Les circuits courts, un court-circuit temporaire ?


Synopsis

Les circuits courts d’approvisionnement alimentaire connaissent depuis quelques années un développement extraordinaire. GAC, GASAP, AMAP, paniers, vente à la ferme fleurissent un peu partout. États des lieux de cette tendance, des tensions qui l’anime et prescription pour l’avenir.


Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

Ces dernières années, les consommateur-trice-s se sont mis à la recherche d’autres voies de consommation. Face aux divers scandales (la viande de cheval dans les lasagnes ou encore les traces de fipronil dans les œufs, pour ne citer que les plus récents), ils-elles cherchent à être rassuré-e-s. Parmi les dynamiques de transition vers des systèmes alimentaires plus durables, une nouvelle dynamique s’est créée autour d’une nouvelle relation entre les producteur-trice-s et les mangeur-euse-s : les circuits courts.

Ceux-ci peuvent prendre des formes, des identités et des logiques différentes. Comment peut-on les définir ? Quel est le point commun entre ces diverses organisations aux normes, valeurs et pratiques différentes ? Quels sont les principaux défis et atouts de ces modèles ? À quelles évolutions pouvons-nous nous attendre à l’horizon 2030 ?

Une définition des circuits courts ?

Traditionnellement, la notion de circuits courts se base sur le nombre d’intermédiaires entre la production et la consommation finale d’un produit. La Commission européenne, par exemple, définit les circuits courts par un maximum d’un d’intermédiaire et les différencie des marchés locaux, dont le principal critère est la distance kilométrique[1]. La législation belge, elle, ajoute deux critères supplémentaires : la vente dans un rayon maximum de 80 km du site de production et un maximum de 30 % des quantités vendus à un intermédiaire commercial[2].

Pourtant, lorsqu’on observe l’organisation des circuits courts sur le terrain, ces critères ne suffisent plus : que considère-t-on comme intermédiaire ? Doit-on prendre en compte les étapes de transformation ? Dans leur article portant sur la durabilité d’initiatives en circuits courts en Région wallonne, Kevin Maréchal, Lou Plateau et Laurence Holzemer[3] proposent d’élargir la définition  des circuits courts aux dynamiques multiacteurs pour mieux refléter la diversité des formes que peut revêtir la notion de proximité entre producteur-trice-s et consommateur-trice-s.

Pour réaliser leur recherche, les auteurs se sont basés sur l’observation du vécu et de la mise en œuvre des actions sur le terrain et ont veillé à être en résonance avec les acteurs et actrices impliqué-e-s.

Une alternative avantageuse ?

Les circuits courts peuvent présenter de nombreux avantages. Au niveau environnemental, les mérites proviennent notamment d’une réduction des emballages et des ‘déchets’ de production liés à des impératifs de calibrage et d’esthétisme des produits. Lorsque la durabilité environnementale est analysée dans son ensemble, les circuits courts de proximité apparaissent plus performants que les circuits conventionnels, surtout dans le cas où les pratiques agricoles de la chaine locale s’orientent vers le bio et qu’une attention particulière est portée à l’amélioration de la logistique. On peut aussi constater une augmentation de la biodiversité et de la qualité des sols, par les changements induits au niveau des pratiques agricoles. Ils peuvent également être plus avantageux en termes de bénéfices économiques, sociaux et de gouvernance. Cela passe notamment par une meilleure maitrise et la diversification des débouchés ainsi que par la possibilité accrue, pour les producteur-trice-s, d’accéder à une rémunération plus équitable de leur travail. Enfin, les circuits courts permettent aussi une certaine reconnaissance sociale et des échanges avec les consommateur-trice-s et entre les producteur-trice-s[4].

Une structure, plusieurs finalités. Un défi ?

Les organisations de circuits courts sont le plus souvent des structures hybrides qui combinent plusieurs finalités (sociales, environnementales, économiques…) dont les contours peuvent être plus ou moins flous. Les organisations doivent donc jongler avec des pratiques et des normes, tantôt convergentes, tantôt contradictoires. Elles doivent répondre à de nombreuses exigences, notamment en termes d’écologie, d’autogestion, de cohésion sociale et d’autonomie vis-à-vis de l’État et du marché. De par leur position (à la frontière entre les sphères marchandes et non marchandes, entre les sphères privées et publiques), elles sont soumises à de fortes tensions, entre des prescriptions de nature commerciale et des considérations plutôt sociétales, dans une logique que l’on pourrait qualifier de logique de transition[5].

La logique de transition n’échappe pas à d’autres difficultés. La fixation des prix en est un exemple : comment assurer un revenu décent aux producteur-trice-s agricoles, tout en proposant des produits de qualité à bon prix, accessibles pour le plus grand nombre des consommateur-trice-s ? Comment définir un prix juste ? Face à ces enjeux, les organisations en circuits courts font preuve d’innovation (sociale, mais pas uniquement) et constituent de véritables  ‘laboratoires vivants’ qui expérimentent les divers chemins de la transition afin de gérer ces contradictions et trouver des compromis[6].

Les circuits courts, un modèle durable ?

Parmi les enjeux qui conditionnent fortement la durabilité des circuits courts, on retrouve la logistique, les dynamiques de structuration des filières, l’accompagnement des projets et des trajectoires d’acquisition/mobilisation des compétences. De manière transversale, le facteur relationnel se dégage comme un enjeu fondamental. Ce dernier et la densité des interactions peuvent être considérés tantôt comme un frein, tantôt comme un levier à la durabilité des circuits courts. Dans le cadre des dynamiques de filières qui s’organisent, les relations sont indispensables. La densité et la richesse des interactions entre les producteur-trice-s et avec les acteurs des circuits courts permettent de renforcer la connaissance du métier de l’autre, de ses impératifs, de ses besoins, de sa personnalité, de ses motivations, de ses spécificités et de son rôle dans la chaine, et permettent une évolution des pratiques. Le dialogue entre les consommateur-trice-s et les producteur-trice-s ne doit pas non plus être négligé : les nombreux retours et la valorisation de la part des mangeur-euse-s constituent une plus-value sociale et économique indéniable.

Un des enjeux essentiels de l’évolution des circuits courts est donc de valoriser l’ensemble des métiers et des acteur-trice-s impliqué-e-s tout au long de la chaine alimentaire. La durabilité des circuits courts dépendra donc de leur potentiel de structuration et de leur capacité à densifier leur réseau de relation. Cette question souligne le caractère crucial des dynamiques territoriales.


Et l’université dans tout ça?

L’Université, à travers son rôle de recherche, participe à la construction des savoirs relatifs aux circuits courts. Les analyses doivent être contextualisées pour se rapprocher davantage de la représentation qu’ont les acteurs et actrices de leur activité et éviter ainsi un décalage fort avec la réalité vécue sur le terrain. Cette thématique des circuits courts requiert l’adoption de pratiques de recherche innovantes et de nature transdisciplinaire, où les modalités et dispositifs mis en œuvre sont donc co-créés avec les acteurs et actrices de terrain.


Les circuits courts à l’horizon 2030?

Au fil du temps et des expériences, les organisations travaillant en circuits courts ont su développer des réponses aux défis auxquels elles ont été confrontées. Grâce à la mise en discussion de différents acteurs, chacun-e, à sa manière, trouve des solutions pour chercher un équilibre.  Les tensions sont, pour le moment, gérées par chaque initiative de manière plus ou moins isolée. Pour assurer une cohérence et un cadre plus clair, les logiques de circuits courts évolueront-elles vers une séparation nette des différentes finalités ? Finiront-elles par s’institutionnaliser? Suivront-elles une autre trajectoire ?

De nombreuses tensions conditionnent la durabilité des circuits courts, qu’elles se manifestent à travers la question d’un prix juste, du financement, de la logistique ou encore d’un cadre normatif. Le secteur est en perpétuelle évolution. Loin d’être le seul facteur, la qualité et la fréquence des relations entre acteurs et actrices sera une dimension essentielle qui doit être prise en compte par les décideurs et décideuses d’un territoire. Les recherches et réflexions sur ces différents modèles doivent prendre en compte et s’adapter à la complexité des réalités sociales et être soutenues pour faire face aux enjeux de la récupération marketing, à la pression des prix… et que la dynamique des circuits courts ne soit pas uniquement temporaire.

Gwendoline Rommelaere

Bibliographie :

  • Kevin Maréchal, chargé de cours en Économie Écologique à l’ULiège/ Faculté de Gembloux Agro-Bio Tech,
  • Laurence Holzemer, chercheuse au Centre d’Études Économique et Sociale de l’Environnement (CEESE),
  • Lou Plateau, boursier FNRS-FRESH au CEESE-ULB.

[1]RÈGLEMENT DÉLÉGUÉ (UE) No 807/2014 DE LA COMMISSION du 11 mars 2014

[2]AVIS 05-2014, La sécurité alimentaire des circuits courts (dossier Sci Com 2013/01 : auto-saisine), Comité scientifique de l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaine alimentaire (AFSCA).

[3] Voir K. Maréchal, L. Plateau, L. Holzemer : ‘La durabilité des circuits courts, une question d’échelle ? L’importance de court-circuiter les schémas classiques d’analyse’ ou le rapport complet de l’étude sur http://dev.ulb.ac.be/ceese/CEESE/documents/ADDOCC%20Rapport%20final%20CEESE%20-%202016.pdf

[4] SPW, Vade-mecum de la valorisation des produits agricoles et de leur commercialisation en circuit court. Tout savoir, Agriculture, version Juillet 2017.

[5] Voir Maréchal, K et Plateau, L. (2017), ‘Les circuits courts : organisations hybrides sous haute(s) tension(s) ?’, Actes du 22ème Congrès des Économistes Belges de Langues Françaises.

[6] Cassiers, I., Maréchal, K., Meda, D. (Eds) (2017), Post-growth Economics and Society: Exploring the Paths of a Social and Ecological Transition. Routledge, October, 112p.

Harry Potter et l’oppression à travers les animaux fantastiques.


Synopsis

Derrière l’immense succès populaire du jeune sorcier, l’analyse littéraire du monde fantastique d’Harry Potter permet une meilleure compréhension des structures globales des phénomènes d’oppression dans le monde. Cette analyse nous rappelle que la littérature en est l’un des chemins vers l’émancipation, et probablement l’un des meilleurs car il met en mouvement au sein de la pensée du lecteur toutes ses préconceptions et les fait s’entrechoquer avec de nouveaux apprentissages, de nouvelles manières de voir le monde et de le comprendre.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

Un elfe de maison, un gobelin et un centaure entrent dans un bar.

Les romans Harry Potter sont mondialement connus et appréciés par tous les publics pour de nombreuses raisons : la présence de magie, d’un monde fantastique qui défoule les passions et provoque une irrésistible envie de s’envoler dans l’imaginaire, l’ambiance sombre qui entoure les aventures épiques du jeune sorcier, etc. Cependant, les célèbres textes de J. K. Rowling n’ont pas été qu’un phénomène médiatique et culturel. En effet, depuis leur sortie, le monde académique se penche sur les aventures du sorcier en herbe dans toutes sortes de domaines. Des physiciens qui cherchent à créer une véritable cape d’invisibilité, jusqu’aux économistes qui analysent de nouveaux systèmes monétaires, en passant par les historiens qui étudient le déroulement de la seconde guerre mondiale en comparaison avec l’avènement de Lord Voldemort, le mage noir ennemi juré de Harry Potter : tous s’abreuvent de la littérature fantastique de J. K. Rowling pour mener à bien leurs recherches.

C’est ainsi qu’en sociologie, l’analyse littéraire du monde fantastique de Harry Potter permet une meilleure compréhension des structures globales des phénomènes d’oppression dans le monde. Comme le dit si bien Sirius Black, le parrain de Harry : « Si tu veux savoir ce que vaut un homme, regarde donc comment il traite ses inférieurs, pas ses égaux. » Comment J. K. Rowling a-t-elle construit la société magique dans ses romans ? Quelles sont les classes privilégiées et celles dominées ? Peut-on comprendre les classes marginalisées dans les romans en tant que métaphores de la lutte des classes qui continue d’exister dans notre réalité ?

Les animaux fantastiques hiérarchisés

Au centre de l’atrium du Ministère de la Magie trône une fontaine, subtilement dénommée « La Fontaine de la Fraternité Magique » afin de masquer son rôle hiérarchisant. Les sorciers qui se baladent au sein du ministère peuvent admirer un elfe de maison, un gobelin et un centaure, tous trois affichant un regard passionné envers le sorcier et la sorcière qui les surplombent. Présentés de manière hypocrite en tant qu’égaux aux êtres humains, ces trois animaux fantastiques – premièrement discriminés par leur appellation « animaux » malgré leur intelligence semblable à l’intelligence humaine – sont en réalité marginalisés, chacun d’une manière différente, par la société magique tout entière.

Prenons les elfes de maison : l’une de ces petites créatures magiques travaille au sein d’une chaumière au service de ses maîtres sorciers et Harry apprendra très vite, durant sa scolarité, à ne pas se morfondre de la servitude dont ces êtres souffrent, car eux-mêmes sont passionnés par leur travail. Le gobelin, au contraire, n’est pas assujetti aux êtres humains mais travaille pour eux à la gestion de la Banque de Gringotts, la banque des sorciers, écrasé par la méfiance et le dégoût marqué par ces derniers envers sa race. Le centaure, quant à lui, être hybride composé d’un torse humain et d’un corps de cheval, est tout bonnement exclu de la société magique et doit vivre reclus au sein de la Forêt Interdite, une forêt interdite d’accès aux êtres humains.

Ainsi, J. K. Rowling nous décrit un monde fortement hiérarchisé où la liberté ne tient pas une grande place au sein des groupes sociaux que forment les trois êtres fantastiques susmentionnés.

Oppression

Avant d’avancer dans l’analyse littéraire de Harry Potter, il est nécessaire de s’arrêter quelques instants sur la notion d’oppression. En effet, dans toute société, certains groupes sociaux en ont toujours dominé d’autres. Karl Marx appelle cela « la lutte des classes ». La sociologue américaine Ann Cudd développe une définition de la notion d’oppression qui attire l’attention lorsque l’on garde en tête le monde hiérarchisé de J. K. Rowling. Ann Cudd définit l’oppression en tant que désordre social provenant d’une injustice indiscutable entre différents groupes sociaux. Un groupe social est un ensemble de personnes unies par des caractéristiques qui définissent leur appartenance au groupe en comparaison à d’autres groupes sociaux. Dans Harry Potter par exemple, les sorciers et les Moldus sont deux groupes sociaux distincts car les uns sont doués de pouvoirs magiques tandis que les autres n’en possèdent pas.

Brièvement résumé, il ne peut y avoir d’oppression dans une société, selon Ann Cudd, que selon quatre conditions : lorsqu’un groupe social est privilégié par rapport à un autre grâce à sa position, lorsque le groupe social inférieur souffre d’une quelconque manière de sa position, lorsque cette souffrance est infligée à un groupe et non à des individus en particuliers, et lorsque la position d’infériorité découle d’une limitation dans les choix qu’ont les groupes sociaux pour se définir dans la société. Ainsi, les sorciers gagnent en puissance en infériorisant les autres êtres magiques : les elfes de maison voient leurs libertés réduites à tel point qu’ils ne peuvent même pas quitter leur travail et se trouver d’autres maîtres à servir ; les gobelins sont considérés comme dangereux à cause de leur culture ; et les centaures croient dur comme fer qu’ils ont eux-mêmes choisi leur exclusion de la société alors qu’elle leur a été infligée par les sorciers.

Notre monde à l’image du monde magique

La beauté des textes de J. K. Rowling et la fascination qu’ils suscitent proviennent probablement des nombreux parallèles que l’on peut tracer entre son univers imaginaire et notre réalité sociale. De fait, chacun des êtres fantastiques cités dans cet article peuvent illustrer métaphoriquement une condition spécifique vécue, voire subie, par un peuple quelque part dans le monde, qu’il ait subit cette condition dans le passé ou qu’il continue à la subir.

Chacun des lecteurs s’étant plongé dans l’univers de Harry Potter aura reconnu à travers l’image de l’elfe de maison assujetti à un maître la condition même de l’esclavage, qui n’a malheureusement toujours pas été éradiqué de notre monde. Même son apparence trahit la servitude de l’elfe, forcé à se balader dans un simple chiffon crasseux à l’image des esclaves américains des siècles passés qui travaillaient dans les champs au service de leurs propriétaires. De plus, résignés et convaincus jusqu’au bout que leur servitude est la plus belle chose qui puissent leur arriver, les elfes de maison illustrent à la perfection les serfs au Moyen-Âge. Certains pourront aller jusqu’à comparer leur situation à celle des classes prolétaires du XIXe siècle, assujetties par des patrons et leur course à l’enrichissement.

Le groupe le plus facilement identifiable reste celui des gobelins, en ce que leur apparence est décrite dans les romans de manière similaire à celle de la communauté juive, avec tous les stéréotypes qui abondent dans la littérature lorsqu’un auteur désire développer le sujet du racisme culturel. Le sociologue Robert Young, qui a travaillé sur la colonisation des peuples, définit le racisme et la culture comme intrinsèquement liés : il n’existe pas l’un sans l’autre. Autrement dit, le racisme découle de la différence de cultures entre les groupes sociaux, ou encore : la culture est toujours construite racialement, en fonction de ses différences avec les autres groupes sociaux. Lorsqu’un groupe social diffère nettement d’un autre par sa culture, celle-ci est automatiquement considérée comme dangereuse et représente une menace pour les autres, en témoignent les nombreux conflits qui inondent l’actualité à la suite d’un retour vers des communautarismes tristement assumés : qu’ils soient indépendantistes ou unionistes, extrémistes religieux, etc., les conflits sociaux découlent toujours de la peur de voir son confort bouleversé par le mélange de cultures.  À travers ses romans fantastiques, J. K. Rowling remet ainsi au goût du jour le difficile sujet du dégoût et de la haine, qui n’a eu de cesse, à toute époque de l’histoire de l’humanité, d’accabler les communautés différentes des groupes dominants, sous l’absurde prétexte que leurs cultures seraient dangereuses pour l’ordre établi – qu’elles soient juives, arabes, chrétiennes ou même indigènes.

Enfin, les centaures illustrent avec brio la ségrégation dont ont souffert les communautés indigènes lors de la colonisation du continent Américain, ou tout autre peuple destitué de ses droits et libertés et exclus à cause de ses différences physiques ou culturelles. La polémique qui a secoué la société française autour de la situation géographique des Roms, ou celle, plus contemporaine, de l’ignoble traitement infligé aux réfugiés dans la tristement célèbre « jungle de Calais », sont de parfaits exemples du sujet illustré par les centaures dans les romans fantastiques de Rowling.

À quand l’émancipation ?

Doit-on en conclure que J. K. Rowling nous présente nos sociétés de manière pessimiste, comme si même la fiction ne pouvait se défaire des inégalités ? Indéniablement, l’auteure est imprégnée du passé colonial de son pays, le Royaume-Uni. Tout au plus arrive-t-elle à représenter dans ses romans le monde aussi confus et chaotique qu’il soit. Cependant, cette manière de mélanger des problématiques de notre époque comme du passé, d’ici ou d’ailleurs, empêche le lecteur d’en tirer des positions politiques claires. Cela permet toutefois à n’importe quel lecteur, où qu’il soit, de réfléchir à la question de l’oppression qui entoure ou structure la société dans laquelle il vit, dans l’espoir que ses réflexions l’amènent à développer une conscience du problème et le dirigent sur la route de l’émancipation.

Ceci dit, le chemin vers l’émancipation de tous les groupes sociaux opprimés est long. Comment éradiquer l’oppression quand il s’agit d’un phénomène social et difficilement évitable dans sa construction de la société ? La première étape est sans aucun doute la reconnaissance qu’un tel phénomène social et douloureux existe. La littérature en est l’un des moyens, et probablement l’un des meilleurs car il met en mouvement au sein de la pensée du lecteur toutes ses préconceptions et les fait s’entrechoquer avec de nouveaux apprentissages, de nouvelles manières de voir le monde et de le comprendre. Lire, c’est accepter de se détruire pour mieux se reconstruire. En d’autres termes, la culture et la connaissance sont sans nul doute les meilleures armes de construction massive d’un monde nouveau.

Ainsi, et plus globalement, l’on recommandera au système scolaire d’axer l’éducation de nos enfants et de nos ados sur le développement de leur culture générale, afin de leur faire ouvrir les yeux sur les différentes manières d’interpréter le monde. Cette éducation peut aussi s’appliquer à tous les citoyens, au moyen de campagnes politiques par exemple, afin que chacun soit doté de tous les outils utiles pour améliorer l’organisation de nos sociétés humaines et les rendre plus bienveillantes. Groupes de parole, analyses textuelles, mises en situation, jeux de rôle, voyages culturels, etc. : toutes les méthodes sont bonnes pour permettre à tous de se forger un esprit critique redoutable, capable d’enrayer le désir naturel de l’être humain à oppresser son prochain. La Fédération Wallonie-Bruxelles travaille en ce sens depuis 2003, au moyen de soutien aux associations « d’éducation permanente » qui travaillent avec des publics socio-culturellement défavorisés dans le but de développer une connaissance critique des réalités de la société. Le site www.educationpermanente.cfwb.be annonce qu’actuellement « quelques 280 asbl sont reconnues dans le cadre du décret de 2003 ».

Ainsi, à travers ce genre de mesures, il s’agit de faire naître dans nos sociétés le désir politique de combattre les inégalités, de mettre en place des stratégies internationales de soutien aux groupes sociaux opprimés, dans des cadres fixés par l’ONU par exemple, et surtout, sur le plan individuel, de toujours considérer l’autre en tant qu’égal.

Car finalement, comme le dit si bien J.K. Rowling : « Nous n’avons pas besoin de magie pour changer le monde. Nous avons déjà ce pouvoir à l’intérieur de chacun de nous puisque nous avons la capacité d’imaginer le meilleur. »

Luca D’Agostino

Bibliographie :

  • Saga Harry Potter, J.K Rowling
  • Cudd, Ann E. « Psychological explanations of oppression », in Willett, Cynthia, Theorizing multiculturalism: a guide to the current debate, Malden, Massachusetts, 1998.
  • Young J.C. Robert, The idea of english ethnicity, Oxford, Blackwell, 2008
  • www.educationpermanente.cfwb.be

Des coopératives agricoles, pour tous les goûts


Synopsis

De la production à la consommation en passant par la transformation ou encore l’accès à la terre, des coopératives se développent tous le long de la chaine du système alimentaire offrant une alimentation plus juste et équitable. Tours d’horizons de ces entreprises qui donne des idées d’alternatives aux systèmes alimentaires dominants.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

Les coopératives agricoles sont souvent considérées comme des acteurs indispensables de la transition alimentaire, sociale, économique et écologique. Pourtant, les modèles de coopératives sont très variés : ce ne sont pas que des petites structures citoyennes, à finalité sociale ou environnementale. Néanmoins, les coopératives engagées dans la transition sont nombreuses et permettent de penser des solutions pour les paysan-ne-s de nos régions.

Sous l’impulsion d’associations professionnelles d’agriculteur-trice-s, les premières coopératives agricoles belges ont vu le jour pendant la seconde moitié du 20e siècle, généralement sous la forme de laiteries, d’abattoirs ou de criées. Elles avaient pour fonction principale de transformer, distribuer et commercialiser les produits livrés par les agriculteur-trice-s coopérateur-trice-s, qui recevaient ensuite une ristourne proportionnelle à leur apport dans la coopérative. Aujourd’hui, une coopérative agricole est « une association autonome de personnes volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels communs à travers une entreprise détenue collectivement et contrôlée démocratiquement » , agissant dans le domaine agricole. Cette définition est très large et permet donc la coexistence de différents modèles.

Des modèles très variés

De façon schématique, il y a trois types de coopératives actives dans le secteur agricole et alimentaire : les coopératives de production et de transformation, les coopératives de distribution et les coopératives de consommateur-trice-s. Néanmoins, la distinction entre ces trois groupes n’est pas toujours évidente et beaucoup de coopératives occupent simultanément plusieurs de ces fonctions. De plus, les finalités des coopératives peuvent être très diversifiées. Par exemple, en 2011, la plus grosse coopérative agricole belge était le groupe laitier Milcobel, dont le lait sert, entre autres, à produire les fromages Brugge, les produits Inza ou les boissons Yogho !Yogho !. La coopérative traite près d’un milliard et demi de litres de lait par an, compte plus de 2 500 membres et a généré 991 millions d’euros de chiffre d’affaire en 2016. Nous sommes donc là face à un modèle de coopérative relativement éloigné de l’image qu’on peut se faire des modèles de coopératives citoyennes.

Un système de distribution juste et solidaire

Les coopératives peuvent représenter des alternatives justes et solidaires aux systèmes de distribution des grandes surfaces ou des hard discounts: citons, par exemple, Agricovert, coopérative agricole écologique basée à Gembloux. Composée de 34 producteur-trice-s et de plus de 700 consom’acteur-trice-s, elle propose des produits locaux et biologiques dans ses comptoirs et sous la forme de paniers vendus sur internet. Selon Ho Chul Chantraine, administrateur délégué de la coopérative, Agricovert repose sur quatre piliers : la valorisation des produits locaux et biologiques, l’accompagnement continu des producteur-trice-s, la sensibilisation des consommateur-trice-s et l’insertion socio-professionnelle par la création d’emplois stables pour des personnes peu qualifiées.

Ho Chul Chantraine estime qu’il est primordial de contrebalancer la récupération « du bio » par les grandes surfaces. Celles-ci perçoivent une marge financière très importante qui devrait normalement servir à rémunérer les producteur-trice-s. Ainsi, la coopérative a pour objectif d’assurer un prix juste à la fois pour les agriculteur-trice-s et pour les consom’acteur-trice-s . Il ajoute qu’il est également important de différencier le « bio » de « la bio ». Cette dernière fait davantage référence à une philosophie globale qu’à un cahier des charges d’agriculture sans pesticide.

En décembre 2016, la Wallonie comptait 1492 fermes certifiées « biologiques », ce qui représentait 12 % des fermes wallonnes et 9,7 % des terres cultivées. En Belgique, la consommation de produits bios n’a fait qu’augmenter depuis 2008, si bien qu’en 2012, les produits bios représentaient 3,2 % du marché alimentaire. Mais où sont vendus ces produits ? Le principal canal de distribution du bio reste les grandes surfaces, mais la tendance est à la baisse : en 2008, 56 % des produits bios étaient achetés dans des supermarchés, contre 48 % en 2016. Viennent ensuite les magasins bios (22 %), les hard discounts (1 % en 2008 contre 10 % en 2016) ou l’achat direct à la ferme ou sur le marché (3 % chacun) . Les grandes surfaces sont donc les distributeurs principaux de produits bios alors que le niveau de concentration des entreprises dans le milieu agroalimentaire ne permet pas des rapports de force équilibrés entre les producteur-trice-s et les distributeurs : à titre d’exemple, en 2012, sur le marché français, 100 euros dépensés en achat alimentaire par un-e consommateur-trice ne correspondait qu’à 8,2 euros de rémunération pour les agriculteur-trice-s. Bien que les producteur-trice-s en agriculture biologique perçoivent une rémunération légèrement supérieure à celle des producteur-trice-s en agriculture conventionnelle, la situation est loin d’être équitable . Certaines coopératives à finalité sociale et environnementale comme Agricovert, permettent entre autres, une rémunération plus juste pour les agriculteur-trice-s.

Soutenir l’accès à la Terre

Une alimentation durable, locale et biologique n’est possible que grâce au travail d’agriculteur-trice-s passionné-e-s. Pourtant en Belgique, « chaque semaine, 43 fermes disparaissent, 62 agriculteurs quittent la profession et 21 hectares de terres perdent leur affectation agricole » . Ainsi, en 30 ans, le nombre d’exploitations agricoles en Belgique a diminué de 68 % alors que la superficie de ces exploitations a presque triplé au cours de la même période. La Politique Agricole Commune (PAC), de par ses régimes d’aide, a favorisé le développement d’un modèle agricole composé d’exploitations de très grande taille, qui visent à réaliser des économies d’échelle et à produire pour l’exportation plutôt qu’à se diversifier et à contribuer à l’autonomie alimentaire locale. Tandis que les grosses exploitations deviennent toujours plus grosses, et que les petites exploitations ne cessent de disparaître, 80 % des futur-e-s agriculteur-trice-s belges pensent que l’accès à des Terres abordables, via l’achat ou la location, est un problème majeur.

En effet, en 2004, un hectare pouvait coûter jusqu’à 50.000 euros. Cela représente une augmentation de 54 % par rapport au prix d’un hectare en 1995, alors que les revenus des agriculteur-trice-s, eux, n’ont pas bénéficié d’une telle augmentation. Cette hausse des prix est le résultat de différents facteurs : la concurrence entre agriculteur-trice-s, l’achat de terres agricoles perçues comme valeur refuge depuis la crise financière de 2008 ou encore la diminution continue de la surface des terres disponibles pour l’agriculture (au profit de constructions immobilières). La situation est telle qu’à l’heure actuelle, seuls 35 % des agriculteur-trice-s sont propriétaires de leurs terres. En ce qui concerne la location, la situation n’est pas beaucoup plus favorable : l’offre est largement insuffisante, les prix sont très élevés et les modalités du bail à ferme sont strictes et complexes .

C’est pour répondre à ces enjeux que Terre-en-vue tente de faciliter l’accès à la terre pour les agriculteur-trice-s. Elle leur propose un accompagnement leur permettant de développer leurs projets, de se former ou d’élaborer des partenariats. Une coopérative est au service de l’association : elle a déjà permis de soutenir 9 fermes belges. Celle-ci regroupe plus de 1000 coopérateur-trice-s, qui sont détenteur-trice-s d’au minimum une part d’une valeur de 100 euros. C’est un outil d’investissement solidaire qui propose aux citoyen-ne-s d’investir une partie de leur épargne : l’argent disponible sert alors principalement à acheter des terres agricoles afin de leur redonner leur statut de bien commun en les libérant de la spéculation foncière, des modes d’agriculture qui pourraient être néfastes pour l’environnement.

Manger c’est s’engager

En 1961, les ménages belges consacraient en moyenne 36% de leur revenu à l’alimentation. Aujourd’hui, cette part équivaut à 13,4% . Ainsi, les modes de consommation ont bien changé. Néanmoins, une agriculture et une alimentation durables, justes et solidaires sont accessibles grâce, entre autres, aux coopératives mais également à d’autres initiatives, telles que les groupes d’achat (les GASAP et les GAC) : ceux-ci permettent aux citoyen-ne-s d’acheter leurs produits directement auprès des agriculteur-trice-s. Comme le rappelle fréquemment Olivier De Schutter, ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation : « Choisir ce que l’on mange, c’est voter trois fois par jour ».

Pauline Marchand

Bibliographie:

–           https://www.entraide.be

–           https://www.asblrcr.be/gac

La localisation de l’aide humanitaire : Révolution en vue ?


Synopsis

Le système de financement de l’aide humanitaire traduit aujourd’hui encore des inégalités dans les relations Nord-Sud. Le nouveau principe de localisation de  devrait venir rééquilibrer les partenariats entre opérateurs. Cela sera-t-il suffisant? Analyse critique qui nous invite à repenser la façon dont nous construisons nos partenariats avec les acteurs du Sud.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

Malgré l’importante notoriété dont jouit l’aide humanitaire, le secteur fait actuellement face à de nombreux défis. L’accroissement du nombre de chocs et de leur sévérité, l’augmentation des inégalités et de la vulnérabilité à l’échelle mondiale, la recrudescence de la souveraineté des États, l’émergence de nouveaux acteurs ou encore le contexte d’insécurité mettent à mal les pratiques et modèles conventionnels de l’aide. Des critiques, tant sur son efficacité que sur sa moralité, lui sont adressées. Il est devenu indispensable de mener une réflexion sérieuse afin de stimuler une réelle transition humanitaire(1). Le secteur a déjà dû évoluer par le passé. La plupart du temps lorsqu’il se trouvait au pied du mur comme aujourd’hui.

Dans la continuité des réflexions s’attelant à faire émerger une aide plus en phase avec son temps, j’ai choisi de m’intéresser à la récente – et très « en vogue » – notion de « localisation » de l’aide humanitaire. En se penchant dans un premier temps sur les enjeux et effets potentiels de celle-ci pour les ONG humanitaires du Nord (ONGH), l’analyse permettra au passage d’éclairer des limites sérieuses du système humanitaire dans son ensemble.

La localisation de l’aide humanitaire

Mai 2016 vit se tenir le premier Sommet humanitaire mondial à Istanbul. C’est lors de ce rendez-vous que furent conclus les accords du « Grand Bargain ». Passés entre les représentants des 30 principaux bailleurs de fonds et organisations d’aide humanitaire, ils sont destinés à accroître l’efficacité du financement de l’aide d’urgence. Parmi ces engagements, celui qui nous intéresse : la localisation. Répondant à la frustration d’un grand nombre d’acteurs du Sud de n’occuper qu’un rôle de sous-traitants, cette notion fait référence à une aide qui serait entreprise au niveau des acteurs locaux (2). Une aide qui, autant que possible, partirait des organisations locales et des communautés et serait dirigée par celles-ci plutôt qu’orchestrée par des organismes étrangers. Au départ portée principalement par des réseaux d’ONG du Sud, la localisation entend agir sur quatre points principaux :

  • La visibilité : Accorder une plus grande reconnaissance et visibilité aux efforts, rôles et apports des acteurs locaux.
  • Les capacités : Un soutien plus efficace pour renforcer les capacités locales et nationales, et ainsi moins les compromettre (en embauchant par exemple le personnel local le plus qualifié).
  • Les fonds : Un financement plus direct pour les acteurs locaux. L’engagement du « Grand Bargain » est d’augmenter le financement direct des acteurs locaux, en passant de moins de 2% aujourd’hui à 25% d’ici 2020. Les acteurs locaux exigent également un financement de meilleure qualité (c’est-à-dire à plus long terme, plus flexible et couvrant les frais de base).
  • Les partenariats : Moins de relations de sous-traitance et des partenariats plus égalitaires.

Si les grandes lignes de la localisation peuvent surprendre par leur évidence, la percée actuelle de ces principes peut être expliquée par le fait qu’il devient largement reconnu que de nombreux acteurs du Sud sont désormais aussi compétents que leurs homologues occidentaux.

Outre l’aspect de bon sens voulant que chacun puisse répondre à ses besoins de façon autonome, des arguments pratiques peuvent également être mobilisés afin de défendre cet appel à une aide « aussi locale que possible et aussi internationale que nécessaire » (3). Après un choc, les premières heures sont souvent cruciales. Étant logiquement les premiers sur les lieux et ayant une connaissance du terrain, les acteurs locaux réalisent un travail d’ampleur en général injustement passé sous silence. Aussi, promouvoir une aide localisée participerait, via le renforcement des mécanismes de réponse endogène, à la réduction des risques et à l’avènement de sociétés plus résilientes. Cette notion instituerait donc un humanitaire plus préventif.

À première vue, tous les ingrédients semblent réunis pour induire une rupture avec le modèle traditionnel de « faire de l’humanitaire ». Envisageons les effets possibles de cette notion au niveau des rapports entre aid workers du Nord et du Sud et de leurs rôles respectifs afin de vérifier son potentiel réformateur.

Des rapports Nord-Sud plus égalitaires ?

Tout d’abord, quelques éléments quant à l’état des rapports entre acteurs humanitaires du Nord et du Sud. De façon assez directe, on peut dire que le système humanitaire « international » demeure majoritairement « occidental ».

Les rapports entre acteurs occidentaux et ceux originaires de sociétés traditionnellement bénéficiaires de l’aide sont structurés autour de partenariats. Si en théorie ces collaborations véhiculent des idéaux d’égalité, de complémentarité, de participation et sont présentées comme des moyens afin d’atteindre une plus grande efficacité, la pratique dévoile souvent des relations moins enchantées. Dans les faits, il n’est pas rare que les partenariats débouchent plutôt sur des rapports de patronage (4). Ils deviennent alors le lieu de tensions et de rapports de pouvoir entre partenaires.

La différence de moyens entre les parties y est pour beaucoup. L’une des deux dépend de l’autre. Une relation transactionnelle est établie. Les acteurs du Sud, pour se voir accorder des fonds, sont obligés de se conformer aux règles du partenaire-bailleur du Nord. En effet, une fois les partenariats contractualisés, c’est le partenaire-bailleur qui fixe les objectifs humanitaires et les moyens pour les atteindre.

Le souci majeur est que ces normes imposées sont pour la plupart culturellement orientées. Les difficultés à s’y adapter peuvent se traduire, pour les locaux, par des entraves à l’accès aux financements. Ces normes, issues de la culture managériale imposée par la bureaucratie des principaux bailleurs, engendrent une violence symbolique. Elles se matérialisent essentiellement en tâches administratives lourdes relatives à la recherche d’efficacité et au contrôle des activités et des dépenses.

Source évidente de frustration, les non-conformités sont considérées comme des manques et des inaptitudes. À défaut de pouvoir s’adapter, des acteurs, bien que potentiellement légitimes auprès de leur population, peuvent être laissés sur le carreau. À titre d’exemple, les actes de violence s’observent de façon ordinaire dans les réactions de mépris ou à travers les formes d’abus de pouvoir à l’égard de certains partenaires du Sud, en réponse à leur possible manque de maîtrise du jargon, de la temporalité, des normes ou autres procédures. Ces inadéquations des dispositifs d’accès et de contrôle profondément occidentaux alimentent également des représentations d’infériorité des acteurs du Sud.

L’apport le plus ambitieux et novateur de la localisation est sans conteste la volonté d’augmenter la part des fonds directement alloués aux acteurs locaux. En quoi celle-ci pourrait-elle influencer les rapports à l’avantage des acteurs du Sud ? Il semble évident que les questions de pouvoir ne peuvent se délier de celles relatives au financement. Comme relaté ci-dessus, les inégalités financières expliquent en grande partie l’asymétrie des rapports. Ces fonds pourraient être investis pour répondre aux ressources manquantes (humaines, matérielles, immobilières, etc.) et ainsi faciliter l’adaptation aux standards requis par les partenaires-bailleurs. Les 25% pourraient engendrer de meilleures relations entre partenaires et aider à combattre les représentations d’infériorité dues aux difficultés éventuelles à se conformer. Cela pourrait aussi permettre d’établir des partenariats moins transactionnels, les acteurs du Sud étant alors en mesure de se reposer sur des « fonds propres » accrus. L’obtention d’un financement ne serait donc plus l’objectif premier et penser la complémentarité et l’apport de l’un et de l’autre dans un rapport équilibré deviendrait plus facile.

En ce qu’elle contribuerait à réduire le gap entre partenaires, la localisation pourrait donc avoir un effet positif concernant les rapports entre acteurs « implémenteurs ». Cependant, l’exclusivité culturelle pourrait ne pas s’en voir changée. Cela dépendra des modalités de mise en œuvre et des critères retenus par rapport à ce financement direct. Ceux-ci détermineront réellement si la localisation permettra d’entamer la distribution du pouvoir. Sans permettre une marge de manœuvre quant à l’affectation des fonds, on peut penser que les acteurs du Sud ne deviendront que de nouveaux intermédiaires standards, plus directs, au service de bailleurs inchangés. Les 25% ne permettraient alors pas de s’attaquer à ce qui semble être la principale source du problème : le besoin de mettre en cohérence les procédures et les outils de standardisation du système de l’aide avec les différents contextes et perspectives qui existent. Les centres de décision, de pouvoir et d’influence ne changeraient pas de mains. Il est dès lors possible de penser que les cartes ne seraient redistribuées qu’entre acteurs « exécuteurs ».

Quel rôle pour les ONGH du Nord ?

Ce nouveau paradigme ferait-il l’affaire de tous ? Aujourd’hui, les ONGH du Nord sont à plus d’un égard semblables à des entreprises à but non lucratif particulières. Professionnalisation, salariat, concurrence pour l’obtention de subventions, etc. : les ONGH sont à présent en partie guidées par des enjeux économiques et des logiques de marché. Si les principes de la localisation étaient véritablement respectés, les ONGH occidentales auraient probablement affaire à une nouvelle source de concurrence provenant des ONG du Sud.

L’élément faisant mandat, clé de l’accès au terrain et du renouvellement de leurs ressources, est la légitimité qu’on leur reconnaît. Il y a donc un lien très étroit entre leur survie organisationnelle et la valeur ajoutée, réelle ou pensée, perçue par les financeurs (bailleurs ou donateurs).

Afin d’être en phase avec les principes de la localisation, les bailleurs pourraient de façon croissante être tentés de passer directement par les organismes locaux. Ces derniers, de plus en plus développés, deviendraient plus compétitifs grâce à l’éventuelle économie d’intermédiaires et à leur ancrage. Tels des entreprises, il faudra aux organismes occidentaux trouver de « nouveaux marchés », de façon à garantir une fonction légitime afin de préserver leur position forte.

Dans ce souci, et en parfaite adéquation avec la localisation, un domaine d’action semble particulièrement se dégager et être bénéficiable à l’ensemble. Toutes les organisations du Sud ne sont pas aussi expérimentées et prêtes. Pour parvenir à léguer un maximum d’opérations aux locaux et œuvrer à leur autonomisation, un travail de renforcement des capacités par les acteurs plus expérimentés sera nécessaire. Cela sera, entre autres, l’occasion d’aborder le respect des normes, des codes de conduite et des principes fondamentaux.

Peut-on penser que les ONGH du Nord s’orienteront vers cette voie ? L’analyse met en lumière le fait qu’il existe une tension entre ce que les ONGH du Nord reconnaissent comme globalement enviable et ce qui serait souhaitable pour leurs entreprises (5). Malgré le fait que les ONGH du Nord admettent l’importance de renforcer les capacités des locaux, la part de ces activités au sein de leur organisation reste très faible. Un ensemble d’impératifs d’ordre bureaucratique peut expliquer un certain désintérêt pour ce type d’activités. Tout d’abord, la survie institutionnelle devient une priorité en tension avec la mission sociale. Les ONGH doivent impérativement protéger leur « image de marque » et le maintien d’une présence au Sud participe de cette stratégie marketing. Les ONGH se comportent comme des acteurs rationnels. Elles privilégieront donc toujours les options leur étant le plus propices. En définitive, elles auront tendance à se substituer aux capacités locales afin d’assurer leur survie. À l’opposé des objectifs de la localisation, les ONGH n’effectuent le renforcement des locaux que lorsque ceux-ci ne risquent pas d’être directement en concurrence avec elles. De véritables activités de transfert de compétences ne sont entreprises que lorsque des obligations contractuelles ou normes coercitives l’imposent.

Si, avec le capacity building, un espace d’action assuré semblait se dégager et permettre aux ONGH du Nord une fonction légitime garante de leur pérennité, l’analyse du système indique plutôt que la transition ne se fera pas naturellement. Dans un contexte hautement concurrentiel, des intérêts opposés ressortent.

En conclusion…

Premièrement, sans amendement du système prenant en compte les logiques internes et les enjeux propres à ses acteurs, espérer le respect des principes de la localisation de manière non-contraignante semble naïf.

Deuxièmement, au vu des éléments précédemment relatés, il est possible de penser que la localisation n’induirait probablement pas une rupture majeure avec le modèle d’aide traditionnel.

Troisièmement, l’analyse permet d’éclairer les limites du modèle ONG. Le système humanitaire doit être appréhendé comme un Marché. Tout comme le secteur privé à but lucratif, il est soumis à un ensemble de contraintes d’ordre bureaucratique. Ainsi, les acteurs répètent les comportements bénéfiques de leurs concurrents, tout en évitant ceux qui pourraient leur être préjudiciables. Cela peut provenir d’une certaine résistance au changement et forcer les agents à reléguer l’intérêt général au second plan.

Je ne voudrais pas paraitre crédule. Il est évident que les travailleurs humanitaires ne peuvent se soustraire aux réalités de notre monde, posséder tous les moyens, espérer œuvrer sans aucune entrave. Ce qui semble parasiter le secteur dans ce cas me semble cependant particulier. L’analyse laisse entrevoir une situation paradoxale où les aidants deviendraient un obstacle à l’émancipation de leurs « bénéficiaires ». L’entreprise par défaut qu’est censée être l’aide est devenue opportune pour certains. Peut-on demander à un agent de travailler à sa propre désuétude ?

Alors, que faire ? Peut-être faudrait-il commencer par « désangéliser » notre regard afin de nous poser les bonnes questions. Les solutions restent à trouver. On peut déjà exhorter le système à s’adapter pour permettre le renforcement des sociétés du Sud, que cela soit bon pour le business de l’aide ou non. En tant que citoyen, on peut aussi favoriser les acteurs du Nord qui entretiennent des relations équilibrées avec leurs partenaires du Sud – il y en a ! –, voire soutenir directement ces derniers. Enfin, nul doute que des types d’aide alternatifs restent à trouver. À cet effet, l’économie collaborative et les nouvelles technologies, pour ne citer qu’elles, pourraient bien faire partie des terrains d’investigation féconds.

Loic Gustin

Bibliographie :

(1) MATTÉI Jean-François, TROIT Virginie, 2016, « La transition humanitaire », Médecine/Sciences, vol. 32, n° 2.

(2) GRUNEWALD François, DE GEOFFROY Véronique, CHÉILLEACHAIR Réiseal Ní, 2017, More than the money – Localisation in practice, [URL : http://www.urd.org/IMG/pdf/More_than_the_money_Trocaire_Groupe_URD_1-6-2017.pdf].

(3) SINGH S. Sudhanshu, 2016, « As local as possible, as international as necessary : humanitarian aid international’s position on localisation », Charter For Change, [URL : https://charter4change.org/2016/12/16/as-local-as-possible-as-international-as-necessaryhumanitarian-aid-internationals-position-on-localisation].

(4) BOUJU Jacky, AYIMPAM Sylvie, 2015, « Ethnocentrisme et partenariat : la violence symbolique de l’aide humanitaire », Les papiers du Fonds Croix-Rouge française, décembre 2015, n° 1.

(5) AUDET François, 2016, Comprendre les organisations humanitaires : développer les capacités ou faire survivre les organisations ?, Presses de l’Université du Québec, Québec.

Voix Solidaires (UniverSud) #12 – Coopératives : prendre part

Si la démocratie est un principe largement partagé en politique, il n’en va pas de même en économie, secteur qui reste en grande partie entre les mains de gros actionnaires. Pourtant, un système économique plus démocratique existe: l’économie coopérative.  Partez à la découverte des coopératives et…prenez-y part!

Les coopératives citoyennes d’énergie : le cas Ferréole


Synopsis 

A l’heure où la sortie nucléaire se fait de plus en plus urgente et que le dérèglement climatique devient plus que préoccupant, des citoyens mobilisent leur épargne pour investir dans une énergie plus verte. Exemple avec la coopérative d’énergie Ferréole. Une invitation aux citoyens et aux pouvoirs publics à soutenir ces initiatives.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

En 2016, sur les 79,8 TWh (Térawatt-heure) produit par la Belgique, la majorité provenait de l’énergie nucléaire (51,7%) et des énergies fossiles (29%). La part du renouvelable dans la production d’électricité n’était que de 19,3% (1). Ainsi, tout semble se passer comme si le nucléaire était une énergie sûre et que le dérèglement climatique n’avait pas lieu. En Belgique, il n’est un secret pour personne que le parc nucléaire vieillit plutôt mal. À Doel 3 et Tihange 2, la détection de milliers de fissures dans les cuves a entraîné la mise à l’arrêt des réacteurs pendant près de deux ans (2). Leur redémarrage a ensuite provoqué l’indignation et l’inquiétude de nos voisins Allemands et Néerlandais. Certains hauts responsables politiques allemands avaient même qualifié de « rafistolage » la gestion des réacteurs par Electrabel quand d’autres décrivaient des réacteurs « tombant en ruine » ou encore considéraient que le gouvernement belge jouait « à la roulette russe » (2). De plus, une récente enquête a mis en lumière les faiblesses de la sécurité nucléaire face aux attaques terroristes : une fois encore, la Belgique s’est illustrée comme étant l’un des plus mauvais élèves (3).

Face à ce constat alarmant, les autorités publiques semblent en dessous des défis à relever. En 2015, la Belgique se présente à la COP21 sans accord climatique (4), les différents ministres en charge de l’environnement n’arrivant pas à s’entendre sur le texte. Plus récemment, le pacte énergétique a donné lieu à un véritable « sketch » : le 11 décembre 2017, les quatre ministres chargés de l’environnement annoncent cette fois un accord sur le pacte énergétique ; le 12 décembre 2017, la N-VA annonce son refus de signer le texte alors même que ce parti est au gouvernement, tant au niveau fédéral que flamand.

Nous pourrions énumérer longuement les turpitudes de la politique belge en matière d’énergie, nous pourrions continuer à dresser ce constat accablant, bref, nous pourrions passer notre temps à dénoncer ce qui nous indigne. Mais pendant ce temps, certains s’organisent, agissent et obtiennent des résultats. En Wallonie, il existe pas moins de 13 coopératives citoyennes investissant dans les énergies renouvelables et permettant actuellement de couvrir la consommation de 8500 ménages (5). Ces coopératives sont regroupées dans une fédération appelée REScoop Wallonie (5), elle-même faisant partie d’une fédération européenne de coopératives regroupant 1250 coopératives : REScoop.eu (6). Cet essor a été permis par la libéralisation du marché de l’énergie voulue par l’Union européenne. Celle-ci n’a pas laissé que de bons souvenirs : 1) hausse des prix de l’électricité alors que la mise en concurrence était supposée les baisser ; 2) complexification de la facture d’électricité, illisible pour la plupart des clients à cause de la multiplication des intermédiaires – producteurs, transporteurs, distributeurs et fournisseurs. Malgré ces inconvénients majeurs, certaines personnes ont su profiter de l’occasion pour fonder des coopératives de production d’énergie et, plus récemment, un fournisseur d’énergie 100% renouvelable et citoyen : COCITER (Comptoir Citoyen des Energies) (7).

L’exemple de Ferréole

Il n’est pas nécessaire d’être une grande entreprise privée ou d’État pour produire de l’électricité. Certains précurseurs ont tenté l’aventure ; il leur a fallu une bonne dose de motivation et de ténacité. Nous retracerons ici l’exemple de Ferréole, une coopérative citoyenne d’énergie créée à Ferrières (8). Il faut tout d’abord distinguer les « coopératives citoyennes » des « coopératives industrielles ». Sur ce point, le président de Ferréole, Jean-François Cornet, nous éclaire : « Une coopérative citoyenne doit être née d’une initiative citoyenne et le pouvoir de décision réel doit être dans les mains des coopérateurs ». Ce critère permet déjà de faire facilement le tri. De manière concrète, les coopératives citoyennes se distinguent des coopératives industrielles par une démocratie interne importante (« un coopérateur, une voix »), pas d’actionnaire prépondérant, un conseil d’administration accessible à tout le monde, une grande transparence, des dividendes limités à 6 %, etc. Grâce à l’ensemble de ces dispositions statutaires, Ferréole est agréée par le CNC (Conseil National de la Coopération). La coopérative a par ailleurs signé la Charte « énergie citoyenne » de l’Alliance coopérative internationale (9).

Ceci étant dit, Jean François Cornet nous raconte l’histoire de Ferréole. Cette coopérative citoyenne est née en 2011 à la suite d’une « réunion d’information préalable » – ou RIP pour les habitués – menée dans le cadre d’un projet éolien se situant dans la commune de Ferrières. L’idée initiale était d’obtenir du promoteur qu’une des quatre éoliennes prévues soit propriété des habitants – qu’elle soit gérée par et pour les habitants. La région Wallonne n’ayant pas octroyé le permis, le projet fut abandonné. Mais le groupe de citoyens était là ; il s’est peu à peu organisé et le 7 décembre 2012, la coopérative Ferréole est née. Dès l’origine, le double objectif poursuivi était de promouvoir la production d’énergie renouvelable en Wallonie et de proposer un mode de production et de fourniture d’énergie géré par les citoyens, dans le souci du bien commun.

À l’heure actuelle, Ferréole compte 301 coopérateurs. Ils sont co-propriétaires (12%) avec deux autres coopératives d’une éolienne citoyenne à Arlon, et se sont portés tiers investisseurs pour l’installation de panneaux photovoltaïques sur une ferme bio. Avec d’autres coopératives, Ferréole a également répondu à un appel à projet de la SOFICO (Société wallonne de financement complémentaire des infrastructures) pour installer des éoliennes sur certaines aires d’autoroute. L’association de coopératives a obtenu la concession pour deux aires. Les coopératives doivent maintenant financer la partie appelée « développement » (faisabilité du projet, étude d’incidences, demande de permis, etc.) qui coûte en moyenne entre 100.000 et 200.000 euros (10). Ceci constitue un investissement à risque car si la Région refuse le permis, alors cet argent sera perdu. Ceci dit, étant donné que cet appel à projet a été lancé par la Région Wallonne via la SOFICO, les coopérateurs espèrent bien l’obtention du permis. Cependant, la route est longue et difficile pour les projets éoliens en Wallonie, ce ne sont pas les coopérateurs de Ferréole qui diront le contraire : Ferréole a déjà suivi trois projets éoliens refusés par la Région Wallonne, et un autre projet est en attente depuis 2015.

Des partenaires publics pas toujours à la hauteur

Malgré une volonté d’indépendance, les coopératives citoyennes restent soumises au bon vouloir des décideurs politiques. À ce sujet, le gouvernement wallon a montré une certaine incapacité à donner un cap clair à l’éolien en Wallonie. Cela s’est traduit par une baisse du nombre d’éoliennes installées par an entre 2010 et 2015 (11), ne permettant pas d’atteindre les objectifs wallons en matière d’éolien (2437 GWh d’ici 2020) (12). Cela avait pourtant bien commencé : en 2013 le Gouvernement wallon avait lancé un Cadre de référence éolien ambitieux. Malheureusement, mystère politique oblige, celui-ci n’a pas été soumis au vote du parlement dans les temps de la législature et n’a donc pas pu être traduit en décret. Par la suite, les gouvernements ont changé et le projet a été enterré. Le Cadre actuel reste un « canard boiteux » : il constitue certes une référence pour les projets éoliens mais il n’est pas contraignant. C’est ce vide juridique qui permet aux organisations d’opposants de déposer des recours quasi systématiques au Conseil d’État, retardant ainsi le développement de l’éolien wallon (11). La situation crée une incertitude et une insécurité dans ce type d’investissement énergétique – cela n’est d’ailleurs pas sans rappeler le cadre mouvant du photovoltaïque en Belgique. Malgré ces nombreuses difficultés et en accord avec le Cadre de référence éolien actuel, les coopératives de la fédération REScoop Wallonie demandent aux promoteurs de projets éoliens de réserver 24,9 % du parc éolien aux coopératives citoyennes. Même insuffisant, ce texte constitue clairement une aide pour celles-ci, comme en témoigne Jean-François Cornet.

Au vu des risques connus du nucléaire et de la pollution engendrée par les ressources fossiles, il est urgent que les politiques aillent au-delà des demi-solutions et qu’ils soutiennent les initiatives citoyennes. Les indicateurs sont au vert pour le renouvelable. Une étude réalisée par des chercheurs de Standford montre que la Belgique ainsi que 138 autres pays peuvent passer à 100% d’énergie renouvelable d’ici 2050 (13). Le modèle proposé induirait la création nette de 24,3 millions d’emplois à travers le monde (13). En Belgique, les deniers sont là pour la transition énergétique : en 2016, l’épargne atteignait 265 milliards d’euros malgré des taux d’intérêt en dessous de l’inflation (14). Chaque épargnant pourrait mobiliser une partie de ses économies pour investir dans les coopératives citoyennes, et par là devenir acteur de la transition énergétique. Les citoyens qui le peuvent ont donc un grand pouvoir, celui de changer les choses en transformant leur porte-monnaie en acte politique. Attendra-t-on un accident nucléaire ou la récolte des avocats en Wallonie ? Les coopératives citoyennes sont prêtes, elles n’attendent qu’un coup de pouce des politiques et des citoyens pour déployer leurs ailes.

Nicolas Pierre

Bibliographie

  • 1-https://www.febeg.be/fr/statistiques-electricite
  • 2-http://www.liberation.fr/planete/2016/02/02/pourquoi-le-parc-nucleaire-belge-provoque-t-il-des-inquietudes_1430440
  • 3-https://www.arte.tv/fr/videos/067856-000-A/securite-nucleaire-le-grand-mensonge/
  • 4-http://www.lalibre.be/actu/planete/la-belgique-debarque-a-la-cop-21-sans-accord-climatique-565c01b135709322e70a529e
  • 5-http://www.rescoop-wallonie.be/
  • 6-https://www.rescoop.eu/
  • 7- http://www.cociter.be/
  • 8-http://www.ferreole.be/
  • 9-http://www.zonnewindt.be/Rescoop/images/Documents_FR/Charte_REScoopBE_FR.pdf
  • 10-http://www.uvcw.be/impressions/toPdf.cfm?urlToPdf=/articles/0,0,0,0,3446.htm
  • 11-http://www.renouvelle.be/fr/actualite-belgique/mais-sur-quoi-butte-leolien-wallon
  • 12-https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_l-eolien-wallon-loin-du-rythme-de-croissance-poursuivi?id=9506697
  • 13- http://www.rewallonia.be/wp-content/uploads/2017/09/CountriesWWS.pdf
  • 14-https://www.rtbf.be/info/economie/detail_plus-de-265-milliards-d-euros-places-sur-les-comptes-d-epargne?id=9396460

Université de Liège : Pour une solidarité exemplaire

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Synopsis

L’Université dans ses missions de production et de transfert de connaissances et en tant qu’écosystème a un rôle d’avant-garde à jouer en matière de solidarité et de développement durable. Est – elle à la hauteur ? Quelles orientations prendre pour qu’elle le devienne ? Table ronde.

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Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

Quel est le rôle de l’université en matière de solidarité et de développement durable ? Comment ce rôle peut et doit évoluer à l’horizon 2030 ? Afin de répondre à ces questions, nous avons réunis plusieurs acteurs qui au sein de l’Uliège ont une position de leader sur ces problématiques : Didier Vrancken Vice-recteur à la citoyenneté, Rachel Brahy coordinatrice de la Maison des Science de l’Homme, Pierre Ozer et Sybille Mertens respectivement climatologue et économiste, tous deux professeurs impliqués dans la réflexion pour une université en transition et enfin Pierre Delvenne chercheur qualifié FNRS en sciences politiques et directeur-adjoint au centre de recherches Spiral. Cette table ronde a été animée par Julie Luong journaliste indépendante.

L’avenir de l’université ne peut se penser exclusivement en termes de compétitivité, de « ranking » et de « branding ». Dans une société en transition, de nouvelles formes d’engagement et de solidarité sont nécessaires : au sein de l’institution, dans la cité, par-delà ses frontières.

« Dans ses définitions comme dans ses mises en acte, la solidarité est à un moment charnière de son histoire », rappelle Didier Vrancken, vice-recteur à la citoyenneté, aux relations institutionnelles et internationales de l’Université de Liège. « Aujourd’hui, se sentir solidaire, ça signifie se sentir solidaire moralement : il y a un retour de la morale au détriment de la solidarité effective, financière, contributive », commente Rachel Brahy, coordinatrice de la Maison des Sciences de l’Homme (MSH). À l’heure où les acquis sociaux se détricotent, la solidarité emprunte de nouvelles voies identifiées par Alain Supiot[1] selon trois modalités : la solidarité écologique ; l’articulation des solidarités locales, nationales et internationales ; la responsabilité sociale des entreprises et des institutions.

Transfert de connaissances

Depuis quelques années, diverses initiatives nées au sein de l’université explorent ces métamorphoses possibles du lien social, qu’il s’agisse des activités de la MSH, de Réjouisciences, d’UniverSud, des Doc’Cafés ou encore du récent Festival du film Hugo, dédié aux migrations et aux changements environnementaux. « Quand on voit comment les politiques s’emparent du sujet des migrations de manière parfois fantasmagorique, on se dit qu’il faut y aller », témoigne le géographe et climatologue Pierre Ozer, à l’initiative de cet événement. « Les gens ont besoin de grilles de lecture. Nous n’amenons pas la science infuse, mais nous amenons des clefs de compréhension autres que celles proposées par les décideurs. » Ce transfert de connaissances ne se limite d’ailleurs pas à la cité. « Sur ces questions, notre responsabilité est aussi d’amener notre expertise vers les pays du sud, notamment en Afrique de l’Ouest qui est un réservoir immense de déplacés, mais où ces questions ne sont ni étudiées ni débattues », poursuit Pierre Ozer, qui organisera en février prochain un colloque sur ce thème à Ouagadougou.

La circulation des savoirs, bien sûr, n’est pas à sens unique. « Comment pourrais-je donner cours sur l’évolution des systèmes économiques si je ne suis pas sur le terrain en train de voir ce qui se passe ? », commente Sybille Mertens, chargée de cours à HEC Liège et membre du Centre d’Économie Sociale. « J’envisage notre rôle comme celui de passeurs de frontières », explique pour sa part Pierre Delvenne, chercheur qualifié FNRS en sciences politiques et directeur-adjoint au centre de recherches Spiral, où il travaille notamment sur les méthodologies participatives. « Nous sommes aujourd’hui face à des savoirs de plus en plus lisses, de plus en plus utilitaires, qui ont parfois tendance à endormir l’esprit critique. Nous devons aussi, à travers des modalités plus hybrides de participation, apprendre à réactiver les ressources imaginatives. Car ce qu’on sait du monde est toujours indissociable de ce que l’on veut y faire. » Didier Vrancken identifie pour sa part les attentes « de plus en plus existentielles – mes préoccupations, ma planète, mon handicap » de citoyens à la fois exigeants et critiques vis-à-vis du savoir universitaire. « Pour nous qui sommes habitués à “monter en abstraction” dès qu’une question nous est adressée par un collègue ou un étudiant, c’est un vrai défi de répondre à ces attentes », commente-t-il.

Sortir de sa « tour d’ivoire » exige donc un investissement conséquent, en termes de temps, d’énergie, de prise de risque. A fortiori dans un environnement de plus en plus compétitif, où la valeur académique se mesure à l’aune du nombre de publications. « Quelque part, il y a l’idée que ceux qui passent leur temps à parler à l’extérieur le feraient parce qu’ils ne sont pas en mesure de faire de la science », témoigne Sybille Mertens. Voilà pourquoi on perçoit, dans le discours de ces chercheurs qui s’engagent, de l’enthousiasme mais parfois aussi de la fatigue. À l’horizon 2030, leurs actions pourront-elles se déployer sans l’entremise d’un soutien – moral, intellectuel, matériel – de la communauté universitaire dans son ensemble ? « Il y a aujourd’hui un défaut d’opérateurs capables d’appuyer les initiatives citoyennes, interdisciplinaires, qui émanent de l’université », témoigne Rachel Brahy, qui constate une augmentation croissante des demandes adressées à la MSH. « Nous devons aussi travailler à des méthodologies qui permettent une participation autre que la conférence ou l’article de presse », poursuit-elle. « Demain, le chercheur pourra être commissaire d’exposition, contributeur dans un ouvrage de vulgarisation, fournir un accompagnement méthodologique dans des conseils d’administration d’associations. Ce sont des choses beaucoup plus discrètes, mais qui vont travailler sur la structure de la société. »

L’université comme écosystème

Le « service à la collectivité » a beau être la troisième mission de l’université, aux côtés de la recherche et de l’enseignement, il semble en réalité moins bien considéré, comme s’il arrivait toujours « de surcroît ». « À mon sens, évaluer le service à la collectivité serait contre-productif et l’exact opposé des raisons qui fondent ce type d’engagement », estime à ce propos Pierre Delvenne. « Il y a déjà assez d’ego en jeu sans que l’on vienne ajouter ce nouveau mode de reconnaissance. Ce que l’université doit faire, c’est promouvoir une culture de l’engagement dans la cité. » Dans un futur proche, il est probable que l’institution – si pas les personnes – soit cependant évaluée sur cette responsabilité sociétale. Au risque que celle-ci devienne un critère de compétitivité comme un autre ? « Pour mesurer l’impact social, il faut d’abord se mettre d’accord sur une vision du monde à laquelle on veut contribuer. Si on ne le fait pas, on risque de se rabattre sur des critères standards de création d’emplois, de chiffre d’affaires généré, de salaire que les étudiants peuvent obtenir », explique Sybille Mertens.

Pour Pierre Ozer, l’université ne doit d’ailleurs pas se contenter d’être responsable : elle doit être exemplaire. « Nous attendons des politiques l’exemplarité, mais nous devons aussi l’attendre de l’université. Il y a par exemple longtemps que l’université devrait être indépendante d’un point de vue énergétique », estime le climatologue, qui pointe une institution « en retard » sur la société. « Comment se fait-il que nous ayons adopté le tri des déchets en 2010 alors que le Liégeois fait le tri depuis 2000 ? » La même question se pose aujourd’hui pour l’alimentation durable ou le bien-être du personnel. Car c’est en s’affirmant elle-même comme un écosystème innovant, respectueux de l’humain, que l’université pourra déployer à l’extérieur ses solidarités. Et inversement. « L’ancrage dans la cité nous permet aussi de dire que nous voulons aujourd’hui développer un autre modèle d’université : une université qui voit du sens autre part que dans le ranking et le nombre de publications », estime Sybille Mertens. « L’imaginaire de la compétition repose sur une naturalisation de choses qui n’ont rien de naturel ou d’inévitable. C’est un imaginaire qui stérilise la solidarité », ajoute encore Pierre Delvenne. À l’heure où le malaise gronde au sein de la communauté universitaire, le temps est peut-être venu de réinventer un imaginaire de la solidarité.

Julie Luong

[1] Alain Supiot, La solidarité, enquête sur un principe juridique, Paris, Odile Jacob, coll. « Collège de France », 2015.

Quelle Coopération internationale en 2030 ?

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Synopsis

À l’aube d’une grande période de transitions et de changements économiques, sociaux, environnementaux, les différents acteurs de la coopération internationale se trouvent devant un défi de taille : opérer des changements de fond pour répondre aux enjeux mondiaux des prochaines décennies.

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Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

Entretien avec Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11

À l’aube d’une grande période de transitions et de changements économiques, sociaux, environnementaux, les différents acteurs de la coopération internationale se trouvent devant un défi de taille : opérer des changements de fond pour répondre aux enjeux mondiaux des prochaines décennies… tout un programme !

La coopération, en perpétuelle évolution

Le contexte mondial actuel dans lequel la coopération au développement évolue est à la fois complexe et ambigu. D’un point de vue occidental, le secteur est en crise, car les gouvernements ont tendance à lui accorder de moins en moins d’importance. Cependant, dans les pays émergents, on assiste à un regain d’intérêt et même un nouveau souffle de la coopération internationale. Si les objectifs sont parfois comparables et dans certains cas identiques, la vision de cette coopération n’en est pas moins différente. Le discours occidental traditionnellement altruiste et caritatif, mais profondément intéressé, des années 50 puis des années 2000, a laissé place à de nouveaux acteurs. Les pays émergents proposent une vision beaucoup plus axée sur l’économie et les partenariats « win-win » qui permettront à chacun de se développer.

Née dans les années 50, la coopération au développement est un concept relativement jeune dont les pays occidentaux ont eu le monopole pendant plus d’un demi-siècle. Motivée par le contexte de guerre froide, la coopération dans ses 40 premières années constitue un moyen pour les pays occidentaux de conserver leurs anciennes colonies, regorgeant de ressources naturelles et de matières premières, dans leur giron géostratégique.

Progressivement, dans les années 90, le soutien aux dictatures amies est abandonné au profit du refinancement de la dette et des ajustements structurels. L’aide n’a plus vraiment d’intérêt géostratégique, mais poursuit un objectif financier. Le constat est alors troublant : les pays qui reçoivent le plus d’aide sont les plus endettés… « On donnait d’une main ce qu’on reprenait de l’autre ».

Dans les années 2000, le secteur change de cap avec l’apparition de l’agenda du millénaire, des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) et les attentats du 11 septembre 2001. La coopération au développement retrouve alors un double intérêt. L’augmentation de l’aide engendrée par les OMD permet le financement des services publics, mais elle est aussi utilisée pour reconstruire l’Irak, l’Afghanistan et, plus généralement, les pays où la guerre antiterroriste a été menée.

La crise de 2008 amorce un autre grand tournant dans l’évolution de la coopération. La politique d’austérité qui sévit dans de nombreux pays entraine la réduction des budgets de l’aide au développement, dont l’impact et les résultats sont considérés comme plus lointains pour les électeur-trice-s.

Un autre modèle : la coopération « Sud-Sud »

C’est durant cette période (2000 à 2010) et dans ce contexte que la Chine, l’Inde, la Corée du Sud, la Turquie, la Russie ou encore le Brésil vont parallèlement et progressivement mobiliser la coopération au développement. Les nouveaux acteurs instaurent une vision dite « Sud-Sud » qui entend redynamiser les économies et l’emploi et, ainsi, rendre les États bénéficiaires autonomes dans le financement de leurs services sociaux de base.

Les nombreuses remises en cause de la coopération au développement et la nouvelle forme de concurrence entre les différentes visions ont profondément bousculé les acteurs traditionnels et ont rompu le monopole des Occidentaux. Depuis le début des années 2000, la coopération « Sud-Sud » a pris de l’avance en se développant deux fois plus vite que la coopération Nord-Sud.

Aujourd’hui, on remarque que les acteurs traditionnels s’intéressent à nouveau à la coopération à travers le renforcement des secteurs économiques. Ils entretiennent l’espoir, empreint d’une idéologie néolibérale, de mobiliser le secteur privé avec l’aide au développement et que cette démarche ait un effet démultiplicateur. La coopération internationale, dont la marge budgétaire s’est vue réduite d’année en année, est aujourd’hui pensée comme levier d’investissements privés. « Aujourd’hui, la coopération au développement cherche à valoriser des financements au secteur privé qui ne l’étaient pas auparavant… Le risque est que la course à la compétitivité ait pris le pas sur la coopération au développement qui, jusque-là, restait relativement immunisée par rapport à cette réalité. »

Deux scénarios pour l’avenir

L’évolution du secteur de la coopération est inévitable et même nécessaire. Mais les profonds changements sociétaux et l’idéologie dominante nous mèneront vers deux types de scénarios, l’un plutôt optimiste d’un nivellement vers le haut et l’autre, plus pessimiste, d’un nivellement par le bas.

Dans le premier cas, on pourrait assister à un regain d’intérêt du côté occidental dû à la concurrence engendrée par la coopération Sud-Sud. Si ce n’est pas le cas, les acteurs traditionnels risquent de se retrouver à la traîne. L’approche de la coopération Sud-Sud, qui entend redynamiser l’économie, pourrait engendrer une évolution de l’approche occidentale, qui jusque-là s’attaquait systématiquement aux symptômes plutôt qu’aux causes du problème. Cette multiplicité d’acteurs aux visions différentes pourrait permettre un meilleur équilibre entre le volet économique et social des partenariats de coopération.

Dans le deuxième scénario, la course à la compétitivité économique deviendrait la logique centrale. Les États soutiendraient alors leur propre secteur privé dans les pays partenaires. La coopération deviendrait alors un instrument au service des acteurs privés de chaque pays donateur.

Malgré le côté extrême de ces deux scénarios, on ne peut nier que nous sommes aujourd’hui arrivés à la croisée de deux chemins. Cette confrontation entre ces deux logiques, ces deux trajectoires historiques très différentes, entrainera inévitablement des changements importants et des conséquences importantes.

Quelles évolutions pour 2030 ?

Face à ces constats, le CNCD-11.11.11 propose plusieurs pistes d’évolutions.

Premièrement, il faut que la coopération traditionnelle arrête d’être paternaliste et caritative. « […] On ne peut plus dicter la voie à suivre au reste du monde en restant la main sur le portefeuille. On n’a d’ailleurs plus assez dans notre portefeuille pour le faire ». Les enjeux mondiaux auxquels nous faisons et ferons face dans les prochaines années (le changement climatique, les inégalités, les migrations au sens large, la transition écologique…) ne pourront être réglés uniquement localement. Pour cela, il est nécessaire de valoriser des partenariats qui tiennent compte des profondes inégalités internationales. Comme ces enjeux sont beaucoup plus difficiles à appréhender dans les pays les plus pauvres, les transferts financiers resteront nécessaires, mais devront faire partie d’une approche davantage horizontale.

Ensuite, « il faut complètement refonder les politiques de coopération au développement, car nous sommes dans un monde multipolaire dont les enjeux mondiaux ne pourront être résolus sans les acteurs de la coopération Sud-Sud ». Cela impliquerait de revoir les principes de Paris sur l’efficacité de l’aide (adoptés en 2005 par les Occidentaux pour les Occidentaux) et d’en adopter des nouveaux à l’échelle mondiale, qui intègrent les acteurs de la coopération Sud-Sud.

Enfin, il est nécessaire de favoriser les complémentarités en prenant en compte les asymétries énormes et les inégalités abyssales qui existent notamment entre les deux rives de la méditerranée.

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Le rôle des ONG universitaires

Dans ce contexte de transition, les ONG universitaires ont un rôle majeur à jouer, car elles ont un statut spécifique qui leur donne une grande force. D’une part, on peut considérer les ONG comme une sorte de laboratoire de projets qui va expérimenter des solutions novatrices. D’autre part, les universités sont les lieux du savoir, de la réflexion et de l’analyse sociétale et scientifique par excellence. La jonction entre ces deux secteurs créée par les ONG universitaires offre l’opportunité de lier la théorie et le terrain.

L’exemple de la question alimentaire illustre bien la complémentarité des deux approches : nourrir le monde est un défi mondial majeur auquel différentes théories tentent de répondre. À la croisée entre deux mondes, l’agroécologie reprend les pratiques et les savoirs ancestraux pour les adapter à l’époque moderne. Elle les valorise, les développe et les modernise grâce aux innovations et aux nouvelles technologiques. Relier des ONG à des universités, c’est pouvoir innover concrètement sur le terrain et établir ce lien entre le savoir et l’action concrète, entre théorie et pratique.

Les ONG universitaires en évolution

Les ONG universitaires sont également dans un processus de transformation. En Belgique, la coopération universitaire a toujours été très développée, mais elle est restée dans un schéma traditionnel d’échange de savoir académique entre les universités du Sud et du Nord. Aujourd’hui, ces ONG se modernisent peu à peu, mais le clivage entre l’université et l’ONG reste trop important. « Étant secrétaire général du CNCD-11.11.11 et en même temps professeur dans trois universités, c’est quelque chose que je vois. J’ai un pied dans les deux mondes et je vois que mentalement, il existe encore une frontière ». Le défi pour les ONG universitaires consiste à décloisonner les deux univers et exploiter cette spécificité potentielle par rapport à tous ces enjeux qui nécessitent une approche pratique et théorique. L’évolution est en marche…

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Naïké Garny, bénévole chez ADG

Quelle solidarité en 2030 ?

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Synopsis

Qu’en est-il de la solidarité aujourd’hui ? Quelles solidarités pour demain ? Que doit-on craindre ? Que peut-on rêver ? État des lieux et perspectives. Sur quoi s’appuyer aujourd’hui pour mettre en place la solidarité de demain ?

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Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

La solidarité aujourd’hui

De manière schématique, la solidarité aujourd’hui peut se lire à deux niveaux : le niveau de la solidarité dite primaire et le niveau de la solidarité dite secondaire. La solidarité secondaire a été instituée après la Deuxième Guerre mondiale par les pays sociaux-démocrates via l’État social. Grâce aux taxes, cet État met en place des dispositifs de protection sociale forte ; il permet l’accès à l’éducation, à la santé gratuite, à des universités de bonne qualité accessibles à tous ; il crée des routes, des infrastructures et d’autres services publics. Ces États dits « providences » sont jusqu’à présent ce qui a été créé de plus puissant en matière de solidarité.

Les solidarités primaires, quant à elles, sont des initiatives portées par les citoyens. Ce sont les circuits courts, les restos sociaux, les réseaux d’entraide pour les personnes en situation de pauvreté ou pour les migrants, et autres « systèmes D » qui permettent aux personnes en difficulté de se débrouiller pour survivre. Ces initiatives impliquent une relation de proximité. Elles prennent leur source dans une confrontation directe avec le problème vécu par quelqu’un : on est touché par la détresse d’un proche – voisin, famille, ami –, ce qui nous conduit à lui venir en aide.

Si l’on peut se réjouir des élans de solidarité des citoyens, ces initiatives ont leurs limites. Elles sont extrêmement précaires : le soutien des personnes qui en ont besoin repose uniquement sur le bon vouloir et les capacités d’autres citoyens. Elles sont limitées aux relations interpersonnelles et ne s’attaquent pas toujours aux causes structurelles et collectives, contrairement à une solidarité étatique qui s’organise à une plus grande échelle, qui a une dimension moins affective, plus rationnelle et donc souvent plus juste. Par exemple, par le biais de l’État qui finance les hôpitaux grâce à l’impôt, nous contribuons à soigner des personnes que nous ne connaissons pas et qui ne nous seraient même pas sympathiques. Enfin, l’État peut agir sur des causes moins visibles, qui dépassent les problèmes vécus par une communauté – un quartier, un village – et qui pourraient être oubliées par une solidarité primaire.

Or, aujourd’hui, l’État social a tendance à reculer. Les gouvernements mettent en place des politiques de rigueur sous couvert d’une certaine idéologie managériale qui consiste à dire : « Il faut gérer les deniers publics en bon père de famille, il faut se serrer la ceinture, faire des économies ». Derrière l’évidence du discours, on ne peut être contre unebonne gestion des deniers publics, se cache une volonté de réduire les coûts, eten particulier ceux liés aux systèmes de sécurité sociale. Ces budgets sont aujourd’hui considérablement amputés. Doit-on supprimer la solidarité sous prétexte qu’elle a un prix ?

Il semble en tout cas y avoir au sein de la population un recul du consensus autour de la nécessité d’un État chargé de collecter l’impôt afin d’assurer la redistribution des richesses. L’impôt ne fait plus sens, il est vécu comme une forme de prédation, notamment dans l’esprit des investisseurs capitalistes qui estiment n’être en rien redevables au collectif, ce qui incite l’État à se retirer de son rôle de redistribution.  Le déficit de l’action publique à l’égard d’une politique fiscale forte et juste, vis-à-vis des paradis fiscaux notamment, permet à une petite minorité de gens extrêmement fortunés de gagner énormément d’argent sans travailler, là où on ose reprocher aux chômeurs de « profiter » d’allocations qui leur permettent tout juste de vivre.

Le danger qui pèse sur nos sociétés est que les initiatives de solidarité primaire, qui permettent aux personnes en grande difficulté de survivre, à force d’être galvanisées et mises à l’honneur peuvent conduire à justifier un recul de la solidarité secondaire. En palliant les déficiences de l’État social, elles justifieraient sa démission. Comment se fait-il que ce soient des citoyens qui doivent héberger les migrants et se cotiser pour installer des douches dans des bâtiments mis à disposition par l’État ? Comment se fait-il que ce soient les citoyens qui doivent mettre la main à la poche – en plus de l’impôt – pour aider les enfants dans la pauvreté ? La liste des initiatives citoyennes qui viennent compenser un État social en recul est longue. Si la tendance se poursuit, on risque, en 2030, de vivre dans une société où le rôle de l’Etat serait cantonné à des questions telles que la sécurité, où l’économie serait régie par un capitalisme sauvage et où les citoyens de bonne volonté seraient les seuls responsables du soutien à leurs concitoyens en difficulté, mettant des sparadraps sur des plaies béantes.

La solidarité de demain

Pour éviter ce scénario catastrophe, deux terrains d’action doivent être conjointement investis : celui de la politique et celui de l’économie. En ce qui concerne l’engagement politique, le développement des solidarités primaires coïncide et est lié à une période de désengagement politique – de parti ou syndical. En effet, les initiatives de solidarité primaire se sont accrues depuis la fin des années 80 et le début des années 90. À la même époque commençaient à être implantées en Europe occidentale, et notamment en Belgique, des politiques de rigueur néo-libérales d’inspiration thatchérienne et reaganienne. Ces politiques ont eu pour conséquence la paupérisation d’une frange de la population plus éloignée de l’emploi. En réaction, toute une série d’initiatives de solidarité primaire se sont développées : les Restos du cœur en France, l’Opération Thermos chez nous, etc. Cet accroissement de la solidarité interpersonnelle s’explique également par la chute de l’idéologie communiste et l’échec de la révolution Bolchévique : de nombreuses personnes ont alors cessé de croire à l’engagement politique comme moteur de changement et se sont détournées du militantisme politique pour aller vers un engagement plus local.

Mais pour assurer une réelle protection sociale, on ne peut faire l’économie du lien entre les actions de solidarité locale et l’action politique.Les formes de solidarité que nous souhaitons voir exister en 2030 – et de là, le rôle de l’État – sont des questions qui doivent faire partie du débat public. Il est donc nécessaire de réinvestir le champ de la lutte politique, de maintenir et de renforcer les rapports de force pour garantir une justice fiscale qui permette un système de redistribution.

Un système de redistribution efficace en 2030 implique également de remettre en question l’économie capitaliste et la captation d’une partie importante des richesses par une minorité d’actionnaires. Pour cela, une piste est l’économie coopérative. En effet, une entreprise qui est aux mains des travailleurs ou des consommateurs présente moins de risques de générer des inégalités qu’une entreprise aux mains d’actionnaires. Le citoyen peut se réapproprier l’espace économique en réaffirmant sa place en son centre de consommateur, de travailleur, d’investisseur. On voit par exemple des citoyens qui se réapproprient leur alimentation, notamment à Liège avec la Ceinture aliment-terre, et qui par là même influent sur tout le système de production et de distribution qui les approvisionne : des coopératives de semenciers, de producteurs, de consommateurs, etc. voient le jour. On peut espérer que ces initiatives contaminent peu à peu l’économie, démocratisent et reconfigurent une partie du système économique et fassent perdre du terrain au capitalisme.

La société solidaire idéale en 2030 serait donc une société avec une économie essentiellement coopérative ou associative, gérée par des collectifs de citoyens qui n’auraient pas la possibilité de s’approprier les richesses produites par leur entreprise en dehors de leur salaire. L’État quant à lui aurait la capacité, grâce à l’impôt, de capter une partie de la richesse sur cette économie pour assurer un enseignement gratuit et de qualité, des soins de santé accessibles à tous, des services publics de qualité, un filet de sécurité pour les personnes en incapacité de travail, etc. Notons que cette idée d’une forme d’organisation collective de la solidarité secondaire taxant une économie devenue intégralement coopérativiste circulait dans les milieux socialistes libertaires du 19e siècle. Mais elle a été battue en brèche par la pensée sociale-libérale qui donnait le même rôle à l’État – le prélèvement – mais qui envisageait volontiers que l’économie pour sa part reste capitaliste et non démocratique comme c’est le cas aujourd’hui.

Reste à convaincre la population qu’il s’agit là d’un avenir souhaitable pour notre société. Si une partie d’entre elle est pour le changement et est active en ce sens, et qu’une autre résiste parce qu’elle tire profit de l’économie capitaliste et du retrait de l’État, la grande majorité des citoyens semble rester relativement indifférente à la question. Tout l’enjeu est de recréer le consensus social : que cette majorité rejoigne et appuie ceux qui veulent le changement, qu’elle adhère à l’idée d’un État chargé d’assurer la redistribution des richesses et d’un citoyen qui détient le pouvoir dans l’espace économique. Pour ce faire, il faut rouvrir les imaginaires, faire connaître massivement les alternatives, montrer qu’on a le choix pour la société de demain. Aller chercher les gens là où ils sont et leur donner la possibilité de s’impliquer.

Une partie de l’avenir dont on peut rêver peut se créer à l’université par des chercheurs et des étudiants citoyens dont c’est le travail de réfléchir. Cette réflexion peut accélérer le processus, en particulier si elle est intégrée à l’enseignement et que sont éveillées chez les étudiants les capacités et la conscience du rôle de chacun à co-créer des solutions.

Bruno Frère
Sybille Mertens

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques