juin), « Et si le financement privé était l’avenir de l’innovation sociale ? » in Alter Echos, [URL : http://www.alterechos.be/alter-echos/et-si-le-prive-etait-lavenir-de-linnovation-sociale/, dernièrement consulté le 15 novembre 2016].

[28] Pour en savoir plus sur Kampani : Fondation Roi Baudouin, 2016 (mai), « Le Fonds à impact social belge Kampani réalise son premier investissement », [https://www.kbs-frb.be/fr/Newsroom/Press-releases/2016/20160526ND, dernièrement consulté le 24 mars 2017].

[29] Brian Pratt et al., 2012, Understanding private donors in international development, International NGO Training and Research Centre, Policy Briefing Paper 31.

[30] Pour plus d’information, voir http://edgefunders.org/about-us/, dernièrement consulté le 29 mars 2017.

[31] Arnaud Zacharie, 2013, Mondialisation : qui gagne, qui perd. Essai sur l’économie politique du développement, Editions Le Bord de l’Eau, Collection La Muette, p. 229.

D’un projet de coopération atypique à quelques conseils pratiques

publié par UniverSud en Juin 2017

Le projet qui sous-tend cette réflexion s’est déroulé en Amérique du Sud, plus précisément en République coopérative du Guyana (ex-Guyane britannique) située au nord du Brésil, entre le Venezuela et le Surinam.

 

Lors d’un voyage touristique réalisé avec mon compagnon à l’intérieur du pays, nous avons visité la réserve amérindienne d’Orealla-Siparuta, peuplée d’Arrawak et de Warrou. Nous avons été bouleversés par la beauté et la quiétude de l’endroit, mais aussi par le dénuement et le manque de moyens des Amérindiens. Nous avons également été très interpellés par un projet américain plus que douteux qui leur était proposé. En effet, la situation particulière de la réserve en frontière du Surinam permet de faire sortir les arbres précieux du pays sans tenir compte des quotas imposés par le Guyana. Les Américains voulaient donc installer une scierie dans le village et exploiter le bois de la réserve pendant 3 ans. Ensuite, suivant le contrat, la scierie aurait dû revenir aux Amérindiens. Cependant il était clair qu’à ce moment-là, il n’y aurait plus eu d’arbres sur le territoire.

Scandalisés devant le contenu du contrat, nous avons incité les Amérindiens à le refuser. Leur réponse a été très simple : « Nous n’avons pas d’argent et pas d’idées, si vous avez une meilleure solution nous sommes preneurs… »

J’ai quitté le village en larmes en promettant d’essayer de les aider. J’ignorais à ce moment-là que l’avenir nous réserverait 3 ans dans la réserve ; une vie dans une cabane faite de bois et de feuilles, sans eau ni électricité, entourés de tas de bestioles dont pas une ne vous voulait du bien.

Après un deuxième voyage sur place, destiné à mieux comprendre le contexte et la demande de la communauté d’Orealla-Siparuta nous avons, de commun accord avec les amérindiens, décidé de construire une petite usine de pâte de fruits et de leur apprendre à la gérer. Le projet serait financé par une fondation privée.

Ainsi, la première année, nous avons construit l’usine et appris aux Amérindiennes à préparer la pâte de fruits. La deuxième année nous avons mis l’usine en production et nous avons aidé ces mêmes femmes à la gérer. Enfin, la troisième année, nous les avons formées à la gestion de la société.

En parallèle, nous participions aux activités du village. Nous avons, par exemple ouvert une bibliothèque, réalisé des examens de la vue ou encore aidé à la construction de la nouvelle école gardienne.

Après 3 ans dans le village, nous sommes rentrés en Belgique et un coopérant a poursuivi quelques mois la formation des Amérindiens à la gestion d’entreprise, puis les femmes de la réserve ont fondé une Women Friendly Association. Depuis elles gèrent seules la société.

Au regard de la coopération au développement, le projet est une réussite : nous avons répondu aux attentes de la population locale, nous avons construit ensemble une petite entreprise génératrice de bénéfices et augmenté le niveau de compétences de nombreux Amérindiens. Bref, nous avons réalisé notre engagement de départ.

Pourtant, je pense que notre plus grande réussite est ailleurs. Nous avons rendu dignité et confiance en eux à de nombreux Amérindiens qui grâce au projet ont pris conscience de leurs talents. Quoi qu’il advienne de la société, ceux qui y travaillent pourront rebondir et je suis confiante pour leur avenir.

Mais une analyse plus fine fait apparaître d’autres questions plus fondamentales : au-delà des progrès économiques ou techniques apportés par le projet, quels sont les impacts de nos actes?

 

Réfléchir à l’impact de nos actes

 

Pour aborder ce point, je voudrais partager avec vous deux anecdotes.

Première anecdote : durant notre séjour dans la réserve, le village comptait un seul boulanger, Birdy, qui préparait deux fois par semaine, lorsqu’il y avait de la farine, de longs sandwiches mous dans un demi-tonneau rouillé, sur un sol de terre battue au milieu des poulets et des canards. Sur son terrain, Birdy possédait un magnifique manguier. Lorsque nous avons commencé à lui acheter des mangues pour préparer de la pâte de fruits, il a estimé gagner assez d’argent et a préféré aller pêcher plutôt que de faire du pain. Le village s’est retrouvé sans pain. Sans le vouloir, pensant bien faire, nous en avions modifié l’équilibre. Il a heureusement été facile de démontrer à Birdy que la période des mangues était courte et que le village avait besoin de lui. Dans ce cas-ci, la conséquence de notre action était visible et réparable aisément, mais cela donne à réfléchir. C’est une sacrée leçon quant à la conséquence inattendue et parfois invisible de nos bonnes intentions. Toute interaction est porteuse de changement et difficile à maîtriser. Une observation attentive et une grande prudence s’imposent.

Deuxième anecdote : Un an après notre retour, j’ai reçu une lettre qui m’a particulièrement troublée : Marcy qui dirigeait l’usine, après m’avoir encore une fois remerciée pour ce que nous avions construit ensemble et demandé de lui envoyer de la pectine pour préparer la pâte de fruit, me racontait qu’elle avait avorté pour pouvoir continuer à gérer la production de peur que sans elle, le projet ne s’arrête. Soyons clair, l’avortement ne me pose aucun problème. Ce qui m’interpelle, c’est qu’un avortement n’est pas dans les mœurs au village et que dans les conditions sanitaires de l’hôpital de Skelden et avec le mépris local pour les Amérindiens, un avortement correspond à risquer sa vie et à se mettre au ban de sa société. Le désir de rester la directrice de l’usine et de gagner de l’argent a pris le pas sur les valeurs sociales de la communauté.

Notre impression en ayant partagé leur vie est que bien qu’en situation de grande précarité, les Amérindiens vivent sans contrainte de temps et peuvent passer des heures à regarder couler le fleuve en bavardant et en riant… pas de dépression, pas de stress continu. Ils ne s’opposent pas à la nature, mais agissent avec elle. Ce qui peut sembler du fatalisme est pour eux la seule manière d’accepter l’incontournable. Ils profitent pleinement de l’instant présent, ce que nos sociétés ont tant de mal à faire. Ils ont des leçons de sagesse à nous donner.

La confrontation avec les étrangers leur a donné envie de porter des Nike, de manger comme en ville, de porter des lunettes de soleil et donc leur besoin d’argent s’est accru.

L’image qu’ils ont de notre société est fausse. Pour eux, nous vivons dans une sorte d’Eldorado où l’argent coule à flot et le bonheur est partout. Cette illusion les éloigne de leurs valeurs et crée des besoins non satisfaits, donc des frustrations.

Si j’ai gagné en sérénité à leur contact, je ne suis pas sûre que l’inverse soit vrai. Faut-il pour autant ne rien faire lorsqu’ils demandent de l’aide ?

Ce n’est pas à nous de juger de ce qui est bon pour eux, mais une grande prudence doit guider nos actions et leur qualité de vie doit être préservée.

Sans remettre en cause la valeur de l’aide au développement, l’approche me semble incomplète car le bonheur des populations est rarement pris en compte lors de l’élaboration des projets. Nous avons trop tendance à confondre niveau de vie et qualité de vie, Les projets qui visent un mieux-être économique ne doivent pas entraîner une perte des valeurs de la communauté.

 

Quels sont les facteurs clés du succès d’une telle entreprise ?

 

La chance

Tout au long des trois années, nous n’étions pas à l’abri d’une maladie, d’un accident, d’une dispute avec les Amérindiens ou d’un coup d’état.

 

L’intégration au village

Nous avons pris soin de participer à la vie du village pour que la population non impliquée directement dans le projet comprenne pourquoi nous étions là et ce que nous allions faire ensemble. J’ai donc par exemple participé aux travaux du groupe des femmes pendant que mon compagnon était impliqué dans la construction de l’école gardienne.

 

L’adaptation à l’environnement

Il est rare que les projets se passent comme prévu. Par exemple : le chef du village nous avait dit que la réserve nous fournirait le bois nécessaire à la construction de l’usine. Il n’avait pas précisé que cela signifiait choisir des arbres en forêt et se débrouiller pour les transformer en planches. Pas simple quand on ne connaît pas les essences locales et qu’il n’y a ni tronçonneuse, ni tracteur au village.

Nous devions nous adapter en permanence et c’est pourquoi tout prenait plus de temps que prévu et entrainait des difficultés à respecter le budget.

 

Quelques conseils, issus de cette expérience 

 

Le respect et la dignité

Respect et dignité sont les deux valeurs à ne jamais perdre de vue, et ce pour toutes les parties prenantes. Il faut pouvoir échanger sur les coutumes respectives tout en gardant ses propres racines, même s’il y a des comportements que nous ne comprenons pas toujours.

 

S’entourer d’objets racines 

Emmener avec soi des objets « racines » qui aident à garder le moral dans les cas de déprimes inévitables quand on est loin de chez soi. Des objets auxquels on tient : instruments de musique, livres…

 

Garder une mémoire de ce qui est vécu 

Tenir un journal ou garder des éléments pour ne pas oublier les péripéties du voyage et avoir un témoignage à partager. Dans mon cas, le journal s ‘est transformé en un livre intitulé « Orealla, enfer ou paradis » rédigé avec mon amie Anne Zumkir.

 

Ne pas négliger les difficultés du retour 

Il est impossible de revenir d’une expérience longue de coopération sans modifications profondes et sans un autre regard à la fois sur les projets de coopération en général mais aussi sur notre propre société.

 

Quelle conclusion tirer de cette expérience ?

 

Si vous souhaitez réaliser un projet de coopération, soyez très prudent et posez-vous les bonnes questions sur ce que le projet va vraiment apporter aux populations concernées. Demandez-vous aussi si vous êtes la personne adéquate pour le faire. Par exemple : une jeune femme ne pourra pas être crédible dans une tribu Somalienne où la femme n’a aucun droit, un jeune homme ne pourra pas conseiller une entreprise en état de précarité où l’autorité est aux mains des aînés. A cet égard, le livre écrit par Clair Michalon et intitulé « Différences culturelles : mode d’emploi » est une aide précieuse.

 

Osez et vivez vos rêves. Restez utopiste et ne laisser pas les rabat-joie vous décourager. Analysez lucidement le problème et ce que vous pourrez y apporter et, si vous êtes convaincus, foncez. Ce qui est impossible, c’est ce que l’on n’a pas tenté.

 

 

Aude Niffle

Membre d’UniverSud

Pour des Informations sur le livre écrit par Aude.Niffle et Anne Zumkir « Orealla, enfer ou paradis », Aude.Niffle@gmail.com

La nature, une nécessité symbolique et vitale

publié par UniverSud en Juin 2017

Introduction

L’environnement est une préoccupation majeure de notre société, pourtant nombreux sont encore les indécis et trop peu nombreux sont ceux qui sont prêts à agir et à changer leurs habitudes pour améliorer la situation critique actuelle. Dans le présent article, j’aborderai, en utilisant le modèle nord-américain comme principale référence, l’évolution d’une représentation de la nature. D’abord vue comme nécessaire car symbolisant à la fois un nouveau continent et une nouvelle identité ensuite vue comme consommable, artificielle et enfin vue comme facultative. Afin de pallier cette dernière conception, parfois inconsciente, de la nature comme « accessoire », dont on pourrait se passer, et favoriser un mode de vie et une consommation écologiquement responsables, je terminerai par donner une série de pistes d’action exerçables aux niveaux individuel, collectif et sur les pouvoirs publics.

 De la nature « authentique » et symbolique a la commodite

« C’est la fin de la nature », écrit l’environnementaliste nord-américain Bill McKibben dans son essai The End of Nature (McKibben, 1989). Lors de l’arrivée des premiers colons dans le Nouveau Monde, ceux-ci furent rapidement victimes d’une obsessive volonté de se découvrir une identité qui correspondrait à leur nouvelle vie dans le continent nord-américain. La nature américaine, vaste et abondante, d’abord entendue comme une reconstitution du jardin d’Eden, fût rapidement utilisée comme symbole dans le but d’assurer les fondements de cette identité, par opposition aux valeurs véhiculées par l’Ancien Monde. Les premiers colons étaient impressionnés par cette nature grandiose inspirant du respect, mais surtout une profonde crainte de l’inconnu. Par exemple, l’explorateur et botaniste William Bartram décrit dans ses célèbres Travels (1791) le paysage naturel américain en utilisant le concept d’esthétique du sublime afin de souligner le caractère divin, supérieur, et inaccessible de la nature.

Pour répondre à cette peur ou à ce complexe d’infériorité, des figures fondatrices « transcendentalistes » telles que Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau ou John Muir remanièrent ce concept d’esthétique et prônèrent une relation fusionnelle avec la nature, à travers laquelle l’homme ne ferait qu’un avec les autres éléments naturels. Néanmoins, certains de ces penseurs, comme Emerson, dans son essai Self-Reliance, tendirent vers un optimisme agressif qui délaissa l’aspect « écologique » de la pensée transcendentaliste au profit d’une valorisation de l’individu, devenu capable de franchir tous les obstacles et de parvenir à accomplir tous ses objectifs. La nature n’était donc plus tellement symbolique, plus quelque chose d’étrange à comprendre, mais un simple obstacle à l’expansion économique, à l’industrialisation, et donc sujette à la domination. Ainsi, le désir de progrès fût plus fort que celui d’harmonie et de durabilité et la transformation du paysage naturel originel fût rapide, principalement durant la période d’après-guerre civile (1865-1917), le rendant presque entièrement industrialisé et bientôt toxique.

De la découverte, nous passons à la domination, qui engendre la destruction. En 1962, la zoologiste et biologiste Rachel Carson publie son livre scientifique le plus célèbre, Silent Spring, dans lequel elle démontre l’empoisonnement de la nature par le progrès et l’industrialisation à travers une analyse pertinente de l’effet néfaste des pesticides sur la santé environnementale et donc humaine. En effet, aussi simple que cela puisse paraître aujourd’hui, l’homme fait partie de l’environnement et donc aussi de la nature. Alors que les premiers colons américains percevaient la nature du nouveau continent comme une nécessité symbolique, comme un paradis terrestre, celle-ci fut graduellement convertie en vulgaire commodité, un produit de consommation courante, valorisée et exploitée pour ses ressources, puis en artéfact, non plus « authentique » mais manipulée et transformée par la main de l’homme.

De la commodité à la nature artificielle ou virtuelle

La nature « authentique » a disparu souligne McKibben, elle est maintenant entièrement « artificielle » car il n’existe plus un seul espace terrestre qui n’a pas été touché directement ou indirectement par la main de l’homme (McKibben, 1989). La publication de Silent Spring de Carson fut souvent associée au début d’une crise écologique nationale étatsunienne, certes, mais qui n’en était pas moins globale. De par mon analyse du modèle nord-américain, je souhaitais rappeler le caractère mondialisant, globalisant de celui-ci. En effet, le problème provient de notre société moderne qui fût construite sur les fondations d’un système socio-économique capitaliste et consumériste aliénant l’homme au monde physique. Par exemple, Thoreau témoignait déjà dans son œuvre la plus célèbre, Walden (1854), de sa peur que la « nouvelle économie de marché » — le capitalisme — encouragerait l’homme à se perdre dans le matérialisme,  en accumulant des biens matériels, ou dans des abstractions telles que la célébrité. Thoreau tenta ainsi d’inciter son lectorat à se contenter des « nécessités de la vie » que peut offrir « un mode de vie simple dans la nature » (Thoreau, 1854).

Les craintes du transcendentaliste furent confirmées, car si l’homme pouvait se définir et exister en rapport étroit avec le paysage naturel, il existe maintenant dans un paysage artificiel ou même virtuel. En outre, s’il entre en contact direct avec un paysage naturel, ou un simulacre de celui-ci, c’est souvent pour profiter de son cadre esthétique, le réduisant ainsi à l’état d’« objet de consommation esthétique » (Byerly, 1996). Dans notre société moderne, l’homme tend à considérer la nature comme secondaire voire inutile, pouvant être reproduite et éventuellement remplacée par de nouvelles technologies. Par exemple, selon l’auteur et défenseur de l’environnement Aldo Leopold, nous étions déjà devenus, à la moitié du XXe siècle, des « chasseurs de trophées » qui parcourent « les continents avant de voir [leur] propre jardin » et « qui consomment des plaisirs du monde extérieur mais n’en créent jamais » (Leopold, 1949). Autrement dit, la découverte du monde contribue encore dans ce cas-ci, comme dans l’optimisme excessif d’Emerson, à la valorisation de l’individu et à sa célébrité, car il n’y a pas de contemplation des merveilles naturelles mais simplement un « acte de présence » en vue de collecter des photographies comme « trophées » à exhiber sur ce qu’on pourrait qualifier d’une « étagère virtuelle » pour nous élever au statut de voyageur ou aventurier reconnu. Le monde physique était alors excessivement « consommé » sans éveiller un réel intérêt chez l’humain et donc sans être vraiment compris.[1] En 1992, Bill McKibben publia un autre essai intitulé The Age of Missing Information dans lequel il note que la télévision a changé notre perception du monde physique, masquant « l’information subtile » qu’il nous offrait, et nous rendant ainsi « divorcé » de celui-ci (McKibben, 1992). Dès lors, la situation n’a fait que s’empirer car les technologies actuelles nous permettent maintenant de voir le monde entier en quelques minutes sur le « filtre » d’un réseau social comme Instagram, ou de chasser des créatures virtuelles — et non plus des « trophées » — dans les parcs à travers un écran de smartphone sur Pokémon Go !. Si nous suivons le postulat de McKibben, ces applications mobiles ou réseaux sociaux ont le même effet que la télévision car elles n’impliquent pas un contact direct mais rapide et artificiel avec le monde physique et donc une utilisation très limitée de nos sens, dénuant ainsi ce monde de tout son « sens », son symbolisme, et de toute son importance, sa nécessité vitale pour l’homme.

La nature aujourd’hui

Il va sans dire que la nature n’a pas complètement disparu, ceci s’écarte de la pensée de McKibben. Il s’agit de notre manière de représenter, de définir et d’interagir avec la nature qui a été déformée, et qui lui a soutiré sa valeur fondamentale. S’il existe une leçon à tirer de ces auteurs nord-américains, elle est bien qu’une intention de préservation passe par une étape de compréhension, de familiarisation avec le milieu naturel. En effet, comme Thoreau l’a démontré, une relation respectueuse de l’environnement commence par un intérêt particulier pour et un contact direct avec celui-ci. Chaque individu devrait, par lui-même, prendre conscience des bienfaits de la nature, planter un arbre avant son antenne satellite et se déconnecter occasionnellement du Wi-Fi pour se (re)connecter au monde sensible. C’est en nous intéressant et en nous sensibilisant à la nature que nous deviendrons désireux d’améliorer la situation environnementale tragique dans laquelle nous nous trouvons actuellement et d’entamer des démarches conservatrices.

Quelques pistes d’action

Premièrement, au niveau individuel, il est possible d’opter pour un mode de vie et une consommation responsable et respectueuse de notre environnement. Par exemple, la simple activité de « faire les courses » peut représenter un acte citoyen, car un simple achat peut avoir certaines répercutions sur la stabilité de l’environnement. Dans la mesure du possible, il faudrait privilégier une consommation de produits locaux dont la production et la vente sont visibles, voire tangibles, nous rapprochant ainsi de la terre et de la nature, et n’impliquent pas l’utilisation de plastique ou d’autres agents toxiques. Dans notre société moderne, le simple acte de « prendre le temps » de faire soigneusement et de manière responsable les courses est très souvent négligé. Comme justification, nous tendons à clamer que nous « n’avons pas le temps » ou que le temps, « c’est de l’argent ». Or, la santé et l’environnement n’ont pas de prix, ils ne doivent pas faire partie de ces « produits » dont nous planifions graduellement l’obsolescence de par notre désintérêt et notre négligence.

Deuxièmement, chaque action individuelle peut contribuer au bien communautaire. Certes, nous pouvons remplir notre part en tant que citoyen,  mais il est également nécessaire de transmettre notre savoir, de conscientiser le reste de l’humanité à adopter un comportement socio-écologiquement responsable. Certaines initiatives de sensibilisation (excursions dans la nature, séances d’information sur les enjeux de notre consommation, organisation de groupes d’achat direct aux producteurs, etc.) ont des impacts conséquents sur le long terme. Par ailleurs, l’éducation demeure l’ultime espoir d’assurer des générations qui seront concernées par le devenir de notre environnement et reste la clé d’un développement durable. Dans l’« Anthropocène », cette ère anthropocentrique où l’influence de l’homme est devenue omniprésente, l’enfant a besoin qu’on lui décrive sa place sur notre planète. Il faut lui rappeler que le monde physique dans lequel il vit inclût un environnement naturel habité par d’autres espèces non-humaines, et que la préservation de la stabilité de cet environnement est indispensable à sa propre survie.

Enfin, les pouvoirs publics devraient parallèlement promouvoir les circuits courts et orienter les investissements publics vers ces circuits. Ils doivent favoriser les labels respectueux de l’environnement, les rendre plus accessibles, et éviter d’ouvrir la porte aux marchés de consommation transatlantiques qui privilégient la production massive d’OGM, de produits qui ont été d’une quelconque manière abusivement modifiés ou empoisonnés par des pesticides et qui forcent nos petits producteurs à mettre la clé sous la porte.[2] Pour terminer, dans notre société moderne caractérisée par l’hyperconsommation et la digitalisation, la publicité ne fait qu’alimenter une ségrégation entre classes sociales et entre individus de différents genres ou croyances, mais aussi entre humanité et nature. En effet, nombreux sont les exemples de « greenwashing » — ou « écoblanchiment » en français —, ce procédé de marketing des entreprises destiné à se donner une image écologique responsable qui s’écarte de la réalité et qui pourtant semble nous rassurer, nous convaincre que l’environnement est en sécurité avec une marque ou même un programme politique certifié « écologique » ou « durable ». C’est pourquoi les pouvoirs publics, qui constituent un frein indispensable à l’écoblanchiment, à l’expansion d’idéologies capitalistes et consuméristes ainsi qu’à l’excès de modernisation et de digitalisation, doivent limiter la diffusion de publicités de toutes formes encourageant à une consommation immodérée et destructrice.

En conclusion, un apprentissage et un enseignement sur le passé, le présent et le futur doivent être favorisés. Nous devons en premier lieu prendre conscience des erreurs que nous avons commises dans le passé pour ne pas les perpétuer. L’écart entre l’humanité et la nature s’est bel et bien creusé et nous devons (re)connaître ce problème, ainsi que ses causes et conséquences, afin d’y remédier individuellement et collectivement. Ensuite, nous devons agir maintenant, dans le présent, changer nos habitudes de consommation, notre mode vie et transmettre une vision respectueuse de la nature aux générations futures pour garantir un avenir sain et durable pour notre planète et, conséquemment, pour l’humanité. Individus, organismes solidaires et autres pouvoirs publics doivent travailler ensemble pour (re)construire une société moderne écologiquement responsable et restaurer la représentation initiale de la nature en tant que nécessité symbolique et vitale.

 

Références citées

 

Bartram, William, Travels of William Bartram (New York: Dover Publications, 2003).

 

Carson, Rachel, Silent Spring (London: Penguin Classics, 2000).

 

Emerson, Ralph W., Self-Reliance and Other Essays (Mineola: Dover Publications, 1994).

 

Glotfelty, Cheryll and Fromm, Harold, The Ecocriticism Reader: Landmarks in Literary Ecology (Athens: University of Georgia Press, 1996).

 

Leopold, Aldo, A Sand County Almanac (New York: Ballantine Books, 1986).

 

Lombard, David, ‘Transcendentalism and Sublime (Post)Nature in American Literature: From Self-Discovery to Self-Destruction’ (Université de Liège, Master, 2016).

 

McKibben, Bill, The End of Nature (New York: Random House Trade Paperbacks, 2006).

 

McKibben, Bill, The Age of Missing Information (New York: Random House Trade Paperbacks, 2006).

 

Thoreau, Henry D., Walden and ‘Civil Disobedience’ (New York: Signet Classics, 2012).

 

 

[1] Il convient ici de souligner que beaucoup de personnes vivent encore de précieux moments de connexion avec la nature qui ne s’apparentent en rien à une recherche de trophées. Certaines activités d’extérieures comme les excursions dans la nature ou le jardinage sont des premiers pas vers un mode de vie en harmonie avec la nature. En effet, Leopold entend ici que c’est celui ou celle qui découvrira et apprendra à d’abord connaître son propre jardin avant de se prétendre pouvoir parcourir le monde entier qui se créera une passion durable pour la nature.

[2] Il est question ici du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP), un accord qui est négocié entre la Commission européenne et le gouvernement étatsunien depuis juillet 2013 et qui viserait à annuler les droits de douane à l’exportation entre les États-Unis et l’Europe. Celui-ci infligerait, entre autres problèmes, une concurrence déloyale aux producteurs agricoles européens qui se retrouveraient en face de gigantesques exploitations américaines, ce qui nous contraindrait alors à consommer des aliments de moins bonne qualité et plus toxiques provenant d’une production américaine nettement moins régulée qu’en Europe.

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques