Quelle Coopération internationale en 2030 ?

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Synopsis

À l’aube d’une grande période de transitions et de changements économiques, sociaux, environnementaux, les différents acteurs de la coopération internationale se trouvent devant un défi de taille : opérer des changements de fond pour répondre aux enjeux mondiaux des prochaines décennies.

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Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

Entretien avec Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11

À l’aube d’une grande période de transitions et de changements économiques, sociaux, environnementaux, les différents acteurs de la coopération internationale se trouvent devant un défi de taille : opérer des changements de fond pour répondre aux enjeux mondiaux des prochaines décennies… tout un programme !

La coopération, en perpétuelle évolution

Le contexte mondial actuel dans lequel la coopération au développement évolue est à la fois complexe et ambigu. D’un point de vue occidental, le secteur est en crise, car les gouvernements ont tendance à lui accorder de moins en moins d’importance. Cependant, dans les pays émergents, on assiste à un regain d’intérêt et même un nouveau souffle de la coopération internationale. Si les objectifs sont parfois comparables et dans certains cas identiques, la vision de cette coopération n’en est pas moins différente. Le discours occidental traditionnellement altruiste et caritatif, mais profondément intéressé, des années 50 puis des années 2000, a laissé place à de nouveaux acteurs. Les pays émergents proposent une vision beaucoup plus axée sur l’économie et les partenariats « win-win » qui permettront à chacun de se développer.

Née dans les années 50, la coopération au développement est un concept relativement jeune dont les pays occidentaux ont eu le monopole pendant plus d’un demi-siècle. Motivée par le contexte de guerre froide, la coopération dans ses 40 premières années constitue un moyen pour les pays occidentaux de conserver leurs anciennes colonies, regorgeant de ressources naturelles et de matières premières, dans leur giron géostratégique.

Progressivement, dans les années 90, le soutien aux dictatures amies est abandonné au profit du refinancement de la dette et des ajustements structurels. L’aide n’a plus vraiment d’intérêt géostratégique, mais poursuit un objectif financier. Le constat est alors troublant : les pays qui reçoivent le plus d’aide sont les plus endettés… « On donnait d’une main ce qu’on reprenait de l’autre ».

Dans les années 2000, le secteur change de cap avec l’apparition de l’agenda du millénaire, des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) et les attentats du 11 septembre 2001. La coopération au développement retrouve alors un double intérêt. L’augmentation de l’aide engendrée par les OMD permet le financement des services publics, mais elle est aussi utilisée pour reconstruire l’Irak, l’Afghanistan et, plus généralement, les pays où la guerre antiterroriste a été menée.

La crise de 2008 amorce un autre grand tournant dans l’évolution de la coopération. La politique d’austérité qui sévit dans de nombreux pays entraine la réduction des budgets de l’aide au développement, dont l’impact et les résultats sont considérés comme plus lointains pour les électeur-trice-s.

Un autre modèle : la coopération « Sud-Sud »

C’est durant cette période (2000 à 2010) et dans ce contexte que la Chine, l’Inde, la Corée du Sud, la Turquie, la Russie ou encore le Brésil vont parallèlement et progressivement mobiliser la coopération au développement. Les nouveaux acteurs instaurent une vision dite « Sud-Sud » qui entend redynamiser les économies et l’emploi et, ainsi, rendre les États bénéficiaires autonomes dans le financement de leurs services sociaux de base.

Les nombreuses remises en cause de la coopération au développement et la nouvelle forme de concurrence entre les différentes visions ont profondément bousculé les acteurs traditionnels et ont rompu le monopole des Occidentaux. Depuis le début des années 2000, la coopération « Sud-Sud » a pris de l’avance en se développant deux fois plus vite que la coopération Nord-Sud.

Aujourd’hui, on remarque que les acteurs traditionnels s’intéressent à nouveau à la coopération à travers le renforcement des secteurs économiques. Ils entretiennent l’espoir, empreint d’une idéologie néolibérale, de mobiliser le secteur privé avec l’aide au développement et que cette démarche ait un effet démultiplicateur. La coopération internationale, dont la marge budgétaire s’est vue réduite d’année en année, est aujourd’hui pensée comme levier d’investissements privés. « Aujourd’hui, la coopération au développement cherche à valoriser des financements au secteur privé qui ne l’étaient pas auparavant… Le risque est que la course à la compétitivité ait pris le pas sur la coopération au développement qui, jusque-là, restait relativement immunisée par rapport à cette réalité. »

Deux scénarios pour l’avenir

L’évolution du secteur de la coopération est inévitable et même nécessaire. Mais les profonds changements sociétaux et l’idéologie dominante nous mèneront vers deux types de scénarios, l’un plutôt optimiste d’un nivellement vers le haut et l’autre, plus pessimiste, d’un nivellement par le bas.

Dans le premier cas, on pourrait assister à un regain d’intérêt du côté occidental dû à la concurrence engendrée par la coopération Sud-Sud. Si ce n’est pas le cas, les acteurs traditionnels risquent de se retrouver à la traîne. L’approche de la coopération Sud-Sud, qui entend redynamiser l’économie, pourrait engendrer une évolution de l’approche occidentale, qui jusque-là s’attaquait systématiquement aux symptômes plutôt qu’aux causes du problème. Cette multiplicité d’acteurs aux visions différentes pourrait permettre un meilleur équilibre entre le volet économique et social des partenariats de coopération.

Dans le deuxième scénario, la course à la compétitivité économique deviendrait la logique centrale. Les États soutiendraient alors leur propre secteur privé dans les pays partenaires. La coopération deviendrait alors un instrument au service des acteurs privés de chaque pays donateur.

Malgré le côté extrême de ces deux scénarios, on ne peut nier que nous sommes aujourd’hui arrivés à la croisée de deux chemins. Cette confrontation entre ces deux logiques, ces deux trajectoires historiques très différentes, entrainera inévitablement des changements importants et des conséquences importantes.

Quelles évolutions pour 2030 ?

Face à ces constats, le CNCD-11.11.11 propose plusieurs pistes d’évolutions.

Premièrement, il faut que la coopération traditionnelle arrête d’être paternaliste et caritative. « […] On ne peut plus dicter la voie à suivre au reste du monde en restant la main sur le portefeuille. On n’a d’ailleurs plus assez dans notre portefeuille pour le faire ». Les enjeux mondiaux auxquels nous faisons et ferons face dans les prochaines années (le changement climatique, les inégalités, les migrations au sens large, la transition écologique…) ne pourront être réglés uniquement localement. Pour cela, il est nécessaire de valoriser des partenariats qui tiennent compte des profondes inégalités internationales. Comme ces enjeux sont beaucoup plus difficiles à appréhender dans les pays les plus pauvres, les transferts financiers resteront nécessaires, mais devront faire partie d’une approche davantage horizontale.

Ensuite, « il faut complètement refonder les politiques de coopération au développement, car nous sommes dans un monde multipolaire dont les enjeux mondiaux ne pourront être résolus sans les acteurs de la coopération Sud-Sud ». Cela impliquerait de revoir les principes de Paris sur l’efficacité de l’aide (adoptés en 2005 par les Occidentaux pour les Occidentaux) et d’en adopter des nouveaux à l’échelle mondiale, qui intègrent les acteurs de la coopération Sud-Sud.

Enfin, il est nécessaire de favoriser les complémentarités en prenant en compte les asymétries énormes et les inégalités abyssales qui existent notamment entre les deux rives de la méditerranée.

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Le rôle des ONG universitaires

Dans ce contexte de transition, les ONG universitaires ont un rôle majeur à jouer, car elles ont un statut spécifique qui leur donne une grande force. D’une part, on peut considérer les ONG comme une sorte de laboratoire de projets qui va expérimenter des solutions novatrices. D’autre part, les universités sont les lieux du savoir, de la réflexion et de l’analyse sociétale et scientifique par excellence. La jonction entre ces deux secteurs créée par les ONG universitaires offre l’opportunité de lier la théorie et le terrain.

L’exemple de la question alimentaire illustre bien la complémentarité des deux approches : nourrir le monde est un défi mondial majeur auquel différentes théories tentent de répondre. À la croisée entre deux mondes, l’agroécologie reprend les pratiques et les savoirs ancestraux pour les adapter à l’époque moderne. Elle les valorise, les développe et les modernise grâce aux innovations et aux nouvelles technologiques. Relier des ONG à des universités, c’est pouvoir innover concrètement sur le terrain et établir ce lien entre le savoir et l’action concrète, entre théorie et pratique.

Les ONG universitaires en évolution

Les ONG universitaires sont également dans un processus de transformation. En Belgique, la coopération universitaire a toujours été très développée, mais elle est restée dans un schéma traditionnel d’échange de savoir académique entre les universités du Sud et du Nord. Aujourd’hui, ces ONG se modernisent peu à peu, mais le clivage entre l’université et l’ONG reste trop important. « Étant secrétaire général du CNCD-11.11.11 et en même temps professeur dans trois universités, c’est quelque chose que je vois. J’ai un pied dans les deux mondes et je vois que mentalement, il existe encore une frontière ». Le défi pour les ONG universitaires consiste à décloisonner les deux univers et exploiter cette spécificité potentielle par rapport à tous ces enjeux qui nécessitent une approche pratique et théorique. L’évolution est en marche…

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Naïké Garny, bénévole chez ADG

Quelle solidarité en 2030 ?

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Synopsis

Qu’en est-il de la solidarité aujourd’hui ? Quelles solidarités pour demain ? Que doit-on craindre ? Que peut-on rêver ? État des lieux et perspectives. Sur quoi s’appuyer aujourd’hui pour mettre en place la solidarité de demain ?

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Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

La solidarité aujourd’hui

De manière schématique, la solidarité aujourd’hui peut se lire à deux niveaux : le niveau de la solidarité dite primaire et le niveau de la solidarité dite secondaire. La solidarité secondaire a été instituée après la Deuxième Guerre mondiale par les pays sociaux-démocrates via l’État social. Grâce aux taxes, cet État met en place des dispositifs de protection sociale forte ; il permet l’accès à l’éducation, à la santé gratuite, à des universités de bonne qualité accessibles à tous ; il crée des routes, des infrastructures et d’autres services publics. Ces États dits « providences » sont jusqu’à présent ce qui a été créé de plus puissant en matière de solidarité.

Les solidarités primaires, quant à elles, sont des initiatives portées par les citoyens. Ce sont les circuits courts, les restos sociaux, les réseaux d’entraide pour les personnes en situation de pauvreté ou pour les migrants, et autres « systèmes D » qui permettent aux personnes en difficulté de se débrouiller pour survivre. Ces initiatives impliquent une relation de proximité. Elles prennent leur source dans une confrontation directe avec le problème vécu par quelqu’un : on est touché par la détresse d’un proche – voisin, famille, ami –, ce qui nous conduit à lui venir en aide.

Si l’on peut se réjouir des élans de solidarité des citoyens, ces initiatives ont leurs limites. Elles sont extrêmement précaires : le soutien des personnes qui en ont besoin repose uniquement sur le bon vouloir et les capacités d’autres citoyens. Elles sont limitées aux relations interpersonnelles et ne s’attaquent pas toujours aux causes structurelles et collectives, contrairement à une solidarité étatique qui s’organise à une plus grande échelle, qui a une dimension moins affective, plus rationnelle et donc souvent plus juste. Par exemple, par le biais de l’État qui finance les hôpitaux grâce à l’impôt, nous contribuons à soigner des personnes que nous ne connaissons pas et qui ne nous seraient même pas sympathiques. Enfin, l’État peut agir sur des causes moins visibles, qui dépassent les problèmes vécus par une communauté – un quartier, un village – et qui pourraient être oubliées par une solidarité primaire.

Or, aujourd’hui, l’État social a tendance à reculer. Les gouvernements mettent en place des politiques de rigueur sous couvert d’une certaine idéologie managériale qui consiste à dire : « Il faut gérer les deniers publics en bon père de famille, il faut se serrer la ceinture, faire des économies ». Derrière l’évidence du discours, on ne peut être contre unebonne gestion des deniers publics, se cache une volonté de réduire les coûts, eten particulier ceux liés aux systèmes de sécurité sociale. Ces budgets sont aujourd’hui considérablement amputés. Doit-on supprimer la solidarité sous prétexte qu’elle a un prix ?

Il semble en tout cas y avoir au sein de la population un recul du consensus autour de la nécessité d’un État chargé de collecter l’impôt afin d’assurer la redistribution des richesses. L’impôt ne fait plus sens, il est vécu comme une forme de prédation, notamment dans l’esprit des investisseurs capitalistes qui estiment n’être en rien redevables au collectif, ce qui incite l’État à se retirer de son rôle de redistribution.  Le déficit de l’action publique à l’égard d’une politique fiscale forte et juste, vis-à-vis des paradis fiscaux notamment, permet à une petite minorité de gens extrêmement fortunés de gagner énormément d’argent sans travailler, là où on ose reprocher aux chômeurs de « profiter » d’allocations qui leur permettent tout juste de vivre.

Le danger qui pèse sur nos sociétés est que les initiatives de solidarité primaire, qui permettent aux personnes en grande difficulté de survivre, à force d’être galvanisées et mises à l’honneur peuvent conduire à justifier un recul de la solidarité secondaire. En palliant les déficiences de l’État social, elles justifieraient sa démission. Comment se fait-il que ce soient des citoyens qui doivent héberger les migrants et se cotiser pour installer des douches dans des bâtiments mis à disposition par l’État ? Comment se fait-il que ce soient les citoyens qui doivent mettre la main à la poche – en plus de l’impôt – pour aider les enfants dans la pauvreté ? La liste des initiatives citoyennes qui viennent compenser un État social en recul est longue. Si la tendance se poursuit, on risque, en 2030, de vivre dans une société où le rôle de l’Etat serait cantonné à des questions telles que la sécurité, où l’économie serait régie par un capitalisme sauvage et où les citoyens de bonne volonté seraient les seuls responsables du soutien à leurs concitoyens en difficulté, mettant des sparadraps sur des plaies béantes.

La solidarité de demain

Pour éviter ce scénario catastrophe, deux terrains d’action doivent être conjointement investis : celui de la politique et celui de l’économie. En ce qui concerne l’engagement politique, le développement des solidarités primaires coïncide et est lié à une période de désengagement politique – de parti ou syndical. En effet, les initiatives de solidarité primaire se sont accrues depuis la fin des années 80 et le début des années 90. À la même époque commençaient à être implantées en Europe occidentale, et notamment en Belgique, des politiques de rigueur néo-libérales d’inspiration thatchérienne et reaganienne. Ces politiques ont eu pour conséquence la paupérisation d’une frange de la population plus éloignée de l’emploi. En réaction, toute une série d’initiatives de solidarité primaire se sont développées : les Restos du cœur en France, l’Opération Thermos chez nous, etc. Cet accroissement de la solidarité interpersonnelle s’explique également par la chute de l’idéologie communiste et l’échec de la révolution Bolchévique : de nombreuses personnes ont alors cessé de croire à l’engagement politique comme moteur de changement et se sont détournées du militantisme politique pour aller vers un engagement plus local.

Mais pour assurer une réelle protection sociale, on ne peut faire l’économie du lien entre les actions de solidarité locale et l’action politique.Les formes de solidarité que nous souhaitons voir exister en 2030 – et de là, le rôle de l’État – sont des questions qui doivent faire partie du débat public. Il est donc nécessaire de réinvestir le champ de la lutte politique, de maintenir et de renforcer les rapports de force pour garantir une justice fiscale qui permette un système de redistribution.

Un système de redistribution efficace en 2030 implique également de remettre en question l’économie capitaliste et la captation d’une partie importante des richesses par une minorité d’actionnaires. Pour cela, une piste est l’économie coopérative. En effet, une entreprise qui est aux mains des travailleurs ou des consommateurs présente moins de risques de générer des inégalités qu’une entreprise aux mains d’actionnaires. Le citoyen peut se réapproprier l’espace économique en réaffirmant sa place en son centre de consommateur, de travailleur, d’investisseur. On voit par exemple des citoyens qui se réapproprient leur alimentation, notamment à Liège avec la Ceinture aliment-terre, et qui par là même influent sur tout le système de production et de distribution qui les approvisionne : des coopératives de semenciers, de producteurs, de consommateurs, etc. voient le jour. On peut espérer que ces initiatives contaminent peu à peu l’économie, démocratisent et reconfigurent une partie du système économique et fassent perdre du terrain au capitalisme.

La société solidaire idéale en 2030 serait donc une société avec une économie essentiellement coopérative ou associative, gérée par des collectifs de citoyens qui n’auraient pas la possibilité de s’approprier les richesses produites par leur entreprise en dehors de leur salaire. L’État quant à lui aurait la capacité, grâce à l’impôt, de capter une partie de la richesse sur cette économie pour assurer un enseignement gratuit et de qualité, des soins de santé accessibles à tous, des services publics de qualité, un filet de sécurité pour les personnes en incapacité de travail, etc. Notons que cette idée d’une forme d’organisation collective de la solidarité secondaire taxant une économie devenue intégralement coopérativiste circulait dans les milieux socialistes libertaires du 19e siècle. Mais elle a été battue en brèche par la pensée sociale-libérale qui donnait le même rôle à l’État – le prélèvement – mais qui envisageait volontiers que l’économie pour sa part reste capitaliste et non démocratique comme c’est le cas aujourd’hui.

Reste à convaincre la population qu’il s’agit là d’un avenir souhaitable pour notre société. Si une partie d’entre elle est pour le changement et est active en ce sens, et qu’une autre résiste parce qu’elle tire profit de l’économie capitaliste et du retrait de l’État, la grande majorité des citoyens semble rester relativement indifférente à la question. Tout l’enjeu est de recréer le consensus social : que cette majorité rejoigne et appuie ceux qui veulent le changement, qu’elle adhère à l’idée d’un État chargé d’assurer la redistribution des richesses et d’un citoyen qui détient le pouvoir dans l’espace économique. Pour ce faire, il faut rouvrir les imaginaires, faire connaître massivement les alternatives, montrer qu’on a le choix pour la société de demain. Aller chercher les gens là où ils sont et leur donner la possibilité de s’impliquer.

Une partie de l’avenir dont on peut rêver peut se créer à l’université par des chercheurs et des étudiants citoyens dont c’est le travail de réfléchir. Cette réflexion peut accélérer le processus, en particulier si elle est intégrée à l’enseignement et que sont éveillées chez les étudiants les capacités et la conscience du rôle de chacun à co-créer des solutions.

Bruno Frère
Sybille Mertens

Féministes et fiers de l’être

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Synopsis

Malgré la persistance d’inégalités et d’injustices entre les sexes en Occident, bon nombre de personnes pensent que le mouvement féministe est obsolète. Qu’en est-il réellement de ce mouvement et de ses objectifs? L’œuvre de l’auteure Adichie peut nous aider à y voir plus claire et nous permettre d’élargir notre point de vue en regardant ce que peut-être le féminisme ailleurs dans le monde. Des clés pour trouver le féminisme qui nous correspond et une invitation à défendre l’égalité Homme-Femme.

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Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

Féministes et fiers de l’être 

L’exemple de l’auteure nigériane Chimamanda Ngozi Adichie

Alors que sont révélés chaque jour de nouveaux cas d’agressions sexuelles sur les réseaux sociaux à travers le hashtag #MeToo, alors qu’hommes comme femmes dénoncent les uns après les autres leurs « porcs » ou leurs « truies », des individus qui les ont maltraités, humiliés ou abusés, il y a lieu de s’interroger sur la place du féminisme dans nos sociétés aujourd’hui. En effet, malgré la persistance d’inégalités et d’injustices entre les sexes en Occident, bon nombre de personnes pensent que le mouvement féministe est obsolète. Plus interpellant encore, le féminisme fait l’objet de méfiance et d’hostilité. Il a ainsi été récemment qualifié de « maladie »  par l’élue FN Emmanuelle Ménard, et les féministes de « dangereuses ridicules » par l’écrivaine française Élisabeth Lévy. Mais comment un mouvement qui lutte pour l’égalité entre les sexes peut-il ainsi attirer haine et mépris ? Sans aucun doute, ces réactions négatives sont le résultat d’une mauvaise compréhension du féminisme et de ses objectifs.

L’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, à travers son œuvre, peut nous aider à comprendre ce qu’est le féminisme. Elle en a fait son cheval de bataille. Outre sa préoccupation pour les droits des femmes, l’une des priorités d’Adichie est de mettre un terme à la stigmatisation du féminisme et de le présenter comme ce qu’il est réellement : un mouvement social qui met les hommes et les femmes sur un pied d’égalité, et qui peut bénéficier à chacun des sexes. Que ce soit en Afrique, en Europe ou ailleurs, il est en effet impératif de dédiaboliser l’idéologie féministe et de rappeler sa vocation humaine et sociale. Les écrits théoriques et fictionnels d’Adichie sont un point de départ idéal pour redorer le blason du féminisme.

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Le Féminisme dans l’œuvre de Chimamanda Ngozi Adichie

En 2012, elle a publié son premier essai sur le sujet, intitulé Nous sommes tous des féministes. Dans celui-ci, Adichie décrit les nombreuses situations dans lesquelles elle se sent victime de sexisme. Elle déconstruit aussi les uns après les autres les arguments de ceux qui associent le terme « féministe » à un reproche ou une insulte. Alors que l’expérience d’Adichie est ancrée dans son Nigéria natal, les stratégies féministes qu’elle met en avant sont aisément applicables à d’autres contextes. Tout récemment, Adichie a publié un deuxième ouvrage sur cette problématique : Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe (2017). Dans cette lettre à son amie Ijeawele, qui vient de donner naissance à une petite fille, Adichie prodigue quinze conseils pour l’élever en féministe. À nouveau, il est clair que ses conseils sont universels. Elle affirme par exemple que la vie des femmes ne doit pas se résumer à la maternité. Dans beaucoup de cultures, le fait de devenir mère reste perçu comme le rôle le plus important d’une femme, ce qui exerce une pression considérable sur les femmes stériles ou qui ne souhaitent pas avoir d’enfants. Selon l’auteure, il faut cesser de considérer la maternité comme un passage obligé. De même, elle dénonce l’hypocrisie de nos sociétés qui valorisent la virginité des jeunes filles tout en encourageant les jeunes hommes à collectionner les conquêtes.

Adichie est également l’auteure de trois romans, L’hibiscus pourpre (2004), L’autre moitié du soleil (2007) et Americanah (2013). Dans les deux premiers, tous deux situés au Nigéria, Adichie met en scène des personnages, hommes et femmes nigérians, qui se débattent avec la notion de genre et les stéréotypes qui y sont liés. Cette problématique est centrale dans le travail d’Adichie et est également traitée dans ses deux essais.

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Ceci n’est pas une guerre des sexes

L’une des idées reçues qui nuisent au féminisme est l’impression que ce mouvement vise simplement à retourner l’ordre établi, en remplaçant la domination masculine par une domination féminine. En réalité, le féminisme promeut et lutte pour l’égalité des sexes, grâce à laquelle la relation de dominant/dominé est tout simplement abolie. Il ne s’agit donc pas de compenser des siècles de privilèges à l’égard des hommes en abaissant leurs salaires et en remplaçant chaque homme chef d’entreprise par une femme. La démarche consiste plutôt à repenser notre modèle de société de manière à ce que le sexe d’un individu ne soit plus déterminant dans ses options et ses décisions. Vous pensez que c’est déjà le cas en Belgique et dans le reste de l’Europe ? Il est vrai que de nombreux combats ont déjà porté leurs fruits. Globalement, les femmes européennes ont autant accès à l’éducation que les hommes. De même, le taux de pauvreté est aujourd’hui quasiment égal chez les hommes et les femmes, ce qui ne fut pas toujours le cas. Cependant, les inégalités salariales sont, elles, encore bel et bien une réalité : les Européennes gagnent en moyenne 16% de moins que les Européens. Quant à l’emploi, 91,4% des hommes en Europe travaillent contre 79,6% des femmes. Celui-ci n’est qu’un exemple parmi d’autres des inégalités qu’il reste à combattre au sein de nos sociétés.

Vous faites également erreur si vous croyez que le féminisme n’a à cœur que les intérêts des femmes. En effet, le combat pour l’égalité des sexes permet aussi aux hommes d’acquérir de nouveaux droits. L’un d’eux consiste par exemple en l’allongement du congé de paternité, qui est encore considérablement plus court que le congé de maternité. Permettre à un homme de faire une pause dans sa carrière pour profiter de la naissance de son enfant nécessite encore un travail sur les mentalités. De la même façon, de nombreux féministes cherchent à débarrasser les hommes de la pression sociale qui les désigne comme le soutien financier de la famille, faisant du travail l’objectif principal de leur vie. Tout le monde, homme comme femme, a donc à gagner du mouvement féministe.

Les féministes : pas (que) des femmes en colère

Dans son essai  Nous sommes tous des féministes, Adichie plaisante sur les stéréotypes qu’ont les gens sur le féminisme : « Un journaliste […] m’a dit que les gens parlaient de mon roman comme d’un roman féministe, et il me donna ce conseil : je ne devrais jamais me revendiquer féministe, car les féministes sont des femmes qui sont malheureuses parce qu’elles ne trouvent pas de mari. Alors j’ai décidé de m’appeler la Féministe Heureuse ». Malgré son ton ironique, Adichie pointe du doigt un problème réel : pour beaucoup, les féministes sont des femmes en colère, malheureuses, jamais contentes. C’est parfois le cas. Certaines situations d’injustice poussent parfois les femmes à descendre dans les rues pour clamer haut et fort leurs messages. Quand le mouvement des Femens a commencé en Ukraine, les femmes ont même écrit ces messages sur leurs poitrines, car plus personne n’écoutait leurs voix. Mais les femmes féministes sont aussi des intellectuelles, des employées, des ouvrières qui s’unissent pour réfléchir ensemble à des alternatives au modèle social d’aujourd’hui. Les féministes sont aussi des hommes, qui sont conscients des inégalités qui persistent et espèrent un monde meilleur pour leur femme, leur sœur, leur mère ou simplement pour tous les êtres humains. Plusieurs célébrités se sont ainsi lancées dans le mouvement. L’on a pu voir par exemple Ryan Gosling, Will Smith ou encore James Franco à la fameuse Women’s March qui a eu lieu peu après l’élection de Donald Trump à la maison Blanche. Adichie donne d’un féministe la définition suivante : « un homme ou une femme qui dit, « Oui, il y a un problème avec le genre au sens où on l’entend aujourd’hui et nous devons le régler, nous devons faire mieux » ».

Mille et un féminismes

Même si les féministes ont un objectif commun – l’égalité entre les sexes – il existe néanmoins une grande variété au sein du mouvement. Tou(te)s les féministes n’ont pas les mêmes méthodes pour arriver à leurs fins. Ainsi, on oppose par exemple le féminisme libéral au féminisme radical, qui se différencient entre autres par leurs positions sur le mariage, la prostitution ou encore la coopération avec les hommes. En Afrique, le féminisme d’Adichie s’inscrit dans un paysage féministe très divers. Les activistes africaines pour l’égalité des sexes sont parfois réticentes au fait d’utiliser le mot « féminisme », qu’elles perçoivent comme un nouvel import colonial. Certaines ont alors proposé des noms alternatifs pour désigner leur mouvement. La Nigériane Molara Ogundipe-Leslie a par exemple créé le « stiwanism », STIWA étant l’acronyme de Social Transformation Including Women in Africa. Elle veut ainsi éviter d’éloigner les hommes d’une réforme sociale qui concerne tous les citoyens. Le « womanism » fut quant à lui fondé par l’Afro-Américaine Cleonora Hudson-Weems et adapté au contexte africain par Chikwenye Ogunyemi. D’une part, les womanistes souhaitent se démarquer du féminisme « mainstream », qui ne répond pas selon elles aux besoins des femmes noires. D’autre part, elles ont leurs propres revendications relatives aux cultures d’Afrique. Ogunyemi pense par exemple que la polygamie ne doit pas être systématiquement perçue comme une forme d’oppression, puisque certaines femmes choisissent ce type de mariage de leur plein gré. Certaines Africaines, dont Adichie, considèrent cependant que ces nombreuses dénominations affaiblissent le mouvement et choisissent au contraire de se rallier sous la bannière féministe.

En outre, les féministes débattent aussi sur les questions de société que soulève la lutte pour l’égalité homme-femme. Comme mentionné précédemment, les opinions divergent concernant la prostitution. Alors qu’elle est pour certaines un exemple criant de la domination masculine et doit à tout prix disparaître, pour d’autres elle reste un véritable métier dans lequel les femmes décident de ce qu’elles veulent faire de leur corps. Depuis quelque temps, c’est la question de la féminisation du langage et de l’écriture inclusive qui divise les féministes. Le précepte selon lequel « le masculin l’emporte sur le féminin » est en effet devenu intolérable pour certains, alors que pour d’autres ce débat n’a pas vraiment lieu d’être.

Comme le montrent ces exemples, il est parfois préférable de parler de féminismes. L’idéologie féministe est la même pour tous, mais les moyens pour y parvenir et les combats à mener ne sont pas envisagés de la même manière par tout le monde. Le contexte socio-culturel a également un impact considérable sur la façon dont le féminisme est appréhendé. Ce qui est important, c’est que ces divergences permettent de faire la lumière sur certaines réalités et d’entamer un dialogue.

En finir avec la notion de genre

S’il est une cause qui est chère à Adichie, c’est la nécessité d’en finir une bonne fois pour toutes avec les stéréotypes liés au genre. Selon elle, le rôle que l’on assigne à quelqu’un sur la base de son sexe, souvent dès la naissance, est extrêmement difficile à désapprendre. Adichie dénonce également ce phénomène dans ses ouvrages de fiction. Dans L’autre moitié du soleil, par exemple, plusieurs personnages ont ainsi des passions et des activités qui diffèrent de ce que l’on attend d’eux en tant qu’homme ou femme. Ugwu, le jeune domestique d’un couple d’intellectuels, aime faire la cuisine et surprendre son entourage avec de bonnes recettes. Or, au sein de sa famille, il préfère garder cette passion secrète depuis que sa sœur l’a mis en garde « qu’il n’aurait jamais de barbe s’il continuait à traîner au milieu des casseroles ». Kainene, quant à elle, gère avec succès plusieurs affaires de son père, qui la félicite en lui disant qu’elle n’est pas « juste comme un fils, mais comme deux ».

Dans Nous sommes tous des féministes, Adichie plaide pour un changement radical dans la façon dont on élève les filles et les garçons. Les stéréotypes liés au genre sont des fardeaux que l’on porte toute notre vie, et qui nous empêchent parfois d’être heureux : « et si, en  élevant nos enfants, nous nous préoccupions de ses aptitudes, au lieu du genre ? Et si nous nous préoccupions de ses intérêts, au lieu du genre ? ».

Soyons tous féministes

Le féminisme est donc un mouvement ouvert à tous ceux qui ont conscience des inégalités qui persistent entre les hommes et les femmes et qui souhaitent y mettre un terme. Devenir féministe ne signifie pas (nécessairement) être militant et descendre protester dans la rue. Mais nous pouvons chacun, à notre niveau, effectuer des démarches pour faire avancer le mouvement féministe. Cela peut déjà se faire en arrêtant de véhiculer des clichés liés au genre, qui font souvent partie intégrante de notre langage. La littérature peut être un outil formidable pour se rendre compte de certaines réalités et se débarrasser de nos stéréotypes. Les personnes qui souhaitent s’engager davantage dans le mouvement peuvent rejoindre des groupes et des associations qui discutent des problématiques féministes et organisent des évènements de sensibilisation. Enfin, la lutte féministe doit aussi continuer au niveau politique, où les femmes sont encore trop peu représentées.

Vic Dortu

 Bibliographie

Adichie, Chimamanda Ngozi, Dear Ijeawele or a Feminist Manifesto in Fifteen Suggestions. New York: Alfred A. Knopf, 2017, 80 pages.

Adichie, Chimamanda Ngozi, Half of a Yellow Sun. New York: Alfred A. Knopf, 2006, 448 pages.

Adichie, Chimamanda Ngozi, Purple Hibiscus. Chapel Hill: Algonquin Books, 2003, 320 pages.

Adichie, Chimamanda Ngozi, We Should All Be Feminists. New York: Anchor Books, 2015, 64 pages.

 

Les coopératives agricoles au Cambodge : du socialisme bouddhique à une coopération paysanne

publié par UniverSud en mars 2018

Avec 80 % de sa population en zone rurale, le Cambodge est avant tout un pays agricole dont la production principale est le riz. Les premières tentatives d’organisations paysannes ont donc naturellement vu le jour pour promouvoir la filière rizicole et renforcer les liens entre les industriels et les producteur-trice-s. Pour comprendre les coopératives actuelles au Cambodge, faisons un petit saut dans le passé et analysons leur évolution.

À la suite du protectorat français, en 1953, les premières coopératives voient le jour, dans le cadre d’une politique de « socialisme bouddhique » menée par le roi Norodom Sihanouk. Il met alors en place des coopératives de crédit et de consommation. Gérées par des fonctionnaires, ces coopératives ne prendront jamais leur envol car elles n’arrivent pas à concurrencer les commerçant-e-s et ne correspondent pas aux intérêts des agriculteur-trice-s, qui n’ont d’ailleurs aucun pouvoir réel dans ces structures.

Avec l’arrivée du Régime Khmer Rouge en 1974, basé sur l’idéologie de la révolution culturelle chinoise, les systèmes d’exploitation collectifs (coopératives de l’époque) servent la propagande de l’État et l’embrigadement forcé de la population. La monnaie est supprimée, la religion interdite, les villes sont vidées de leurs habitant-e-s et la famille paysanne traditionnelle est délaissée au profit d’une organisation collectiviste totalitaire. Cette dernière tente par tous les moyens de renforcer l’indépendance économique du pays en imposant une forme d’autarcie agraire, fondée sur la riziculture moderne.

Après le renversement de Pol Pot, chef des Khmers Rouges, en 1977, les communistes vietnamiens établissent des « groupes de solidarité » (coopératives) pour tenter de relancer la production et faire face à la crise alimentaire qui sévit dans le pays. Les familles cultivent alors collectivement la terre, mais gardent le contrôle des moyens de production comme le bétail ou les tracteurs.

Avec la démocratisation des années 90, le pays se libéralise et fait place à l’économie de marché. La population se lance dans le petit entrepreneuriat, soutenue par de nombreuses institutions de microfinances (IMF) créées à cette époque. Une multitude de groupements d’épargne et de crédit voient le jour. Ces groupements fonctionnent sur des modes de confiance mutuelle et les crédits sont délivrés sans garantie. Cela permet aux villageois-e-s de faire des prêts de campagne[1] et de rembourser en produits agricoles. Progressivement, ces groupements se sont organisés pour entreprendre des activités commerciales, jusqu’à devenir les coopératives agricoles que nous connaissons aujourd’hui.

Au début des années 2000, le ministère de l’Agriculture organise l’établissement de larges coopératives, au sein de chaque district du pays. Les coopératives sont considérées par l’État comme des structures officielles de leur cadre hiérarchique de l’administration où ils y imposent un mode de gestion autocratique. Ces coopératives s’effondrent quelques années plus tard, et avec elles disparaissent les capitaux qui avaient été alloués par l’état.

Cette expérience a néanmoins permis aux paysan-ne-s de se rendre compte de l’influence qu’ils exerçaient sur le secteur privé : les taux d’intérêt des prêteurs locaux et la qualité des services des commerçants s’étant ajustés à ceux de la coopérative. Voyant que ces avantages s’étaient amenuisés avec l’effondrement des coopératives, les agriculteur-trice-s ont décidé de recréer des structures coopératives de plus petite taille. La création des coopératives n’était donc plus imposée, mais bien à l’initiative des producteur-trice-s.

Et concrètement, que font-elles ?

Actuellement, les coopératives agricoles au Cambodge se concentrent sur les activités d’achats et vente d’intrants et de produits agricoles, sur la transformation de ceux-ci et sur la provision de crédit. En fonction des besoins de ses membres, elles s’occupent par exemple de la production et vente de semences paysannes, investissent dans du matériel (décortiqueuse, trieuse de semences, véhicule de transport, hangar de stockage…) ou encore mettent en place des contrôles qualité tels que les systèmes participatifs de garantie.

Les coopérateur-trice-s et leurs client-e-s bénéficient directement des services des coopératives, mais elles servent aussi à l’ensemble de la population rurale, car par une meilleure compétitivité,  elles permettent la mise à niveau des commerçant-e-s et prêteurs locaux sur les conditions imposées par les coopérateur-trice-s.

Les systèmes participatifs de garantie (SPG) :

Les systèmes participatifs de garantie sont « des systèmes d’assurance qualité ancrés localement. Ils certifient les producteur-trice-s sur base d’une participation active des acteurs concernés et sont construits sur une base de confiance, de réseau et d’échange »[2]. La FAEC (Federation of Farmer Associations Promoting Family Agriculture Enterprise in Cambodia) a mis en place un système participatif de garantie pour les semences paysannes de riz traditionnel. Leur objectif ? Garantir la qualité des semences produites par les membres des coopératives, de manière participative. Pour ce faire, les coopérateur-trice-s, les acheteur-euse-s (essentiellement d’autres coopératives ou des propriétaires de décortiqueuses) et un agent de l’État s’accordent ensemble sur la définition des étapes et critères à suivre pour la production. Ensemble, ils réalisent des visites sur les parcelles des producteur-trice-s pour vérifier que ces critères sont bien respectés.

Les coopératives, un modèle de coopération ?

Les modes d’action collective au Cambodge sont fortement déstructurés. Les Khmers, qui représentent l’ethnie majoritaire, sont profondément marqués par un mode de fonctionnement individualiste. À part les comités de pagode qui permettent une mobilisation participative, il n’existe dans les campagnes ni de communauté homogène et solidaire ni de forme de coopération systématique entre les foyers[3] sur lesquelles une logique coopérative pourrait se baser.

Beaucoup doutent que les formes de coopération fonctionnent de manière effective. C’est, entre autres, pour cette raison que les grandes agences de développement investissent dans le secteur privé et très peu dans les organisations paysannes. Or, le secteur privé reconnait aujourd’hui qu’il obtient des résultats mitigés, de par le manque d’investissement au niveau de la collection, de la transformation et des chaines d’approvisionnement des produits agricoles, trois secteurs d’activité pris en charge par les coopératives. Dans ces conditions, le renforcement de la coopération entre producteur-trice-s doit aller de pair avec le développement de liens de marché. Les décisions managériales des coopératives doivent donc être prises professionnellement.

Lorsqu’elles obtiennent des bénéfices, les coopératives s’élargissent rapidement à d’autres membres. En moyenne, une coopérative comprend 160 actionnaires, dont 57 % de femmes, qui se partagent 330 parts d’une valeur moyenne de 30 euros. Avec un taux de croissance annuel de 20 % de membres, les coopératives attirent de plus en plus de producteur-trice-s. Elles jouent un rôle essentiel en assistant les producteur-trice-s dans l’amélioration de leur entreprise et l’augmentation de leurs revenus agricoles.

« La forte présence des femmes impliquées dans les coopératives s’explique par le fait qu’au Cambodge ce sont les femmes qui gèrent les aspects financiers du ménage et donc ont un meilleur esprit d’entrepreneuriat», explique Christophe Goossens, Représentant Asie d’ADG.

Zoom sur la coopérative agricole d’Oudom Sorya

La coopérative d’Oudom Sorya, à Takeo, a été créée en 2013 par 46 villageois-ses qui géraient un groupement d’épargne et de crédit afin de valoriser la production de riz des agriculteur-trice-s. Pour ce faire, le comité de gestion de la coopérative s’est doté d’un hangar de stockage qui permet d’acheter du riz non décortiqué à des moments où les commerces locaux offrent des prix excessivement bas et de les stocker jusqu’à ce que les quantités soient suffisantes pour leur permettre de négocier de bons prix avec les grossistes. Dernièrement, la coopérative a investi dans une décortiqueuse de riz, qu’elle transforme et vend localement. Elle s’est lancée dans la production et la vente de semences paysannes de riz. L’objectif principal des agriculteur-trice-s coopérateur-trice-s n’est pas tant de réaliser du profit sur ces activités commerciales, mais bien de réinvestir ces fonds dans des actions qui auront des incidences fortes sur l’amélioration des prix et conditions locales. Au fil du temps, les gestionnaires d’Oudom Sorya ont réussi à maintenir des services performants de manière professionnelle, tout en gardant des valeurs altruistes fortes. La coopérative aujourd’hui réunit 96 adhérent-es et ses services atteignent plus d’une douzaine de villages, soit plus de 3000 producteur-trice-s.

Dans un pays où les petits producteur-trice-s travaillent de manière isolée avec très peu de support de l’État, leur coopération est essentielle pour poursuivre des intérêts commerciaux et politiques communs. Les coopératives agricoles au Cambodge participent à améliorer la productivité et la qualité des produits agricoles et l’accès aux informations et aux intrants. À travers les coopératives, les petits agriculteur-trice-s économisent de l’argent pour investir leurs capitaux et gérer collectivement des activités économiques, et ainsi obtenir des avantages économiques signifiants et générer des revenus décents. Les coopératives leur permettent aussi une cohésion sociale, d’étendre leurs réseaux pour mieux influencer et de réaliser des économies d’échelles. L’investissement dans l’organisation coopérative non seulement permet aux plus pauvres d’accéder à des avantages économiques, mais aussi de gagner des capacités en gestion et des expériences ; soit une meilleure reconnaissance et valorisation de leur métier d’agriculteur-trice.

Christophe Goosens

 

[1] Un crédit de campagne est un crédit à court terme qui permet de couvrir le cycle de production, des semis à la récolte.

[2] Définition selon la Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique (IFOAM)

Genre de quoi parle-ton ?

publié par UniverSud en Juin 2017

Qui n’a pas entendu parler du genre ? Mais qui comprend vraiment ce que ce terme signifie, quelle est sa portée ? Combien de fois découvrons-nous un tableau statistique ventilé par « genre » ? Ce terme nous apparait comme synonyme du mot « sexe » qui réfère aux différences anatomiques et biologiques entre les hommes et femmes. Si l’ensemble des sociétés passées ou présentes établissent la distinction entre deux groupes sexués, notons d’emblée qu’elles ont différé quant à l’importance et au statut à accorder à cette distinction.

Histoire du genre

Le terme « genre » a pris naissance au milieu du vingtième siècle dans les milieux psychiatriques et médicaux aux États-Unis pour désigner le sexe « psychologique », le sentiment qu’on a d’appartenir à un sexe particulier. En 1972, la sociologue Ann Oakley se l’est appropriée pour le distinguer du terme « sexe », ce dernier renvoyant au corporel, au biologique contrairement au genre qui renvoie au culturel et au social. Ce concept sociologique s’inscrit en droite ligne des nombreux travaux européens et américains de recherche féministe qui ont pris naissance au vingtième siècle et qui, dans la foulée d’un mouvement social fort ont cherché à théoriser les processus sociaux de hiérarchisation et de marginalisation des femmes sur base du sexe dans la sphère privée puis publique. Historiquement, le féminisme représente un courant de pensée et un courant politique bien antérieur au vingtième siècle mais c’est après la seconde guerre mondiale que des travaux de recherche ont pu prendre corps et attaquer de front le postulat de complémentarité « naturelle » entre les groupes sexués. À l’origine, ils se sont principalement intéressés à l’assignation des femmes dans le mariage et dans les tâches de reproduction facilitée par la socialisation précoce et les mécanismes de stéréotypisation.

La place des hommes et des femmes

Il est nécessaire de se rappeler le contexte très défavorable aux femmes qui a prévalu après la révolution française en matière d’égalité devant la loi, du droit à l’éducation, au travail, aux revenus personnels, à la maîtrise de leurs biens et à la citoyenneté. La question de la construction sociale de ce qui est placé du côté du masculin et du féminin, de la place des hommes et des femmes, (de leurs droits et devoirs…) traverse en fait l’ensemble des périodes historiques et des sociétés à travers le monde, cela même quand, ce mécanisme  de dualisation est tu et non reconnu. Dans certaines sociétés qui s’appuient largement sur la famille, c’est au départ de cette dernière que s’est organisée principalement la mise sous tutelle et l’exploitation des femmes sous le couvert de l’argument de complémentarité. Cela reste vrai dans de nombreuses régions du monde et vaut aussi pour nos pays qui, durant les deux siècles passés, ont promu le modèle de famille nucléaire et celui de gagne-pain masculin.

Le genre comme objet d’étude

Le concept de genre et son objet d’étude (la question de la construction sociale du masculin, du féminin et de la place des deux groupes sexués) ont pu émerger à un moment historique favorable au modèle de pensée démocratique dans la mesure où on pensait que ce dernier offrirait des garanties de paix et de stabilité, permettrait d’allier les objectifs de liberté et de justice des citoyens avec des objectifs de développement et de prospérité. Il semblait soudain aller de soi de chercher à lutter contre les inégalités et hiérarchies entre hommes et femmes et contre les violences dont elles sont souvent victimes. Les années 60 avaient déjà représenté une coupure entre un positionnement féministe essentialiste –de plus en plus minoritaire et cherchant à valoriser et faire reconnaitre les compétences et le travail « féminins » sans remettre en cause le modèle de famille nucléaire et de complémentarité sexuée– et un positionnement féministe critique constructiviste, qui appelle à considérer la famille et la complémentarité sexuée comme une construction sociale liée à une société donnée et une époque particulière.

Le recours au terme de « genre » et d’études « genre » a  représenté l’étape suivante. Il a été pensé nécessaire pour clarifier le cœur du positionnement théorique anti-essentialiste des différences.

Le recours progressif au terme genre a aussi été considéré comme permettant de quitter une approche en termes de victimisation et uniquement focalisée sur les femmes. Le concept de genre obligeait désormais à s’interroger sur chacun des termes (homme-femme/masculin-féminin), chacun de ces pôles ne pouvant se comprendre indépendamment de celui qui lui est opposé. Si le concept de genre a souvent été associé à une vision très déterministe, la position qu’il propose est beaucoup plus nuancée. Les personnes sont vues comme des acteurs et leur dynamique interne et subjective est pensée comme résultant à la fois de l’intériorisation de préceptes genrés – le plus souvent non-dits et non-conscients – et de la capacité, des opportunités personnelles et collectives à se comporter en acteur social. Dans toutes ses définitions, le genre doit être pensé et écrit au singulier. Soit il fait référence aux mécanismes de dualisation et de hiérarchisation sexuée à l’œuvre à chaque niveau de la réalité sociale (niveau symbolique, sociétal, institutionnel, organisationnel, interpersonnel et individuel). Soit il devient le synonyme des « rapports sociaux de sexe » qui en découlent. L’expression « rapports sociaux » désigne les relations, les interactions, interdépendances, conflits d’intérêt qui s’établissent entre les individus et groupes en fonction de leur position respective dans l’organisation sociale.

Avec le temps, une attention grandissante a été accordée au croisement avec d’autres rapports sociaux (ethniques, de classe, de nationalité, de génération…). De nombreux travaux de recherche ont ainsi affiné les analyses (notamment en matière de travail et d’emploi). Ces dernières comparent désormais non seulement les femmes et les hommes mais également différents sous-groupes de femmes (par exemple travailleuses peu qualifiées versus « cadres » ; femmes autochtones versus immigrées) au regard du pouvoir de négociation détenu par chacun d’entre eux. C’est ce croisement entre différents rapports sociaux que traduit le concept d’intersectionnalité qui trouve une illustration dans les articles qui suivent.

Genre et organisation du travail

Si le concept de genre s’est autant répandu, c’est aussi parce qu’il a été progressivement adopté par les organisations internationales soucieuses de combattre la faim ou la violence contre les femmes à travers le monde. La démarche de « mainstreaming de genre » a été prônée sur la dernière période comme approche structurelle qui s’applique à toutes les phases d’une politique quelle qu’elle soit (préparation, décision, mise en oeuvre, évaluation). Il s’agit de tenir compte de la situation différente et la position potentiellement inégale des femmes et des hommes face aux problèmes à résoudre et aux solutions à trouver. Le but est de (ré)organiser, d’améliorer, d’évaluer les processus de prise de décision en réfléchissant avec les femmes des enjeux, dangers et atouts spécifiques que représente le projet. Des politiques spécifiques de « gender budgeting » se sont aussi mises en place pour évaluer les budgets, équilibrer les revenus et les dépenses dans le but de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes. Des écueils sont néanmoins régulièrement soulignés comme une tendance à techniciser et standardiser le combat pour l’égalité, avec le risque de voir certaines initiatives, comme le micro-crédit, dans les pays du sud passer à côté de ses missions et des bénéfices attendus s’il est octroyé en priorité aux femmes sans vérifier que ces dernières ont bien accès aux bénéfices finaux de leur activité. En même temps, réfléchir dans ces termes ne suffit pas nécessairement pour faire évoluer les mentalités et notamment celles des hommes. Il en va de même dans nos régions qui, jusqu’ici, ont préféré investir dans des mesures de conciliation vie privée-vie publique pour les seules femmes et qui continuent à placer le pouvoir, l’accès aux ressources financières et les compétences monéables du côté du masculin. Les phénomènes de plafond de verre, de plancher gluant ou de tuyau percé décrivent la déperdition de femmes quand on monte dans la hiérarchie. En Europe, les postes de haute direction resteraient occupés à 80% par des hommes; 64% à l’échelon en dessous et 56% à l’échelon encore en dessous.[1] Ceci concerne l’ensemble des secteurs d’activité. L’Université elle-même reste concernée par ces phénomènes comme nous le verrons dans l’un des articles de ce dossier.

De la lutte pour l’égalité à la nécessité de rentabilité

On le voit sans peine : le genre est traversé par des dimensions historiques et politiques fortes (au sens large). On se trouve face à une conception mouvante et diverse du genre.

Des analystes, bien au-delà du champ des études « genre », interrogent le positionnement (néo)libéral dans la mesure où ce dernier cherche dans tous ces domaines à appliquer le libéralisme politique (égalité des droits dans un contexte de concurrence et de libre-échange : liberté d’entreprise, de consommation, de travail,…) sans garantir une égalité de résultats ni reconnaitre ouvertement la construction sociale du féminin et du masculin. Le « gender marketing » en vogue s’appuie sur les stéréotypes sexués en matière de comportements et de goûts et vient en boucle renforcer ces idées généralisantes. On n’a jamais constaté une assignation sexuée aussi forte et généralisée du rose ou du bleu et des jouets chez les enfants.

Le passage de l’objectif de lutte contre les inégalités à celui de diversité a eu, à côté de retombées positives, des effets pervers (visée utilitariste cherchant à « profiter » des qualités et avantages supposés de chaque sous-groupe, avec le risque de ré-essentialiser chacun d’eux). Comme quoi le vocabulaire a son importance ! L’objectif d’augmentation du taux d’emploi des femmes sans en examiner la « qualité » tombe à point avec de nouvelles niches d’emplois à pourvoir dans les métiers du « care », du soin d’autrui. Les arguments de complémentarité sont ainsi de retour depuis quelques années pour justifier la promotion de femmes dans certaines fonctions et professions particulières, et cela à tous les niveaux de diplôme et de qualification. Les stéréotypes jouent leur rôle à ce niveau et, quand il le faut, vont être « affinés », par exemple pour vanter les mérites des femmes maghrébines ou sud-américaines dans la mesure où leur culture les prédestinerait à la garde des jeunes enfants ou des personnes âgées….

On a pu lire à foison dernièrement que les femmes sont utiles aux entreprises pour leur esprit consensuel (qu’importe la variance observée à ce niveau entre les femmes !). Mais selon Réjane Sénac, ce serait désormais de plus en plus en argent trébuchant et en termes de performances financières que l’on justifie après calcul l’apport des femmes à l’économie et à l’entreprise. On serait ainsi passé en un siècle de l’exclusion des femmes à leur inclusion sous condition de rentabilité financière (avec l’abandon progressif de l’argument premier de citoyenneté qui avait précédé). Le même type de raisonnement serait désormais utilisé pour justifier la création de crèches ou l’accueil des personnes déplacées. L’équité référant à la base à une justice naturelle basée sur les droits humains s’apparenterait désormais à une « égalité flexible » dont on définit peu les termes de cette flexibilité et qui va définir ces derniers. Qu’est ce qui est désormais juste ou injuste ? Le trio « libéralisme, équité, individualisme » (intitulé de Marc Blondel) semble livrer au marché nos sociétés, nos relations sociales, nos vies, nos sentiments, nos corps.

Dernières évolutions

Parallèlement, ces dernières années, la question du sexe et de la sexualité s’est invitée au cœur du débat public (comme ultime question à apporter dans le champ du débat démocratique et en droite ligne de la mise à l’agenda des questions d’identité et de demande de reconnaissance). La définition du terme « genre » s’en trouve une nouvelle fois élargie, transformée, voire « fractionnée ». Elle retourne quelque part à ses origines. Selon ce qu’affirme Judith Butler dans son ouvrage ‘trouble dans le genre’, le genre produirait le sexe qui serait lui-même une construction sociale. Le genre serait performatif en ce qu’il prend corps du fait même de son énonciation « jusqu’à produire les sexes eux-mêmes, et cela par une série d’actes répétés […] qui se figent avec le temps de telle sorte qu’ils finissent par produire l’apparence de la substance, un genre naturel de l’être ». Dans ce cadre, les revendications dépassent une meilleure connaissance et une acceptation inconditionnelle des minorités sexuelles jusque-là largement ignorées et discriminées. Elles visent une reconnaissance de genres pluriels conçus comme une synthèse ponctuelle de différents composants présentés désormais comme fluides et dont on peut jouer pour dénoncer leur classification : un sexe, une préférence sexuelle (homosexuelle, hétérosexuelle, bisexuelle) et une identité sexuelle (le sexe ressenti qui peut différer du sexe assigné). Sous la plume de Teresa de Lauretis, une théoricienne du mouvement queer (terme anglais qui signifie « bizarre »), ce mouvement radical qui combat les stigmates et les met en scène offre une nécessaire complémentarité au féminisme matérialiste car ce serait la seule alternative crédible au patriarcat hétéro-normatifconsidéré ici comme à l’origine de l’oppression conjointe des femmes et des personnes trans. Des malaises et craintes existent ici aussi, certain.e.s craignant de voir la question des inégalités et discriminations entre les femmes et les hommes renvoyées à son invisibilité de départ alors que ces phénomènes persistent et peuvent même se renforcer à travers le monde. Bon nombre de chercheurs et chercheuses en études féministes et de genre s’efforcent de garder ces questions et réalités au centre de leurs réflexions et analyses, cela tout en laissant une place aux nouvelles connaissances scientifiques qui obligent sans cesse à revoir ses thèses et hypothèses. La science est à ce prix. Les derniers développements de la notion de genre dont nous venons de parler et les incertitudes auxquelles sont confrontés bon nombre de nos contemporains sont l’occasion pour des groupes de pensée et d’opinion très traditionnels –voire réactionnaires– de discréditer les études de genre et ce qu’ils présentent être une collusion entre politiciens, intellectuels et chercheurs. La prétendue théorie du genre chercherait à s’attaquer à la famille et à déstructurer la société en niant le caractère naturel du principe de complémentarité entre les sexes, poussant désormais nos enfants à choisir entre être une fille ou un garçon…

Ce récit historique, les textes fondateurs et les arguments qui se sont succédés autour des questions que je viens brièvement d’introduire ici, la matérialité des inégalités, des discriminations, de leurs enjeux : tout cela sera abordé et discuté dans le cadre du master complémentaire en études de genre organisé dès la rentrée académique prochaine par les différentes universités francophones du pays. La Belgique aura été le dernier pays européen à créer un tel enseignement mais il semble que les conditions favorables soient aujourd’hui –enfin– réunies (pressions européennes, soutiens politiques accrus, identification de besoins en termes de connaissances scientifiques, de formation, de conception de boîte à outils politique de terrain).

Pour plus d’informations à propos de ce master, de son contenu et organisation, se rendre sur la page https://www.mastergenre.be

Claire Gavray
Co-fondatrice du FERULg
Chef de travaux à l’Institut des Sciences Humaines et Sociales et à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education

[1] En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/sciences/article/2012/05/24/la-chercheuse-entre-plancher-collant-et-plafond-de-verre_1707073_1650684.html#oQvUDzMR0Rod4Bl1.99.

La résurrection vaudou du théâtre haïtien

publié par UniverSud en Juin 2017

Les sonorités des tamtams et psalmodies impies emplissent une forêt sauvage, à peine éclairée par la pleine lune. Un corps décharné y rampe, jadis vivant, puis mort, et à nouveau vivant, et se fraie un chemin vers sa proie humaine. Même décor, autre scène. Une main sombre plante une épingle dans une poupée de coton et, aussitôt, la victime représentée par l’effigie se contorsionne de douleur. Ces images popularisées par le cinéma hollywoodien sont les représentations populaires du vaudou. Loin des caricatures pourtant, le vaudou d’Haïti se situe en réalité au croisement de la religion et la culture. Il a fortement été influencé par les cultes animistes de l’ancien royaume de Dahomey (XVIIIe siècle), en Afrique de l’Ouest. Il s’agit d’un syncrétisme mêlant des éléments de culte africains et de religion des saints chrétiens. Toujours présent en Haïti, pratiqué par plus de 2% de la population, on estimerait à 50 millions le nombre de pratiquants de cette religion dans le monde, principalement en Afrique (Togo, Bénin, Nigéria, Ghana), dans les Caraïbes, au Brésil et aux États-Unis.

Pietro Varrasso, metteur en scène et professeur de théâtre au Conservatoire de Liège, s’est vu confronté à cette pratique, et a relevé bien des similarités avec sa spécialité, le théâtre. Dans les années 90, il avait pu aborder les chants et sonorités haïtiennes avec son mentor, le théoricien du théâtre et metteur en scène polonais Jerzy Grotowski. Quelques années plus tard, début des années 2000, il effectue des tournées sur l’île.  « Lors d’une de mes tournées, j’étais accompagné d’un producteur, Olivier Blin, directeur de La Charge du Rhinocéros[1] qui avait en tête de créer une association de coopération artistique », raconte le metteur en scène. Le contact avec les artistes haïtiens, très isolés et en demande de coopération, fût un déclencheur pour les deux hommes. Ces derniers ont alors réuni une équipe belgo-haïtienne pour mettre en place un festival, nommé « festival des quatre chemins », lieu d’échange et de rencontre, maintenant bien lancé et placé dans les mains des Haïtiens. « Pendant ce festival, j’ai pu réaliser des mises en scènes et des ateliers pédagogiques, se remémore Pietro Varrasso. Mais j’ai senti des formes de résistances par rapport à cela car, d’une certaine manière, c’était amener des compétences de chez nous, européennesà Haïti ». La réflexion de l’homme de théâtre a ainsi commencé : une volonté de passer outre cette forme de colonialisme culturel et, par conséquent, de construire des éléments théâtraux avec ce que les haïtiens possédaient en la matière, un socle qui serait déjà là. « Je m’échappais la nuit pour assister à des rituels vaudou. C’est une religion jouée, dramatisée, dansée, par les corps et entre les corps. Un peu comme des ancêtres de ma profession, finalement »  C’est ainsi que la piste de l’ethnodrame haïtien, le vaudou, se révéla. « Dans le domaine du théâtre, nous observions, moi et des artistes locaux, que ces derniers étaient largement « colonisés » par une manière de faire du « vieux théâtre », à la française. Alors que d’autres Haïtiens se comportaient d’une toute autre manière, dans le domaine du rituel : libre, pas forcément sauvage, mais vivante, inventive, créative ». D’une certaine façon, il y avait, d’une part, quelque chose de plutôt cadenassé, ou sans vie, et de l’autre, une pratique extrêmement vivante. Il fallait dès lors puiser dans ces traditions locales, aux origines africaines, des éléments expressifs qui pourraient devenir le socle pédagogique d’un nouveau théâtre haïtien.

Un Arc-en-ciel pour l’Occident chrétien

Le vaudou présente l’avantage d’être une religion assez théâtralisée, d’abord par son espace qui comprend une place pour les spectateurs. Il y a également un phénomène de répétition, qui est inclus dans le rituel. Autre élément intéressant, l’apparition des dieux, les Loas (ou Lwas), qui « s’emparent » des fidèles, et dont chaque entité a un caractère, une humeur, une psychologie, un costume particulier. En quelques sortes, ces dieux forment des proto-personnages, des archétypes. Accompagnés d’un prête vaudou, les artistes belges et haïtiens ont tenté d’isoler des éléments (danse, chants, mouvements, sonorités) et d’en faire des outils de pédagogie théâtrale, pour les apprentis européens et haïtiens. « J’ai très vite senti qu’il y avait du potentiel dans ces exercices, témoigne Pietro Varasso. J’ai cherché comment intégrer à ce potentiel du sens, une narration. J’ai cherché des discours, des histoires. Je suis alors tombé sur Un Arc-en-ciel pour l’Occident chrétien, long poème de René Depestre[2] qui met en scène une histoire très particulière. » L’histoire de ce poème, la voici : un poète se faisant posséder par tous les dieux vaudou débarque dans une famille américaine d’extrême droite, dans l’Alabama. Les dieux sont ainsi libérés dans ce contexte et se mettent à juger les exactions de l’Occident. Le spectacle en lui-même est composé de danse et de chants d’origine haïtienne ou cubaine, de chants de prisonniers afro-américains et de compositions personnelles des acteurs, le tout suivant la narration de cette confrontation des esprits ancestraux du vaudou face aux crimes de l’Occident. « Il n’y a de salut pour l’homme / Que dans un grand éblouissement / De l’homme par l’homme je l’affirme / Moi un nègre inconnu dans la foule / Moi un brin d’herbe solitaire / Et sauvage je le crie à mon siècle (…) », sonnent les vers du poème. Un texte sans ambiguïté revendicatrice, qui a été interpreté en 2016 en Haïti, mais aussi en Belgique au Théâtre de Liège par une troupe multiculturelle d’artistes haïtiens, belges, sénégalais et français.

Pour autant, Pietro Varrasso se défend d’avoir cherché à véhiculer d’emblée un message engagé : « Mon but premier n’était pas forcément le message politique, mais plutôt de faire vivre une expérience d’intimité avec les acteurs ». La mise en scène avait aussi pour but de rendre compte d’un contraste : le poème parle de problématiques ayant principalement touché les Africains et Afro-américains (esclavagisme, racisme) et, en même temps, les acteurs, à travers leurs comportements, leurs écoutes (dans les chants et danse notamment, développent une collectivité, une solidarité de travail et d’ouverture l’un à l’autre. Les acteurs font donc l’inverse de ce dont il est question dans le contexte.

L’expérience théâtrale comme rapport à l’autre

La question du rapport à l’autre est au cœur du spectacle, tant dans la mixité culturelle de la troupe que dans les mouvements des acteurs sur les planches. Et en effet, plus que le texte, c’est l’action qui parle dans le spectacle, les choses n’étant pas traitées de façon intellectualisées, mais plutôt par le sensible et l’énergie. Ce sont là des préoccupations qui habitent le pédagogue : « Comment puis-je utiliser ces outils, en tant qu’acteur, pour les affiner, en faire une introspection et en faire une liaison avec les autres ? » Le vrai sens de la pièce n’est donc pas tant dans les mots, mais dans ce qui circule par le travail des acteurs, quelque chose d’assez insaisissable qui se transmet au public, qui est loin d’être passif.  « Il y a une tendance, à travers la musique, le son, la coordination des déplacements, chaotiques en apparence, l’effort de garder sa présence en éveil (pendant 1h40, tout de même), à donner existence à eux-mêmes et aux autres », détaille Pietro Varrasso. Pour lui, c’est également une rencontre avec une autre culture, qui a eu lieu il y a de nombreuses années déjà, mais dont il se refuse néanmoins toute forme d’appropriation. « On croit connaître les cultures différentes des nôtres, mais pénétrer une culture reste compliqué. Ce n’est pas parce qu’on vit un peu là-bas, qu’on s’imprègne, qu’on lit des livres ou écoute de la musique qu’on « connaît ». Et encore moins, qu’on se l’approprie. Finalement, j’ai la sensation de ne pas encore vraiment connaître cette culture haïtienne. »

Si le spectacle a atteint un point final, la réflexion de Pietro Varrasso continue : « Je me demande comment le vaudou ne pourrait pas avoir un apport particulier sur la question de l’écologie, de déforestation par exemple, étant une culture très reliée aux éléments naturels, à l’eau, au végétal, au vent, aux animaux. J’aimerais aussi plonger dans ce qu’il reste de forêt et dans la paysannerie ». D’autre part, son désir est également de favoriser de petites productions théâtrales et d’orienter les échanges culturels vers des résidences d’artistes. « Nous aimerions notamment aider un groupe de jeunes acteurs travaillant sur la notion d’enfant-soldat à l’époque d’Aristide[3] », ajoute-t-il.

Une démarche coopérative et interculturelle jusqu’au bout

La dimension de coopération s’est également prolongée dans les initiatives corollaires aux représentations. Celle ayant eu lieu à Liège a été l’occasion de sensibiliser le public à la cause du peuple haïtien après les catastrophes qu’ont été l’ouragan Matthew de 2016 ainsi que le séisme de janvier 2010 et dont les conséquences sur la précarité d’une partie de la population haïtienne se font toujours sentir. En plus du volet de sensibilisation, les recettes des représentations ayant eu lieu le 22 octobre 2016 à Liège ont été reversées à des associations issues d’initiatives citoyennes sur place[4].
Dans sa démarche, Pietro Varrasso et les hommes et femmes de théâtres qui l’ont accompagné ont permis de contrer certains clichés sur le vaudou. Plus encore, en cherchant à dépasser l’hégémonie culturelle du théâtre occidental à Haïti, comme seule forme de pratique méritant un statut d’art et où l’homme blanc arrive en sage détenteur du savoir, ils ont procédé à une démarche interculturelle véritable. Cette réappropriation d’une culture porteuse de sens, prenant vie dans l’art, a d’ailleurs été construite et pleine prise en main par les haïtiens eux-mêmes. En outre, tant les lieux de création de nouvelles pratiques théâtrales que les représentations sur l’île et en Belgique ont été des espaces de rencontre et d’échanges interculturels importants. Des espaces d’autant plus importants qu’ils permettent d’interroger les maux et les oppressions de nos sociétés.

Luca Piddiu

[1]La Charge du Rhinocéros est une association de coopération culturelle formée par des artistes belges et étrangers. Elle produit et diffuse ses spectacles tant en Belgique qu’à l’étranger, notamment en Afrique et dans les Caraïbes.

[2]René Depestre est un écrivain et poète né à Haïti en 1926. Dans ses œuvres majeures, on peut citer exhaustivement : Étincelles (1945), Gerbe de sang (1946), Minerai noir (1956), Hadriana dans tous mes rêves (1988), Rage de vivre (2007).

[3]Jean-Bertrand Aristide fut président de la République d’Haïti à plusieurs reprises (1991, 1993-94, 1994-96, 2001-2004), jusqu’au coup d’État de février 2004.

[4]https://www.facebook.com/par-et-pour-le-peuple-haitien

Sept clés pour comprendre la malnutrition et les discriminations liées au genre

publié par UniverSud en Juin 2017

Touchant un tiers de la population mondiale, la malnutrition représente un enjeu universel. Cependant, il semble que ce sont les femmes et les filles vivant en milieu rural qui en sont les premières victimes (FAO, 2013). Qu’est-ce que la malnutrition et d’où provient cette apparente discrimination sont les questions auxquelles cet article va tenter de répondre.

Malgré les progrès techniques des dernières décennies, 1 personne sur 3 dans le monde souffre d’au moins une forme de malnutrition[1]. Parmi elles : 800 millions de personnes souffrent de la faim (sous-alimentation prolongée) ; plus de 2 milliards de personnes vivent avec des carences en micronutriments tandis que près de 600 millions de personnes souffrent d’obésité[2]. Les causes de la malnutrition sont complexes et interdépendantes, et ses conséquences humaines, sociales, et économiques dépassent le cadre stricte de la santé individuelle.

Chez les jeunes enfants, la malnutrition peut avoir des conséquences directes se répercutant tout au long de la vie : retard de croissance, réduction du développement physique et cognitif et difficultés d’apprentissage. Bien que la médecine continue de progresser, en 2014, 159 millions d’enfants de moins de 5 ans souffraient encore d’un retard lié à un épisode de malnutrition.

Chez les adultes, la malnutrition affaiblit, rend moins productif et plus vulnérable face à d’autres maladies. Pour les familles paysannes qui vivent de leur travail manuel et qui sont paradoxalement les principales victimes de ce phénomène, les conséquences en termes de revenus et de qualité de vie sont immédiates.

Le défi est de taille : pour tenter de répondre à la malnutrition chronique, l’aide humanitaire d’urgence ne suffit pas. Le droit à l’alimentation doit être traité sous tous ces aspects et géré à long terme.

Analyser la nutrition en adoptant une approche genre[3], nous permet de mettre en lumière différents aspects de la problématique mais aussi d’identifier des pistes de solution. Les rôles et positions des hommes et des femmes ne sont pas figés ; ils dépendent d’une région, d’un groupe social et d’une génération à l’autre. Pourtant, en règle générale, les femmes sont confrontées à de plus grandes difficultés que les hommes en ce qui concerne l’accès aux ressources productives, aux marchés et aux services[4]. Elles sont aussi confrontées à des obstacles juridiques et sociaux supplémentaires. Selon la Coalition contre la faim (CCF)[5], sept axes doivent être pris en compte pour comprendre la problématique de la nutrition et les discriminations liées au genre.

1)      RÉPARTITION INÉGALE DE L’ALIMENTATION

Dans le monde, 75% des personnes souffrant de faim et de malnutrition sont des paysan-ne-s. Ce paradoxe s’explique par le fait que la cause première de la malnutrition reste la pauvreté. Pour lutter contre la pauvreté et assurer une vie digne à leur famille, nombreux-ses agriculteurs et agricultrices vendent leurs produits de qualité, à haute valeur nutritive, pour s’acheter des denrées de moindre qualité et à prix bas[6].

Pour les femmes rurales, la situation est encore plus difficile.

« S’il y a assez de nourriture, cela ne pose pas de problème, toute la famille mange à sa faim. Par contre, quand il y a rationnement, ce sont souvent les femmes qui vont manger après les hommes et après leurs enfants[7].»

De plus, dans les pays en développement, certains tabous et habitudes alimentaires privent les femmes de consommer des denrées riches en protéines, fer et vitamines. Il faut donc veiller à aller au-delà de l’unité de base, « la famille » ou le « ménage » pour observer la répartition de la nourriture en son sein, pour chaque personne.

2)      DIFFÉRENTS TYPES DE PRODUCTIONS

Les femmes représentent 43% de la main d’œuvre agricole dans les pays en développement et s’occupent principalement de l’agriculture vivrière qui constitue la majeure partie de l’apport nutritionnel des familles paysannes. En 2011, la FAO estimait que les femmes produisent 60 à 80% des aliments de consommation familiale dans la plupart des pays en développement. Les hommes, eux, s’occupent généralement des cultures destinées à la vente et/ou au secteur de l’agroalimentaire afin d’assurer un revenu à leurs familles. Même si leur rôle est souvent oublié et peu reconnu, les femmes sont donc les principales responsables de la sécurité alimentaire de la famille.

3)      ACCÈS AU MARCHÉ

Ce sont généralement les hommes qui se chargent de la commercialisation de la production. Dans certains endroits, les femmes n’ont pas du tout accès au marché.

« Par exemple, au Maroc, dans la vallée du Drâa, ce sont les maris qui vendent la production. Les femmes s’occupent et élèvent les chèvres mais ce sont leurs maris qui les vendent. Ils reviennent à la maison en annonçant le prix de la vente à leurs femmes. Elles n’ont alors aucun moyen de contrôler si ce montant est réellement celui qu’ils ont perçu ».

Dans d’autres régions, elles ont accès au marché local mais n’ont pas accès à l’information sur les prix. Elles ne peuvent donc pas vendre leur production au meilleur prix.

4)      VALORISATION DES SAVOIRS TRADITIONNELS ET RECHERCHE

Dans de nombreux pays en développement, les femmes rurales sont les gardiennes des semences, des savoirs traditionnels et de la biodiversité. Bien qu’elles soient souvent analphabètes et aient difficilement accès aux nouvelles technologies, elles conservent leur rôle traditionnel tout en inventant de nouvelles stratégies pour lutter contre le changement climatique et nourrir leur famille.

Alors que des processus de recherche-action seraient nécessaires pour valoriser leurs savoirs et leur adaptabilité, la recherche s’intéresse essentiellement à l’agriculture de rente. Les femmes, principales actrices de l’agriculture vivrière, sont donc mises à l’écart et bénéficient peu des avancées de ces recherches.

5)      ACCÈS SÉCURISÉ ET CONTRÔLE DES RESSOURCES

Selon la FAO (2011), si les femmes en milieu rural bénéficiaient du même accès aux ressources productives que les hommes, le nombre de personnes souffrant de la faim dans le monde pourrait diminuer de 12 à 17%.

De manière générale, l’accès sécurisé et le contrôle des ressources représentent une difficulté pour les femmes. Elles ont généralement un accès aux ressources mais celui-ci n’est pas sécurisé et elles n’en ont pas le contrôle. L’accès à la terre peut dépendre des lois traditionnelles, religieuses et juridiques.

« Dans certaines situations, les femmes ont accès à la terre pendant la saison sèche. Elles y mettent des intrants, elles y amènent de l’eau, […] mais au moment de la saison des pluies, les hommes reprennent la terre. Tous les intrants qu’elles ont mis sont au bénéfice de la terre pour la culture du mari.»

L’accès aux ressources ne se résume pas à la terre. Selon la FAO (2010-2011), dans tous les pays du monde, « les femmes ont moins de terres et de bétail que les hommes, utilisent moins de semences améliorées, achètent moins d’intrants, recourent moins aux crédits et aux assurances ».

6)      CORESPONSABILITÉ FAMILIALE ET CITOYENNE

Coresponsabilité citoyenne

Pour avoir accès aux ressources, il faut avoir accès aux organes de gestion, de négociations et de décisions. Or bien souvent, les femmes n’y ont pas accès ou n’ont pas leur mot à dire. Prendre sa place alors que ce n’est culturellement pas valorisé pour les femmes n’est pas une mince affaire. Elles vont alors se retrouver avec des parcelles de terre plus éloignées, moins productives, de moins bonne qualité et plus rocailleuses.

Co-responsabilité familiale :

Les hommes ont une responsabilité dans la sécurité alimentaire et nutritionnelle de leur famille, qui ne peut reposer uniquement sur les femmes. Il faut mettre en place des activités/des formations pour responsabiliser l’ensemble de la famille, les hommes y compris, sur la diète alimentaire, en augmentant par exemple la participation des hommes dans la maintenance des foyers, dans la préparation des repas et dans le soin aux enfants, rôles traditionnellement pris en charge par les femmes (FAO, 2013).

7)      SÉCURITÉ

Dernière composante mais non des moindres, la sécurité joue un rôle très important dans l’accès à une nourriture de qualité nutritive. La violence et l’insécurité ont des conséquences directes et négatives sur la production agricole.

« Dans le cas de violences intrafamiliales, les femmes sont moins aptes à travailler au champs. Dans d’autres régions comme le Kivu, où la violence est généralisée et où les femmes sont les premières victimes, les femmes n’osent plus aller au champ, par peur de se faire violer en chemin. Elles restent donc en ville et développent tant bien que mal des petits potagers urbains ou autres commerces ».

Premières victimes de la malnutrition, les femmes sont centrales dans les solutions à mettre en œuvre.

Les femmes ont un rôle central dans la nutrition et la sécurité alimentaire. De fait, dans de nombreuses régions, elles prennent en charge les rôles dits reproductifs. Traditionnellement, elles ont la responsabilité de préparer le repas des enfants et des autres membres de la famille. Malgré les nombreuses inégalités que nous avons évoquées, les femmes mettent en place différentes solutions pour tenter de vivre dignement et de se procurer une alimentation saine et durable.

Comme nous l’avons vu, l’information sur les prix et les conditions de vente est plus difficilement accessible aux femmes. Face à cette situation, certaines femmes se regroupent en coopératives pour vendre leur production dans de meilleures conditions. Elles peuvent alors utiliser cet argent pour l’investir dans le bien-être de la famille. En effet, quand les femmes ont à leur disposition des revenus plus importants, la nutrition, la santé et l’instruction des enfants sont améliorés (FAO, 2010-2011).

Dans le cadre de ses actions, ADG soutient différentes organisations locales au Pérou et en Bolivie. Les approches « déviance positive » au Pérou et « Attention intégrée aux maladies prévalant dans l’enfance – AIEPI » en Bolivie sont fondées sur la conviction qu’il existe dans chaque communauté certaines femmes qui ont des pratiques leur permettant de se nourrir mieux que leurs voisin-ne-s, alors qu’elles disposent de ressources similaires et sont confrontées aux mêmes risques.

Au fil de ces processus, se dégagent des « Madres Vigilantes » ou promotrices, actives dans la diffusion de savoirs et pratiques. La méthodologie débute par un diagnostic des capacités, attitudes et pratiques pour identifier les « déviantes positives », ou promotrices, et se poursuit par l’organisation d’ateliers « à la maison ». Ceux-ci, organisés dans chaque communauté par petits groupes, sont des espaces de formation pratique autour du thème nutritionnel, durant lesquels les familles préparent et consomment les aliments de leurs récoltes tout en apprenant les bonnes pratiques alimentaires et l’équilibre de la ration.

Ce travail mené au Pérou et en Bolivie permet, non seulement, d’améliorer l’alimentation et la nutrition des familles paysannes, mais aussi, de valoriser le rôle des femmes au sein de leur famille et de leur communauté.

Au niveau de la production des stratégies se mettent aussi en place pour créer des systèmes agricoles plus résilients et durables. En développant d’autres formes de productions et de revenus, les femmes rurales jouent un rôle très important dans la transition vers un système alimentaire durable et vers l’agroécologie.

« Sans nécessairement être définie comme telle au départ, les femmes rurales mettent en œuvre naturellement une agriculture plutôt de type agroécologique. Par exemple, elles n’ont pas accès aux intrants donc elles en mettent peu. »

En valorisant et en renforçant le savoir-faire traditionnel des femmes rurales, l’agroécologie leur permet d’améliorer et de diffuser des techniques de production. Cela contribue à leur renforcement au niveau personnel (estime de soi), et vis-à-vis des autres membres de la famille et de la collectivité (reconnaissance de leur contribution). L’agroécologie dans une perspective de genre permet une approche multidimensionnelle de la nutrition et de la sécurité alimentaire. Au Nord comme au Sud, les femmes s’impliquent de plus en plus dans les initiatives de développement durable et de transition. Le chemin vers l’équité de genre est encore long, mais il est en marche !

Gwendoline Rommelaere

Pour aller plus loin :

  • Aide au Développement Gembloux (ADG) : L’agroécologie : reconnecter l’homme à son écosystème.
  • CHARLIER, S. & NUOZZI, C. (2014). Agroécologie, plaidoyer pour une perspective de genre, lutte contre la malnutrition et pour une souveraineté alimentaire. Recherche et plaidoyer du Monde selon les femmes, n°15, Bruxelles.
  • CHARLIER, S. & DEMANCHE, D. (2014), Perspectives de genre pour l’agroécologie – Regards croisés sur la souveraineté alimentaire, Cief genre du Monde selon les femmes.

[1]La malnutrition survient quand une personne ne reçoit pas une quantité suffisante de nourriture ou une nourriture non adaptée. Il faut donc prendre en compte aussi bien les calories nécessaires aux besoins journaliers que les micronutriments (vitamines et minéraux). Les personnes en surpoids ou en obésité peuvent donc se retrouver dans cette catégorie.

[2] FAO 2016

[3] Analyser les rôles et les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes

[4] FAO (2010-2011), la situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture, le rôle des femmes dans l’agriculture, combler le fossé entre les hommes et les femmes pour soutenir le développement.

[5] Fiche thématique Genre et nutrition (2014), basée sur les informations de Le Monde selon les femmes (LMSLF) et son partenaire REMTE Bolivie : CHARLIER, S. & DEMANCHE, D., «Perspectives de genre pour l’agroécologie – Regard croisés sur la souveraineté alimentaire», Le Monde selon les femmes, 2014

[6] Coalition contre la faim, 2013

[7] Entretien avec Sophie Charlier, chargée de mission plaidoyer et responsable de la recherche auprès de l’ONG belge Le Monde Selon Les Femmes (LMSLF)

Les nouvelles frontières de la politique migratoire européenne

publié par UniverSud en Octobre 2017

L’Union européenne et les réfugiés

Les conflits et les persécutions poussent des millions de personnes sur la route. Si la majorité des exilés restent à proximité de leur lieu d’origine, un certain nombre d’entre eux souhaite rejoindre l’Europe. Entre 2005 et 2015, les demandes d’asile déposées dans les pays européens ont augmenté de 650 %1, en grande partie en raison du conflit syrien. Face à cette augmentation, plutôt que de développer sa politique d’accueil, l’Union européenne tente d’endiguer les flux migratoires en verrouillant ses frontières et en passant des accords avec des pays du sud de la Méditerranée pour qu’ils arrêtent les migrants avant que ceux-ci n’arrivent aux portes de l’Europe. On parle d’externalisation des politiques migratoires. Pour ce faire, elle conditionne l’octroi de l’aide au développement à la mise en place par les pays tiers de stratégies de gestion des flux migratoires : pénalisation des réseaux clandestins, renforcement des contrôles frontaliers, adaptation des cadres législatifs, etc. Elle le fait avec des pays qui, comme la Mauritanie, ont plutôt une tradition d’ouverture, mais également avec des États qui ne sont pas réputés pour leur respect des droits humains.

Au niveau interne, en septembre 2015, le Conseil européen adopte un plan pour relocaliser 160 000 demandeurs d’asile situés en Grèce et en Italie vers les autres pays membres. En novembre, les pays du groupe de Visegrád (République Tchèque, Slovaquie, Hongrie et Pologne) verrouillent leurs frontières et rejettent les quotas de réfugiés2. En revendiquant les politiques migratoires et l’asile comme relevant de la souveraineté nationale, ils imposent la « solidarité flexible ». Chaque membre doit pouvoir choisir combien de réfugiés il souhaite accueillir, dans quelles conditions, mais également déterminer quelle sera sa contribution financière à la gestion de la crise. Après la fermeture de la route des Balkans, la Grèce et l’Italie, responsables de la gestion des frontières extérieures et de l’examen des demandes d’asile, se trouvent débordées.

La coopération Turco-Européenne

C’est dans ce contexte que les chefs d’État des 28 pays membres de l’Union Européenne et leurs homologues turcs ont entrepris en 2015 des négociations qui ont donné lieu à la déclaration du 18 mars 20163. Les négociations sont une réponse aux désaccords entre les membres de l’Union sur la question du soutien aux réfugiés.

Le but est de mettre fin aux migrations irrégulières par la fermeture des routes migratoires et le démantèlement de l’organisation des passeurs. Derrière ceci, il y a surtout la volonté de l’Europe de fermer les routes migratoires qui passent par la Turquie. Or, la Turquie est une zone cruciale dans la gestion des flux migratoires vers l’Europe car elle se situe sur le passage de deux trajets : la route pédestre des Balkans et la voie maritime de la Méditerranée orientale. Elle partage également une frontière poreuse avec la Syrie.

Ainsi, dans cette déclaration, la Turquie s’est engagée à prendre « toutes les mesures nécessaires pour éviter que de nouvelles routes de migration irrégulière, maritimes ou terrestres, ne s’ouvrent au départ de son territoire en direction de l’UE, et [à coopérer] avec les États voisins ainsi qu’avec l’UE à cet effet. » D’autre part, les migrants partis de la Turquie pour les îles grecques ne demandant pas l’asile ou dont la demande d’asile a été jugée infondée ou irrecevable sont renvoyés en Turquie. Par ailleurs, si la Turquie avait signé la Convention de Genève, elle avait cependant émis une restriction géographique : seuls les citoyens européens pouvaient bénéficier du statut de réfugié. En 2015 et en préparation de la déclaration, la Turquie a donc créé un statut de protection temporaire à destination des Syriens exilés sur son territoire. Cela a permis l’adoption du programme « un pour un » : un migrant irrégulier intercepté en Grèce passé par la Turquie y sera renvoyé. Pour chaque migrant renvoyé, un demandeur d’asile régularisé depuis la Turquie sera accepté et relocalisé en Europe. Ce programme a un nombre de places limité à 72 000 personnes.

En contrepartie, afin de venir en soutien aux réfugiés en Turquie et d’alléger la charge de l’État turc, l’UE s’est engagée à verser deux tranches de trois milliards d’euros chacune pour financer des projets liés à santé, à l’éducation, aux infrastructures, à l’alimentation, et autres frais de subsistance. De plus, la Turquie souhaitait bénéficier d’un régime de visa plus favorable à la circulation de ses citoyens au sein de l’Union, d’une intégration plus forte de l’État au sein de l’union douanière et de la relance des négociations d’adhésion6. En raison des récentes tensions diplomatiques, ce dernier point est à l’heure actuelle suspendu.

En ce qui concerne le nombre d’arrivées en Grèce, les actions entreprises se révèlent efficaces. Alors qu’en 2016, la commission européenne enregistrait 1700 arrivées quotidiennes en Grèce et un total de 1150 décès ou disparitions en mer Égée, en 2017, les arrivées sont réduites à 52 par jour et 105 personnes décédées ou disparues. Le nombre de personnes entreprenant ce voyage périlleux a donc clairement diminué. Mais est-ce une bonne nouvelle ?

L’accord de la honte

Les accords pris, sous forme de déclaration, par l’UE et la Turquie posent problème à plusieurs niveaux. D’abord, verrouiller une route ne résout rien. Au contraire, lorsqu’une route migratoire se ferme, de manière physique ou administrative, une autre s’ouvre ailleurs, souvent plus dangereuse, occasionnant plus de risques pour ceux qui sont déterminés à venir en Europe.

Ensuite, avec le virage autocratique du président turc Erdogan, le traitement réservé aux journalistes et aux contestataires et la relation compliquée qu’entretien le pays avec ses minorités, considérer la Turquie comme un État sûr pour des populations vulnérables est paradoxal.

De manière plus fondamentale, c’est le principe même d’externalisation des politiques migratoires qui pose problème. L’Union européenne se déleste de ses responsabilités vis-à-vis des migrants et n’aide que chichement les populations vulnérables. C’est surtout le signe de la faiblesse de la solidarité entre pays européens. En effet, la règle en vigueur pour les demandes d’asile est que celles-ci doivent être déposées dans le premier pays européen où les migrants posent le pied. Les pays frontaliers comme la Grèce et l’Italie sont débordés. Plutôt que de revoir cette règle et de répartir les candidats à l’asile au sein des pays européens, les accords d’externalisation les renvoient en dehors de l’Europe, là où ils risquent d’être moins protégés et surtout loin des yeux – et donc loin du cœur – des populations européennes. A contrario, l’aide versée à la Turquie, du fait qu’elle garde les migrants sur son territoire, aurait pu être investie dans des projets pour les migrants qui auraient été plus largement accueillis en Europe, créant des emplois mais surtout une culture d’accueil et de solidarité.

Enfin, cette déclaration donne un exemple négatif pouvant inciter d’autres États à se dédouaner eux aussi de leurs responsabilités morales et humanitaires quant à leur soutien aux réfugiés.

Les coopérations de ce type se multiplient depuis plusieurs années. Déjà mis en œuvre avec le Maroc ou la Tunisie, l’UE prévoit de développer de nouveaux accords avec la Libye, par exemple. Plus généralement, l’Union Européenne et l’Union Africaine se rapprochent afin d’approfondir leur coopération. Des partenariats avec le Nigeria, le Niger, l’Éthiopie, le Sénégal et le Mali sont en négociation. L’Europe représente un espace de paix, de solidarité et l’espoir d’une vie sûre et confortable pour les migrants, mais les valeurs démocratiques, égalitaires et humanistes de l’UE se dissolvent dans la gestion des flux migratoires, donnant une impression d’hypocrisie de moins en moins soutenable.

Une campagne pour la justice migratoire

En vue de dénoncer la stratégie européenne d’externalisation des politiques migratoires est née la plateforme pour la justice migratoire coordonnée par le CNCD-11.11.11 et dont fait partie UniverSud. Ce groupe d’organisations défend :

  • La lutte contre les inégalités pour que toute personne puisse vivre décemment là où elle souhaite vivre ;
  • La mise en place de voies d’accès sûres et légales au sol européen et la fin des violences aux frontières ;
  • L’instauration de l’égalité de droits afin de mettre fin au dumping social ;
  • La déconstruction des préjugés et la construction d’un discours objectif et constructif sur les migrants ;

La plateforme a récemment tenu des assises citoyennes un peu partout en Belgique. De ces assises est sorti un texte qui propose une autre vision de la gestion des migrations, basée sur l’accueil, l’ouverture, la solidarité et le respect de la dignité humaine que vous trouverez un peu plus loin dans ce dossier.

Et à notre niveau ?

Il y a plusieurs niveaux d’action possible contribuer à mette en œuvre la justice migratoire : s’informer correctement et ne pas se laisser influencer par les populismes politiques et médiatiques ; s’imaginer devenir réfugié ; échanger avec ses voisins ; rejoindre une association ; rencontrer, échanger, héberger un réfugié ou un sans-papier ; faire valoir ses droits et ses devoirs et ceux de nos représentants politiques ; voter pour et interpeller nos représentants ; demander que nos communes, nos états, notre Union Européenne deviennent hospitaliers comme le propose la campagne Communes Hospitalières dont il est question dans un des article de ce dossier.

Se rassembler pour mieux se faire entendre. Deux jours de rencontres et de protestations : le 12 Décembre 2017, contre-sommet européen – pour mieux comprendre le phénomène ; et le 13 décembre 2017, occupation au pied de la Commission Européenne et du Conseil Européen – pour se faire entendre. Plus d’infos : http://www.cncd.be/13decembre

Claire Chevrier
Volontaire UniverSud
Étudiante en population et développement.

Pour aller plus loin:

Lire la déclaration : http://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2016/03/18-eu-turkey-statement/
Lire le sixième rapport des progrès de la mise en œuvre (en anglais) : http://www.refworld.org/docid/59477d454.html
Pour s’engager dans la campagne, n’hésitez pas à contacter UniverSud ou l’antenne du CNCD-11.11.11 de votre province.

LexiqueEst migrant, tout individu vivant dans un autre territoire que celui de sa naissance pendant une durée supérieure à une année.

Un réfugié est une personne forcée de quitter son pays pour se protéger des persécutions qu’elle subit. Entre la demande de protection et l’obtention du statut de réfugié, le migrant est un demandeur d’asile. Ces catégories rassemblent des groupes de personnes particulièrement vulnérables : elles peuvent être traumatisées et isolées. Ce statut de réfugié est donné par un État et est régi par la convention de Genève de 1951.

Une personne « sans-papier » est une personne vivant sur un territoire étranger sans titre de séjour ou visa. Cela peut être le cas de personnes qui n’ont jamais fait de demande de statut, de personnes dont le titre de séjour a expiré (un étudiant qui reste dans le pays où il a fait des études alors qu’elles sont terminées), une personne déboutée du droit d’asile qui ne quitte pas le territoire, etc. On parle également de migrant en situation irrégulière pour parler de personne séjournant à l’étranger sans avoir de titre de séjour en règle.

Un MENA (Mineur Etranger Non Accompagné), est une personne migrante de moins de 18 ans isolée de ses parents. Ce peut être un demandeur d’asile, un réfugié, un sans-papiers, etc.

La Convention de Genève de 1951Suite aux larges mouvements de population de la Deuxième Guerre mondiale, l’Organisation des Nations Unies rédige la Convention relative au statut des réfugiés. Plus communément appelée la convention de Genève de 1951, elle définit le terme réfugié et cadre les obligations des États quant à la protection des victimes de persécution. La convention est le support des politiques européennes concernant la demande d’asile et le statut de réfugié.

Est réfugié toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays » (p. 16).

Les États signataires de la convention s’engagent à accueillir et protéger les réfugiés sans discrimination et ne peuvent expulser ou refouler « de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques » (p. 32).

Lire la Convention de Genève : http://www.unhcr.org/fr/4b14f4a62

Règlementations EuropéennesL’espace Schengen garantit le libre mouvement et le droit d’établissement des citoyens européens sur le territoire de l’Union. Il implique la suppression des contrôles aux frontières intérieures du territoire de l’Union Européenne et le transfert de la responsabilité des contrôles aux pays ayant une frontière extérieure, comme la Roumanie ou l’Espagne, par exemple.

Frontex est l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. En coordonnant les activités de contrôle, elle vient en soutien aux pays ayant une frontière extérieure. Bénéficiant de matériel militaire, elle recueille des informations sur les routes migratoires, identifie les migrants, démantèle les réseaux de passeurs et détruit leurs bateaux.

Le régime d’asile européen commun (RAEC) a pour objet d’harmoniser les politiques nationales des pays membres, de faciliter la procédure d’asile, d’améliorer le traitement impartial, rapide et qualitatif des demandes de protection, de garantir le non-refoulement des demandeurs vers des territoires dangereux et des conditions dignes et décentes d’accueil des demandeurs et des bénéficiaires de la protection internationale européenne. S’il se veut commun et uniformisé, les États ont tout de même une grande part de liberté, notamment quant aux conditions d’accueil des réfugiés et à la gestion de leurs frontières.

Le règlement de Dublin impose aux réfugiés de déposer leur demande d’asile dans le premier pays de l’UE qu’ils atteignent. Il est problématique car il concentre les responsabilités du traitement des demandes d’asile sur les pays ayant une frontière extérieure. Ces derniers peuvent se trouver débordés, entraînant des conditions d’accueil difficiles et insuffisantes. C’est le cas de l’Italie et de la Grèce, par exemple. Le demandeur d’asile peut se retrouver dans un pays réfractaire à l’accueil de réfugiés, et isolé des personnes qu’il connaît en Europe.

Eurodac est la base de données européenne rassemblant les identités et les empreintes digitales de toutes les personnes entrant sur le territoire de l’Union. Elle permet notamment d’identifier le pays d’arrivée des migrants et de les y renvoyer selon le règlement de Dublin.

Lire la brochure sur le régime d’asile européen commun de la commission européenne : https://ec.europa.eu/home-affairs/sites/homeaffairs/files/e-library/docs/ceas-fact-sheets/ceas_factsheet_fr.pdf

1Eurostat : http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/File:Asylum_applications_(non-EU)_in_the_EU-28_Member_States,_2005%E2%80%932015_(%C2%B9)_(thousands)_YB16-fr.png

2 Les hongrois refusent le plan par référendum.

3 A retrouver en ligne: http://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2016/03/18-eu-turkey-statement/

4Estimé à 510,6 millions par l’Union Européenne : https://fr.statista.com/statistiques/564180/total-de-la-population-de-l-union-europeenne-eu/

5Estimé à 22,5 millions par l’UNHCR ( http://www.unhcr.org/fr/apercu-statistique.html)

6Au vue des dérives du régime actuellement en place en Turquie autocratiques l’adhésion est aujourd’hui suspendu.

 

Le CETA, où en est-on?

publié par UniverSud en Juin 2017

Le Comprehensive Economic Trade Agreement (en français Accord économique et commercial global, bien connu sous son acronyme CETA) est un accord commercial extrêmement ambitieux signé entre l’Union européenne et le Canada. S’il devait entrer en vigueur dans son état actuel, il établirait entre les deux partenaires une zone de libre-échange, c’est-à-dire un espace où la quasi-totalité des marchandises peuvent circuler sans être frappée de droits de douane, ce qui est assez classique. Le CETA contient cependant également des dispositions sur les investissements, le commerce des services, la politique de concurrence et les entreprises d’Etat, les marchés publics, la propriété intellectuelle, la coopération réglementaire…

Dès avant sa signature, le CETA a fait couler beaucoup d’encre. Si certains voient en lui un formidable instrument de libéralisation des échanges, dont la signature permettra la création de centaines de milliers d’emplois et d’importantes économies pour les consommateurs, d’autres y voient au contraire un accord conclu au bénéfice exclusif des multinationales,  impliquant par ailleurs des renoncements intolérables à leur souveraineté par les États membres de l’Union européenne.

Les origines du CETA

Comment en est-on arrivés à cet accord ? Pour comprendre l’origine du CETA, il faut retourner une vingtaine d’années en arrière, à la Conférence ministérielle de Singapour de l’Organisation mondiale du commerce de 1996. À cette occasion, la Communauté européenne avait introduit des propositions concernant certaines questions horizontales, qui allaient être qualifiées de « matières de Singapour ». Il s’agissait de :

  • les interactions entre commerce et politiques en matière de concurrence ;
  • les liens entre commerce et investissement ;
  • la transparence des pratiques de passation des marchés publics ;
  • la facilitation des échanges[1].

La Communauté et certains de ses partenaires espéraient que ces matières entreraient dans le corpus juridique de l’OMC. Cela aurait obligé l’ensemble des États membres de cette organisation à les respecter, en raison notamment du mécanisme de règlement des litiges extrêmement efficace mis en place en son sein.

À l’occasion de la Conférence ministérielle de Cancun de 2003, une vingtaine de pays en développement formèrent toutefois une coalition (dont le nom a varié avec le temps : G20, G21, G22…). Ils réclamaient des réductions importantes des mesures de soutien accordées par les pays développés à leurs agriculteurs, sans réciprocité, avant d’accepter l’ouverture de négociations sur de nouveaux secteurs. En fin de compte, l’Union européenne accepta d’abandonner ses propositions concernant les liens entre commerce et investissements, commerce et concurrence et transparence dans les marchés publics. Les négociations au sein de l’OMC n’en sont pas moins bloquées depuis 2003, en raison du désaccord persistant entre les membres sur la réduction des mesures de soutien agricole. Ce blocage a pour conséquence qu’aucune avancée n’a été constatée en termes de libéralisation du commerce des marchandises et des services, ni en matière de réglementation des aspects relatifs au commerce des droits de propriété intellectuelle depuis lors.

Les perspectives d’évolution au niveau multilatéral sont dès lors à l’heure actuelle bloquées. Face à cette situation, un certain nombre de membres ont préféré recourir à la voie bilatérale pour poursuivre la libéralisation des échanges et réglementer entre eux certaines matières de Singapour. Le CETA (comme le Partenariat transatlantique en négociation avec les États-Unis, et d’autres accords conclus récemment par l’Union européenne, notamment avec Singapour) entre dans cette mouvance.

Parallèlement à ces négociations, les gouvernements des États membres de l’OCDE avaient décidé en 1995 d’entamer la négociation d’un traité international, l’Accord multilatéral sur les investissements (mieux connu sous son acronyme AMI), dont l’objectif était d’établir pour l’investissement international un large cadre multilatéral comportant des normes élevées de libéralisation des régimes d’investissement et de protection de l’investissement, et doté de procédures efficaces de règlement des différends ». Les négociations de cet accord avaient eu lieu dans le plus grand secret pendant trois ans.

Alertée, la société civile avait commencé à exercer des pressions sur les gouvernements participants afin qu’ils interrompent ces négociations. Les principales craintes concernaient la limitation de la souveraineté des États en matière de protection de l’environnement, des droits sociaux des travailleurs et des industries culturelles. Les négociations furent interrompues en mai 1998 et définitivement arrêtées en décembre de la même année.

La négociation du CETA

C’est dans ces conditions que commencèrent les négociations en vue de la conclusion d’un accord commercial global entre l’Union européenne et le Canada. Le Conseil autorisa la Commission à entamer les négociations le 24 avril 2009. Ces directives de négociations ne furent publiées par la Commission que le 15 décembre 2015, sous la pression de la société civile, après la conclusion des négociations.

Celles-ci s’achevèrent en août 2014. Le texte de l’Accord fut rendu public le 26 septembre 2014, à l’occasion du sommet UE-Canada. Des modifications (notamment au niveau du règlement des différends liés aux investissements) furent apportées jusqu’en février 2016. Le CETA signé le 30 octobre 2016 à l’occasion du sommet UE-Canada de Bruxelles.

Les réactions de la société civile

Deux points importants ont suscité des réactions au sein de l’opinion publique, qui ont entraîné de nombreuses manifestations anti-CETA. Le premier de ces points est la question des investissements. Ce secteur est très sensible. A l’heure actuelle, près de 3000 accords bilatéraux forment une toile d’araignée universelle réglementant la question. Le CETA ne serait dès lors qu’un accord de plus, mais il soulève des questions.

Le secteur des investissements est en effet le seul où les litiges opposent systématiquement des entreprises et des États[2] Traditionnellement, les entreprises répugnent à comparaître devant les tribunaux de l’État où elles se sont implantées, par crainte notamment d’une corruption potentielle des juges, des pressions que leur gouvernement pourrait faire peser sur eux ou de la longueur des procédures. Les traités bilatéraux de promotion des investissements prévoient dès lors souvent le recours à l’arbitrage (souvent dans le cadre du Centre international pour le règlement des différends liés aux investissements de la Banque mondiale, ou de la Chambre de commerce internationale, dont le siège est à Paris).

Le principal défaut d’une procédure d’arbitrage (par rapport à une procédure judiciaire nationale classique) est son coût très élevé. Par ailleurs, son acceptation implique une renonciation de l’Etat d’accueil à une part de sa souveraineté, et une reconnaissance du caractère potentiellement corruptible de son système judiciaire. Tant le Canada que l’Union européenne se sont toutefois mis d’accord sur le choix de l’arbitrage pour le règlement des litiges liés aux investissements. Afin de mieux faire passer la procédure d’arbitrage auprès de ses citoyens, l’Union européenne a proposé (et obtenu) la mise en place d’un Tribunal spécifique, composé de juges professionnels, avec possibilité d’appel. On peut toutefois s’interroger sur l’intérêt de prévoir une telle procédure spécifique pour trancher les litiges liés aux investissements. Les deux parties sont-elles si méfiantes vis-à-vis de leurs systèmes judiciaires respectifs ? En tout état de cause, si le CETA et le TTIP (qui contiendra lui aussi des dispositions relatives à l’arbitrage pour le règlement des litiges liés aux investissements), l’échec des négociations de l’AMI de 1997 serait oublié.

Le second de ces points est la coopération réglementaire. Le CETA prévoit la mise en place d’un Forum pour réduire les différences réglementaires entre les parties au traité. Ce Forum se voit à première vue reconnaître une fonction purement consultative. Des doutes ont cependant été émis quant à son rôle véritable, et aux risques de nivellement par le bas des réglementations applicables par les Parties, même si celles-ci ont fait assaut de déclarations pour affirmer que ce ne serait pas le cas.

La résistance de certains parlements communautaires et régionaux belges

Le CETA est un accord mixte. En raison de la multiplicité des matières qu’il réglemente, dont certaines sortent du champ de compétence de l’Union européenne, sa signature a dû être réalisée par l’Union et ses 28 États membres[3]. Il en sera de même au moment de la ratification, le CETA devant repasser devant les parlements nationaux[4] avant que les instruments de ratification puissent être déposés.

Ces procédures se déroulent généralement sans anicroches. Pourtant, au moment où les entités fédérées belges durent accorder la délégation de signature à l’État fédéral pour que celui-ci signe le CETA au nom de la Belgique, un certain nombre de parlements fédérés (notamment le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles et le Parlement wallon) adoptèrent des motions invitant leurs exécutifs respectifs à ne pas accorder de délégation de signature au gouvernement fédéral.

Cette possibilité de blocage d’un accord international de cette ampleur par le parlement d’une entité fédérée d’un peu plus de 3 millions d’habitants fut vue avec incrédulité (et parfois une certaine colère) par les partenaires de la Belgique. Elle constitue cependant l’une des caractéristiques du système institutionnel belge né de la sixième réforme de l’État de 1993. Les entités fédérées disposent d’une grande autonomie dans leurs relations internationales, y compris à l’occasion de la conclusion des traités mixtes[5]. Celle-ci avait été réclamée par la Flandre, qui souhaitait à tout prix que le gouvernement fédéral ne puisse pas empiéter sur ses compétences internationales. De façon assez ironique, ce sont les francophones qui tentèrent pour la première fois d’utiliser les instruments mis à leur disposition pour tenter de bloquer la signature d’un traité multilatéral d’importance…

La résistance d’un certain nombre d’assemblées au moment de la délégation de signature n’a pu être vaincue qu’après une concertation entre le gouvernement fédéral et les exécutifs des Communautés et Régions concernées. Celle-ci a abouti à l’adoption d’un « compromis à la belge » qui a pris la forme d’une « Déclaration du Royaume de Belgique relative aux conditions de pleins pouvoirs par l’État fédéral et les entités fédérées pour la signature du CETA » du 23 octobre 2016.

Celle-ci commence par rappeler que, conformément au droit constitutionnel belge, le processus de ratification du CETA par l’Union pourra échouer de manière permanente et définitive suite à l’échec d’une procédure d’assentiment par l’une (ou plusieurs) des assemblées parlementaires des Communautés et Régions (point 1). Elle précise ensuite que la Belgique s’engage à interroger la Cour de Justice de l’Union européenne sur la compatibilité du système de règlement des différends relatifs aux investissements mis en place dans le cadre du CETA (à l’heure actuelle, 7 mois après l’adoption de la Déclaration, cette question n’a toujours pas été posée). En cas de réponse négative de la Cour, le CETA devrait absolument être amendé sur ce point.

La Déclaration précise enfin que, sauf décision contraire de leurs Parlements respectifs, la Région wallonne, la Communauté française, la Communauté germanophone, la Commission communautaire francophone et la Région de Bruxelles capitale n’entendent pas ratifier (la déclaration commet ici une erreur, puisqu’il ne s’agit pas de « ratifier » mais de voter un décret d’assentiment) le CETA sur base du système de règlement des différends susmentionné tel qu’il existe à l’heure actuelle.

La procédure d’entrée en vigueur d’un accord international exige en effet qu’après sa signature, le traité repasse devant les parlements nationaux (et fassent l’objet d’un assentiment par ceux-ci) pour que les États puissent procéder à sa ratification, étape ultime et indispensable avant son entrée en vigueur.

Le CETA devra par conséquent immanquablement revenir devant les parlements fédérés belges. Or, la procédure de règlement des différends n’a pas (encore) fait l’objet d’un amendement. Si le gouvernement fédéral respecte l’engagement qu’il a pris dans la déclaration du 23 octobre 2016, il devrait poser une question à la Cour de Justice. Si celle-ci censure le Tribunal arbitral mis en place dans le CETA, des négociations devront immanquablement recommencer afin d’amender celui-ci. Il appartiendra alors aux parlements précités de juger de l’acceptabilité du nouveau mécanisme mis en place. Si, par contre, la cour devait valider le mécanisme, le vote des décrets d’assentiment risque d’être chahuté… Dans le respect de la déclaration faite, la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Région wallonne, la Région de Bruxelles-capitale et la Communauté germanophone devraient refuser de voter les décrets d’assentiment nécessaires, empêchant ainsi la Belgique de procéder à la ratification du CETA, et donc son entrée en vigueur… On imagine sans peine les pressions énormes qui s’exerceront sur ces parlements pour qu’ils reviennent sur leurs positions et acceptent malgré tout de voter en sa faveur. La non-participation de la Belgique à un accord qui ne concernerait que les (bientôt 26) autres États membres de l’Union est impensable, en raison des liens inextricables qui lient les États membres entre eux…

L’avenir nous dira ce qu’il adviendra du CETA. Il a, à tout le moins, démontré la capacité des entités fédérées belges, soutenues pas un mouvement important de citoyen, à peser sur l’adoption et l’entrée en vigueur de traités internationaux, même conclus au niveau européen. Restons vigilants.

Philippe Vincent

[1] C’est-à-dire l’élimination des formalités considérées  inutiles qui ralentissent le passage des marchandises aux frontières.

[2] On parle en anglais d’ISDS: Investor-State Dispute Settlement (Règlement des différends investisseur/Etat).

[3] Ce qui, en Belgique, implique l’accord du gouvernement fédéral et des entités fédérées, dont certaines furent très réticentes à accorder la délégation de signature au fédéral.

[4] Pour la Belgique, cela impliquera l’adoption de normes d’assentiment par les parlements fédéral, régionaux et communautaires.

[5] L’expression ayant ici une signification similaire qu’au niveau européen, puisqu’elle concerne des traités impliquant à la fois des compétences de l’État fédéral et de Régions et/ou de Communautés.

Au-delà du commerce équitable

publié par UniverSud en Octobre 2017

L’EXEMPLE DE LA COOPÉRATIVE CAFÉ CHORTI

Histoire de café

Tout commence en 1994, lorsque Dimitri Lecarte, fraîchement diplômé et souhaitant se rendre utile, part au Guatemala, dans la région Chorti, à la frontière entre le Honduras et le Salvador. Dans cette région vivent les indiens Chorti, l’une des 23 ethnies d’indiens descendantes des Mayas.  Il rejoint un prêtre envoyé par sa paroisse pour mener des projets humanitaires. Cette expérience de trois ans dans la mission lui fait prendre conscience que si les projets humanitaires peuvent être nécessaires pour répondre à une crise, ils créent des dépendances, surtout si la situation d’ « urgence » s’installe. Il lui a donc semblé nécessaire de mettre en place les conditions d’un développement basé sur les savoir-faire de la population, sur leur travail. Dans le cas des indiens Chorti, ce développement parait alors pouvoir se construire sur la culture du café.

Il faut savoir que dans les années 80, suite à l’insuffisance de l’offre mondiale de café par rapport à la demande, les institutions financières ont poussé les agriculteurs à entreprendre dans la culture du café. Les indiens Chorti se sont engagés dans la production sans bien en cerner les tenants et les aboutissants. En effet, ils n’avaient pas de contact quotidien avec l’argent, ni de notions sur le fonctionnement d’un prêt financier, avec capital et intérêt, ni d’idée de la valeur du café sur les marchés internationaux. Poussés par la demande, ils se sont lancés malgré tout dans la production de café. Après 4 ans – temps nécessaire pour qu’une culture commence à produire – ils n’ont pu trouver d’acheteurs prêts à payer un prix suffisant pour vivre de leur production et rembourser ne serait-ce que les intérêts de leur emprunt, ceux-ci pouvant monter jusqu’à 30% du capital emprunté. Certains ont vu leurs terres saisies par les banques ; d’autres ont dû partir comme travailleurs agricoles dans d’immenses plantations, payés 1 à 2 euros par jour, provoquant l’explosion de leur famille ; d’autres encore ont continué à produire vaille que vaille, acculés par les dettes à rembourser.

C’est dans cette situation que Dimitri Lecarte a lancé la réflexion avec les indiens Chorti quant à la possibilité de baser leur développement sur la production de café. Le commerce équitable, à l’époque bien moins connu qu’aujourd’hui, leur est apparu comme étant la solution idéale. En effet, cela leur ouvrait la possibilité de se positionner sur le marché de l’exportation en formant les producteurs et en leur proposant une filière où leur café serait transformé et commercialisé avec un accord sur le prix minimum. L’intérêt pour les indiens Chorti était surtout de pouvoir construire une relation sur le long terme qui consolide leur marché. Un bon client n’est pas forcément un client équitable, ni même forcément un client proposant un prix élevé, mais bien un client qui s’engage sur le long terme. Cet engagement est important car les producteurs de café, à l’instar de tous les agriculteurs du Sud comme du Nord, doivent préfinancer leurs récoltes : ils doivent acheter des graines, de l’outillage, éventuellement des engrais – même organiques, car ils ne possèdent pas assez de terres pour disposer de matières végétales permettant de produire les volumes de compost nécessaires à la fertilisation adéquate des plantations – etc., et tout cela avant d’avoir touché l’argent de la vente de leur récolte. Ils doivent donc emprunter et s’endetter. Savoir qu’ils ont un client qui leur achètera à un prix garanti est essentiel pour planifier leur production et investir avec assurance dans leur propre développement.

Ils se sont donc lancés avec la certification Max Havelaar afin de pouvoir exporter leur café labélisé sur le marché international. Mais ils se sont bien vite frottés aux limites des certifications du commerce équitable.

Limites et dérives des certifications du commerce équitable

Si certaines organisations garantissent que les produits ont été faits dans des conditions sociales décentes et sur la base d’une relation construite et négociée sur le long terme avec les producteurs, les certifications, en général, se basent essentiellement sur le respect d’un cahier des charges. Les cultivateurs n’ont aucun pouvoir de négociation sur les conditions, ils doivent s’y conformer et sont contrôlés dans les plus petits détails. Peu importe si ces contraintes organisationnelles viennent heurter leur mode de fonctionnement et de vie. Par ailleurs, la mise en place de ce cahier des charges a un coût significatif difficile à rentabiliser et qui ne l’est généralement que grâce aux subsides octroyés aux producteurs qui peuvent prétendre au label. Quant au prix d’achat, s’il y a un accord sur le prix minimum, le producteur n’a cependant aucune visibilité sur le prix auquel est vendu son café dans les commerces occidentaux. Cette asymétrie du pouvoir de décision et de l’information reflète un rapport Nord-Sud qui, malgré sa volonté d’être équitable, reste inégal.

L’un des avantages du commerce équitable est qu’il propose un préfinancement des récoltes. Cependant, si certaines organisations de commerce équitable préfinancent les récoltes sur fonds propres ou prennent en charge les intérêts, d’autres labels proposent simplement aux producteurs de passer par des organismes de prêt indépendants «certifiés » équitables. Ces organismes peuvent réclamer jusqu’à 10% d’intérêt, ce qui est en dessous des taux classiques mais reste une somme non négligeable et ne résout pas le problème de l’endettement.

Soulignons également qu’avec l’augmentation des consommateurs sensibilisés aux problématiques des producteurs, le marché de l’équitable n’a cessé de grandir et la grande distribution, par l’odeur alléchée, a fait entrer ces produits dans ses rayons, redorant au passage son image mais sans changer ses pratiques.  Ainsi Oxfam[1], à l’instar de nombreux acteurs et analystes du commerce équitable, dénonce des pratiques peu éthiques telles que l’absence d’engagement dans la durée, des ruptures de contrat soudaines avec les partenaires producteurs, des délais de paiement longs – plutôt que des avances sur commande qui permettent le préfinancement – ou encore la réduction du pourcentage d’ingrédients équitables dans les produits dits mixtes. Les grandes surfaces font également payer aux fournisseurs certains services comme le référencement en catalogue ou la mise en valeur en rayon.

Par ailleurs, afin de proposer à leur clientèle des produits à un prix minimum, les grandes surfaces font pression pour diminuer les coûts de production, tirant vers le bas la qualité intrinsèque du produit et ses qualités extrinsèques, à savoir les conditions sociales et environnementales de production. Par exemple, les labels de grande distribution, tels que Fairtrade ou Max Havelaar, autorisent les produits issus de plantations plus enclines aux violations des droits des travailleurs. Cela a pour conséquence de mettre en concurrence les petits producteurs avec ces plantations. La grande distribution fait également pression afin de rabaisser les critères de l’équitable, et les certifications, qui dépendent du nombre de clients pour assurer leur survie, se retrouvent prises dans un conflit d’intérêt. On assiste alors à un nivellement par le bas du commerce équitable. Celui-ci, initialement créé pour contrer les injustices engendrées par le commerce international classique, est rattrapé par la logique commerciale de maximisation des profits des acteurs dominants, au détriment de la lutte contre les inégalités Nord-Sud.

Finalement, c’est un peu le scénario des années 80 qui se reproduit ; peut-être en moins brutal certes, mais avec l’augmentation de la demande en café équitable se crée une pression chez les producteurs pour qu’ils intègrent la filière sans tenir compte de leurs capacités et de leurs intérêts à la reconversion. C’est de cette façon que la communauté des indiens Chorti s’est endettée pour monter dans le train de l’équitable mais aujourd’hui, selon Dimitri Lecarte, si l’on interroge les associés de la coopérative, la plupart diront qu’ils vivent moins bien maintenant qu’il y a 25 ans, que leur situation de vie est bien plus critique et dépendante de la finance.

Au-delà du commerce équitable : construire sa propre filière

Après 11 ans de certification Max Havelaar, et confrontée à ses limites, la coopérative de producteurs a senti la nécessité de prendre un nouveau tournant. Pas question de laisser tomber ou de tout changer du jour au lendemain : l’idée était plutôt de faire évoluer le système. C’est à cette époque qu’au Nord, les mouvements de solidarité avec les producteurs locaux, au travers notamment des circuits courts, sont nés et se sont développés grâce à des consommateurs de plus en plus conscientisés. Si, au Guatemala, le produit est différent, les problématiques des cultivateurs sont les mêmes. Café Chorti a alors eu l’idée de créer sa filière en circuit court. Court non pas en distance géographique – aux dernières nouvelles le café ne pousse pas en Belgique – mais court à travers la relation entre producteurs et consommateurs, c’est-à-dire sans intermédiaires. Ils sont ainsi revenus aux prémices du commerce équitable, lorsque la filière était construite sur un modèle intégré, avec un seul acteur mettant en contact direct les producteurs et les consommateurs.

Le projet n’était pas mince : il a fallu construire la filière intégrée, de l’exportation à la distribution en passant par la conservation, l’emballage et la torréfaction. Et puis surtout, n’ayant plus de certification, il a fallu construire un marché. Pendant plusieurs années, Café Chorti a cherché à résoudre cette difficulté avant d’avoir l’idée de former une coopérative internationale qui permettrait de construire une relation de confiance, pour garantir le respect des critères environnementaux, sociaux et économiques qui sont ceux qui motivent le consommateur à acheter équitable. C’est ainsi que la coopérative multinationale à finalité sociale Café Chorti est née. Cette coopérative regroupe tous les acteurs de la chaine commerciale : les producteurs de café, bien entendu, mais également le transformateur, les distributeurs, les consommateurs, la coopérative qui finance au niveau local, et tous ceux qui ont l’envie de participer. Les parts des coopérateurs servent à préfinancer les récoltes. La participation permet à chaque maillon de la chaine, individu ou personne morale[2], de participer aux assemblées générales et d’avoir le droit de vote. Ce mode de fonctionnement permet d’explorer ensemble les plus petits détails relatifs à l’organisation et au partage de l’information. La transparence de la chaine est ainsi garantie. Ensemble, ils ont par exemple déterminé la valeur du café : il a fallu calculer au plus juste, pour couvrir les coûts, de sorte que tout le monde puisse tirer un revenu suffisant et que les producteurs puissent, comme ils le souhaitaient, dégager 25% de bénéfice à réinvestir dans leur exploitation. Et ce, sans que le prix ne soit prohibitif pour le consommateur. Un casse-tête qui aura mis trois ans[3] à être résolu.

Consommateurs et producteurs tirent avantage de cette transparence : les premiers parce qu’ils ont accès à un café de qualité dont ils connaissent les conditions de production, les seconds car leur produit est mis en valeur. Les consommateurs informés acceptent de payer le prix juste et les coopérateurs,  convaincus, deviennent les ambassadeurs du café. Le bouche-à-oreille fonctionne et, lentement mais surement, le marché de la coopérative se consolide. Enfin, selon Dimitri Lecarte, l’une des plus grandes victoires de la rencontre permise par le système coopératif est la découverte, pour les producteurs, du goût que les consommateurs vouent à leur café. Cette prise de conscience et la fierté qui en découle est le plus grand moteur d’engagement et de responsabilisation des associés dans la coopérative, et a également donné aux producteurs le goût de boire du café d’exportation.

Des modèles à réinventer

L’établissement de la coopérative ne s’est pas faite sans difficultés : elle n’a pas échappé aux questionnements et aux conflits organisationnels, mais par la force des choses elle a dû avancer et  aujourd’hui si la croissance est légère le marché est solide. En 10 ans, elle a généré un capital de 200 000 euros pour financer les récoltes. Pour y arriver, il a fallu être à la fois créatif dans le mode de fonctionnement et rigoureux dans l’analyse des coûts.

Au vu des inégalités que crée et renforce le système commercial actuel, c’est tout un modèle économique qui est à réinventer. On peut commencer petit, l’important étant de sortir des cadres habituels pour inventer de nouvelles manières de produire, de consommer, d’échanger, d’investir, de créer de l’emploi, etc. Les jeunes diplômés et les chercheurs en économie disposent de compétences précieuses pour construire des modèles et des activités innovantes, économiquement viables, socialement justes et écologiquement durables. Quant à nous, consommateurs, nous avons le réel pouvoir d’orienter les marchés – l’explosion du marché de l’équitable le prouve. À nous de rester informés et attentifs afin que les critères de justice sociale et les critères environnementaux soient au centre des préoccupations et restent à la hauteur des enjeux.

Claire Wiliquet

[1] http://www.oxfammagasinsdumonde.be/2015/02/ou-acheter-son-produit-equitable-magasins-oxfam-vs-supermarches/#.WVtIXKLZVo0

http://www.oxfammagasinsdumonde.be/2013/03/quelles-strategies-pour-oxfam-face-a-lindustrialisation-de-lequitable/#.WVtQcaLZVo1

[2] La coopérative regroupe ainsi des coopératives de producteurs plutôt que des producteurs, les prix d’une part étant de 100euros, l’investissement est trop élevé pour un producteur qui ne gagne que 500 à 800 euros par an.

[3] Ils ont arrivé à un montant de 260 $ le sac de 46 Kg de café vert. En comparaison dans le commerce équitable le prix minimum est de 146$/sac (environ 128 euros), qui peut augmenter en fonction de la fluctuation des marchés. La différence est notable et pose question.

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques