Sept clés pour comprendre la malnutrition et les discriminations liées au genre

publié par UniverSud en Juin 2017

Touchant un tiers de la population mondiale, la malnutrition représente un enjeu universel. Cependant, il semble que ce sont les femmes et les filles vivant en milieu rural qui en sont les premières victimes (FAO, 2013). Qu’est-ce que la malnutrition et d’où provient cette apparente discrimination sont les questions auxquelles cet article va tenter de répondre.

Malgré les progrès techniques des dernières décennies, 1 personne sur 3 dans le monde souffre d’au moins une forme de malnutrition[1]. Parmi elles : 800 millions de personnes souffrent de la faim (sous-alimentation prolongée) ; plus de 2 milliards de personnes vivent avec des carences en micronutriments tandis que près de 600 millions de personnes souffrent d’obésité[2]. Les causes de la malnutrition sont complexes et interdépendantes, et ses conséquences humaines, sociales, et économiques dépassent le cadre stricte de la santé individuelle.

Chez les jeunes enfants, la malnutrition peut avoir des conséquences directes se répercutant tout au long de la vie : retard de croissance, réduction du développement physique et cognitif et difficultés d’apprentissage. Bien que la médecine continue de progresser, en 2014, 159 millions d’enfants de moins de 5 ans souffraient encore d’un retard lié à un épisode de malnutrition.

Chez les adultes, la malnutrition affaiblit, rend moins productif et plus vulnérable face à d’autres maladies. Pour les familles paysannes qui vivent de leur travail manuel et qui sont paradoxalement les principales victimes de ce phénomène, les conséquences en termes de revenus et de qualité de vie sont immédiates.

Le défi est de taille : pour tenter de répondre à la malnutrition chronique, l’aide humanitaire d’urgence ne suffit pas. Le droit à l’alimentation doit être traité sous tous ces aspects et géré à long terme.

Analyser la nutrition en adoptant une approche genre[3], nous permet de mettre en lumière différents aspects de la problématique mais aussi d’identifier des pistes de solution. Les rôles et positions des hommes et des femmes ne sont pas figés ; ils dépendent d’une région, d’un groupe social et d’une génération à l’autre. Pourtant, en règle générale, les femmes sont confrontées à de plus grandes difficultés que les hommes en ce qui concerne l’accès aux ressources productives, aux marchés et aux services[4]. Elles sont aussi confrontées à des obstacles juridiques et sociaux supplémentaires. Selon la Coalition contre la faim (CCF)[5], sept axes doivent être pris en compte pour comprendre la problématique de la nutrition et les discriminations liées au genre.

1)      RÉPARTITION INÉGALE DE L’ALIMENTATION

Dans le monde, 75% des personnes souffrant de faim et de malnutrition sont des paysan-ne-s. Ce paradoxe s’explique par le fait que la cause première de la malnutrition reste la pauvreté. Pour lutter contre la pauvreté et assurer une vie digne à leur famille, nombreux-ses agriculteurs et agricultrices vendent leurs produits de qualité, à haute valeur nutritive, pour s’acheter des denrées de moindre qualité et à prix bas[6].

Pour les femmes rurales, la situation est encore plus difficile.

« S’il y a assez de nourriture, cela ne pose pas de problème, toute la famille mange à sa faim. Par contre, quand il y a rationnement, ce sont souvent les femmes qui vont manger après les hommes et après leurs enfants[7].»

De plus, dans les pays en développement, certains tabous et habitudes alimentaires privent les femmes de consommer des denrées riches en protéines, fer et vitamines. Il faut donc veiller à aller au-delà de l’unité de base, « la famille » ou le « ménage » pour observer la répartition de la nourriture en son sein, pour chaque personne.

2)      DIFFÉRENTS TYPES DE PRODUCTIONS

Les femmes représentent 43% de la main d’œuvre agricole dans les pays en développement et s’occupent principalement de l’agriculture vivrière qui constitue la majeure partie de l’apport nutritionnel des familles paysannes. En 2011, la FAO estimait que les femmes produisent 60 à 80% des aliments de consommation familiale dans la plupart des pays en développement. Les hommes, eux, s’occupent généralement des cultures destinées à la vente et/ou au secteur de l’agroalimentaire afin d’assurer un revenu à leurs familles. Même si leur rôle est souvent oublié et peu reconnu, les femmes sont donc les principales responsables de la sécurité alimentaire de la famille.

3)      ACCÈS AU MARCHÉ

Ce sont généralement les hommes qui se chargent de la commercialisation de la production. Dans certains endroits, les femmes n’ont pas du tout accès au marché.

« Par exemple, au Maroc, dans la vallée du Drâa, ce sont les maris qui vendent la production. Les femmes s’occupent et élèvent les chèvres mais ce sont leurs maris qui les vendent. Ils reviennent à la maison en annonçant le prix de la vente à leurs femmes. Elles n’ont alors aucun moyen de contrôler si ce montant est réellement celui qu’ils ont perçu ».

Dans d’autres régions, elles ont accès au marché local mais n’ont pas accès à l’information sur les prix. Elles ne peuvent donc pas vendre leur production au meilleur prix.

4)      VALORISATION DES SAVOIRS TRADITIONNELS ET RECHERCHE

Dans de nombreux pays en développement, les femmes rurales sont les gardiennes des semences, des savoirs traditionnels et de la biodiversité. Bien qu’elles soient souvent analphabètes et aient difficilement accès aux nouvelles technologies, elles conservent leur rôle traditionnel tout en inventant de nouvelles stratégies pour lutter contre le changement climatique et nourrir leur famille.

Alors que des processus de recherche-action seraient nécessaires pour valoriser leurs savoirs et leur adaptabilité, la recherche s’intéresse essentiellement à l’agriculture de rente. Les femmes, principales actrices de l’agriculture vivrière, sont donc mises à l’écart et bénéficient peu des avancées de ces recherches.

5)      ACCÈS SÉCURISÉ ET CONTRÔLE DES RESSOURCES

Selon la FAO (2011), si les femmes en milieu rural bénéficiaient du même accès aux ressources productives que les hommes, le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde pourrait diminuer de 12 à 17%.

De manière générale, l’accès sécurisé et le contrôle des ressources représentent une difficulté pour les femmes. Elles ont généralement un accès aux ressources mais celui-ci n’est pas sécurisé et elles n’en ont pas le contrôle. L’accès à la terre peut dépendre des lois traditionnelles, religieuses et juridiques.

« Dans certaines situations, les femmes ont accès à la terre pendant la saison sèche. Elles y mettent des intrants, elles y amènent de l’eau, […] mais au moment de la saison des pluies, les hommes reprennent la terre. Tous les intrants qu’elles ont mis sont au bénéfice de la terre pour la culture du mari.»

L’accès aux ressources ne se résume pas à la terre. Selon la FAO (2010-2011), dans tous les pays du monde, « les femmes ont moins de terres et de bétail que les hommes, utilisent moins de semences améliorées, achètent moins d’intrants, recourent moins aux crédits et aux assurances ».

6)      CORESPONSABILITÉ FAMILIALE ET CITOYENNE

Coresponsabilité citoyenne

Pour avoir accès aux ressources, il faut avoir accès aux organes de gestion, de négociations et de décisions. Or bien souvent, les femmes n’y ont pas accès ou n’ont pas leur mot à dire. Prendre sa place alors que ce n’est culturellement pas valorisé pour les femmes n’est pas une mince affaire. Elles vont alors se retrouver avec des parcelles de terre plus éloignées, moins productives, de moins bonne qualité et plus rocailleuses.

Co-responsabilité familiale :

Les hommes ont une responsabilité dans la sécurité alimentaire et nutritionnelle de leur famille, qui ne peut reposer uniquement sur les femmes. Il faut mettre en place des activités/des formations pour responsabiliser l’ensemble de la famille, les hommes y compris, sur la diète alimentaire, en augmentant par exemple la participation des hommes dans la maintenance des foyers, dans la préparation des repas et dans le soin aux enfants, rôles traditionnellement pris en charge par les femmes (FAO, 2013).

7)      SÉCURITÉ

Dernière composante mais non des moindres, la sécurité joue un rôle très important dans l’accès à une nourriture de qualité nutritive. La violence et l’insécurité ont des conséquences directes et négatives sur la production agricole.

« Dans le cas de violences intrafamiliales, les femmes sont moins aptes à travailler au champs. Dans d’autres régions comme le Kivu, où la violence est généralisée et où les femmes sont les premières victimes, les femmes n’osent plus aller au champ, par peur de se faire violer en chemin. Elles restent donc en ville et développent tant bien que mal des petits potagers urbains ou autres commerces ».

Premières victimes de la malnutrition, les femmes sont centrales dans les solutions à mettre en œuvre.

Les femmes ont un rôle central dans la nutrition et la sécurité alimentaire. De fait, dans de nombreuses régions, elles prennent en charge les rôles dits reproductifs. Traditionnellement, elles ont la responsabilité de préparer le repas des enfants et des autres membres de la famille. Malgré les nombreuses inégalités que nous avons évoquées, les femmes mettent en place différentes solutions pour tenter de vivre dignement et de se procurer une alimentation saine et durable.

Comme nous l’avons vu, l’information sur les prix et les conditions de vente est plus difficilement accessible aux femmes. Face à cette situation, certaines femmes se regroupent en coopératives pour vendre leur production dans de meilleures conditions. Elles peuvent alors utiliser cet argent pour l’investir dans le bien-être de la famille. En effet, quand les femmes ont à leur disposition des revenus plus importants, la nutrition, la santé et l’instruction des enfants sont améliorés (FAO, 2010-2011).

Dans le cadre de ses actions, ADG soutient différentes organisations locales au Pérou et en Bolivie. Les approches « déviance positive » au Pérou et « Attention intégrée aux maladies prévalant dans l’enfance – AIEPI » en Bolivie sont fondées sur la conviction qu’il existe dans chaque communauté certaines femmes qui ont des pratiques leur permettant de se nourrir mieux que leurs voisin-ne-s, alors qu’elles disposent de ressources similaires et sont confrontées aux mêmes risques.

Au fil de ces processus, se dégagent des « Madres Vigilantes » ou promotrices, actives dans la diffusion de savoirs et pratiques. La méthodologie débute par un diagnostic des capacités, attitudes et pratiques pour identifier les « déviantes positives », ou promotrices, et se poursuit par l’organisation d’ateliers « à la maison ». Ceux-ci, organisés dans chaque communauté par petits groupes, sont des espaces de formation pratique autour du thème nutritionnel, durant lesquels les familles préparent et consomment les aliments de leurs récoltes tout en apprenant les bonnes pratiques alimentaires et l’équilibre de la ration.

Ce travail mené au Pérou et en Bolivie permet, non seulement, d’améliorer l’alimentation et la nutrition des familles paysannes, mais aussi, de valoriser le rôle des femmes au sein de leur famille et de leur communauté.

Au niveau de la production des stratégies se mettent aussi en place pour créer des systèmes agricoles plus résilients et durables. En développant d’autres formes de productions et de revenus, les femmes rurales jouent un rôle très important dans la transition vers un système alimentaire durable et vers l’agroécologie.

« Sans nécessairement être définie comme telle au départ, les femmes rurales mettent en œuvre naturellement une agriculture plutôt de type agroécologique. Par exemple, elles n’ont pas accès aux intrants donc elles en mettent peu. »

En valorisant et en renforçant le savoir-faire traditionnel des femmes rurales, l’agroécologie leur permet d’améliorer et de diffuser des techniques de production. Cela contribue à leur renforcement au niveau personnel (estime de soi), et vis-à-vis des autres membres de la famille et de la collectivité (reconnaissance de leur contribution). L’agroécologie dans une perspective de genre permet une approche multidimensionnelle de la nutrition et de la sécurité alimentaire. Au Nord comme au Sud, les femmes s’impliquent de plus en plus dans les initiatives de développement durable et de transition. Le chemin vers l’équité de genre est encore long, mais il est en marche !

Gwendoline Rommelaere

Pour aller plus loin :

  • Aide au Développement Gembloux (ADG) : L’agroécologie : reconnecter l’homme à son écosystème.
  • CHARLIER, S. & NUOZZI, C. (2014). Agroécologie, plaidoyer pour une perspective de genre, lutte contre la malnutrition et pour une souveraineté alimentaire. Recherche et plaidoyer du Monde selon les femmes, n°15, Bruxelles.
  • CHARLIER, S. & DEMANCHE, D. (2014), Perspectives de genre pour l’agroécologie – Regards croisés sur la souveraineté alimentaire, Cief genre du Monde selon les femmes.

[1]La malnutrition survient quand une personne ne reçoit pas une quantité suffisante de nourriture ou une nourriture non adaptée. Il faut donc prendre en compte aussi bien les calories nécessaires aux besoins journaliers que les micronutriments (vitamines et minéraux). Les personnes en surpoids ou en obésité peuvent donc se retrouver dans cette catégorie.

[2] FAO 2016

[3] Analyser les rôles et les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes

[4] FAO (2010-2011), la situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture, le rôle des femmes dans l’agriculture, combler le fossé entre les hommes et les femmes pour soutenir le développement.

[5] Fiche thématique Genre et nutrition (2014), basée sur les informations de Le Monde selon les femmes (LMSLF) et son partenaire REMTE Bolivie : CHARLIER, S. & DEMANCHE, D., «Perspectives de genre pour l’agroécologie – Regard croisés sur la souveraineté alimentaire», Le Monde selon les femmes, 2014

[6] Coalition contre la faim, 2013

[7] Entretien avec Sophie Charlier, chargée de mission plaidoyer et responsable de la recherche auprès de l’ONG belge Le Monde Selon Les Femmes (LMSLF)

Les nouvelles frontières de la politique migratoire européenne

publié par UniverSud en Octobre 2017

L’Union européenne et les réfugiés

Les conflits et les persécutions poussent des millions de personnes sur la route. Si la majorité des exilés restent à proximité de leur lieu d’origine, un certain nombre d’entre eux souhaite rejoindre l’Europe. Entre 2005 et 2015, les demandes d’asile déposées dans les pays européens ont augmenté de 650 %1, en grande partie en raison du conflit syrien. Face à cette augmentation, plutôt que de développer sa politique d’accueil, l’Union européenne tente d’endiguer les flux migratoires en verrouillant ses frontières et en passant des accords avec des pays du sud de la Méditerranée pour qu’ils arrêtent les migrants avant que ceux-ci n’arrivent aux portes de l’Europe. On parle d’externalisation des politiques migratoires. Pour ce faire, elle conditionne l’octroi de l’aide au développement à la mise en place par les pays tiers de stratégies de gestion des flux migratoires : pénalisation des réseaux clandestins, renforcement des contrôles frontaliers, adaptation des cadres législatifs, etc. Elle le fait avec des pays qui, comme la Mauritanie, ont plutôt une tradition d’ouverture, mais également avec des États qui ne sont pas réputés pour leur respect des droits humains.

Au niveau interne, en septembre 2015, le Conseil européen adopte un plan pour relocaliser 160 000 demandeurs d’asile situés en Grèce et en Italie vers les autres pays membres. En novembre, les pays du groupe de Visegrád (République Tchèque, Slovaquie, Hongrie et Pologne) verrouillent leurs frontières et rejettent les quotas de réfugiés2. En revendiquant les politiques migratoires et l’asile comme relevant de la souveraineté nationale, ils imposent la « solidarité flexible ». Chaque membre doit pouvoir choisir combien de réfugiés il souhaite accueillir, dans quelles conditions, mais également déterminer quelle sera sa contribution financière à la gestion de la crise. Après la fermeture de la route des Balkans, la Grèce et l’Italie, responsables de la gestion des frontières extérieures et de l’examen des demandes d’asile, se trouvent débordées.

La coopération Turco-Européenne

C’est dans ce contexte que les chefs d’État des 28 pays membres de l’Union Européenne et leurs homologues turcs ont entrepris en 2015 des négociations qui ont donné lieu à la déclaration du 18 mars 20163. Les négociations sont une réponse aux désaccords entre les membres de l’Union sur la question du soutien aux réfugiés.

Le but est de mettre fin aux migrations irrégulières par la fermeture des routes migratoires et le démantèlement de l’organisation des passeurs. Derrière ceci, il y a surtout la volonté de l’Europe de fermer les routes migratoires qui passent par la Turquie. Or, la Turquie est une zone cruciale dans la gestion des flux migratoires vers l’Europe car elle se situe sur le passage de deux trajets : la route pédestre des Balkans et la voie maritime de la Méditerranée orientale. Elle partage également une frontière poreuse avec la Syrie.

Ainsi, dans cette déclaration, la Turquie s’est engagée à prendre « toutes les mesures nécessaires pour éviter que de nouvelles routes de migration irrégulière, maritimes ou terrestres, ne s’ouvrent au départ de son territoire en direction de l’UE, et [à coopérer] avec les États voisins ainsi qu’avec l’UE à cet effet. » D’autre part, les migrants partis de la Turquie pour les îles grecques ne demandant pas l’asile ou dont la demande d’asile a été jugée infondée ou irrecevable sont renvoyés en Turquie. Par ailleurs, si la Turquie avait signé la Convention de Genève, elle avait cependant émis une restriction géographique : seuls les citoyens européens pouvaient bénéficier du statut de réfugié. En 2015 et en préparation de la déclaration, la Turquie a donc créé un statut de protection temporaire à destination des Syriens exilés sur son territoire. Cela a permis l’adoption du programme « un pour un » : un migrant irrégulier intercepté en Grèce passé par la Turquie y sera renvoyé. Pour chaque migrant renvoyé, un demandeur d’asile régularisé depuis la Turquie sera accepté et relocalisé en Europe. Ce programme a un nombre de places limité à 72 000 personnes.

En contrepartie, afin de venir en soutien aux réfugiés en Turquie et d’alléger la charge de l’État turc, l’UE s’est engagée à verser deux tranches de trois milliards d’euros chacune pour financer des projets liés à santé, à l’éducation, aux infrastructures, à l’alimentation, et autres frais de subsistance. De plus, la Turquie souhaitait bénéficier d’un régime de visa plus favorable à la circulation de ses citoyens au sein de l’Union, d’une intégration plus forte de l’État au sein de l’union douanière et de la relance des négociations d’adhésion6. En raison des récentes tensions diplomatiques, ce dernier point est à l’heure actuelle suspendu.

En ce qui concerne le nombre d’arrivées en Grèce, les actions entreprises se révèlent efficaces. Alors qu’en 2016, la commission européenne enregistrait 1700 arrivées quotidiennes en Grèce et un total de 1150 décès ou disparitions en mer Égée, en 2017, les arrivées sont réduites à 52 par jour et 105 personnes décédées ou disparues. Le nombre de personnes entreprenant ce voyage périlleux a donc clairement diminué. Mais est-ce une bonne nouvelle ?

L’accord de la honte

Les accords pris, sous forme de déclaration, par l’UE et la Turquie posent problème à plusieurs niveaux. D’abord, verrouiller une route ne résout rien. Au contraire, lorsqu’une route migratoire se ferme, de manière physique ou administrative, une autre s’ouvre ailleurs, souvent plus dangereuse, occasionnant plus de risques pour ceux qui sont déterminés à venir en Europe.

Ensuite, avec le virage autocratique du président turc Erdogan, le traitement réservé aux journalistes et aux contestataires et la relation compliquée qu’entretien le pays avec ses minorités, considérer la Turquie comme un État sûr pour des populations vulnérables est paradoxal.

De manière plus fondamentale, c’est le principe même d’externalisation des politiques migratoires qui pose problème. L’Union européenne se déleste de ses responsabilités vis-à-vis des migrants et n’aide que chichement les populations vulnérables. C’est surtout le signe de la faiblesse de la solidarité entre pays européens. En effet, la règle en vigueur pour les demandes d’asile est que celles-ci doivent être déposées dans le premier pays européen où les migrants posent le pied. Les pays frontaliers comme la Grèce et l’Italie sont débordés. Plutôt que de revoir cette règle et de répartir les candidats à l’asile au sein des pays européens, les accords d’externalisation les renvoient en dehors de l’Europe, là où ils risquent d’être moins protégés et surtout loin des yeux – et donc loin du cœur – des populations européennes. A contrario, l’aide versée à la Turquie, du fait qu’elle garde les migrants sur son territoire, aurait pu être investie dans des projets pour les migrants qui auraient été plus largement accueillis en Europe, créant des emplois mais surtout une culture d’accueil et de solidarité.

Enfin, cette déclaration donne un exemple négatif pouvant inciter d’autres États à se dédouaner eux aussi de leurs responsabilités morales et humanitaires quant à leur soutien aux réfugiés.

Les coopérations de ce type se multiplient depuis plusieurs années. Déjà mis en œuvre avec le Maroc ou la Tunisie, l’UE prévoit de développer de nouveaux accords avec la Libye, par exemple. Plus généralement, l’Union Européenne et l’Union Africaine se rapprochent afin d’approfondir leur coopération. Des partenariats avec le Nigeria, le Niger, l’Éthiopie, le Sénégal et le Mali sont en négociation. L’Europe représente un espace de paix, de solidarité et l’espoir d’une vie sûre et confortable pour les migrants, mais les valeurs démocratiques, égalitaires et humanistes de l’UE se dissolvent dans la gestion des flux migratoires, donnant une impression d’hypocrisie de moins en moins soutenable.

Une campagne pour la justice migratoire

En vue de dénoncer la stratégie européenne d’externalisation des politiques migratoires est née la plateforme pour la justice migratoire coordonnée par le CNCD-11.11.11 et dont fait partie UniverSud. Ce groupe d’organisations défend :

  • La lutte contre les inégalités pour que toute personne puisse vivre décemment là où elle souhaite vivre ;
  • La mise en place de voies d’accès sûres et légales au sol européen et la fin des violences aux frontières ;
  • L’instauration de l’égalité de droits afin de mettre fin au dumping social ;
  • La déconstruction des préjugés et la construction d’un discours objectif et constructif sur les migrants ;

La plateforme a récemment tenu des assises citoyennes un peu partout en Belgique. De ces assises est sorti un texte qui propose une autre vision de la gestion des migrations, basée sur l’accueil, l’ouverture, la solidarité et le respect de la dignité humaine que vous trouverez un peu plus loin dans ce dossier.

Et à notre niveau ?

Il y a plusieurs niveaux d’action possible contribuer à mette en œuvre la justice migratoire : s’informer correctement et ne pas se laisser influencer par les populismes politiques et médiatiques ; s’imaginer devenir réfugié ; échanger avec ses voisins ; rejoindre une association ; rencontrer, échanger, héberger un réfugié ou un sans-papier ; faire valoir ses droits et ses devoirs et ceux de nos représentants politiques ; voter pour et interpeller nos représentants ; demander que nos communes, nos états, notre Union Européenne deviennent hospitaliers comme le propose la campagne Communes Hospitalières dont il est question dans un des article de ce dossier.

Se rassembler pour mieux se faire entendre. Deux jours de rencontres et de protestations : le 12 Décembre 2017, contre-sommet européen – pour mieux comprendre le phénomène ; et le 13 décembre 2017, occupation au pied de la Commission Européenne et du Conseil Européen – pour se faire entendre. Plus d’infos : http://www.cncd.be/13decembre

Claire Chevrier
Volontaire UniverSud
Étudiante en population et développement.

Pour aller plus loin:

Lire la déclaration : http://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2016/03/18-eu-turkey-statement/
Lire le sixième rapport des progrès de la mise en œuvre (en anglais) : http://www.refworld.org/docid/59477d454.html
Pour s’engager dans la campagne, n’hésitez pas à contacter UniverSud ou l’antenne du CNCD-11.11.11 de votre province.

LexiqueEst migrant, tout individu vivant dans un autre territoire que celui de sa naissance pendant une durée supérieure à une année.

Un réfugié est une personne forcée de quitter son pays pour se protéger des persécutions qu’elle subit. Entre la demande de protection et l’obtention du statut de réfugié, le migrant est un demandeur d’asile. Ces catégories rassemblent des groupes de personnes particulièrement vulnérables : elles peuvent être traumatisées et isolées. Ce statut de réfugié est donné par un État et est régi par la convention de Genève de 1951.

Une personne « sans-papier » est une personne vivant sur un territoire étranger sans titre de séjour ou visa. Cela peut être le cas de personnes qui n’ont jamais fait de demande de statut, de personnes dont le titre de séjour a expiré (un étudiant qui reste dans le pays où il a fait des études alors qu’elles sont terminées), une personne déboutée du droit d’asile qui ne quitte pas le territoire, etc. On parle également de migrant en situation irrégulière pour parler de personne séjournant à l’étranger sans avoir de titre de séjour en règle.

Un MENA (Mineur Etranger Non Accompagné), est une personne migrante de moins de 18 ans isolée de ses parents. Ce peut être un demandeur d’asile, un réfugié, un sans-papiers, etc.

La Convention de Genève de 1951Suite aux larges mouvements de population de la Deuxième Guerre mondiale, l’Organisation des Nations Unies rédige la Convention relative au statut des réfugiés. Plus communément appelée la convention de Genève de 1951, elle définit le terme réfugié et cadre les obligations des États quant à la protection des victimes de persécution. La convention est le support des politiques européennes concernant la demande d’asile et le statut de réfugié.

Est réfugié toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays » (p. 16).

Les États signataires de la convention s’engagent à accueillir et protéger les réfugiés sans discrimination et ne peuvent expulser ou refouler « de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques » (p. 32).

Lire la Convention de Genève : http://www.unhcr.org/fr/4b14f4a62

Règlementations EuropéennesL’espace Schengen garantit le libre mouvement et le droit d’établissement des citoyens européens sur le territoire de l’Union. Il implique la suppression des contrôles aux frontières intérieures du territoire de l’Union Européenne et le transfert de la responsabilité des contrôles aux pays ayant une frontière extérieure, comme la Roumanie ou l’Espagne, par exemple.

Frontex est l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. En coordonnant les activités de contrôle, elle vient en soutien aux pays ayant une frontière extérieure. Bénéficiant de matériel militaire, elle recueille des informations sur les routes migratoires, identifie les migrants, démantèle les réseaux de passeurs et détruit leurs bateaux.

Le régime d’asile européen commun (RAEC) a pour objet d’harmoniser les politiques nationales des pays membres, de faciliter la procédure d’asile, d’améliorer le traitement impartial, rapide et qualitatif des demandes de protection, de garantir le non-refoulement des demandeurs vers des territoires dangereux et des conditions dignes et décentes d’accueil des demandeurs et des bénéficiaires de la protection internationale européenne. S’il se veut commun et uniformisé, les États ont tout de même une grande part de liberté, notamment quant aux conditions d’accueil des réfugiés et à la gestion de leurs frontières.

Le règlement de Dublin impose aux réfugiés de déposer leur demande d’asile dans le premier pays de l’UE qu’ils atteignent. Il est problématique car il concentre les responsabilités du traitement des demandes d’asile sur les pays ayant une frontière extérieure. Ces derniers peuvent se trouver débordés, entraînant des conditions d’accueil difficiles et insuffisantes. C’est le cas de l’Italie et de la Grèce, par exemple. Le demandeur d’asile peut se retrouver dans un pays réfractaire à l’accueil de réfugiés, et isolé des personnes qu’il connaît en Europe.

Eurodac est la base de données européenne rassemblant les identités et les empreintes digitales de toutes les personnes entrant sur le territoire de l’Union. Elle permet notamment d’identifier le pays d’arrivée des migrants et de les y renvoyer selon le règlement de Dublin.

Lire la brochure sur le régime d’asile européen commun de la commission européenne : https://ec.europa.eu/home-affairs/sites/homeaffairs/files/e-library/docs/ceas-fact-sheets/ceas_factsheet_fr.pdf

1Eurostat : http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/File:Asylum_applications_(non-EU)_in_the_EU-28_Member_States,_2005%E2%80%932015_(%C2%B9)_(thousands)_YB16-fr.png

2 Les hongrois refusent le plan par référendum.

3 A retrouver en ligne: http://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2016/03/18-eu-turkey-statement/

4Estimé à 510,6 millions par l’Union Européenne : https://fr.statista.com/statistiques/564180/total-de-la-population-de-l-union-europeenne-eu/

5Estimé à 22,5 millions par l’UNHCR ( http://www.unhcr.org/fr/apercu-statistique.html)

6Au vue des dérives du régime actuellement en place en Turquie autocratiques l’adhésion est aujourd’hui suspendu.

 

Le CETA, où en est-on?

publié par UniverSud en Juin 2017

Le Comprehensive Economic Trade Agreement (en français Accord économique et commercial global, bien connu sous son acronyme CETA) est un accord commercial extrêmement ambitieux signé entre l’Union européenne et le Canada. S’il devait entrer en vigueur dans son état actuel, il établirait entre les deux partenaires une zone de libre-échange, c’est-à-dire un espace où la quasi-totalité des marchandises peuvent circuler sans être frappée de droits de douane, ce qui est assez classique. Le CETA contient cependant également des dispositions sur les investissements, le commerce des services, la politique de concurrence et les entreprises d’Etat, les marchés publics, la propriété intellectuelle, la coopération réglementaire…

Dès avant sa signature, le CETA a fait couler beaucoup d’encre. Si certains voient en lui un formidable instrument de libéralisation des échanges, dont la signature permettra la création de centaines de milliers d’emplois et d’importantes économies pour les consommateurs, d’autres y voient au contraire un accord conclu au bénéfice exclusif des multinationales,  impliquant par ailleurs des renoncements intolérables à leur souveraineté par les États membres de l’Union européenne.

Les origines du CETA

Comment en est-on arrivés à cet accord ? Pour comprendre l’origine du CETA, il faut retourner une vingtaine d’années en arrière, à la Conférence ministérielle de Singapour de l’Organisation mondiale du commerce de 1996. À cette occasion, la Communauté européenne avait introduit des propositions concernant certaines questions horizontales, qui allaient être qualifiées de « matières de Singapour ». Il s’agissait de :

  • les interactions entre commerce et politiques en matière de concurrence ;
  • les liens entre commerce et investissement ;
  • la transparence des pratiques de passation des marchés publics ;
  • la facilitation des échanges[1].

La Communauté et certains de ses partenaires espéraient que ces matières entreraient dans le corpus juridique de l’OMC. Cela aurait obligé l’ensemble des États membres de cette organisation à les respecter, en raison notamment du mécanisme de règlement des litiges extrêmement efficace mis en place en son sein.

À l’occasion de la Conférence ministérielle de Cancun de 2003, une vingtaine de pays en développement formèrent toutefois une coalition (dont le nom a varié avec le temps : G20, G21, G22…). Ils réclamaient des réductions importantes des mesures de soutien accordées par les pays développés à leurs agriculteurs, sans réciprocité, avant d’accepter l’ouverture de négociations sur de nouveaux secteurs. En fin de compte, l’Union européenne accepta d’abandonner ses propositions concernant les liens entre commerce et investissements, commerce et concurrence et transparence dans les marchés publics. Les négociations au sein de l’OMC n’en sont pas moins bloquées depuis 2003, en raison du désaccord persistant entre les membres sur la réduction des mesures de soutien agricole. Ce blocage a pour conséquence qu’aucune avancée n’a été constatée en termes de libéralisation du commerce des marchandises et des services, ni en matière de réglementation des aspects relatifs au commerce des droits de propriété intellectuelle depuis lors.

Les perspectives d’évolution au niveau multilatéral sont dès lors à l’heure actuelle bloquées. Face à cette situation, un certain nombre de membres ont préféré recourir à la voie bilatérale pour poursuivre la libéralisation des échanges et réglementer entre eux certaines matières de Singapour. Le CETA (comme le Partenariat transatlantique en négociation avec les États-Unis, et d’autres accords conclus récemment par l’Union européenne, notamment avec Singapour) entre dans cette mouvance.

Parallèlement à ces négociations, les gouvernements des États membres de l’OCDE avaient décidé en 1995 d’entamer la négociation d’un traité international, l’Accord multilatéral sur les investissements (mieux connu sous son acronyme AMI), dont l’objectif était d’établir pour l’investissement international un large cadre multilatéral comportant des normes élevées de libéralisation des régimes d’investissement et de protection de l’investissement, et doté de procédures efficaces de règlement des différends ». Les négociations de cet accord avaient eu lieu dans le plus grand secret pendant trois ans.

Alertée, la société civile avait commencé à exercer des pressions sur les gouvernements participants afin qu’ils interrompent ces négociations. Les principales craintes concernaient la limitation de la souveraineté des États en matière de protection de l’environnement, des droits sociaux des travailleurs et des industries culturelles. Les négociations furent interrompues en mai 1998 et définitivement arrêtées en décembre de la même année.

La négociation du CETA

C’est dans ces conditions que commencèrent les négociations en vue de la conclusion d’un accord commercial global entre l’Union européenne et le Canada. Le Conseil autorisa la Commission à entamer les négociations le 24 avril 2009. Ces directives de négociations ne furent publiées par la Commission que le 15 décembre 2015, sous la pression de la société civile, après la conclusion des négociations.

Celles-ci s’achevèrent en août 2014. Le texte de l’Accord fut rendu public le 26 septembre 2014, à l’occasion du sommet UE-Canada. Des modifications (notamment au niveau du règlement des différends liés aux investissements) furent apportées jusqu’en février 2016. Le CETA signé le 30 octobre 2016 à l’occasion du sommet UE-Canada de Bruxelles.

Les réactions de la société civile

Deux points importants ont suscité des réactions au sein de l’opinion publique, qui ont entraîné de nombreuses manifestations anti-CETA. Le premier de ces points est la question des investissements. Ce secteur est très sensible. A l’heure actuelle, près de 3000 accords bilatéraux forment une toile d’araignée universelle réglementant la question. Le CETA ne serait dès lors qu’un accord de plus, mais il soulève des questions.

Le secteur des investissements est en effet le seul où les litiges opposent systématiquement des entreprises et des États[2] Traditionnellement, les entreprises répugnent à comparaître devant les tribunaux de l’État où elles se sont implantées, par crainte notamment d’une corruption potentielle des juges, des pressions que leur gouvernement pourrait faire peser sur eux ou de la longueur des procédures. Les traités bilatéraux de promotion des investissements prévoient dès lors souvent le recours à l’arbitrage (souvent dans le cadre du Centre international pour le règlement des différends liés aux investissements de la Banque mondiale, ou de la Chambre de commerce internationale, dont le siège est à Paris).

Le principal défaut d’une procédure d’arbitrage (par rapport à une procédure judiciaire nationale classique) est son coût très élevé. Par ailleurs, son acceptation implique une renonciation de l’Etat d’accueil à une part de sa souveraineté, et une reconnaissance du caractère potentiellement corruptible de son système judiciaire. Tant le Canada que l’Union européenne se sont toutefois mis d’accord sur le choix de l’arbitrage pour le règlement des litiges liés aux investissements. Afin de mieux faire passer la procédure d’arbitrage auprès de ses citoyens, l’Union européenne a proposé (et obtenu) la mise en place d’un Tribunal spécifique, composé de juges professionnels, avec possibilité d’appel. On peut toutefois s’interroger sur l’intérêt de prévoir une telle procédure spécifique pour trancher les litiges liés aux investissements. Les deux parties sont-elles si méfiantes vis-à-vis de leurs systèmes judiciaires respectifs ? En tout état de cause, si le CETA et le TTIP (qui contiendra lui aussi des dispositions relatives à l’arbitrage pour le règlement des litiges liés aux investissements), l’échec des négociations de l’AMI de 1997 serait oublié.

Le second de ces points est la coopération réglementaire. Le CETA prévoit la mise en place d’un Forum pour réduire les différences réglementaires entre les parties au traité. Ce Forum se voit à première vue reconnaître une fonction purement consultative. Des doutes ont cependant été émis quant à son rôle véritable, et aux risques de nivellement par le bas des réglementations applicables par les Parties, même si celles-ci ont fait assaut de déclarations pour affirmer que ce ne serait pas le cas.

La résistance de certains parlements communautaires et régionaux belges

Le CETA est un accord mixte. En raison de la multiplicité des matières qu’il réglemente, dont certaines sortent du champ de compétence de l’Union européenne, sa signature a dû être réalisée par l’Union et ses 28 États membres[3]. Il en sera de même au moment de la ratification, le CETA devant repasser devant les parlements nationaux[4] avant que les instruments de ratification puissent être déposés.

Ces procédures se déroulent généralement sans anicroches. Pourtant, au moment où les entités fédérées belges durent accorder la délégation de signature à l’État fédéral pour que celui-ci signe le CETA au nom de la Belgique, un certain nombre de parlements fédérés (notamment le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles et le Parlement wallon) adoptèrent des motions invitant leurs exécutifs respectifs à ne pas accorder de délégation de signature au gouvernement fédéral.

Cette possibilité de blocage d’un accord international de cette ampleur par le parlement d’une entité fédérée d’un peu plus de 3 millions d’habitants fut vue avec incrédulité (et parfois une certaine colère) par les partenaires de la Belgique. Elle constitue cependant l’une des caractéristiques du système institutionnel belge né de la sixième réforme de l’État de 1993. Les entités fédérées disposent d’une grande autonomie dans leurs relations internationales, y compris à l’occasion de la conclusion des traités mixtes[5]. Celle-ci avait été réclamée par la Flandre, qui souhaitait à tout prix que le gouvernement fédéral ne puisse pas empiéter sur ses compétences internationales. De façon assez ironique, ce sont les francophones qui tentèrent pour la première fois d’utiliser les instruments mis à leur disposition pour tenter de bloquer la signature d’un traité multilatéral d’importance…

La résistance d’un certain nombre d’assemblées au moment de la délégation de signature n’a pu être vaincue qu’après une concertation entre le gouvernement fédéral et les exécutifs des Communautés et Régions concernées. Celle-ci a abouti à l’adoption d’un « compromis à la belge » qui a pris la forme d’une « Déclaration du Royaume de Belgique relative aux conditions de pleins pouvoirs par l’État fédéral et les entités fédérées pour la signature du CETA » du 23 octobre 2016.

Celle-ci commence par rappeler que, conformément au droit constitutionnel belge, le processus de ratification du CETA par l’Union pourra échouer de manière permanente et définitive suite à l’échec d’une procédure d’assentiment par l’une (ou plusieurs) des assemblées parlementaires des Communautés et Régions (point 1). Elle précise ensuite que la Belgique s’engage à interroger la Cour de Justice de l’Union européenne sur la compatibilité du système de règlement des différends relatifs aux investissements mis en place dans le cadre du CETA (à l’heure actuelle, 7 mois après l’adoption de la Déclaration, cette question n’a toujours pas été posée). En cas de réponse négative de la Cour, le CETA devrait absolument être amendé sur ce point.

La Déclaration précise enfin que, sauf décision contraire de leurs Parlements respectifs, la Région wallonne, la Communauté française, la Communauté germanophone, la Commission communautaire francophone et la Région de Bruxelles capitale n’entendent pas ratifier (la déclaration commet ici une erreur, puisqu’il ne s’agit pas de « ratifier » mais de voter un décret d’assentiment) le CETA sur base du système de règlement des différends susmentionné tel qu’il existe à l’heure actuelle.

La procédure d’entrée en vigueur d’un accord international exige en effet qu’après sa signature, le traité repasse devant les parlements nationaux (et fassent l’objet d’un assentiment par ceux-ci) pour que les États puissent procéder à sa ratification, étape ultime et indispensable avant son entrée en vigueur.

Le CETA devra par conséquent immanquablement revenir devant les parlements fédérés belges. Or, la procédure de règlement des différends n’a pas (encore) fait l’objet d’un amendement. Si le gouvernement fédéral respecte l’engagement qu’il a pris dans la déclaration du 23 octobre 2016, il devrait poser une question à la Cour de Justice. Si celle-ci censure le Tribunal arbitral mis en place dans le CETA, des négociations devront immanquablement recommencer afin d’amender celui-ci. Il appartiendra alors aux parlements précités de juger de l’acceptabilité du nouveau mécanisme mis en place. Si, par contre, la cour devait valider le mécanisme, le vote des décrets d’assentiment risque d’être chahuté… Dans le respect de la déclaration faite, la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Région wallonne, la Région de Bruxelles-capitale et la Communauté germanophone devraient refuser de voter les décrets d’assentiment nécessaires, empêchant ainsi la Belgique de procéder à la ratification du CETA, et donc son entrée en vigueur… On imagine sans peine les pressions énormes qui s’exerceront sur ces parlements pour qu’ils reviennent sur leurs positions et acceptent malgré tout de voter en sa faveur. La non-participation de la Belgique à un accord qui ne concernerait que les (bientôt 26) autres États membres de l’Union est impensable, en raison des liens inextricables qui lient les États membres entre eux…

L’avenir nous dira ce qu’il adviendra du CETA. Il a, à tout le moins, démontré la capacité des entités fédérées belges, soutenues pas un mouvement important de citoyen, à peser sur l’adoption et l’entrée en vigueur de traités internationaux, même conclus au niveau européen. Restons vigilants.

Philippe Vincent

[1] C’est-à-dire l’élimination des formalités considérées  inutiles qui ralentissent le passage des marchandises aux frontières.

[2] On parle en anglais d’ISDS: Investor-State Dispute Settlement (Règlement des différends investisseur/Etat).

[3] Ce qui, en Belgique, implique l’accord du gouvernement fédéral et des entités fédérées, dont certaines furent très réticentes à accorder la délégation de signature au fédéral.

[4] Pour la Belgique, cela impliquera l’adoption de normes d’assentiment par les parlements fédéral, régionaux et communautaires.

[5] L’expression ayant ici une signification similaire qu’au niveau européen, puisqu’elle concerne des traités impliquant à la fois des compétences de l’État fédéral et de Régions et/ou de Communautés.

Au-delà du commerce équitable

publié par UniverSud en Octobre 2017

L’EXEMPLE DE LA COOPÉRATIVE CAFÉ CHORTI

Histoire de café

Tout commence en 1994, lorsque Dimitri Lecarte, fraîchement diplômé et souhaitant se rendre utile, part au Guatemala, dans la région Chorti, à la frontière entre le Honduras et le Salvador. Dans cette région vivent les indiens Chorti, l’une des 23 ethnies d’indiens descendantes des Mayas.  Il rejoint un prêtre envoyé par sa paroisse pour mener des projets humanitaires. Cette expérience de trois ans dans la mission lui fait prendre conscience que si les projets humanitaires peuvent être nécessaires pour répondre à une crise, ils créent des dépendances, surtout si la situation d’ « urgence » s’installe. Il lui a donc semblé nécessaire de mettre en place les conditions d’un développement basé sur les savoir-faire de la population, sur leur travail. Dans le cas des indiens Chorti, ce développement parait alors pouvoir se construire sur la culture du café.

Il faut savoir que dans les années 80, suite à l’insuffisance de l’offre mondiale de café par rapport à la demande, les institutions financières ont poussé les agriculteurs à entreprendre dans la culture du café. Les indiens Chorti se sont engagés dans la production sans bien en cerner les tenants et les aboutissants. En effet, ils n’avaient pas de contact quotidien avec l’argent, ni de notions sur le fonctionnement d’un prêt financier, avec capital et intérêt, ni d’idée de la valeur du café sur les marchés internationaux. Poussés par la demande, ils se sont lancés malgré tout dans la production de café. Après 4 ans – temps nécessaire pour qu’une culture commence à produire – ils n’ont pu trouver d’acheteurs prêts à payer un prix suffisant pour vivre de leur production et rembourser ne serait-ce que les intérêts de leur emprunt, ceux-ci pouvant monter jusqu’à 30% du capital emprunté. Certains ont vu leurs terres saisies par les banques ; d’autres ont dû partir comme travailleurs agricoles dans d’immenses plantations, payés 1 à 2 euros par jour, provoquant l’explosion de leur famille ; d’autres encore ont continué à produire vaille que vaille, acculés par les dettes à rembourser.

C’est dans cette situation que Dimitri Lecarte a lancé la réflexion avec les indiens Chorti quant à la possibilité de baser leur développement sur la production de café. Le commerce équitable, à l’époque bien moins connu qu’aujourd’hui, leur est apparu comme étant la solution idéale. En effet, cela leur ouvrait la possibilité de se positionner sur le marché de l’exportation en formant les producteurs et en leur proposant une filière où leur café serait transformé et commercialisé avec un accord sur le prix minimum. L’intérêt pour les indiens Chorti était surtout de pouvoir construire une relation sur le long terme qui consolide leur marché. Un bon client n’est pas forcément un client équitable, ni même forcément un client proposant un prix élevé, mais bien un client qui s’engage sur le long terme. Cet engagement est important car les producteurs de café, à l’instar de tous les agriculteurs du Sud comme du Nord, doivent préfinancer leurs récoltes : ils doivent acheter des graines, de l’outillage, éventuellement des engrais – même organiques, car ils ne possèdent pas assez de terres pour disposer de matières végétales permettant de produire les volumes de compost nécessaires à la fertilisation adéquate des plantations – etc., et tout cela avant d’avoir touché l’argent de la vente de leur récolte. Ils doivent donc emprunter et s’endetter. Savoir qu’ils ont un client qui leur achètera à un prix garanti est essentiel pour planifier leur production et investir avec assurance dans leur propre développement.

Ils se sont donc lancés avec la certification Max Havelaar afin de pouvoir exporter leur café labélisé sur le marché international. Mais ils se sont bien vite frottés aux limites des certifications du commerce équitable.

Limites et dérives des certifications du commerce équitable

Si certaines organisations garantissent que les produits ont été faits dans des conditions sociales décentes et sur la base d’une relation construite et négociée sur le long terme avec les producteurs, les certifications, en général, se basent essentiellement sur le respect d’un cahier des charges. Les cultivateurs n’ont aucun pouvoir de négociation sur les conditions, ils doivent s’y conformer et sont contrôlés dans les plus petits détails. Peu importe si ces contraintes organisationnelles viennent heurter leur mode de fonctionnement et de vie. Par ailleurs, la mise en place de ce cahier des charges a un coût significatif difficile à rentabiliser et qui ne l’est généralement que grâce aux subsides octroyés aux producteurs qui peuvent prétendre au label. Quant au prix d’achat, s’il y a un accord sur le prix minimum, le producteur n’a cependant aucune visibilité sur le prix auquel est vendu son café dans les commerces occidentaux. Cette asymétrie du pouvoir de décision et de l’information reflète un rapport Nord-Sud qui, malgré sa volonté d’être équitable, reste inégal.

L’un des avantages du commerce équitable est qu’il propose un préfinancement des récoltes. Cependant, si certaines organisations de commerce équitable préfinancent les récoltes sur fonds propres ou prennent en charge les intérêts, d’autres labels proposent simplement aux producteurs de passer par des organismes de prêt indépendants «certifiés » équitables. Ces organismes peuvent réclamer jusqu’à 10% d’intérêt, ce qui est en dessous des taux classiques mais reste une somme non négligeable et ne résout pas le problème de l’endettement.

Soulignons également qu’avec l’augmentation des consommateurs sensibilisés aux problématiques des producteurs, le marché de l’équitable n’a cessé de grandir et la grande distribution, par l’odeur alléchée, a fait entrer ces produits dans ses rayons, redorant au passage son image mais sans changer ses pratiques.  Ainsi Oxfam[1], à l’instar de nombreux acteurs et analystes du commerce équitable, dénonce des pratiques peu éthiques telles que l’absence d’engagement dans la durée, des ruptures de contrat soudaines avec les partenaires producteurs, des délais de paiement longs – plutôt que des avances sur commande qui permettent le préfinancement – ou encore la réduction du pourcentage d’ingrédients équitables dans les produits dits mixtes. Les grandes surfaces font également payer aux fournisseurs certains services comme le référencement en catalogue ou la mise en valeur en rayon.

Par ailleurs, afin de proposer à leur clientèle des produits à un prix minimum, les grandes surfaces font pression pour diminuer les coûts de production, tirant vers le bas la qualité intrinsèque du produit et ses qualités extrinsèques, à savoir les conditions sociales et environnementales de production. Par exemple, les labels de grande distribution, tels que Fairtrade ou Max Havelaar, autorisent les produits issus de plantations plus enclines aux violations des droits des travailleurs. Cela a pour conséquence de mettre en concurrence les petits producteurs avec ces plantations. La grande distribution fait également pression afin de rabaisser les critères de l’équitable, et les certifications, qui dépendent du nombre de clients pour assurer leur survie, se retrouvent prises dans un conflit d’intérêt. On assiste alors à un nivellement par le bas du commerce équitable. Celui-ci, initialement créé pour contrer les injustices engendrées par le commerce international classique, est rattrapé par la logique commerciale de maximisation des profits des acteurs dominants, au détriment de la lutte contre les inégalités Nord-Sud.

Finalement, c’est un peu le scénario des années 80 qui se reproduit ; peut-être en moins brutal certes, mais avec l’augmentation de la demande en café équitable se crée une pression chez les producteurs pour qu’ils intègrent la filière sans tenir compte de leurs capacités et de leurs intérêts à la reconversion. C’est de cette façon que la communauté des indiens Chorti s’est endettée pour monter dans le train de l’équitable mais aujourd’hui, selon Dimitri Lecarte, si l’on interroge les associés de la coopérative, la plupart diront qu’ils vivent moins bien maintenant qu’il y a 25 ans, que leur situation de vie est bien plus critique et dépendante de la finance.

Au-delà du commerce équitable : construire sa propre filière

Après 11 ans de certification Max Havelaar, et confrontée à ses limites, la coopérative de producteurs a senti la nécessité de prendre un nouveau tournant. Pas question de laisser tomber ou de tout changer du jour au lendemain : l’idée était plutôt de faire évoluer le système. C’est à cette époque qu’au Nord, les mouvements de solidarité avec les producteurs locaux, au travers notamment des circuits courts, sont nés et se sont développés grâce à des consommateurs de plus en plus conscientisés. Si, au Guatemala, le produit est différent, les problématiques des cultivateurs sont les mêmes. Café Chorti a alors eu l’idée de créer sa filière en circuit court. Court non pas en distance géographique – aux dernières nouvelles le café ne pousse pas en Belgique – mais court à travers la relation entre producteurs et consommateurs, c’est-à-dire sans intermédiaires. Ils sont ainsi revenus aux prémices du commerce équitable, lorsque la filière était construite sur un modèle intégré, avec un seul acteur mettant en contact direct les producteurs et les consommateurs.

Le projet n’était pas mince : il a fallu construire la filière intégrée, de l’exportation à la distribution en passant par la conservation, l’emballage et la torréfaction. Et puis surtout, n’ayant plus de certification, il a fallu construire un marché. Pendant plusieurs années, Café Chorti a cherché à résoudre cette difficulté avant d’avoir l’idée de former une coopérative internationale qui permettrait de construire une relation de confiance, pour garantir le respect des critères environnementaux, sociaux et économiques qui sont ceux qui motivent le consommateur à acheter équitable. C’est ainsi que la coopérative multinationale à finalité sociale Café Chorti est née. Cette coopérative regroupe tous les acteurs de la chaine commerciale : les producteurs de café, bien entendu, mais également le transformateur, les distributeurs, les consommateurs, la coopérative qui finance au niveau local, et tous ceux qui ont l’envie de participer. Les parts des coopérateurs servent à préfinancer les récoltes. La participation permet à chaque maillon de la chaine, individu ou personne morale[2], de participer aux assemblées générales et d’avoir le droit de vote. Ce mode de fonctionnement permet d’explorer ensemble les plus petits détails relatifs à l’organisation et au partage de l’information. La transparence de la chaine est ainsi garantie. Ensemble, ils ont par exemple déterminé la valeur du café : il a fallu calculer au plus juste, pour couvrir les coûts, de sorte que tout le monde puisse tirer un revenu suffisant et que les producteurs puissent, comme ils le souhaitaient, dégager 25% de bénéfice à réinvestir dans leur exploitation. Et ce, sans que le prix ne soit prohibitif pour le consommateur. Un casse-tête qui aura mis trois ans[3] à être résolu.

Consommateurs et producteurs tirent avantage de cette transparence : les premiers parce qu’ils ont accès à un café de qualité dont ils connaissent les conditions de production, les seconds car leur produit est mis en valeur. Les consommateurs informés acceptent de payer le prix juste et les coopérateurs,  convaincus, deviennent les ambassadeurs du café. Le bouche-à-oreille fonctionne et, lentement mais surement, le marché de la coopérative se consolide. Enfin, selon Dimitri Lecarte, l’une des plus grandes victoires de la rencontre permise par le système coopératif est la découverte, pour les producteurs, du goût que les consommateurs vouent à leur café. Cette prise de conscience et la fierté qui en découle est le plus grand moteur d’engagement et de responsabilisation des associés dans la coopérative, et a également donné aux producteurs le goût de boire du café d’exportation.

Des modèles à réinventer

L’établissement de la coopérative ne s’est pas faite sans difficultés : elle n’a pas échappé aux questionnements et aux conflits organisationnels, mais par la force des choses elle a dû avancer et  aujourd’hui si la croissance est légère le marché est solide. En 10 ans, elle a généré un capital de 200 000 euros pour financer les récoltes. Pour y arriver, il a fallu être à la fois créatif dans le mode de fonctionnement et rigoureux dans l’analyse des coûts.

Au vu des inégalités que crée et renforce le système commercial actuel, c’est tout un modèle économique qui est à réinventer. On peut commencer petit, l’important étant de sortir des cadres habituels pour inventer de nouvelles manières de produire, de consommer, d’échanger, d’investir, de créer de l’emploi, etc. Les jeunes diplômés et les chercheurs en économie disposent de compétences précieuses pour construire des modèles et des activités innovantes, économiquement viables, socialement justes et écologiquement durables. Quant à nous, consommateurs, nous avons le réel pouvoir d’orienter les marchés – l’explosion du marché de l’équitable le prouve. À nous de rester informés et attentifs afin que les critères de justice sociale et les critères environnementaux soient au centre des préoccupations et restent à la hauteur des enjeux.

Claire Wiliquet

[1] http://www.oxfammagasinsdumonde.be/2015/02/ou-acheter-son-produit-equitable-magasins-oxfam-vs-supermarches/#.WVtIXKLZVo0

http://www.oxfammagasinsdumonde.be/2013/03/quelles-strategies-pour-oxfam-face-a-lindustrialisation-de-lequitable/#.WVtQcaLZVo1

[2] La coopérative regroupe ainsi des coopératives de producteurs plutôt que des producteurs, les prix d’une part étant de 100euros, l’investissement est trop élevé pour un producteur qui ne gagne que 500 à 800 euros par an.

[3] Ils ont arrivé à un montant de 260 $ le sac de 46 Kg de café vert. En comparaison dans le commerce équitable le prix minimum est de 146$/sac (environ 128 euros), qui peut augmenter en fonction de la fluctuation des marchés. La différence est notable et pose question.

La gestion des déchets électronique : un nouvel enjeu Nord-Sud ?

publié par UniverSud en Janvier 2017

Alors que les appareils de télécommunication et autres équipements électriques et électroniques se répandent partout, des grandes mégalopoles aux petits villages isolés, la question de leur fin de vie se déploie au travers des relations Nord-Sud. Lors de la conférence : La gestion des déchets électronique : un nouvel enjeu Nord-Sud ?  dans le cadre de la campagne Campus Plein Sud, cinq intervenants ont apporté un éclairage sur cette thématique: Yvan Schulz, chercheur à l’institut d’Ethnologie de l’Université de Neuchâtel (Suisse) qui étudie la gestion des déchets en Chine ; Eric Pirard, directeur du département de Génie Minéral, Matériaux et Environnement (GeMME) à l’Université de Liège et fondateur de l’ONG Ingénieurs Sans Frontière ;  Serge Kimbel, fondateur de MORPHOSIS[1] (France) ; Niels Hazekamp, manager de la fondation Closing the Loop[2] (pays Bas) et enfin Isabelle Servant, responsable de la communication chez WorldLoop[3] (Belgique). La discussion a été animée par Fanny Lambert, Doctorante au GeMME-FAS à l’Université de Liège.

Un déchet électronique, qu’est-ce que c’est ?

Par définition, le déchet est ce qui n’a plus de valeur, ou tout du moins plus de valeur fonctionnelle car il garde la valeur résiduelle des matières qui le compose. En matière de déchets électroniques, on parle des DEEE, dits D3E, les Déchets Electriques Et Electroniques. L’expression concerne tous les équipements qui fonctionnent à l’électricité. Il en existe plusieurs catégories : les gros et les petits appareils ménagers, le matériel informatique et de télécommunication, les outils électriques et électroniques,…

D’entrée de jeu, Yvan Schulz nous fait percevoir le caractère contextuel et relatif de la définition du déchet. En effet, la valeur dépend du lieu et du moment dans l’histoire où l’objet se trouve ainsi que de la personne qui le regarde. Certains verront dans un appareil cassé un déchet alors que d’autres y verront une source de revenu : un objet à reconditionner ou à recycler, pour en retirer des matières plus ou moins précieuses. Il existe ainsi une similitude de vocabulaire entre la mine et le recyclage : il s’agit de gisements à exploiter, des richesses à capter sans générer de perte, si bien que l’on qualifie les DEEE  de mines urbaines.

La collecte et le recyclage au Nord, comment cela fonctionne ?

Avant de pouvoir recycler, il s’agit de collecter les DEEE, récupérer les appareils dispersés chez les particuliers représente en soi un fameux défi. En Belgique, le système Recupel est d’application. Sur chaque appareil électrique ou électronique acheté, il existe une écotaxe qui va de quelques centimes à deux ou trois euros, nous explique Serge Kimbel. Cette écotaxe est gérée par des éco-organismes ayant pour vocation d’organiser la collecte, l’attribution des marchés de collecte et l’attribution des tonnages aux recycleurs et ce, en fonction des catégories d’appareil. Ces éco-organismes gèrent la collecte via des déchèteries et des magasins d’électroménagers, ces derniers ayant une obligation de reprise. A côté de ces éco-organismes, nous retrouvons également des organismes d’économie sociale et solidaire dont le rôle est la collecte de façon un peu alternative : ils peuvent par exemple proposer de venir chercher les appareils, ils ont des objectifs de réparation et de reconditionnement avant de vouloir recycler ou encore ils créent des emplois pour un public précarisé.

Quant au recyclage, il nécessite plusieurs étapes. Si l’on prend l’exemple du GSM, il d’agit d’abord de le démanteler soit de manière mécanique, soit manuellement pour obtenir la carte mère où se trouve l’essentiel des métaux, toujours selon Serge Kimbel. La carte subit ensuite un traitement thermique afin d’éliminer les matières organiques et atteindre les parties métalliques. Les métaux sont amalgamés par fusion dans une matrice en cuivre. S’en suit un traitement électrochimique qui sépare l’or puis le palladium, le platine et l’argent. Enfin, l’opération se termine par une étape d’affinage pour purifier le métal. Les métaux ferreux repartent dans les filières sidérurgiques classiques –  Arcelor Mittal est l’un des plus gros recycleur de métaux de la planète.

En ce qui concerne les plastiques, un tri est réalisé à l’infrarouge pour déterminer la typologie de plastique. La grande difficulté avec le plastique présent dans les déchets DEEE réside dans le fait qu’il en existe une large variété utilisant des retardateurs de flamme, qui le rendent difficilement recyclable. Une fois trié, le plastique est transformé en granulés, refondu, il passe dans des vis sans fin afin d’être extrudé[4] et enfin il est filtré pour en faire de nouveaux éléments.

Une dizaine de matériaux peuvent ainsi être recyclés. Ce sont les métaux précieux qui permettent l’équilibre financier de l’opération de recyclage. Pour certains appareils, en fonction du court des matières, on peut passer d’une économie positive à une économie négative. Ivan Schulz raconte ainsi qu’en Chine, les petits commerçants qui font du business autour du cuivre peuvent fermer du jour au lendemain si le court de celui-ci passe sous un certain seuil, ou encore, toujours selon Ivan Schulz, l’acier très recherché un jour est délaissé quelques mois plus tard car le prix n’est plus intéressant.

Des pratiques à améliorer

Fondamentalement, les appareils électriques et électroniques aujourd’hui sont loin d’être aussi recyclables qu’ils pourraient l’être, nous dit Eric Pirard. Pourtant afin de favoriser le recyclage, il existe au niveau européen une loi sur la responsabilité élargie du producteur. Cette loi vise à responsabiliser l’entreprise par rapport au recyclage des produits qu’elle met sur le marché en internalisant les coûts liés au recyclage : c’est à elle à la financer. L’objectif est d’amener le producteur à concevoir ses appareils de la manière la plus écologique possible soit par les matériaux utilisés soit par les possibilités de démantèlement. Il y a en effet énormément à faire au niveau de la conception et du design des produits pour pouvoir recycler tous les matériaux. Un exemple criant est celui des batteries qui sont celées dans les appareils, alors que les rendre séparables permettrait de développer une filière de recyclage du cobalt, du lithium. Malheureusement, selon Yvan Schulz, cette loi sur la responsabilité élargie des producteurs est un échec : les conceptions n’ont changé que de façon très marginale.

Une autre piste pour intégrer la problématique du recyclage dès la conception serait de développer une économie de la fonctionnalité. Le consommateur ne serait plus propriétaire de l’objet mais il paierait pour le service que l’objet lui rend : il ne serait plus propriétaire de l’ampoule mais paierait une petite somme pour l’éclairage à une société propriétaire de l’ampoule qui la mettrait à disposition. Cette société propriétaire aurait alors tout intérêt à ce que l’appareil dure le plus longtemps possible. Deux risques cependant à ce modèle : d’une part le risque que les usagers ne puissent plus réparer les objets eux-mêmes, comme dans les cas des ordinateurs que l’on ne peut pas ouvrir. D’autre part, si l’appareil ne change pas de propriétaire, les valeurs qu’il contient ne change pas non plus de main, or, comme nous allons le voir, la collecte de déchet permet dans une certaine mesure une redistribution de richesse.

 

Recyclage des déchets, une complémentarité Nord-Sud ?

Si les flux de déchets électriques et électroniques qui rentrent dans la catégorie des substances jugées toxiques du Nord vers le Sud[5], sont une réalité, il ne faudrait cependant pas tomber dans un discours simpliste où le riche Nord utiliserait le pauvre Sud comme poubelle. D’abord, il existe très peu de données sur la question et les études faites sur le sujet montrent que les flux sont principalement intrarégionaux plutôt qu’interrégionaux. Notons que, comme le souligne Yvan Schulz, la notion même de Nord et de Sud connait actuellement d’importantes limites conceptuelles. En effet, les réalités sont totalement différentes entre un petit village du Mozambique éloigné de toutes centrales de recyclage et une mégalopole chinoise qui non seulement possède ses centrales mais dispose aussi d’un important parc industriel drainant vers lui les matières recyclées.

En matière de déchets électroniques, il est plus souvent question de business entre partenaires selon un principe nommé le « best of two world ». En effet, nous l’avons vu, les procédés de recyclages de déchets électroniques demandent une technologie importante qui n’est pas disponible dans les pays du Sud, si bien que des GSM collectés et parfois démantelés au Sud sont ensuite envoyés au Nord pour être traités. C’est ainsi que travaille MORPHOSIS, Closing the Loop et de WorldLoop.

Ainsi WorldLoop soutient des entrepreneurs locaux afin de mettre sur pied des entreprises de collecte, de démantèlement, de réparation, de reconditionnement voir de recyclage en apportant une aide financière et des formations. Dans ses projets, l’association insiste auprès de ses partenaires pour qu’ils ne prennent pas seulement ce qui les intéresse mais le déchet dans son ensemble quitte à renvoyer ce qui ne les intéresse pas en Europe afin que cela soit recyclé. Closing the Loop, lui, organise une collecte de téléphone au Ghana puis les rapatrie en Belgique pour le faire recycler. Quant à MORPHOSIS, ils ont mis en place, en partenariat avec la société Orange et Emmaüs international, des systèmes de collecte auprès des réparateurs de GSM au Niger, au Mali, en Côte d’Ivoire, à Madagascar, au Kenya et au Chili. MORPHOSIS rachète les cartes mères des GSM qui ne peuvent plus être réparés pour les recycler en Europe. Ces projets créent une source de revenus pour les collecteurs.

Si dans le contexte actuel, le best of two world est une solution pragmatique, sans doute la plus efficace en matière de recyclage et de dépollution, on peut cependant se poser la question : ne s’agit-il pas d’une nouvelle captation des richesses, celles contenues dans les DEEE, du Sud vers le Nord ? Ne faudrait-il pas, à long terme, développer le transfert les technologies de recyclage de Nord vers le Sud ? Aujourd’hui, entre autre parce que la main d’œuvre y est « meilleure marché », on développe les ateliers de démantèlement au Sud et les collecteurs préfèrent vendre les cartes mères en Chine et au Ghana. Ces derniers pays peuvent en effet proposer un meilleur prix de rachat car ils ont peu/pas de coût lié aux contraintes environnementales en matière de traitement des déchets : les gaz et les bains sont rejetés dans la nature. Comme dans beaucoup de secteurs, il y a un long chemin d’harmonisation des normes sociales et environnementales à réaliser au niveau mondial.

Et moi dans tout ca ? Que puis-je faire en tant que citoyen, en tant qu’étudiant ?

Pour améliorer le recyclage et la dépollution liée au DEEE, les pistes d’action ne manquent pas. Il y a bien sur tout ce qui relève de la consommation responsable : se renseigner sur les méthodes de production, choisir des objets solides et si possible « Faire Trade », réparer tant que possible et quand ca ne l’est pas, recycler, faire pression sur les compagnies pour qu’elles utilisent des modes de production durables, résister aux sirènes de la société de consommation qui nous poussent à acquérir les appareils dernier cri.

Au-delà de la consommation responsable, les différents intervenants invitent les étudiants à faire profiter leur organisme respectif de leurs connaissances et de leurs compétences. Ainsi Isabelle Servant évoque la possibilité pour les étudiants d’intervenir dans le champ de leurs compétences dans les formations de WorldLoop dans le cadre de leur stage de fin d’étude. Serge Kimbel souligne que de nombreux volontaire vont travailler dans les associations mises en place par Emmaüs. Ces associations ont besoin d’un large champ de compétences : non seulement  dans les domaines techniques et environnementaux mais aussi des compétences de formation, des compétences économiques, de management ou simplement de la créativité et de la bonne volonté. Les étudiants y sont les bienvenus. Quand à la recherche à proprement parlé, Eric Pirard souligne la nécessité d’étudier la réparabilité dans la conception des produits micro-électronique.

De façon plus large, comme le fait remarquer Eric Pirard, c’est notre interrogation face à la mise en décharge des déchets décuplés par des modes de consommation effrénés qui a été l’incitant principal au recyclage et qui a amené la collectivité à s’organiser pour collecter les déchets. La meilleure gestion d’un déchet est encore de le rendre inexistant, c’est en prenant conscience de cela et en freinant la consommation en augmentant un maximum la durée de vie des appareils, qu’on atteindra les systèmes de dépollution les plus efficaces. Dans cette optique, tout le modèle économique de production et de consommation serait à repenser en ce sens.

Claire Wiliquet

UniverSud

 

 

 

[1] https://www.MORPHOSIS.fr/page/accueil.html

[2] http://www.closingtheloop.eu/

[3] http://worldloop.org/

 

[4] La vis pousse le plastique fondu à travers une fillière

 

Les dimensions de la démocratie

publié par UniverSud en Janvier 2017

La situation de la démocratie dans le monde est difficile à évaluer. Sur le plan factuel, on peut penser que la démocratie recule  plutôt : non seulement les régimes de nature dictatoriale sont légions mais en outre, dans les régimes démocratiques, le désaveu des pouvoirs institués ne cesse de croître. En même, temps, il est frappant de constater que la « démocratie » comme idéal normatif, en tous les cas, pour le moment, n’a plus guère de véritable concurrent idéologique dans le monde. La quasi-totalité du personnel politique mondial se réclame de la démocratie : de François Hollande à Donald Trump, d’Alexis Tsipras à Poutine, de Paul Kagame au Rwanda à Nursultan Nazarbaïev au Kazakhstan, pratiquement tous les dirigeants politiques du monde prétendent agir « au nom de la démocratie ».

Il devient alors logique de se demander quel contenu peut encore avoir un terme qui permet de légitimer les situations et les pratiques les plus opposées. On peut tenter de clarifier un minimum les choses en décomposant le concept en différentes dimensions. On a choisi d’en isoler six, qui nous paraissent centrales. Même très schématique, ce travail de clarification nous aide à savoir ce qui nous importe vraiment dans la démocratie et à cesser d’utiliser le mot comme une sorte de « mantra ».

 

La dimension libérale de la démocratie : les droits de l’homme et les libertés fondamentales.

Dans nos sociétés, le respect des libertés fondamentales est souvent perçu comme la définition même de la démocratie. Ainsi, l’expression « nous sommes en démocratie » pointe souvent vers les limites de ce que l’autorité politique a le droit d’imposer ou d’interdire. Les pouvoirs politiques, même élus, n’ont pas tous les droits. Ils ne peuvent limiter excessivement les libertés individuelles des citoyens. En clair, la dimension libérale de la démocratie est celle qui protège les minorités (et les citoyens individuels en général) contre les excès d’une volonté politique majoritaire.

Les débats autour du port du foulard islamique par les musulmanes en sont un bon exemple : n’est-ce pas une liberté fondamentale de s’habiller comme on veut ? Ou bien la volonté majoritaire de voir restreindre cette liberté peut-elle s’imposer aux individus et dans ce cas, quels arguments sont acceptables et lesquels ne le sont pas ?

Même les libertés dont l’usage est le plus nécessaire à la vie, la liberté d’aller et venir, le droit à un procès équitable, le droit à l’intégrité physique peuvent être remis en cause pour des impératifs de sécurité dans des pays que nous jugeons « démocratiques » (songeons simplement à Guantanamo ou au « Patriot Act » aux Etats-Unis, à l’état d’urgence en France).

La protection d’un certain nombre de droits individuels est souvent considérée comme fondamentale dans les sociétés riches où nous vivons, même si ce n’est clairement qu’une des dimensions de la démocratie. A l’aune de ce critère, il n’existe pas de démocratie « idéale » mais seulement des degrés très variables d’une société à l’autre. Il reste utile de pouvoir opposer globalement les « démocraties » aux « dictatures » mais à condition de garder à l’esprit qu’il s’agit d’une simplification assez grossière.

 

La dimension représentative de la démocratie : l’alternance.

L’économiste allemand Joseph Schumpeter définissait, lui, la démocratie comme la « libre compétition des élites pour le pouvoir ».

La possibilité de « sortir » les gouvernants devenus impopulaires, sans pour cela avoir besoin de la violence, est certainement une dimension fondamentale d’un régime démocratique. Sans alternance, il n’y a pas de possibilité pour les gouvernés d’exprimer leurs aspirations ou leurs insatisfactions et cela suffit pour qu’on ne puisse plus parler de démocratie.

Mais cette définition reste elle aussi assez insatisfaisante. Comme l’a bien expliqué Bernard Manin, le régime représentatif donne aux gouvernés le pouvoir de sanctionner ceux qui l’ont déçu, ou qui ont trahi leur programme, mais il ne leur donne pas le pouvoir de promouvoir eux-mêmes un programme. Ils n’ont le choix qu’entre des personnes, pas entre des politiques. Le régime représentatif ne conçoit en effet pas le « mandat impératif » : on n’élit pas les mandataires « sous condition ». On ne peut non plus, sauf exception, les démettre en cours de mandat. Le véritable pouvoir des gouvernés s’exerce donc seulement ex post : ils ont le pouvoir de ne pas réélire les gouvernants sortants aux élections suivantes.

Ce pouvoir est important, mais il est aussi frustrant : après avoir « sorti les sortants », quelle garantie les gouvernés ont-ils de ne pas voir leur remplaçants se comporter de la même façon ? Ce paradoxe (le véritable pouvoir des électeurs est un pouvoir de sanction, pas un pouvoir de proposition) contribue sûrement au « désamour » à l’égard des gouvernants qui s’observe dans toutes les sociétés que nous considérons comme démocratiques. Le « carrousel » qui voit les gagnants d’une élection perdre presque chaque fois la suivante traduit cette frustration constante des gouvernés qui ont l’impression de toujours être « trahis ». Cela ne rend pas cette alternance moins indispensable, mais cela traduit bien le fait qu’elle ne constitue qu’une des dimensions de ce que nous entendons par « démocratie ».

 

La dimension collective de la démocratie : le choix social.

La dimension collective de la démocratie n’est pas celle à laquelle on pense spontanément dans notre culture profondément teintée d’individualisme. Elle est pourtant essentielle : elle est celle qui permet d’exprimer les aspirations d’un groupe ou d’un territoire.

Ainsi, la majorité des Wallons par exemple, pourraient souhaiter échanger un peu moins d’embouteillages contre un usage plus étendu des transports en commun, à condition que ceux-ci desservent mieux et plus souvent l’ensemble du territoire. Mais ce choix démocratique n’est absolument pas accessible aux individus pour l’automobiliste individuel, le réseau de transports est une donnée et il doit faire avec. C’est ensemble, seulement, que les utilisateurs des transports collectifs peuvent décider s’ils préfèrent moins d’automobile et plus de trains ou l’inverse. C’est ce qui amène quelqu’un comme Benjamin Barber à définir la démocratie essentiellement en termes de préférences collectives : « La souveraineté des Etats démocratiques n’est rien d’autre que la souveraineté des citoyens à même de faire des choix collectifs conscients régulant les conséquences involontaires de leurs comportements comme individus privés et comme consommateurs »[1].

On comprend bien pourquoi cette dimension de la démocratie est celle qui est la plus malmenée par la globalisation : pour prendre une décision collective de ce type-là, il faut pouvoir réguler l’ensemble des flux (de marchandises, de personnes, d’argent, d’informations…) Si la majorité des Wallons souhaitent que la Région favorise un mode de transport plutôt qu’un autre, ou qu’elle accorde un soutien privilégié à des productions locales, cette volonté s’opposera à de multiples clauses de libre concurrence, à l’échelle européenne ou en raison des traités internationaux, qui font que les Wallons n’ont plus que très partiellement la main sur les choix collectifs que la Wallonie peut faire en tant que communauté politique. Une grande partie de notre vie quotidienne dépend non de nos choix individuels mais de ces choix sociaux, ou si l’on veut des « préférences collectives » que l’ensemble des Wallons manifeste (quelle politique de santé, de transport, de mise à l’emploi, d’infrastructures, etc…).

Les politiques globales de dérégulation, en limitant (parfois en annihilant) les possibilités pour les collectivités territoriales (Etats, régions, communes…) d’exprimer des préférences collectives, est probablement la source majeure de frustrations liée au fonctionnement actuel des Etats démocratiques.

 

La dimension « agonistique » de la démocratie : le conflit et le débat.

L’expression « démocratie agonistique » souligne l’importance du conflit en démocratie. Le conflit constitue en soi une force créatrice, parce qu’il constitue une des manières « naturelles » pour les êtres humains d’entrer en contact et de se découvrir[2]. Il est consubstantiel à l’idée même de démocratie : « l’accord naturel des consciences », le consensus permanent ne peut exister que dans une forme de société totalitaire. La démocratie ne vise donc pas à « éradiquer » le conflit mais à établir un cadre pour le réguler sans recours à la violence.

Le débat public est probablement l’élément central de ce cadre : la qualité d’une démocratie dépend fondamentalement de la qualité du débat public qui s’y déroule. De ce point de vue, les sociétés contemporaines présentent un visage ambigu. D’une part l’élévation du niveau d’éducation et la multiplicité des sources d’information ont permis la constitution d’un débat public qui est localement de haute qualité. Il existe de multiples « niches » dans nos sociétés où des citoyens semi-experts débattent intelligemment de problèmes complexes, mais ces niches sont déconnectées les unes des autres et elles sont polluées par une masse d’informations parasites ou règnent la « com. » et le « buzz » (pour faire très simple) qui constituent comme une sorte de « bruit de fond » permanent.

Ce bruit de fond empêche le débat public de s’organiser autour d’alternatives globales politiquement structurantes. L’impression générales est celle d’une grande confusion, d’où émergent les positions protestataires, parfois progressistes, mais de plus en plus souvent réactionnaires (au sens étymologique d’un désir de retour à l’ordre ancien, la plupart du temps fantasmé).

Cette difficulté, dans nos sociétés, à transformer les protestations en propositions politiques est certainement l’une des sources de discrédit de l’institution démocratique en général.

 

La dimension populaire de la démocratie : la participation.

En raison de la dimension représentative de nos démocraties, lorsqu’un débat structuré existe et que les conditions d’un choix collectif informé se dégagent, le moment décisionnel appartient toujours aux représentants du peuple et jamais à la population elle-même. On est donc à l’opposé de la formulation d’Abraham Lincoln : « le pouvoir du peuple par le peuple, pour le peuple ». Dans une démocratie représentative, la population ne décide pas des solutions politiques à apporter à une question, elle ne peut que décider qui va décider.

Cette situation s’explique largement par ce qu’on pourrait appeler, sans aucun cynisme, la « peur du peuple ». La démocratie directe suscite la méfiance parce qu’elle favorise les solutions extrêmes et rend difficile les compromis, ce qui peut ouvrir la porte à la sortie pure et simple de la démocratie elle-même.

Il reste que la possibilité pour les populations de participer directement –dans des contextes à définir– au choix de la solution et non seulement à l’élection des décideurs, constitue certainement une des façons de redonner du crédit à la démocratie. Elle clarifie les options, met les populations devant leur responsabilité et surtout, leur redonne une forme de prise directe sur leur avenir, même si c’est dans des circonstances spécifiques. Le référendum d’initiative populaire, dans un cadre bien précis, mais avec vocation décisionnelle constitue sans doute un des remèdes à la « fatigue démocratique ».

 

La dimension affective de la démocratie : la solidarité.

Dans un aussi court texte, il est difficile d’aborder cet immense sujet qu’est la solidarité. Elle n’est généralement pas traitée comme une dimension de la démocratie et pourtant c’en est une : il est difficile de s’intéresser à la décision démocratique si on ne partage une forme de « sentiment de communauté » avec ses concitoyens.

On traite souvent la solidarité soit comme une forme de communauté d’intérêts, soit comme une forme de communauté affective et morale. Dans la première perspective, on pourrait dire que « nous devons ramer tous ensemble parce que nous sommes dans le même bateau et que nous mourrons tous si l’un d’entre nous veut passer son tour ». La seconde perspective s’exprime plutôt sur le mode de l’altruisme : « parce que j’aime mes compagnons je suis prêt à sauter du bateau si cela peut les aider à survivre ». On voudrait défendre ici que la solidarité ne peut se comprendre que dans l’articulation de ces deux dimensions.

Si on conçoit la solidarité exclusivement sur le plan de l’intérêt matériel commun, alors elle est très vulnérable à la logique de la défection individuelle (le passager clandestin) : si je sais qu’en « resquillant » pour mon ticket de bus, cela n’empêchera pas le bus de rouler, alors je suis très tenté de ne pas payer. Mais comme tous les passagers sont susceptibles de penser comme moi, alors en resquillant chacun dans notre coin, nous finirions par mettre la compagnie de bus en faillite.

Mais si on conçoit la solidarité exclusivement sur le plan du lien affectif avec les autres, alors il est très difficile de ne pas laisser parler les différences d’intérêt. Je dois avoir un lien affectif très fort (ou une conscience morale hyper-développée) pour aider quelqu’un avec qui je n’ai pas d’intérêt matériel commun. C’est pourquoi la solidarité est si difficile à l’égard de ceux dont je ne peux rien attendre en retour.

La définition proposée ici de la solidarité (impossible à justifier dans un cadre aussi court) a évidemment des implications : si on peut garder en ligne de mire l’idée, un jour, d’une forme mondiale de démocratie, à l’échelle d’une vie humaine, la démocratie ne peut s’incarner que dans des communautés politiques au sein de laquelle la solidarité est envisageable.

 

Conclusion : la démocratie et puis quoi ?

On a souhaité sortir ici des poncifs qui jalonnent souvent le discours sur la démocratie. Montrer qu’il s’agit d’une notion multidimensionnelle nous aide à mieux cerner pourquoi nous y tenons et jusqu’où nous y tenons. Cela nous invite aussi, lorsque nous vantons, « nos » démocraties à une forme de modestie lucide.

Marc Jacquemain

Chargé de cours à la faculté des sciences sociales de l’Ulg

 

[1] Barber, B. Djihad VS Mc Word, Paris, Desclée de Brouwer, 1996.

[2] Voir le passionnant petit classique de Lewis Coser : The Functions of social Conflict, Free Press, 1956

 

Après Paris et Marrakech, que reste-t-il à faire pour sauver le climat ?

publié par UniverSud en Janvier 2017

Le rôle des acteurs politiques, industriels et de la société civile dans la lutte contre le réchauffement climatique

L’action de la communauté internationale est-elle suffisante ?   

Après l’adoption de l’accord de Paris en décembre 2015 et son entrée en vigueur en novembre dernier, la COP22 de Marrakech a été « la COP de l’action ». L’objectif général de cette conférence était de mettre en œuvre l’accord qui fixe des objectifs mais qui ne précise pas les mécanismes pour les atteindre. Les différentes délégations réunies à Marrakech y ont souligné l’urgence d’agir pour maintenir l’élévation de la température en dessous de 1,5ºC par rapport aux niveaux préindustriels. Par ailleurs, elles ont mis en avant l’importance de la coopération internationale pour aider les pays les plus pauvres à lutter contre le changement climatique. C’est une avancée importante, mais elle ne doit pas nous faire oublier la réalité: le climat s’emballe. D’après les données de la NASA, l’année 2016 a battu le record de chaleur de 2015 et a été la plus chaude depuis le début des mesures en 1880[1]. Le réchauffement climatique est plus rapide que l’action politique menée pour le combattre. Malgré la mobilisation massive de la société civile, les déclarations d’intention des organisateurs des conférences et le consensus apparent de la classe politique pour freiner l’élévation de la température globale, les accords restent insuffisants. Pourquoi ?

 

Les « contributions déterminées au niveau national »

Le discours triomphaliste des institutions internationales est discrédité par le manque d’action effectif des gouvernements. L’article 2 de l’accord fixe des objectifs très ambitieux mais les Parties à la Convention (les gouvernements nationaux et les organisations régionales, comme l’Union Européenne) restent responsables, en dernier ressort, de la mise en place des politiques pour les atteindre. Chaque partie doit rendre ses « contributions déterminées au niveau national » pour prouver sa volonté de réduire les émissions de gaz à effet de serre[2]. Toutes les parties ne l’ont pas encore fait, mais ceci n’est pas ce qui nous empêche d’avancer. La préoccupation majeure des gouvernements actuels étant d’assurer la compétitivité et la croissance économique, la plupart des politiques environnementales sont concertées avec le monde de l’industrie et non pas avec les acteurs qui défendent la cause climatique.

 

 L’article 2 de l’accord de Paris fixe trois objectifs globaux dans la lutte contre le réchauffement climatique :

  1. a) Contenir l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et poursuivre l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels.
  2. b) Renforcer les capacités d’adaptation et promouvoir la résilience à ces changements et un développement à faible émission de gaz à effet de serre, d’une manière qui ne menace pas la production alimentaire.
  3. c) Rendre les flux financiers compatibles avec un profil d’évolution vers un développement à faible émission de gaz à effet de serre et résilient aux changements climatiques.

Il reconnait également que tous les pays n’ont pas la même capacité pour faire face au réchauffement climatique.

 

Le texte de l’accord est disponible sur : https://unfccc.int/files/meetings/paris_nov_2015/application/pdf/paris_agreement_french_.pdf

 

 

L’industrie, l’invité gênant des négociations internationales

Tout comme les gouvernements et les ONG, les multinationales sont aussi présentes aux négociations climatiques et elles y pèsent lourd. Même les grandes compagnies du pétrole, les entreprises les plus polluantes de la planète, se rendent aux conférences ainsi que les entreprises de l’énergie nucléaire, qui se revendiquent des acteurs du changement énergétique. Par le lobbying auprès des décideurs, qui se fait surtout avant les sommets climatiques, les grandes corporations essaient d’obtenir des accords qui n’aillent pas à l’encontre de leurs intérêts. À la différence des activités de pression des ONG, la manière d’agir de ces multinationales est extrêmement opaque : elle est rarement relayée par les médias et la plupart des contacts qu’elles entretiennent avec les décideurs ne sont jamais rendus publics. Les moyens dont elles disposent pour se faire entendre (par les politiciens) sont bien plus importants que ceux des ONG[3]. Dans les négociations climatiques, tous les acteurs n’ont pas le même poids. Le rapport de forces entre société civile, classe politique et industrie est très inégal. D’autant plus qu’un grand nombre de décideurs s’engagent dans le secteur privé dès que leur carrière publique est achevée, ce qui consolide les liens entre le monde politique et celui de l’entreprise. Dans le sens inverse, la récente élection du climato-sceptique Donald Trump à la tête du gouvernement américain est un bon exemple d’industriel qui passe dans la sphère politique. Le programme politique du président élu, qui établit comme priorités la croissance économique et le renforcement de la compétitivité des entreprises américaines, menace de mettre un terme aux compromis environnementaux acquis par le président Obama. Lors de la COP22, les différentes délégations et les représentants de la société civile ont exprimé leur opposition ferme aux paroles climato-sceptiques de Trump et ont rappelé que l’accord est juridiquement contraignant.

 

La société civile et la justice climatique

Parmi les effets néfastes du réchauffement climatique, les phénomènes climatiques extrêmes (sécheresse, inondation, tempête…) restent les plus visibles. Ils touchent souvent les régions les plus défavorisées du monde et entrainent dans certains cas des migrations massives de la population qui les subit. De nos jours, le nombre de réfugiés climatiques, bien que peu médiatisé, est en constante augmentation[4]. Tout comme la guerre ou la famine, la dégradation des conditions environnementales est un facteur qui pousse les personnes à quitter leurs maisons et à aller chercher une meilleure vie ailleurs. Malheureusement, dans plusieurs régions du monde, les populations n’ont pas les moyens de se déplacer quand les conditions environnementales deviennent insupportables et des personnes meurent lors de longues sécheresses, d’inondations ou d’ouragans sans pouvoir y échapper.

Ce sont les plus vulnérables qui subissent les pires conséquences du réchauffement planétaire. Cela doit changer. Les acteurs de la société civile, tout en étant moins puissants, sont le principal instrument de lutte contre ces inégalités. Au Nord comme au Sud, ils travaillent pour que la voix des plus faibles soit entendue. De plus en plus de chercheurs étudient les changements climatiques et les crises humanitaires qui en résultent, dont les migrations. C’est le cas de l’observatoire Hugo, lancé fin 2016 à l’ULg (voir encadré). De leur côté, les ONG encouragent la mobilisation citoyenne pour exiger plus de justice climatique auprès des décideurs. Nous l’avons vu à la veille de la COP21 à Paris, où des milliers de personnes sont descendues dans les rues pour réclamer des politiques plus responsables à l’égard des pays en développement. Dans les pays du Sud, les organisations de la société civile sont des acteurs cruciaux pour assurer le dialogue avec les pays développés. elles veillent à ce que ce ne soit pas les plus vulnérables qui fassent le plus d’efforts pour atteindre les objectifs de Paris. C’est bien une question de justice climatique.

 

 L’observatoire Hugo

En novembre dernier, l’Université de Liège a accueilli une série de conférences pour célébrer le lancement de l’observatoire Hugo, premier observatoire mondial consacré à l’étude des migrations humaines issues des changements climatiques. Ce nouveau centre de recherche, dont le nom rend hommage à Graeme Hugo –l’un des premiers chercheurs sur les migrations climatiques– vise à changer le regard des décideurs et des médias sur cette catastrophe si longtemps négligée.

 

 

La déclaration de Marrakech

Les manifestations pour plus de justice climatique ont été nombreuses lors de la COP22. Les représentants des mouvements sociaux, rassemblés à Marrakech, ont signé une déclaration[5] pour réaffirmer la détermination de la société civile à de défendre la justice climatique mais aussi pour dénoncer la présence des multinationales aux conférences internationales. Ils ont également exigé plus des dirigeants internationaux de ne pas se plier aux demandes des multinationales mais de défendre transformation ambitieuse des systèmes énergétiques d’ici 2050.

 

Chez-nous, quelles actions citoyennes pour faire face aux multinationales ?

Dénoncer les abus des multinationales auprès des institutions politiques est nécessaire, mais ne suffira pas à combler le manque de démocratie qui règne dans la prise de décisions. Pour qu’un grand changement se produise, nous devons changer nos choix de consommation. Des comportements individuels plus soucieux de l’environnement, du commerce équitable et de la justice sociale peuvent entrainer des améliorations importantes des systèmes de production et donc de l’économie mondiale.

 

De nombreuses coopératives et des petits commerces travaillent déjà pour faire face aux grandes entreprises, en offrant des services qui assurent un traitement plus juste aux producteurs et aux consommateurs ainsi qu’un plus grand respect de l’environnement. Ces coopératives sont également plus démocratiques que les entreprises traditionnelles dans la mesure où elles limite très fort la rentabilité pour l’actionnariat et réinvesstissent les bénéfices. Les déplacements en transport public, les achats dans des magasins de seconde main ou une meilleure gestion des déchets et de l’énergie peuvent également contribuer à produire un changement de société.[6]

 

 

La lutte continue

Aujourd’hui, l’objectif de maintenir la température globale en dessous de 1,5º ne semble pas faisable, compte tenu de l’état d’avancement du réchauffement climatique. Selon l’ONG Les Amis de la Terre, nous sommes entrés dans la « décennie zéro »[7], nous devons agir dès maintenant pour éviter que les conséquences du réchauffement climatique soient irréversibles et pour que les générations suivantes puissent profiter des mêmes conditions environnementales que nous. Nous, c’est toute la société, bien que tous les acteurs n’aient pas la même responsabilité ni les mêmes moyens. Les décideurs politiques et les entreprises doivent chercher des solutions qui permettent d’atteindre à court terme les objectifs accordés à Paris et à Marrakech. Ces solutions doivent veiller à la protection de l’environnement et de ceux qui souffrent à cause de nos excès. Par ailleurs, il est primordial que la question financière soit vite réglée afin que les pays les plus vulnérables puissent mener des politiques de croissance dans un cadre de développement durable. Enfin, la mobilisation de la société civile et l’action citoyenne restent aujourd’hui plus que jamais l’instrument le plus efficace pour combattre les injustices –sociales et climatiques– et assurer le bien-être des générations qui nous suivront.

 

 

 

 

 

 

 

COP22 à Marrakech © FADEL SENNA / AFP

 

Marche pour la justice climatique à Marrakech © FADEL SENNA / AFP

 

 

[1] NASA – global-climat : https://global-climat.com/tag/nasa/

[2] Plus de renseignements sur le site de la CCNUCC: http://unfccc.int/focus/indc_portal/items/8766.php

 

[3] Observatoire des Multinationales : http://multinationales.org/De-la-COP21-a-la-COP22-les-grandes-entreprises-continuent-a-peser-lourdement

Pour le lobbying à Bruxelles, consultez le site d’Alter-EU (en anglais) : https://www.alter-eu.org/

[4] La convention de Genève n’accorde pas le statut de réfugié aux personnes qui migrent pour des raisons climatiques et le terme « réfugié climatique » reste assez controversé. Plus de renseignements : http://www.humanite.fr/refugies-climatiques-la-crise-du-siecle-626101

 

[5] Texte de la déclaration disponible sur : http://thm.ma/actualite/declaration-de-marrakech-cop22/

[6] Le Voix Solidaires paru en novembre dernier parlait de plusieurs initiatives locales qui peuvent aider à produire des changements dans le système. Nous pouvons citer l’exemple de la Ceinture Aliment-terre liégeoise, qui vise à assurer que le 50% de la demande alimentaire liégeoise soit produite dans la région dans les prochaines années, ce qui contribue à la création d’emplois et à une meilleure qualité de la nourriture. http://www.universud.ulg.ac.be/wp-content/uploads/2016/11/VOSO-06-automne-2016.pdf

 

[7] La décennie zéro, document disponible en PDF sur le site des Amis de la Terre International : http://www.foei.org/wp-content/uploads/2016/11/17-FoEI-decade-zero-FR-lr.pdf

 

 

L’accès universel aux soins de santé

publié par UniverSud en Mars 2017

La Couverture Santé Universelle comme objectif global

L’accès à la santé et la protection sociale sont, à l’heure actuelle, des questions centrales dans l’agenda du développement. En effet, selon les estimations de l’OMS, au moins 400 millions de personnes n’ont pas accès à un ou à plusieurs services de santé essentiels et chaque année, environ 100 millions de personnes passent sous le seuil de pauvreté pour faire face à des dépenses liées aux soins de santé[1]. Or, en l’absence de mécanismes de protection sociale, pauvreté et maladie peuvent rapidement se transformer en cercle vicieux.
Les inégalités entre les différentes régions du monde sont frappantes. À titre d’exemple, le taux d’accouchements assistés par le personnel qualifié est de 99% en Europe alors qu’il n’atteint que le taux de 54% en Afrique en 2013[2]. Cependant, au sein d’une même région ou d’un même pays, de fortes disparités peuvent également être constatées, en fonction notamment du milieu de résidence (rural ou urbain) et du niveau socio-économique.
Le concept de Couverture Santé Universelle (CSU) tente de répondre à ces problèmes d’accès. De nombreux pays du Sud, soutenus par les institutions internationales et les pays partenaires, mettent en place des politiques publiques visant à atteindre cet objectif. La CSU a d’ailleurs été érigée en cible des Objectifs pour le Développement Durable (ODD), qui succèdent aux Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD).

La Couverture Santé Universelle, c’est quoi ?

La Couverture Santé Universelle vise à ce que « tous les individus aient accès aux services de santé dont ils ont besoin sans que cela n’entraîne pour les usagers de difficultés financières[3] ». Ce concept recouvre donc deux objectifs principaux, à savoir : (1) l’accès à des services de santé de qualité pour tous en fonction des besoins et (2) la protection contre le risque financier lié aux dépenses de santé.
Pour que l’accès aux soins de santé soit en fonction des besoins – plutôt que de la capacité à payer – et pour protéger les usagers contre les dépenses catastrophiques de santé, il est nécessaire de diminuer les paiements directs au point de service (appelés « out-of-pocket expenses » en anglais, ce qui illustre bien le fait que ces dépenses proviennent directement de la poche de l’usager). Les Etats doivent donc favoriser le prépaiement et la mise en commun des fonds, principes à la base de l’assurance maladie. En effet, mutualiser le risque financier sur l’ensemble de la population fonde la solidarité entre bien-portants et malades.
Ce principe de mise en commun des fonds peut être illustré sous forme d’un cube que chaque État doit « remplir » pour progresser vers la CSU. Ce cube comporte trois dimensions : Qui est couvert ? L’universalité suppose qu’à terme, l’ensemble de la population le soit. Quels services sont couverts ? Et dans quelle proportion des coûts ? Cela doit faire l’objet de choix en fonction du contexte national et des contraintes budgétaires, la couverture pouvant progressivement s’étendre à mesure que les ressources disponibles augmentent.

Au-delà des questions techniques, un enjeu politique

Ce cube permet donc d’appréhender plus facilement le concept théorique de CSU. Il occulte cependant le fait qu’au-delà des considérations techniques, la progression vers la CSU dépend de choix politiques qui peuvent faire l’objet de débats et de conflits. Comment financer la CSU ? Par qui ? Les contributions doivent-elles être fixes ou varier selon le niveau de revenu ? Quels services sont prioritaires ? Avec quels prestataires de soins ? Qui sera chargé de la gestion des fonds mis en commun ?
Ces différentes questions comportent de nombreux enjeux, la mise en place d’un système de Couverture Santé Universelle rassemblant une grande diversité d’acteurs aux intérêts souvent divergents. Pour reprendre un concept issu de la socio-anthropologie du développement, les politiques de Couverture Santé Universelle peuvent être considérées comme des « arènes », un « lieu de confrontations concrètes d’acteurs sociaux autour d’enjeux communs[4] ». La réussite – et la pérennité – d’une politique de Couverture Santé Universelle dépendra donc également du degré de consensus et d’adhésion des différentes parties prenantes. L’exemple des États-Unis est à ce propos révélateur, Donald Trump ayant promis d’abroger l’Affordable Care Act, mieux connu sous le nom d’« Obamacare », auquel les Républicains n’ont jamais adhéré.

Le défi de la CSU dans les pays du Sud : l’exemple du Sénégal

Au Sénégal, comme dans la plupart des pays d’Afrique, seule une minorité de travailleurs bénéficie d’une couverture contre le risque maladie, à travers la sécurité sociale des agents de l’État et les institutions de prévoyance maladie des entreprises privées. La majorité de la population, issue du « secteur informel » (agriculture, artisanat, petits commerces, etc.), n’a pas accès à ces mécanismes de protection sociale. C’est pour répondre à cette situation que le gouvernement sénégalais a lancé la politique de Couverture Maladie Universelle (CMU) en 2013. Elle repose principalement sur deux stratégies. Premièrement, les politiques d’exemption de paiement ont été étendues à de nouveaux publics, les enfants de 0 à 5 ans pouvant maintenant bénéficier gratuitement des soins aux côtés des plus de 60 ans. De plus, des mutuelles de santé à base communautaire sont créées ou réorganisées dans chaque commune et soutenues par l’État. Celui-ci subventionne les cotisations de leurs membres à 50% voire à 100% pour certains ménages vulnérables, identifiés comme « indigents ».
La mise en œuvre de cette politique de Couverture Maladie Universelle fait cependant face à de nombreux défis et certaines questions cruciales doivent encore être traitées. Le faible taux d’adhésion des populations au sein des mutuelles de santé, phénomène observé depuis la mise en place de telles initiatives dès le début des années 1990, est un des principaux défis à relever. Ainsi, l’Agence de la CMU réalise des campagnes de sensibilisation et appuie les mutuelles de santé pour que celles-ci se professionnalisent et suscitent davantage de confiance. Il est envisagé de rendre ce système d’assurance maladie obligatoire, mais l’exécution d’une telle mesure est problématique dans des pays où le secteur informel est majoritaire. De nouvelles sources de financement sont également examinées en vue de pérenniser le système, et la mise en place de mécanismes de solidarité entre les différents secteurs de l’économie et les différentes unions de mutuelles doit être débattue.

Et en Belgique ?

L’assurance maladie est obligatoire depuis 1944 en Belgique : toute personne doit être affiliée à une mutuelle, et ce système permet par exemple de ne payer qu’une partie du coût (« le ticket modérateur ») lorsque nous nous rendons chez le médecin. Ainsi, la Belgique est considérée comme un pays bénéficiant d’un bon système de protection sociale à l’échelle mondiale. Pourtant, une enquête de la Commission européenne en 2014 a révélé qu’environ 900.000 Belges évitent ou reportent, pour des raisons financières, une visite médicale dont ils auraient besoin[5]. La Couverture Santé Universelle n’est donc pas un acquis. La CSU a même été décrite par certains auteurs comme une « quête sans fin » : les problèmes de santé changent (avec notamment une plus grande importance des maladies non transmissibles), la population vieillit et de nouvelles technologies de santé, souvent plus couteuses, voient le jour[6]. Ces changements provoquent évidemment de nouveaux débats et enjeux.
Suite à la crise de 2008 et dans le cadre des politiques néolibérales et d’austérité, les dépenses de protection sociale ont régulièrement été considérées comme des coûts qui nuisent à la compétitivité plutôt que comme des investissements (en témoigne la fréquente utilisation de l’expression « coût du travail »). C’est dans ce contexte que des associations belges, chapeauté par le CNCD 11.11.11 ont mené la campagne « Protection Sociale pour Tous » qui rappelle que celle-ci est « avant tout un droit humain », reconnue comme « un puissant levier de développement, de solidarité et de lutte contre les inégalités »[7]. Elles invitent ainsi les décideurs politiques, mais également la population, à défendre une protection sociale universelle et à soutenir les pays partenaires qui se lancent sur cette voie.

 

Céline DEVILLE
Doctorante – ARC « Effi-Santé »
Faculté des Sciences Sociales

 

[1] http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs395/fr/

[2] http://apps.who.int/gho/data/view.main.1610

[3] http://www.who.int/features/qa/universal_health_coverage/fr/

[4] OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, 2003, « L’enquête socio-anthropologique de terrain : synthèse méthodologique et recommandations à usage des étudiants », LASDEL, Etudes et travaux n°13.

[5] http://www.rtbf.be/info/belgique/detail_900-000-belges-ne-peuvent-pas-se-payer-une-visite-chez-le-docteur?id=8329244

[6] Tangcharoensathien  Viroj, Evans David, Marten Robert (2013), “Universal Health Coverage: Setting Global and National Agendas”, Global Health Governance, Volume VI, No. 2. (Summer 2013)

[7] CNCD-11.11.11, 2015, « Protection sociale pour tous. Dossier de campagne 2015-2016 ».

De l’or équitable pour redorer vos bijoux !

publié par UniverSud en Mars 2017

Fraîchement diplômé de l’Université de Liège, j’ai pris la décision de suivre un chemin plutôt atypique. Pas de longues séances avec un conseiller FOREM ou le traditionnel parcours du combattant pour trouver le premier emploi. Après deux années de réflexion, j’ai décidé de me lancer dans un projet un peu fou : commercialiser de l’or équitable.

L’activité minière artisanale de nos jours

À l’heure actuelle, 90% de la production d’or est le fruit du travail d’entreprises industrielles. La production minière artisanale ne représente donc que 10% de la production mondiale. Cependant, c’est ce type d’activité qui engage la plus grande quantité de main d’œuvre. En effet, on estime que 100 millions de personnes à travers le monde dépendent directement ou indirectement de l’activité minière artisanale.

Ce secteur économique se caractérise par une grande opacité. Très majoritairement situé dans les pays en voie de développement, les pouvoirs publics en ont généralement peu de contrôle. On voit donc se former des communautés plus ou moins grandes de mineurs artisanaux qui travaillent de façon illégale, soit aux abords des rivières, soit dans des galeries qu’ils creusent de manière aléatoire dans les gisements aurifères.

Cette situation est terriblement problématique étant donné que ces personnes vivent en dehors de la loi. Fuyant les autorités, elles installent leurs campements dans des zones difficilement accessibles et totalement dépourvues de services de base tels que l’accès aux centres de santé, à l’eau courante ou aux écoles.

Ces rudes conditions de travail provoquent de nombreux problèmes sociaux et éthiques dénoncés par diverses ONG et autres organismes internationaux, par exemple, l’emploi d’enfants ou encore le non-respect des normes de sécurité élémentaires. Il est impossible de chiffrer le nombre d’accidents et de décès causés par les effondrements de galeries ou par la mauvaise gestion de composants chimiques.

En outre, des chaînes d’approvisionnement alternatives pour faire parvenir cet or sur le marché mondial se sont mises en place. Celles-ci font intervenir de nombreux intermédiaires qui laissent aux petits mineurs une faible participation dans les bénéfices. En effet, les acheteurs soumettent les petits producteurs à de lourdes pénalités pour les impuretés contenues dans leurs paillettes ou leurs pépites d’or. Le taux d’impuretés étant négocié individuellement entre l’acheteur et le producteur, il n’y a qu’une très faible marge de négociation pour les artisans mineurs qui dépendent de la vente de leur or pour leur survie quotidienne. Dans certaines régions, les communautés sont soumises à l’emprise de mafias ou de groupes armés qui achètent l’or à des prix très faibles et s’en servent pour blanchir leur capitaux. Cette situation est parvenue jusqu’aux oreilles du parlement européen qui travaille sur divers projets de lois exigeant la traçabilité des minerais.

Il est néanmoins très compliqué de déterminer la provenance des minerais qui sont introduits sur le marché mondial. Les standards internationaux exigent que les lingots et pièces d’or vendus sur le marché soient de 24 carats. Autrement dit, le produit doit présenter une pureté minimun de 99,5%. Une telle qualité demande des technologies de raffinage complexes et couteuses. La majorité de ces raffineries se trouvent en Suisse et, depuis peu, à Dubaï. Etant donné que ces industries nécessitent de grandes quantités d’or pour fonctionner de manière optimale, on y retrouve un mélange d’or provenant des quatre coins du monde qui sera par la suite introduit en bourse et redistribué autour du globe, ce qui rend donc la traçabilité des minerais très complexe.

Pour noircir encore un peu plus le tableau, les procédés d’amalgamation de l’or ont de lourdes conséquences environnementales. En effet, les mineurs n’obtenant jamais de l’or pur, celui-ci est toujours mélangé avec d’autres minéraux desquels il faut le dissocier pour pouvoir le vendre. Dans l’activité minière artisanale, ce processus se fait généralement à l’aide de mercure. Ce composé chimique a la particularité de se mélanger avec l’or et de rejeter une grande partie des autres minéraux. Une fois le mélange réalisé, les résidus sont réintroduits dans la rivière par les mineurs, polluant l’eau sur de nombreux kilomètres en aval. De plus, le mélange d’or et de mercure ne peut pas être vendu en tant que tel, le mercure influant trop dans le poids du mélange. Les artisans utilisent donc des chalumeaux à gaz pour évaporer le mercure afin de le séparer de l’or. Ce procédé a pour conséquence de disperser du mercure dans l’air, ce qui cause de nombreuses maladies respiratoires pour les mineurs et leurs familles. Il pollue également le sol environnant étant donné qu’étant dispersé dans l’air, il retombe avec les pluies.

Pourquoi de l’or équitable ?

Le tableau que nous venons de dresser nous montre que des millions de personnes bien que « roulant littéralement sur l’or », survivent dans des conditions misérables. Cette situation est  d’autant plus injuste que le travail de ces mineurs sert principalement à engraisser des intermédiaires ou des groupes illégaux.

Dans ce contexte, le commerce équitable apparaît comme un levier pour permettre à ces communautés de mener une vie digne. Le « Trade for Development centre » défini ce type de commerce comme « un partenariat commercial, fondé sur le dialogue, la transparence et le respect, dont l’objectif est de parvenir à une plus grande équité dans le commerce mondial. Il contribue au développement durable en offrant de meilleures conditions commerciales et en garantissant les droits des producteurs et des travailleurs marginalisés, tout particulièrement au Sud. »[1]

Une des idées centrales de ce concept est qu’il faut rémunérer les producteurs locaux  par un prix juste. Autrement dit, il faut que leurs revenus leur permettent d’assurer leurs besoins fondamentaux (santé, éducation, logement, etc.) ainsi que ceux de leurs familles. Il doit également leur permettre de générer des marges supplémentaires afin qu’ils puissent financer l’amélioration de leur condition de vie et donc d’œuvrer pour le développement de leur communauté dans son ensemble. Pour permettre ce processus, il faut également assurer aux petits producteurs des prix de vente stables, qui ne soient pas soumis aux aléas du marché. En effet, une des contraintes majeures qui pèse sur les producteurs d’or est qu’ils ne peuvent pas planifier leur budget étant donné que celui-ci fluctue en fonction de la cotation de l’or établie par la bourse de Londres.

Le commerce équitable exige également le respect des normes fondamentales reconnues au niveau international. Parmi celles-ci, la convention universelle des droits de l’homme, les règles concernant le travail des enfants et les normes de sécurité adoptées dans le cadre de l’organisation internationale du travail. Ce type de commerce exige également le respect des législations nationales que ce soit en matière de droit social ou de droit environnemental. Cette exigence est particulièrement nécessaire dans le cadre de l’exploitation minière artisanale où les manquements au droit sont pratiques courantes.

Conséquence logique de tout ce processus, le commerce équitable permet aux communautés d’être reconnues légalement pour leur activité. Cette reconnaissance est une étape essentielle pour sortir de la marginalité et intégrer pleinement les réseaux de l’économie formelle.

L’activité minière demande des compétences scientifiques poussées pour l’extraction des minerais. Les mineurs sont très souvent dépourvus de ce type de formations et travaillent sans encadrement. Dans le cadre d’un projet de commerce équitable, il est nécessaire d’intégrer une dimension pédagogique et une dimension technologique. Une dimension pédagogique qui vise à fournir aux petits producteurs les capacités nécessaires pour pratiquer l’extraction d’une manière plus efficiente (savoir où creuser les galeries ou quel méandre de la rivière est plus susceptible d’être riche en paillettes d’or, par exemple). Une dimension technologique qui suppose l’apport de nouvelles technologies qui sont plus efficaces et qui limitent très fortement l’utilisation de composés chimiques.

« Trade not aid »[2]. La devise du commerce équitable traduit la volonté de modifier la configuration des échanges nord-sud. Elle préconise la mise en place de normes commerciales plus justes plutôt que l’envoi de l’aide au développement. Le commerce équitable est, par conséquent, la promotion d’un autre développement qui donnerait plus de place aux populations locales. À travers cette idée, l’impulsion d’un tel projet avec des communautés de producteurs d’or permettrait d’engranger des fonds suffisants pour permettre l’implémentation de projets de développement qui pourraient aider au bien-être de toute la communauté. Ce schéma, qui peut paraitre assez classique, se caractérise par le fait qu’on se détache de la philanthropie, qui est le moteur traditionnel du développement, pour entrer dans un processus d’autofinancement de celui-ci. Il permet donc d’inverser le processus et de placer le sort des populations locales entre leurs propres mains.

Des obstacles à surmonter

Produire de l’or de qualité n’est évidemment pas chose aisée. Bien que le procédé puisse sembler relativement simple de prime abord – aller chercher des pierres dans le sous-sol ou les rivières –  il demande beaucoup d’expertise technique dans les domaines de la géologie et de la métallurgie. Le fait de diminuer au maximum l’utilisation de composés chimiques constitue donc un exploit technique. En outre, il est extrêmement difficile de produire de l’or 24 carats équivalent à celui que les raffineurs suisses introduisent sur le marché. En effet, pour atteindre une telle pureté, il faut utiliser des techniques très coûteuses qui font intervenir de nombreux composants chimiques ainsi que l’électrolyse[3]. Un des défis de la démarche consiste donc à produire de l’or d’une qualité suffisante en assurant le respect des principes du commerce équitable et la traçabilité des minerais.

Une telle démarche repose également sur la participation des populations locales. En effet, il est très difficile d’obtenir la confiance des mineurs artisanaux et leur faire accepter des nouveaux modèles d’exploitation représente un véritable défi. L’exploitation minière artisanale est une activité vivrière qui se pratique de génération en génération selon des méthodes peu efficientes et très polluantes mais qui ont fait leurs preuves aux yeux des populations locales. Il faut donc un important travail en amont pour convaincre les producteurs de participer au projet que nous leur proposons. En outre, si le commerce équitable suppose forcément un lien plus direct entre le producteur et le consommateur, il faut être extrêmement prudents avec les intermédiaires classiques qui verront d’un très mauvais œil l’arrivée d’un concurrent qui a pour but de les éliminer de la chaîne.

 

L’or est un minerai précieux, qui s’inscrit dans la  durabilité. Cependant, rares sont ceux qui connaissent son marché. De fait, il est extrêmement difficile d’être reçu par une personne évoluant dans ce milieu. Cet hermétisme du monde des orfèvres peut s’expliquer par l’importance des enjeux liés à cette matière première et aux risques potentiels de dévoiler certains secrets. Il n’en demeure pas moins que l’accès à cet univers est une tâche ardue, même étant motivé par les meilleures intentions.

Les coûts de certification demandés par les deux principaux labels qui existent pour l’or constituent également un frein important pour un projet d’or équitable. A l’heure actuelle, deux organismes se positionnent par rapport à la labellisation d’or artisanal : FairTrade International et Alliance for Responsible Mining. Les exigences de ces deux labels sont tellement importantes et coûtent tellement cher qu’elles dissuadent nombre d’acteurs de participer à l’initiative[4]. Outre le fait qu’il faille payer les mineurs artisanaux un prix égal à 95% de la cotation de l’or établie par la bourse de Londres, les labels exigent que les acheteurs payent une prime supplémentaire proportionnelle à la quantité d’or achetée. De plus, les communautés doivent payer des entreprises d’audit externe pour certifier que les mineurs respectent les principes du commerce équitable. Cette exigence a l’avantage d’assurer des débouchés aux producteurs qui réussissent à obtenir la certification et d’être complètement transparents avec les consommateurs. Cependant, son coût dissuade de nombreux acteurs, principalement les plus petits, de participer à l’initiative.

Un combat à mener

Malgré les nombreuses barrières qui se dressent sur le chemin, le projet évolue de manière positive. Depuis le début, de nombreuses personnes et organisations ont apporté tout l’appui qu’elles pouvaient. De plus, j’ai été accepté comme « jeune entrepreneur » au VentureLab, l’incubateur d’entreprises pour les jeunes liégeois, ce qui me permet de bénéficier de l’expertise qui me manquait.

Après avoir été sur le terrain et avoir vu dans quelles conditions vivent les orpailleurs, je reste convaincu que le projet que je porte vaut la peine. Peu importe les difficultés qu’il faudra surmonter, il est nécessaire de faire quelque chose pour aider ces gens et leur permettre d’avoir une vie digne.

 

Vicente J. Balseca Hernandez

Diplômé du Master en Développement, ULg

Jeune entrepreneur du VentureLab – HEC Liège

[1] http://www.befair.be/fr/fair-trade/quest-ce-que-le-commerce-quitable

[2] « Du commerce pas de l’aide »

[3] Fait de soumettre l’or à diverses décharges électriques d’intensité variable qui le décomposent jusqu’à un état atomique avant de le solidifier à nouveau

[4] TRADE FOR DEVELOPMENT CENTRE, 2014, L’or équitable : Une quête difficile [URL: http://www.befair.be/fr/publication/articles/lor-quitable-une-qu-te-difficile]

Quand 1200 travailleurs détiennent et gèrent leur entreprise

publié par UniverSud en Mars 2017

Répondre à une nécessité de la communauté

Au Venezuela, dans la métropole de Barquisimeto, il existe depuis 49 ans déjà une entreprise très particulière, entièrement détenue et gérée par ses 1200 travailleurs. Au commencement de l’aventure, un constat très simple : les frais d’obsèques étaient alors si élevés que certaines familles se voyaient dans l’impossibilité d’organiser les funérailles de leurs proches. Un jour, alors que l’une de leurs connaissances décède et se voit refuser un service funéraire, un petit groupe de citoyens consternés décide d’agir. Ensemble, ils imaginent un système périodique de collecte de fonds afin d’assurer un enterrement digne pour tous, y compris les plus démunis. Depuis ce jour, Cecosesola n’a cessé de se diversifier pour répondre aux besoins les plus basiques de sa communauté : services d’autobus, de santé et de crédit ; vente directe de fruits et légumes, d’aliments de base, de produits de première nécessité, d’appareils électroménagers ; éducation de la communauté ;… Acronyme pour Centrale Coopérative des Services Sociaux de l’Etat de Lara, cette coopérative de deuxième degré[1] regroupe aujourd’hui plus de 50 organismes communautaires, et estime le nombre de ses bénéficiaires directs à plus de 300 000 personnes.

Un modèle de gestion très particulier

Ce qui est le plus interpellant à propos de cette initiative communautaire, ce n’est pas le nombre d’activités qu’ils ont développées au fil du temps, mais comment ils les ont développées et comment ils les administrent : en autogestion totale. Cecosesola fonctionne sans aucune structure hiérarchique ni poste de travail fixe et promeut la participation de tous et toutes, ainsi que des conditions de travail basées sur l’équité, la transparence, le respect et la responsabilité. Chez eux, les règles opérationnelles changent très régulièrement, en s’adaptant aux besoins de l’entreprise et de l’environnement. Les profits sont réinvestis pour constituer des fonds de réserve, de développement, ou de sécurité sociale. Certains biens et services sont vendus à perte, pour les rendre accessibles de tous. Au cœur du projet, la volonté de répondre aux besoins de la communauté et l’espoir de susciter des relations authentiques et respectueuses entre ses travailleurs, ses membres, et la communauté toute entière.

Le parcours du combattant

Cependant, survivre et développer toutes ces activités au fil du temps n’a pas été facile. Après avoir établi un service funéraire en 1967, Cecosesola a très vite imaginé un service d’autobus. En concertation avec la communauté, les travailleurs ont étudié les quartiers les moins desservis et les parcours à suivre. Ils ont également décidé de fixer un prix de trajet bas, accessible aux plus pauvres habitant loin du centre ville.

Ce faisant ils se sont mis à dos l’ensemble de leurs concurrents, c’est-à-dire les autres transporteurs privés, tous subsidiés par le gouvernement, qui non seulement pratiquaient des prix prohibitifs mais également refusaient de desservir les zones les moins peuplées. Par ailleurs, leur demande de prêt ne fut acceptée qu’à hauteur de 23,8% du montant demandé et, sous pression des autres transporteurs, le gouvernement refusa leur demande de subside. Enfin, la Protection des Consommateurs exigea que Cecosesola augmente ses prix afin de s’aligner sur les tarifs existants.

Refusant d’abandonner son projet initial, Cecosesola entama alors une campagne de sensibilisation de la communauté et appela ses chauffeurs à faire grève. En réponse, le gouvernement intensifia son discours de propagande et utilisa les médias pour manipuler l’opinion publique contre la coopérative. Une nuit de 1980, des membres du gouvernement, accompagnés de la police locale, arrêtèrent plusieurs travailleurs et confisquèrent les 128 autobus de la coopérative. Ce n’est que 140 jours plus tard, après plusieurs manifestations et une marche jusqu’à la capitale, qu’un ordre de la Cour de Justice contraignit le gouvernement à restituer les autobus. Malheureusement, ceux-ci revinrent de la capitale dans un état désastreux, inaptes à transporter des passagers. Par ailleurs, la coopérative avait alors accumulé, pendant ces quatre mois d’inactivité, des pertes financières de près de trente fois son capital social.

Cependant, au cours de cette période de chômage forcé, les travailleurs n’étaient pas restés inactifs. Ils n’ont cessé de se réunir et de réfléchir ensemble à l’entreprise qu’ils voulaient construire et à ce qu’il fallait pour faire vivre un tel projet. Ils ont conclu que le métier de chauffeur d’autobus était un travail trop solitaire, qui permettait difficilement de coordonner des moments de partage et d’échange. Pour s’organiser collectivement, ils ont compris qu’ils devaient prévoir des réunions régulières et qu’ils devaient apprendre ensemble, travailler en équipe et favoriser la cohésion. C’est également à cette époque qu’ils ont décidé d’autofinancer l’entièreté de leurs activités. L’expérience leur avait démontré qu’avec un subside ou un prêt venait également une série d’obligations et de contraintes, qui risquaient de mettre en danger l’essence de leur projet.

C’est également à la même période qu’ils ont mis fin à un conflit interne qui les rongeait depuis plusieurs années. Un petit groupe de travailleurs, refusant l’idéal autogestionnaire des fondateurs, n’hésitait pas à créer le trouble dans l’entreprise, notamment en causant des accidents intentionnels avec les autobus ou en essayant de profiter de la confiance ambiante pour obtenir des privilèges personnels. Suite à la saisie des autobus, ces quelques travailleurs ont préféré se ranger du côté du gouvernement et ont obtenu des postes dans la fonction publique, abandonnant leur statut de travailleur de Cecosesola. Libre de toute résistance interne, la coopérative a donc décidé, en 1983, d’abolir toute forme de hiérarchie.

Face à d’importantes pertes financières, une réorganisation interne conséquente et un marché perdu, les travailleurs de Cecosesola n’ont pas baissé les bras. Ils ont eu l’idée d’utiliser les autobus restants, privés de leurs sièges, pour organiser une vente itinérante de fruits et de légumes, jusqu’aux quartiers reculés en périphérie de la ville. Vu le succès de l’initiative, ils ont très vite établi un marché fixe, au centre ville, avec une particularité : les consommateurs payent les fruits et les légumes au poids, avec un prix unique par kilogramme, ajusté chaque semaine en fonction de la moyenne des prix de revient de l’ensemble des produits. Aujourd’hui, ce système de marché couvert, installé à plusieurs endroits dans la ville, représente leur activité la plus importante.

Les éléments clés

Au cours de ses 49 ans d’existence, Cecosesola a surmonté de nombreux obstacles. Aujourd’hui, bien plus qu’une initiative citoyenne, il y a au cœur de cette coopérative un projet communautaire très fort, capable non seulement de mobiliser l’ensemble des travailleurs pour résoudre une crise, mais également la communauté au sein de laquelle elle est implantée. Pour faire perdurer dans le temps leur coopérative et leur projet, les travailleurs ont dû mettre en place une série de mécanismes permettant de faire face au « vide hiérarchique ».

Tout d’abord, ils ont institué un processus d’éducation permanente, afin que les travailleurs acquièrent des compétences transversales et multidisciplinaires, notamment concernant la gestion d’une entreprise. Ils ont également instauré un climat d’autoréflexion, d’autoanalyse et d’autoévaluation, et favorisé la coopération entre les travailleurs et les organisations membres. Ceci implique un important soutien réciproque, la coordination des activités et l’échange d’expérience entre les différentes entités de la coopérative. Ainsi, les travailleurs ont établi un climat d’apprentissage collectif qui, soutenu par un processus de décision par consensus, favorise l’émergence de l’innovation et de la créativité. De ce fait, les travailleurs peuvent (et doivent) prendre des décisions individuelles et créatives à tout moment, pourvu qu’elles soient en accord avec les critères collectivement établis. Il en résulte une très grande adaptabilité et flexibilité.

En parallèle, les travailleurs ont œuvré à construire une identité organisationnelle forte, basée sur une culture d’entreprise claire et une légitimité non contestée de la coopérative et de son activité dans la région. Il s’ensuit un sentiment fort d’identification à la coopérative de la part des travailleurs et des membres de la communauté. Ancré au cœur de l’organisation, un processus de surveillance mutuelle, renforcé par l’éducation des travailleurs aux valeurs ainsi qu’à l’objectif, l’histoire et l’identité de la coopérative, permet de maintenir une cohérence entre les valeurs prônées et les actions entreprises. Cette discipline collective se traduit par un sentiment fort de responsabilité et d’engagement des travailleurs envers l’organisation et son projet.

Une source d’inspiration ?

Bien que l’expérience de Cecosesola ne soit pas transférable telle quelle, puisqu’elle est intimement liée au contexte vénézuélien, elle reste néanmoins une source d’inspiration non négligeable pour nos entreprises qui s’intéressent à la participation en entreprise.

Nombreux sont les enseignements que l’on peut tirer d’une telle expérience, mais j’en retiendrai ici quelques-uns. Tout d’abord, la patience : créer une entreprise participative résiliente est un processus d’expérimentation très lent, caractérisé par une suite incessante d’essais et d’erreurs. Chaque projet participatif est unique et de ce fait doit développer des processus et mécanismes propres, adaptés au contexte interne et externe de l’entreprise. Ensuite, la nécessité d’une réflexion permanente : comme il n’existe aucun « modèle standard d’entreprise participative », il faut apprendre du passé, de ses erreurs, de ses victoires. Il faut comprendre, analyser et améliorer à la fois ce qui nous entoure mais également nous-mêmes. La créativité et l’adaptation sont également essentiels dans un processus participatif : observer l’environnement et promouvoir la pro-activité plutôt que la réactivité  afin de parvenir à remplir son objectif social dans les limites des contraintes environnementales. Enfin, l’éducation permanente des travailleurs : à la gestion d’une entreprise, aux spécificités de la participation, aux valeurs défendues par l’entreprise, ainsi qu’au projet entrepreneurial lui-même.

Mais au delà de tout cela, si Cecosesola est une inspiration pour nos entreprises c’est surtout du fait de son solide ancrage communautaire. Son enracinement dans la collectivité lui permet de déchiffrer quels sont les besoins des hommes, des femmes et des enfants la composant et d’y répondre au mieux. Sa position au cœur de la communauté a fait naître des liens forts entre les individus et la coopérative, ainsi qu’entre les individus eux-mêmes, et c’est bien là la clé de son succès : créer des liens et mobiliser des centaines de personnes autour d’un même projet !

Aurélie Soetens

 

[1] Coopérative dont les membres sont eux-mêmes des sociétés coopératives.

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques