La localisation de l’aide humanitaire : Révolution en vue ?


Synopsis

Le système de financement de l’aide humanitaire traduit aujourd’hui encore des inégalités dans les relations Nord-Sud. Le nouveau principe de localisation de  devrait venir rééquilibrer les partenariats entre opérateurs. Cela sera-t-il suffisant? Analyse critique qui nous invite à repenser la façon dont nous construisons nos partenariats avec les acteurs du Sud.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

Malgré l’importante notoriété dont jouit l’aide humanitaire, le secteur fait actuellement face à de nombreux défis. L’accroissement du nombre de chocs et de leur sévérité, l’augmentation des inégalités et de la vulnérabilité à l’échelle mondiale, la recrudescence de la souveraineté des États, l’émergence de nouveaux acteurs ou encore le contexte d’insécurité mettent à mal les pratiques et modèles conventionnels de l’aide. Des critiques, tant sur son efficacité que sur sa moralité, lui sont adressées. Il est devenu indispensable de mener une réflexion sérieuse afin de stimuler une réelle transition humanitaire(1). Le secteur a déjà dû évoluer par le passé. La plupart du temps lorsqu’il se trouvait au pied du mur comme aujourd’hui.

Dans la continuité des réflexions s’attelant à faire émerger une aide plus en phase avec son temps, j’ai choisi de m’intéresser à la récente – et très « en vogue » – notion de « localisation » de l’aide humanitaire. En se penchant dans un premier temps sur les enjeux et effets potentiels de celle-ci pour les ONG humanitaires du Nord (ONGH), l’analyse permettra au passage d’éclairer des limites sérieuses du système humanitaire dans son ensemble.

La localisation de l’aide humanitaire

Mai 2016 vit se tenir le premier Sommet humanitaire mondial à Istanbul. C’est lors de ce rendez-vous que furent conclus les accords du « Grand Bargain ». Passés entre les représentants des 30 principaux bailleurs de fonds et organisations d’aide humanitaire, ils sont destinés à accroître l’efficacité du financement de l’aide d’urgence. Parmi ces engagements, celui qui nous intéresse : la localisation. Répondant à la frustration d’un grand nombre d’acteurs du Sud de n’occuper qu’un rôle de sous-traitants, cette notion fait référence à une aide qui serait entreprise au niveau des acteurs locaux (2). Une aide qui, autant que possible, partirait des organisations locales et des communautés et serait dirigée par celles-ci plutôt qu’orchestrée par des organismes étrangers. Au départ portée principalement par des réseaux d’ONG du Sud, la localisation entend agir sur quatre points principaux :

  • La visibilité : Accorder une plus grande reconnaissance et visibilité aux efforts, rôles et apports des acteurs locaux.
  • Les capacités : Un soutien plus efficace pour renforcer les capacités locales et nationales, et ainsi moins les compromettre (en embauchant par exemple le personnel local le plus qualifié).
  • Les fonds : Un financement plus direct pour les acteurs locaux. L’engagement du « Grand Bargain » est d’augmenter le financement direct des acteurs locaux, en passant de moins de 2% aujourd’hui à 25% d’ici 2020. Les acteurs locaux exigent également un financement de meilleure qualité (c’est-à-dire à plus long terme, plus flexible et couvrant les frais de base).
  • Les partenariats : Moins de relations de sous-traitance et des partenariats plus égalitaires.

Si les grandes lignes de la localisation peuvent surprendre par leur évidence, la percée actuelle de ces principes peut être expliquée par le fait qu’il devient largement reconnu que de nombreux acteurs du Sud sont désormais aussi compétents que leurs homologues occidentaux.

Outre l’aspect de bon sens voulant que chacun puisse répondre à ses besoins de façon autonome, des arguments pratiques peuvent également être mobilisés afin de défendre cet appel à une aide « aussi locale que possible et aussi internationale que nécessaire » (3). Après un choc, les premières heures sont souvent cruciales. Étant logiquement les premiers sur les lieux et ayant une connaissance du terrain, les acteurs locaux réalisent un travail d’ampleur en général injustement passé sous silence. Aussi, promouvoir une aide localisée participerait, via le renforcement des mécanismes de réponse endogène, à la réduction des risques et à l’avènement de sociétés plus résilientes. Cette notion instituerait donc un humanitaire plus préventif.

À première vue, tous les ingrédients semblent réunis pour induire une rupture avec le modèle traditionnel de « faire de l’humanitaire ». Envisageons les effets possibles de cette notion au niveau des rapports entre aid workers du Nord et du Sud et de leurs rôles respectifs afin de vérifier son potentiel réformateur.

Des rapports Nord-Sud plus égalitaires ?

Tout d’abord, quelques éléments quant à l’état des rapports entre acteurs humanitaires du Nord et du Sud. De façon assez directe, on peut dire que le système humanitaire « international » demeure majoritairement « occidental ».

Les rapports entre acteurs occidentaux et ceux originaires de sociétés traditionnellement bénéficiaires de l’aide sont structurés autour de partenariats. Si en théorie ces collaborations véhiculent des idéaux d’égalité, de complémentarité, de participation et sont présentées comme des moyens afin d’atteindre une plus grande efficacité, la pratique dévoile souvent des relations moins enchantées. Dans les faits, il n’est pas rare que les partenariats débouchent plutôt sur des rapports de patronage (4). Ils deviennent alors le lieu de tensions et de rapports de pouvoir entre partenaires.

La différence de moyens entre les parties y est pour beaucoup. L’une des deux dépend de l’autre. Une relation transactionnelle est établie. Les acteurs du Sud, pour se voir accorder des fonds, sont obligés de se conformer aux règles du partenaire-bailleur du Nord. En effet, une fois les partenariats contractualisés, c’est le partenaire-bailleur qui fixe les objectifs humanitaires et les moyens pour les atteindre.

Le souci majeur est que ces normes imposées sont pour la plupart culturellement orientées. Les difficultés à s’y adapter peuvent se traduire, pour les locaux, par des entraves à l’accès aux financements. Ces normes, issues de la culture managériale imposée par la bureaucratie des principaux bailleurs, engendrent une violence symbolique. Elles se matérialisent essentiellement en tâches administratives lourdes relatives à la recherche d’efficacité et au contrôle des activités et des dépenses.

Source évidente de frustration, les non-conformités sont considérées comme des manques et des inaptitudes. À défaut de pouvoir s’adapter, des acteurs, bien que potentiellement légitimes auprès de leur population, peuvent être laissés sur le carreau. À titre d’exemple, les actes de violence s’observent de façon ordinaire dans les réactions de mépris ou à travers les formes d’abus de pouvoir à l’égard de certains partenaires du Sud, en réponse à leur possible manque de maîtrise du jargon, de la temporalité, des normes ou autres procédures. Ces inadéquations des dispositifs d’accès et de contrôle profondément occidentaux alimentent également des représentations d’infériorité des acteurs du Sud.

L’apport le plus ambitieux et novateur de la localisation est sans conteste la volonté d’augmenter la part des fonds directement alloués aux acteurs locaux. En quoi celle-ci pourrait-elle influencer les rapports à l’avantage des acteurs du Sud ? Il semble évident que les questions de pouvoir ne peuvent se délier de celles relatives au financement. Comme relaté ci-dessus, les inégalités financières expliquent en grande partie l’asymétrie des rapports. Ces fonds pourraient être investis pour répondre aux ressources manquantes (humaines, matérielles, immobilières, etc.) et ainsi faciliter l’adaptation aux standards requis par les partenaires-bailleurs. Les 25% pourraient engendrer de meilleures relations entre partenaires et aider à combattre les représentations d’infériorité dues aux difficultés éventuelles à se conformer. Cela pourrait aussi permettre d’établir des partenariats moins transactionnels, les acteurs du Sud étant alors en mesure de se reposer sur des « fonds propres » accrus. L’obtention d’un financement ne serait donc plus l’objectif premier et penser la complémentarité et l’apport de l’un et de l’autre dans un rapport équilibré deviendrait plus facile.

En ce qu’elle contribuerait à réduire le gap entre partenaires, la localisation pourrait donc avoir un effet positif concernant les rapports entre acteurs « implémenteurs ». Cependant, l’exclusivité culturelle pourrait ne pas s’en voir changée. Cela dépendra des modalités de mise en œuvre et des critères retenus par rapport à ce financement direct. Ceux-ci détermineront réellement si la localisation permettra d’entamer la distribution du pouvoir. Sans permettre une marge de manœuvre quant à l’affectation des fonds, on peut penser que les acteurs du Sud ne deviendront que de nouveaux intermédiaires standards, plus directs, au service de bailleurs inchangés. Les 25% ne permettraient alors pas de s’attaquer à ce qui semble être la principale source du problème : le besoin de mettre en cohérence les procédures et les outils de standardisation du système de l’aide avec les différents contextes et perspectives qui existent. Les centres de décision, de pouvoir et d’influence ne changeraient pas de mains. Il est dès lors possible de penser que les cartes ne seraient redistribuées qu’entre acteurs « exécuteurs ».

Quel rôle pour les ONGH du Nord ?

Ce nouveau paradigme ferait-il l’affaire de tous ? Aujourd’hui, les ONGH du Nord sont à plus d’un égard semblables à des entreprises à but non lucratif particulières. Professionnalisation, salariat, concurrence pour l’obtention de subventions, etc. : les ONGH sont à présent en partie guidées par des enjeux économiques et des logiques de marché. Si les principes de la localisation étaient véritablement respectés, les ONGH occidentales auraient probablement affaire à une nouvelle source de concurrence provenant des ONG du Sud.

L’élément faisant mandat, clé de l’accès au terrain et du renouvellement de leurs ressources, est la légitimité qu’on leur reconnaît. Il y a donc un lien très étroit entre leur survie organisationnelle et la valeur ajoutée, réelle ou pensée, perçue par les financeurs (bailleurs ou donateurs).

Afin d’être en phase avec les principes de la localisation, les bailleurs pourraient de façon croissante être tentés de passer directement par les organismes locaux. Ces derniers, de plus en plus développés, deviendraient plus compétitifs grâce à l’éventuelle économie d’intermédiaires et à leur ancrage. Tels des entreprises, il faudra aux organismes occidentaux trouver de « nouveaux marchés », de façon à garantir une fonction légitime afin de préserver leur position forte.

Dans ce souci, et en parfaite adéquation avec la localisation, un domaine d’action semble particulièrement se dégager et être bénéficiable à l’ensemble. Toutes les organisations du Sud ne sont pas aussi expérimentées et prêtes. Pour parvenir à léguer un maximum d’opérations aux locaux et œuvrer à leur autonomisation, un travail de renforcement des capacités par les acteurs plus expérimentés sera nécessaire. Cela sera, entre autres, l’occasion d’aborder le respect des normes, des codes de conduite et des principes fondamentaux.

Peut-on penser que les ONGH du Nord s’orienteront vers cette voie ? L’analyse met en lumière le fait qu’il existe une tension entre ce que les ONGH du Nord reconnaissent comme globalement enviable et ce qui serait souhaitable pour leurs entreprises (5). Malgré le fait que les ONGH du Nord admettent l’importance de renforcer les capacités des locaux, la part de ces activités au sein de leur organisation reste très faible. Un ensemble d’impératifs d’ordre bureaucratique peut expliquer un certain désintérêt pour ce type d’activités. Tout d’abord, la survie institutionnelle devient une priorité en tension avec la mission sociale. Les ONGH doivent impérativement protéger leur « image de marque » et le maintien d’une présence au Sud participe de cette stratégie marketing. Les ONGH se comportent comme des acteurs rationnels. Elles privilégieront donc toujours les options leur étant le plus propices. En définitive, elles auront tendance à se substituer aux capacités locales afin d’assurer leur survie. À l’opposé des objectifs de la localisation, les ONGH n’effectuent le renforcement des locaux que lorsque ceux-ci ne risquent pas d’être directement en concurrence avec elles. De véritables activités de transfert de compétences ne sont entreprises que lorsque des obligations contractuelles ou normes coercitives l’imposent.

Si, avec le capacity building, un espace d’action assuré semblait se dégager et permettre aux ONGH du Nord une fonction légitime garante de leur pérennité, l’analyse du système indique plutôt que la transition ne se fera pas naturellement. Dans un contexte hautement concurrentiel, des intérêts opposés ressortent.

En conclusion…

Premièrement, sans amendement du système prenant en compte les logiques internes et les enjeux propres à ses acteurs, espérer le respect des principes de la localisation de manière non-contraignante semble naïf.

Deuxièmement, au vu des éléments précédemment relatés, il est possible de penser que la localisation n’induirait probablement pas une rupture majeure avec le modèle d’aide traditionnel.

Troisièmement, l’analyse permet d’éclairer les limites du modèle ONG. Le système humanitaire doit être appréhendé comme un Marché. Tout comme le secteur privé à but lucratif, il est soumis à un ensemble de contraintes d’ordre bureaucratique. Ainsi, les acteurs répètent les comportements bénéfiques de leurs concurrents, tout en évitant ceux qui pourraient leur être préjudiciables. Cela peut provenir d’une certaine résistance au changement et forcer les agents à reléguer l’intérêt général au second plan.

Je ne voudrais pas paraitre crédule. Il est évident que les travailleurs humanitaires ne peuvent se soustraire aux réalités de notre monde, posséder tous les moyens, espérer œuvrer sans aucune entrave. Ce qui semble parasiter le secteur dans ce cas me semble cependant particulier. L’analyse laisse entrevoir une situation paradoxale où les aidants deviendraient un obstacle à l’émancipation de leurs « bénéficiaires ». L’entreprise par défaut qu’est censée être l’aide est devenue opportune pour certains. Peut-on demander à un agent de travailler à sa propre désuétude ?

Alors, que faire ? Peut-être faudrait-il commencer par « désangéliser » notre regard afin de nous poser les bonnes questions. Les solutions restent à trouver. On peut déjà exhorter le système à s’adapter pour permettre le renforcement des sociétés du Sud, que cela soit bon pour le business de l’aide ou non. En tant que citoyen, on peut aussi favoriser les acteurs du Nord qui entretiennent des relations équilibrées avec leurs partenaires du Sud – il y en a ! –, voire soutenir directement ces derniers. Enfin, nul doute que des types d’aide alternatifs restent à trouver. À cet effet, l’économie collaborative et les nouvelles technologies, pour ne citer qu’elles, pourraient bien faire partie des terrains d’investigation féconds.

Loic Gustin

Bibliographie :

(1) MATTÉI Jean-François, TROIT Virginie, 2016, « La transition humanitaire », Médecine/Sciences, vol. 32, n° 2.

(2) GRUNEWALD François, DE GEOFFROY Véronique, CHÉILLEACHAIR Réiseal Ní, 2017, More than the money – Localisation in practice, [URL : http://www.urd.org/IMG/pdf/More_than_the_money_Trocaire_Groupe_URD_1-6-2017.pdf].

(3) SINGH S. Sudhanshu, 2016, « As local as possible, as international as necessary : humanitarian aid international’s position on localisation », Charter For Change, [URL : https://charter4change.org/2016/12/16/as-local-as-possible-as-international-as-necessaryhumanitarian-aid-internationals-position-on-localisation].

(4) BOUJU Jacky, AYIMPAM Sylvie, 2015, « Ethnocentrisme et partenariat : la violence symbolique de l’aide humanitaire », Les papiers du Fonds Croix-Rouge française, décembre 2015, n° 1.

(5) AUDET François, 2016, Comprendre les organisations humanitaires : développer les capacités ou faire survivre les organisations ?, Presses de l’Université du Québec, Québec.

Voix Solidaires (UniverSud) #12 – Coopératives : prendre part

Si la démocratie est un principe largement partagé en politique, il n’en va pas de même en économie, secteur qui reste en grande partie entre les mains de gros actionnaires. Pourtant, un système économique plus démocratique existe: l’économie coopérative.  Partez à la découverte des coopératives et…prenez-y part!

Les coopératives citoyennes d’énergie : le cas Ferréole


Synopsis 

A l’heure où la sortie nucléaire se fait de plus en plus urgente et que le dérèglement climatique devient plus que préoccupant, des citoyens mobilisent leur épargne pour investir dans une énergie plus verte. Exemple avec la coopérative d’énergie Ferréole. Une invitation aux citoyens et aux pouvoirs publics à soutenir ces initiatives.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

En 2016, sur les 79,8 TWh (Térawatt-heure) produit par la Belgique, la majorité provenait de l’énergie nucléaire (51,7%) et des énergies fossiles (29%). La part du renouvelable dans la production d’électricité n’était que de 19,3% (1). Ainsi, tout semble se passer comme si le nucléaire était une énergie sûre et que le dérèglement climatique n’avait pas lieu. En Belgique, il n’est un secret pour personne que le parc nucléaire vieillit plutôt mal. À Doel 3 et Tihange 2, la détection de milliers de fissures dans les cuves a entraîné la mise à l’arrêt des réacteurs pendant près de deux ans (2). Leur redémarrage a ensuite provoqué l’indignation et l’inquiétude de nos voisins Allemands et Néerlandais. Certains hauts responsables politiques allemands avaient même qualifié de « rafistolage » la gestion des réacteurs par Electrabel quand d’autres décrivaient des réacteurs « tombant en ruine » ou encore considéraient que le gouvernement belge jouait « à la roulette russe » (2). De plus, une récente enquête a mis en lumière les faiblesses de la sécurité nucléaire face aux attaques terroristes : une fois encore, la Belgique s’est illustrée comme étant l’un des plus mauvais élèves (3).

Face à ce constat alarmant, les autorités publiques semblent en dessous des défis à relever. En 2015, la Belgique se présente à la COP21 sans accord climatique (4), les différents ministres en charge de l’environnement n’arrivant pas à s’entendre sur le texte. Plus récemment, le pacte énergétique a donné lieu à un véritable « sketch » : le 11 décembre 2017, les quatre ministres chargés de l’environnement annoncent cette fois un accord sur le pacte énergétique ; le 12 décembre 2017, la N-VA annonce son refus de signer le texte alors même que ce parti est au gouvernement, tant au niveau fédéral que flamand.

Nous pourrions énumérer longuement les turpitudes de la politique belge en matière d’énergie, nous pourrions continuer à dresser ce constat accablant, bref, nous pourrions passer notre temps à dénoncer ce qui nous indigne. Mais pendant ce temps, certains s’organisent, agissent et obtiennent des résultats. En Wallonie, il existe pas moins de 13 coopératives citoyennes investissant dans les énergies renouvelables et permettant actuellement de couvrir la consommation de 8500 ménages (5). Ces coopératives sont regroupées dans une fédération appelée REScoop Wallonie (5), elle-même faisant partie d’une fédération européenne de coopératives regroupant 1250 coopératives : REScoop.eu (6). Cet essor a été permis par la libéralisation du marché de l’énergie voulue par l’Union européenne. Celle-ci n’a pas laissé que de bons souvenirs : 1) hausse des prix de l’électricité alors que la mise en concurrence était supposée les baisser ; 2) complexification de la facture d’électricité, illisible pour la plupart des clients à cause de la multiplication des intermédiaires – producteurs, transporteurs, distributeurs et fournisseurs. Malgré ces inconvénients majeurs, certaines personnes ont su profiter de l’occasion pour fonder des coopératives de production d’énergie et, plus récemment, un fournisseur d’énergie 100% renouvelable et citoyen : COCITER (Comptoir Citoyen des Energies) (7).

L’exemple de Ferréole

Il n’est pas nécessaire d’être une grande entreprise privée ou d’État pour produire de l’électricité. Certains précurseurs ont tenté l’aventure ; il leur a fallu une bonne dose de motivation et de ténacité. Nous retracerons ici l’exemple de Ferréole, une coopérative citoyenne d’énergie créée à Ferrières (8). Il faut tout d’abord distinguer les « coopératives citoyennes » des « coopératives industrielles ». Sur ce point, le président de Ferréole, Jean-François Cornet, nous éclaire : « Une coopérative citoyenne doit être née d’une initiative citoyenne et le pouvoir de décision réel doit être dans les mains des coopérateurs ». Ce critère permet déjà de faire facilement le tri. De manière concrète, les coopératives citoyennes se distinguent des coopératives industrielles par une démocratie interne importante (« un coopérateur, une voix »), pas d’actionnaire prépondérant, un conseil d’administration accessible à tout le monde, une grande transparence, des dividendes limités à 6 %, etc. Grâce à l’ensemble de ces dispositions statutaires, Ferréole est agréée par le CNC (Conseil National de la Coopération). La coopérative a par ailleurs signé la Charte « énergie citoyenne » de l’Alliance coopérative internationale (9).

Ceci étant dit, Jean François Cornet nous raconte l’histoire de Ferréole. Cette coopérative citoyenne est née en 2011 à la suite d’une « réunion d’information préalable » – ou RIP pour les habitués – menée dans le cadre d’un projet éolien se situant dans la commune de Ferrières. L’idée initiale était d’obtenir du promoteur qu’une des quatre éoliennes prévues soit propriété des habitants – qu’elle soit gérée par et pour les habitants. La région Wallonne n’ayant pas octroyé le permis, le projet fut abandonné. Mais le groupe de citoyens était là ; il s’est peu à peu organisé et le 7 décembre 2012, la coopérative Ferréole est née. Dès l’origine, le double objectif poursuivi était de promouvoir la production d’énergie renouvelable en Wallonie et de proposer un mode de production et de fourniture d’énergie géré par les citoyens, dans le souci du bien commun.

À l’heure actuelle, Ferréole compte 301 coopérateurs. Ils sont co-propriétaires (12%) avec deux autres coopératives d’une éolienne citoyenne à Arlon, et se sont portés tiers investisseurs pour l’installation de panneaux photovoltaïques sur une ferme bio. Avec d’autres coopératives, Ferréole a également répondu à un appel à projet de la SOFICO (Société wallonne de financement complémentaire des infrastructures) pour installer des éoliennes sur certaines aires d’autoroute. L’association de coopératives a obtenu la concession pour deux aires. Les coopératives doivent maintenant financer la partie appelée « développement » (faisabilité du projet, étude d’incidences, demande de permis, etc.) qui coûte en moyenne entre 100.000 et 200.000 euros (10). Ceci constitue un investissement à risque car si la Région refuse le permis, alors cet argent sera perdu. Ceci dit, étant donné que cet appel à projet a été lancé par la Région Wallonne via la SOFICO, les coopérateurs espèrent bien l’obtention du permis. Cependant, la route est longue et difficile pour les projets éoliens en Wallonie, ce ne sont pas les coopérateurs de Ferréole qui diront le contraire : Ferréole a déjà suivi trois projets éoliens refusés par la Région Wallonne, et un autre projet est en attente depuis 2015.

Des partenaires publics pas toujours à la hauteur

Malgré une volonté d’indépendance, les coopératives citoyennes restent soumises au bon vouloir des décideurs politiques. À ce sujet, le gouvernement wallon a montré une certaine incapacité à donner un cap clair à l’éolien en Wallonie. Cela s’est traduit par une baisse du nombre d’éoliennes installées par an entre 2010 et 2015 (11), ne permettant pas d’atteindre les objectifs wallons en matière d’éolien (2437 GWh d’ici 2020) (12). Cela avait pourtant bien commencé : en 2013 le Gouvernement wallon avait lancé un Cadre de référence éolien ambitieux. Malheureusement, mystère politique oblige, celui-ci n’a pas été soumis au vote du parlement dans les temps de la législature et n’a donc pas pu être traduit en décret. Par la suite, les gouvernements ont changé et le projet a été enterré. Le Cadre actuel reste un « canard boiteux » : il constitue certes une référence pour les projets éoliens mais il n’est pas contraignant. C’est ce vide juridique qui permet aux organisations d’opposants de déposer des recours quasi systématiques au Conseil d’État, retardant ainsi le développement de l’éolien wallon (11). La situation crée une incertitude et une insécurité dans ce type d’investissement énergétique – cela n’est d’ailleurs pas sans rappeler le cadre mouvant du photovoltaïque en Belgique. Malgré ces nombreuses difficultés et en accord avec le Cadre de référence éolien actuel, les coopératives de la fédération REScoop Wallonie demandent aux promoteurs de projets éoliens de réserver 24,9 % du parc éolien aux coopératives citoyennes. Même insuffisant, ce texte constitue clairement une aide pour celles-ci, comme en témoigne Jean-François Cornet.

Au vu des risques connus du nucléaire et de la pollution engendrée par les ressources fossiles, il est urgent que les politiques aillent au-delà des demi-solutions et qu’ils soutiennent les initiatives citoyennes. Les indicateurs sont au vert pour le renouvelable. Une étude réalisée par des chercheurs de Standford montre que la Belgique ainsi que 138 autres pays peuvent passer à 100% d’énergie renouvelable d’ici 2050 (13). Le modèle proposé induirait la création nette de 24,3 millions d’emplois à travers le monde (13). En Belgique, les deniers sont là pour la transition énergétique : en 2016, l’épargne atteignait 265 milliards d’euros malgré des taux d’intérêt en dessous de l’inflation (14). Chaque épargnant pourrait mobiliser une partie de ses économies pour investir dans les coopératives citoyennes, et par là devenir acteur de la transition énergétique. Les citoyens qui le peuvent ont donc un grand pouvoir, celui de changer les choses en transformant leur porte-monnaie en acte politique. Attendra-t-on un accident nucléaire ou la récolte des avocats en Wallonie ? Les coopératives citoyennes sont prêtes, elles n’attendent qu’un coup de pouce des politiques et des citoyens pour déployer leurs ailes.

Nicolas Pierre

Bibliographie

  • 1-https://www.febeg.be/fr/statistiques-electricite
  • 2-http://www.liberation.fr/planete/2016/02/02/pourquoi-le-parc-nucleaire-belge-provoque-t-il-des-inquietudes_1430440
  • 3-https://www.arte.tv/fr/videos/067856-000-A/securite-nucleaire-le-grand-mensonge/
  • 4-http://www.lalibre.be/actu/planete/la-belgique-debarque-a-la-cop-21-sans-accord-climatique-565c01b135709322e70a529e
  • 5-http://www.rescoop-wallonie.be/
  • 6-https://www.rescoop.eu/
  • 7- http://www.cociter.be/
  • 8-http://www.ferreole.be/
  • 9-http://www.zonnewindt.be/Rescoop/images/Documents_FR/Charte_REScoopBE_FR.pdf
  • 10-http://www.uvcw.be/impressions/toPdf.cfm?urlToPdf=/articles/0,0,0,0,3446.htm
  • 11-http://www.renouvelle.be/fr/actualite-belgique/mais-sur-quoi-butte-leolien-wallon
  • 12-https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_l-eolien-wallon-loin-du-rythme-de-croissance-poursuivi?id=9506697
  • 13- http://www.rewallonia.be/wp-content/uploads/2017/09/CountriesWWS.pdf
  • 14-https://www.rtbf.be/info/economie/detail_plus-de-265-milliards-d-euros-places-sur-les-comptes-d-epargne?id=9396460

Université de Liège : Pour une solidarité exemplaire

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Synopsis

L’Université dans ses missions de production et de transfert de connaissances et en tant qu’écosystème a un rôle d’avant-garde à jouer en matière de solidarité et de développement durable. Est – elle à la hauteur ? Quelles orientations prendre pour qu’elle le devienne ? Table ronde.

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Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

Quel est le rôle de l’université en matière de solidarité et de développement durable ? Comment ce rôle peut et doit évoluer à l’horizon 2030 ? Afin de répondre à ces questions, nous avons réunis plusieurs acteurs qui au sein de l’Uliège ont une position de leader sur ces problématiques : Didier Vrancken Vice-recteur à la citoyenneté, Rachel Brahy coordinatrice de la Maison des Science de l’Homme, Pierre Ozer et Sybille Mertens respectivement climatologue et économiste, tous deux professeurs impliqués dans la réflexion pour une université en transition et enfin Pierre Delvenne chercheur qualifié FNRS en sciences politiques et directeur-adjoint au centre de recherches Spiral. Cette table ronde a été animée par Julie Luong journaliste indépendante.

L’avenir de l’université ne peut se penser exclusivement en termes de compétitivité, de « ranking » et de « branding ». Dans une société en transition, de nouvelles formes d’engagement et de solidarité sont nécessaires : au sein de l’institution, dans la cité, par-delà ses frontières.

« Dans ses définitions comme dans ses mises en acte, la solidarité est à un moment charnière de son histoire », rappelle Didier Vrancken, vice-recteur à la citoyenneté, aux relations institutionnelles et internationales de l’Université de Liège. « Aujourd’hui, se sentir solidaire, ça signifie se sentir solidaire moralement : il y a un retour de la morale au détriment de la solidarité effective, financière, contributive », commente Rachel Brahy, coordinatrice de la Maison des Sciences de l’Homme (MSH). À l’heure où les acquis sociaux se détricotent, la solidarité emprunte de nouvelles voies identifiées par Alain Supiot[1] selon trois modalités : la solidarité écologique ; l’articulation des solidarités locales, nationales et internationales ; la responsabilité sociale des entreprises et des institutions.

Transfert de connaissances

Depuis quelques années, diverses initiatives nées au sein de l’université explorent ces métamorphoses possibles du lien social, qu’il s’agisse des activités de la MSH, de Réjouisciences, d’UniverSud, des Doc’Cafés ou encore du récent Festival du film Hugo, dédié aux migrations et aux changements environnementaux. « Quand on voit comment les politiques s’emparent du sujet des migrations de manière parfois fantasmagorique, on se dit qu’il faut y aller », témoigne le géographe et climatologue Pierre Ozer, à l’initiative de cet événement. « Les gens ont besoin de grilles de lecture. Nous n’amenons pas la science infuse, mais nous amenons des clefs de compréhension autres que celles proposées par les décideurs. » Ce transfert de connaissances ne se limite d’ailleurs pas à la cité. « Sur ces questions, notre responsabilité est aussi d’amener notre expertise vers les pays du sud, notamment en Afrique de l’Ouest qui est un réservoir immense de déplacés, mais où ces questions ne sont ni étudiées ni débattues », poursuit Pierre Ozer, qui organisera en février prochain un colloque sur ce thème à Ouagadougou.

La circulation des savoirs, bien sûr, n’est pas à sens unique. « Comment pourrais-je donner cours sur l’évolution des systèmes économiques si je ne suis pas sur le terrain en train de voir ce qui se passe ? », commente Sybille Mertens, chargée de cours à HEC Liège et membre du Centre d’Économie Sociale. « J’envisage notre rôle comme celui de passeurs de frontières », explique pour sa part Pierre Delvenne, chercheur qualifié FNRS en sciences politiques et directeur-adjoint au centre de recherches Spiral, où il travaille notamment sur les méthodologies participatives. « Nous sommes aujourd’hui face à des savoirs de plus en plus lisses, de plus en plus utilitaires, qui ont parfois tendance à endormir l’esprit critique. Nous devons aussi, à travers des modalités plus hybrides de participation, apprendre à réactiver les ressources imaginatives. Car ce qu’on sait du monde est toujours indissociable de ce que l’on veut y faire. » Didier Vrancken identifie pour sa part les attentes « de plus en plus existentielles – mes préoccupations, ma planète, mon handicap » de citoyens à la fois exigeants et critiques vis-à-vis du savoir universitaire. « Pour nous qui sommes habitués à “monter en abstraction” dès qu’une question nous est adressée par un collègue ou un étudiant, c’est un vrai défi de répondre à ces attentes », commente-t-il.

Sortir de sa « tour d’ivoire » exige donc un investissement conséquent, en termes de temps, d’énergie, de prise de risque. A fortiori dans un environnement de plus en plus compétitif, où la valeur académique se mesure à l’aune du nombre de publications. « Quelque part, il y a l’idée que ceux qui passent leur temps à parler à l’extérieur le feraient parce qu’ils ne sont pas en mesure de faire de la science », témoigne Sybille Mertens. Voilà pourquoi on perçoit, dans le discours de ces chercheurs qui s’engagent, de l’enthousiasme mais parfois aussi de la fatigue. À l’horizon 2030, leurs actions pourront-elles se déployer sans l’entremise d’un soutien – moral, intellectuel, matériel – de la communauté universitaire dans son ensemble ? « Il y a aujourd’hui un défaut d’opérateurs capables d’appuyer les initiatives citoyennes, interdisciplinaires, qui émanent de l’université », témoigne Rachel Brahy, qui constate une augmentation croissante des demandes adressées à la MSH. « Nous devons aussi travailler à des méthodologies qui permettent une participation autre que la conférence ou l’article de presse », poursuit-elle. « Demain, le chercheur pourra être commissaire d’exposition, contributeur dans un ouvrage de vulgarisation, fournir un accompagnement méthodologique dans des conseils d’administration d’associations. Ce sont des choses beaucoup plus discrètes, mais qui vont travailler sur la structure de la société. »

L’université comme écosystème

Le « service à la collectivité » a beau être la troisième mission de l’université, aux côtés de la recherche et de l’enseignement, il semble en réalité moins bien considéré, comme s’il arrivait toujours « de surcroît ». « À mon sens, évaluer le service à la collectivité serait contre-productif et l’exact opposé des raisons qui fondent ce type d’engagement », estime à ce propos Pierre Delvenne. « Il y a déjà assez d’ego en jeu sans que l’on vienne ajouter ce nouveau mode de reconnaissance. Ce que l’université doit faire, c’est promouvoir une culture de l’engagement dans la cité. » Dans un futur proche, il est probable que l’institution – si pas les personnes – soit cependant évaluée sur cette responsabilité sociétale. Au risque que celle-ci devienne un critère de compétitivité comme un autre ? « Pour mesurer l’impact social, il faut d’abord se mettre d’accord sur une vision du monde à laquelle on veut contribuer. Si on ne le fait pas, on risque de se rabattre sur des critères standards de création d’emplois, de chiffre d’affaires généré, de salaire que les étudiants peuvent obtenir », explique Sybille Mertens.

Pour Pierre Ozer, l’université ne doit d’ailleurs pas se contenter d’être responsable : elle doit être exemplaire. « Nous attendons des politiques l’exemplarité, mais nous devons aussi l’attendre de l’université. Il y a par exemple longtemps que l’université devrait être indépendante d’un point de vue énergétique », estime le climatologue, qui pointe une institution « en retard » sur la société. « Comment se fait-il que nous ayons adopté le tri des déchets en 2010 alors que le Liégeois fait le tri depuis 2000 ? » La même question se pose aujourd’hui pour l’alimentation durable ou le bien-être du personnel. Car c’est en s’affirmant elle-même comme un écosystème innovant, respectueux de l’humain, que l’université pourra déployer à l’extérieur ses solidarités. Et inversement. « L’ancrage dans la cité nous permet aussi de dire que nous voulons aujourd’hui développer un autre modèle d’université : une université qui voit du sens autre part que dans le ranking et le nombre de publications », estime Sybille Mertens. « L’imaginaire de la compétition repose sur une naturalisation de choses qui n’ont rien de naturel ou d’inévitable. C’est un imaginaire qui stérilise la solidarité », ajoute encore Pierre Delvenne. À l’heure où le malaise gronde au sein de la communauté universitaire, le temps est peut-être venu de réinventer un imaginaire de la solidarité.

Julie Luong

[1] Alain Supiot, La solidarité, enquête sur un principe juridique, Paris, Odile Jacob, coll. « Collège de France », 2015.

Quelle Coopération internationale en 2030 ?

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Synopsis

À l’aube d’une grande période de transitions et de changements économiques, sociaux, environnementaux, les différents acteurs de la coopération internationale se trouvent devant un défi de taille : opérer des changements de fond pour répondre aux enjeux mondiaux des prochaines décennies.

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Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

Entretien avec Arnaud Zacharie, secrétaire général du CNCD-11.11.11

À l’aube d’une grande période de transitions et de changements économiques, sociaux, environnementaux, les différents acteurs de la coopération internationale se trouvent devant un défi de taille : opérer des changements de fond pour répondre aux enjeux mondiaux des prochaines décennies… tout un programme !

La coopération, en perpétuelle évolution

Le contexte mondial actuel dans lequel la coopération au développement évolue est à la fois complexe et ambigu. D’un point de vue occidental, le secteur est en crise, car les gouvernements ont tendance à lui accorder de moins en moins d’importance. Cependant, dans les pays émergents, on assiste à un regain d’intérêt et même un nouveau souffle de la coopération internationale. Si les objectifs sont parfois comparables et dans certains cas identiques, la vision de cette coopération n’en est pas moins différente. Le discours occidental traditionnellement altruiste et caritatif, mais profondément intéressé, des années 50 puis des années 2000, a laissé place à de nouveaux acteurs. Les pays émergents proposent une vision beaucoup plus axée sur l’économie et les partenariats « win-win » qui permettront à chacun de se développer.

Née dans les années 50, la coopération au développement est un concept relativement jeune dont les pays occidentaux ont eu le monopole pendant plus d’un demi-siècle. Motivée par le contexte de guerre froide, la coopération dans ses 40 premières années constitue un moyen pour les pays occidentaux de conserver leurs anciennes colonies, regorgeant de ressources naturelles et de matières premières, dans leur giron géostratégique.

Progressivement, dans les années 90, le soutien aux dictatures amies est abandonné au profit du refinancement de la dette et des ajustements structurels. L’aide n’a plus vraiment d’intérêt géostratégique, mais poursuit un objectif financier. Le constat est alors troublant : les pays qui reçoivent le plus d’aide sont les plus endettés… « On donnait d’une main ce qu’on reprenait de l’autre ».

Dans les années 2000, le secteur change de cap avec l’apparition de l’agenda du millénaire, des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) et les attentats du 11 septembre 2001. La coopération au développement retrouve alors un double intérêt. L’augmentation de l’aide engendrée par les OMD permet le financement des services publics, mais elle est aussi utilisée pour reconstruire l’Irak, l’Afghanistan et, plus généralement, les pays où la guerre antiterroriste a été menée.

La crise de 2008 amorce un autre grand tournant dans l’évolution de la coopération. La politique d’austérité qui sévit dans de nombreux pays entraine la réduction des budgets de l’aide au développement, dont l’impact et les résultats sont considérés comme plus lointains pour les électeur-trice-s.

Un autre modèle : la coopération « Sud-Sud »

C’est durant cette période (2000 à 2010) et dans ce contexte que la Chine, l’Inde, la Corée du Sud, la Turquie, la Russie ou encore le Brésil vont parallèlement et progressivement mobiliser la coopération au développement. Les nouveaux acteurs instaurent une vision dite « Sud-Sud » qui entend redynamiser les économies et l’emploi et, ainsi, rendre les États bénéficiaires autonomes dans le financement de leurs services sociaux de base.

Les nombreuses remises en cause de la coopération au développement et la nouvelle forme de concurrence entre les différentes visions ont profondément bousculé les acteurs traditionnels et ont rompu le monopole des Occidentaux. Depuis le début des années 2000, la coopération « Sud-Sud » a pris de l’avance en se développant deux fois plus vite que la coopération Nord-Sud.

Aujourd’hui, on remarque que les acteurs traditionnels s’intéressent à nouveau à la coopération à travers le renforcement des secteurs économiques. Ils entretiennent l’espoir, empreint d’une idéologie néolibérale, de mobiliser le secteur privé avec l’aide au développement et que cette démarche ait un effet démultiplicateur. La coopération internationale, dont la marge budgétaire s’est vue réduite d’année en année, est aujourd’hui pensée comme levier d’investissements privés. « Aujourd’hui, la coopération au développement cherche à valoriser des financements au secteur privé qui ne l’étaient pas auparavant… Le risque est que la course à la compétitivité ait pris le pas sur la coopération au développement qui, jusque-là, restait relativement immunisée par rapport à cette réalité. »

Deux scénarios pour l’avenir

L’évolution du secteur de la coopération est inévitable et même nécessaire. Mais les profonds changements sociétaux et l’idéologie dominante nous mèneront vers deux types de scénarios, l’un plutôt optimiste d’un nivellement vers le haut et l’autre, plus pessimiste, d’un nivellement par le bas.

Dans le premier cas, on pourrait assister à un regain d’intérêt du côté occidental dû à la concurrence engendrée par la coopération Sud-Sud. Si ce n’est pas le cas, les acteurs traditionnels risquent de se retrouver à la traîne. L’approche de la coopération Sud-Sud, qui entend redynamiser l’économie, pourrait engendrer une évolution de l’approche occidentale, qui jusque-là s’attaquait systématiquement aux symptômes plutôt qu’aux causes du problème. Cette multiplicité d’acteurs aux visions différentes pourrait permettre un meilleur équilibre entre le volet économique et social des partenariats de coopération.

Dans le deuxième scénario, la course à la compétitivité économique deviendrait la logique centrale. Les États soutiendraient alors leur propre secteur privé dans les pays partenaires. La coopération deviendrait alors un instrument au service des acteurs privés de chaque pays donateur.

Malgré le côté extrême de ces deux scénarios, on ne peut nier que nous sommes aujourd’hui arrivés à la croisée de deux chemins. Cette confrontation entre ces deux logiques, ces deux trajectoires historiques très différentes, entrainera inévitablement des changements importants et des conséquences importantes.

Quelles évolutions pour 2030 ?

Face à ces constats, le CNCD-11.11.11 propose plusieurs pistes d’évolutions.

Premièrement, il faut que la coopération traditionnelle arrête d’être paternaliste et caritative. « […] On ne peut plus dicter la voie à suivre au reste du monde en restant la main sur le portefeuille. On n’a d’ailleurs plus assez dans notre portefeuille pour le faire ». Les enjeux mondiaux auxquels nous faisons et ferons face dans les prochaines années (le changement climatique, les inégalités, les migrations au sens large, la transition écologique…) ne pourront être réglés uniquement localement. Pour cela, il est nécessaire de valoriser des partenariats qui tiennent compte des profondes inégalités internationales. Comme ces enjeux sont beaucoup plus difficiles à appréhender dans les pays les plus pauvres, les transferts financiers resteront nécessaires, mais devront faire partie d’une approche davantage horizontale.

Ensuite, « il faut complètement refonder les politiques de coopération au développement, car nous sommes dans un monde multipolaire dont les enjeux mondiaux ne pourront être résolus sans les acteurs de la coopération Sud-Sud ». Cela impliquerait de revoir les principes de Paris sur l’efficacité de l’aide (adoptés en 2005 par les Occidentaux pour les Occidentaux) et d’en adopter des nouveaux à l’échelle mondiale, qui intègrent les acteurs de la coopération Sud-Sud.

Enfin, il est nécessaire de favoriser les complémentarités en prenant en compte les asymétries énormes et les inégalités abyssales qui existent notamment entre les deux rives de la méditerranée.

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Le rôle des ONG universitaires

Dans ce contexte de transition, les ONG universitaires ont un rôle majeur à jouer, car elles ont un statut spécifique qui leur donne une grande force. D’une part, on peut considérer les ONG comme une sorte de laboratoire de projets qui va expérimenter des solutions novatrices. D’autre part, les universités sont les lieux du savoir, de la réflexion et de l’analyse sociétale et scientifique par excellence. La jonction entre ces deux secteurs créée par les ONG universitaires offre l’opportunité de lier la théorie et le terrain.

L’exemple de la question alimentaire illustre bien la complémentarité des deux approches : nourrir le monde est un défi mondial majeur auquel différentes théories tentent de répondre. À la croisée entre deux mondes, l’agroécologie reprend les pratiques et les savoirs ancestraux pour les adapter à l’époque moderne. Elle les valorise, les développe et les modernise grâce aux innovations et aux nouvelles technologiques. Relier des ONG à des universités, c’est pouvoir innover concrètement sur le terrain et établir ce lien entre le savoir et l’action concrète, entre théorie et pratique.

Les ONG universitaires en évolution

Les ONG universitaires sont également dans un processus de transformation. En Belgique, la coopération universitaire a toujours été très développée, mais elle est restée dans un schéma traditionnel d’échange de savoir académique entre les universités du Sud et du Nord. Aujourd’hui, ces ONG se modernisent peu à peu, mais le clivage entre l’université et l’ONG reste trop important. « Étant secrétaire général du CNCD-11.11.11 et en même temps professeur dans trois universités, c’est quelque chose que je vois. J’ai un pied dans les deux mondes et je vois que mentalement, il existe encore une frontière ». Le défi pour les ONG universitaires consiste à décloisonner les deux univers et exploiter cette spécificité potentielle par rapport à tous ces enjeux qui nécessitent une approche pratique et théorique. L’évolution est en marche…

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Naïké Garny, bénévole chez ADG

Quelle solidarité en 2030 ?

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Synopsis

Qu’en est-il de la solidarité aujourd’hui ? Quelles solidarités pour demain ? Que doit-on craindre ? Que peut-on rêver ? État des lieux et perspectives. Sur quoi s’appuyer aujourd’hui pour mettre en place la solidarité de demain ?

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Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

La solidarité aujourd’hui

De manière schématique, la solidarité aujourd’hui peut se lire à deux niveaux : le niveau de la solidarité dite primaire et le niveau de la solidarité dite secondaire. La solidarité secondaire a été instituée après la Deuxième Guerre mondiale par les pays sociaux-démocrates via l’État social. Grâce aux taxes, cet État met en place des dispositifs de protection sociale forte ; il permet l’accès à l’éducation, à la santé gratuite, à des universités de bonne qualité accessibles à tous ; il crée des routes, des infrastructures et d’autres services publics. Ces États dits « providences » sont jusqu’à présent ce qui a été créé de plus puissant en matière de solidarité.

Les solidarités primaires, quant à elles, sont des initiatives portées par les citoyens. Ce sont les circuits courts, les restos sociaux, les réseaux d’entraide pour les personnes en situation de pauvreté ou pour les migrants, et autres « systèmes D » qui permettent aux personnes en difficulté de se débrouiller pour survivre. Ces initiatives impliquent une relation de proximité. Elles prennent leur source dans une confrontation directe avec le problème vécu par quelqu’un : on est touché par la détresse d’un proche – voisin, famille, ami –, ce qui nous conduit à lui venir en aide.

Si l’on peut se réjouir des élans de solidarité des citoyens, ces initiatives ont leurs limites. Elles sont extrêmement précaires : le soutien des personnes qui en ont besoin repose uniquement sur le bon vouloir et les capacités d’autres citoyens. Elles sont limitées aux relations interpersonnelles et ne s’attaquent pas toujours aux causes structurelles et collectives, contrairement à une solidarité étatique qui s’organise à une plus grande échelle, qui a une dimension moins affective, plus rationnelle et donc souvent plus juste. Par exemple, par le biais de l’État qui finance les hôpitaux grâce à l’impôt, nous contribuons à soigner des personnes que nous ne connaissons pas et qui ne nous seraient même pas sympathiques. Enfin, l’État peut agir sur des causes moins visibles, qui dépassent les problèmes vécus par une communauté – un quartier, un village – et qui pourraient être oubliées par une solidarité primaire.

Or, aujourd’hui, l’État social a tendance à reculer. Les gouvernements mettent en place des politiques de rigueur sous couvert d’une certaine idéologie managériale qui consiste à dire : « Il faut gérer les deniers publics en bon père de famille, il faut se serrer la ceinture, faire des économies ». Derrière l’évidence du discours, on ne peut être contre unebonne gestion des deniers publics, se cache une volonté de réduire les coûts, eten particulier ceux liés aux systèmes de sécurité sociale. Ces budgets sont aujourd’hui considérablement amputés. Doit-on supprimer la solidarité sous prétexte qu’elle a un prix ?

Il semble en tout cas y avoir au sein de la population un recul du consensus autour de la nécessité d’un État chargé de collecter l’impôt afin d’assurer la redistribution des richesses. L’impôt ne fait plus sens, il est vécu comme une forme de prédation, notamment dans l’esprit des investisseurs capitalistes qui estiment n’être en rien redevables au collectif, ce qui incite l’État à se retirer de son rôle de redistribution.  Le déficit de l’action publique à l’égard d’une politique fiscale forte et juste, vis-à-vis des paradis fiscaux notamment, permet à une petite minorité de gens extrêmement fortunés de gagner énormément d’argent sans travailler, là où on ose reprocher aux chômeurs de « profiter » d’allocations qui leur permettent tout juste de vivre.

Le danger qui pèse sur nos sociétés est que les initiatives de solidarité primaire, qui permettent aux personnes en grande difficulté de survivre, à force d’être galvanisées et mises à l’honneur peuvent conduire à justifier un recul de la solidarité secondaire. En palliant les déficiences de l’État social, elles justifieraient sa démission. Comment se fait-il que ce soient des citoyens qui doivent héberger les migrants et se cotiser pour installer des douches dans des bâtiments mis à disposition par l’État ? Comment se fait-il que ce soient les citoyens qui doivent mettre la main à la poche – en plus de l’impôt – pour aider les enfants dans la pauvreté ? La liste des initiatives citoyennes qui viennent compenser un État social en recul est longue. Si la tendance se poursuit, on risque, en 2030, de vivre dans une société où le rôle de l’Etat serait cantonné à des questions telles que la sécurité, où l’économie serait régie par un capitalisme sauvage et où les citoyens de bonne volonté seraient les seuls responsables du soutien à leurs concitoyens en difficulté, mettant des sparadraps sur des plaies béantes.

La solidarité de demain

Pour éviter ce scénario catastrophe, deux terrains d’action doivent être conjointement investis : celui de la politique et celui de l’économie. En ce qui concerne l’engagement politique, le développement des solidarités primaires coïncide et est lié à une période de désengagement politique – de parti ou syndical. En effet, les initiatives de solidarité primaire se sont accrues depuis la fin des années 80 et le début des années 90. À la même époque commençaient à être implantées en Europe occidentale, et notamment en Belgique, des politiques de rigueur néo-libérales d’inspiration thatchérienne et reaganienne. Ces politiques ont eu pour conséquence la paupérisation d’une frange de la population plus éloignée de l’emploi. En réaction, toute une série d’initiatives de solidarité primaire se sont développées : les Restos du cœur en France, l’Opération Thermos chez nous, etc. Cet accroissement de la solidarité interpersonnelle s’explique également par la chute de l’idéologie communiste et l’échec de la révolution Bolchévique : de nombreuses personnes ont alors cessé de croire à l’engagement politique comme moteur de changement et se sont détournées du militantisme politique pour aller vers un engagement plus local.

Mais pour assurer une réelle protection sociale, on ne peut faire l’économie du lien entre les actions de solidarité locale et l’action politique.Les formes de solidarité que nous souhaitons voir exister en 2030 – et de là, le rôle de l’État – sont des questions qui doivent faire partie du débat public. Il est donc nécessaire de réinvestir le champ de la lutte politique, de maintenir et de renforcer les rapports de force pour garantir une justice fiscale qui permette un système de redistribution.

Un système de redistribution efficace en 2030 implique également de remettre en question l’économie capitaliste et la captation d’une partie importante des richesses par une minorité d’actionnaires. Pour cela, une piste est l’économie coopérative. En effet, une entreprise qui est aux mains des travailleurs ou des consommateurs présente moins de risques de générer des inégalités qu’une entreprise aux mains d’actionnaires. Le citoyen peut se réapproprier l’espace économique en réaffirmant sa place en son centre de consommateur, de travailleur, d’investisseur. On voit par exemple des citoyens qui se réapproprient leur alimentation, notamment à Liège avec la Ceinture aliment-terre, et qui par là même influent sur tout le système de production et de distribution qui les approvisionne : des coopératives de semenciers, de producteurs, de consommateurs, etc. voient le jour. On peut espérer que ces initiatives contaminent peu à peu l’économie, démocratisent et reconfigurent une partie du système économique et fassent perdre du terrain au capitalisme.

La société solidaire idéale en 2030 serait donc une société avec une économie essentiellement coopérative ou associative, gérée par des collectifs de citoyens qui n’auraient pas la possibilité de s’approprier les richesses produites par leur entreprise en dehors de leur salaire. L’État quant à lui aurait la capacité, grâce à l’impôt, de capter une partie de la richesse sur cette économie pour assurer un enseignement gratuit et de qualité, des soins de santé accessibles à tous, des services publics de qualité, un filet de sécurité pour les personnes en incapacité de travail, etc. Notons que cette idée d’une forme d’organisation collective de la solidarité secondaire taxant une économie devenue intégralement coopérativiste circulait dans les milieux socialistes libertaires du 19e siècle. Mais elle a été battue en brèche par la pensée sociale-libérale qui donnait le même rôle à l’État – le prélèvement – mais qui envisageait volontiers que l’économie pour sa part reste capitaliste et non démocratique comme c’est le cas aujourd’hui.

Reste à convaincre la population qu’il s’agit là d’un avenir souhaitable pour notre société. Si une partie d’entre elle est pour le changement et est active en ce sens, et qu’une autre résiste parce qu’elle tire profit de l’économie capitaliste et du retrait de l’État, la grande majorité des citoyens semble rester relativement indifférente à la question. Tout l’enjeu est de recréer le consensus social : que cette majorité rejoigne et appuie ceux qui veulent le changement, qu’elle adhère à l’idée d’un État chargé d’assurer la redistribution des richesses et d’un citoyen qui détient le pouvoir dans l’espace économique. Pour ce faire, il faut rouvrir les imaginaires, faire connaître massivement les alternatives, montrer qu’on a le choix pour la société de demain. Aller chercher les gens là où ils sont et leur donner la possibilité de s’impliquer.

Une partie de l’avenir dont on peut rêver peut se créer à l’université par des chercheurs et des étudiants citoyens dont c’est le travail de réfléchir. Cette réflexion peut accélérer le processus, en particulier si elle est intégrée à l’enseignement et que sont éveillées chez les étudiants les capacités et la conscience du rôle de chacun à co-créer des solutions.

Bruno Frère
Sybille Mertens

Féministes et fiers de l’être

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Synopsis

Malgré la persistance d’inégalités et d’injustices entre les sexes en Occident, bon nombre de personnes pensent que le mouvement féministe est obsolète. Qu’en est-il réellement de ce mouvement et de ses objectifs? L’œuvre de l’auteure Adichie peut nous aider à y voir plus claire et nous permettre d’élargir notre point de vue en regardant ce que peut-être le féminisme ailleurs dans le monde. Des clés pour trouver le féminisme qui nous correspond et une invitation à défendre l’égalité Homme-Femme.

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Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

Féministes et fiers de l’être 

L’exemple de l’auteure nigériane Chimamanda Ngozi Adichie

Alors que sont révélés chaque jour de nouveaux cas d’agressions sexuelles sur les réseaux sociaux à travers le hashtag #MeToo, alors qu’hommes comme femmes dénoncent les uns après les autres leurs « porcs » ou leurs « truies », des individus qui les ont maltraités, humiliés ou abusés, il y a lieu de s’interroger sur la place du féminisme dans nos sociétés aujourd’hui. En effet, malgré la persistance d’inégalités et d’injustices entre les sexes en Occident, bon nombre de personnes pensent que le mouvement féministe est obsolète. Plus interpellant encore, le féminisme fait l’objet de méfiance et d’hostilité. Il a ainsi été récemment qualifié de « maladie »  par l’élue FN Emmanuelle Ménard, et les féministes de « dangereuses ridicules » par l’écrivaine française Élisabeth Lévy. Mais comment un mouvement qui lutte pour l’égalité entre les sexes peut-il ainsi attirer haine et mépris ? Sans aucun doute, ces réactions négatives sont le résultat d’une mauvaise compréhension du féminisme et de ses objectifs.

L’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, à travers son œuvre, peut nous aider à comprendre ce qu’est le féminisme. Elle en a fait son cheval de bataille. Outre sa préoccupation pour les droits des femmes, l’une des priorités d’Adichie est de mettre un terme à la stigmatisation du féminisme et de le présenter comme ce qu’il est réellement : un mouvement social qui met les hommes et les femmes sur un pied d’égalité, et qui peut bénéficier à chacun des sexes. Que ce soit en Afrique, en Europe ou ailleurs, il est en effet impératif de dédiaboliser l’idéologie féministe et de rappeler sa vocation humaine et sociale. Les écrits théoriques et fictionnels d’Adichie sont un point de départ idéal pour redorer le blason du féminisme.

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Le Féminisme dans l’œuvre de Chimamanda Ngozi Adichie

En 2012, elle a publié son premier essai sur le sujet, intitulé Nous sommes tous des féministes. Dans celui-ci, Adichie décrit les nombreuses situations dans lesquelles elle se sent victime de sexisme. Elle déconstruit aussi les uns après les autres les arguments de ceux qui associent le terme « féministe » à un reproche ou une insulte. Alors que l’expérience d’Adichie est ancrée dans son Nigéria natal, les stratégies féministes qu’elle met en avant sont aisément applicables à d’autres contextes. Tout récemment, Adichie a publié un deuxième ouvrage sur cette problématique : Chère Ijeawele, ou un manifeste pour une éducation féministe (2017). Dans cette lettre à son amie Ijeawele, qui vient de donner naissance à une petite fille, Adichie prodigue quinze conseils pour l’élever en féministe. À nouveau, il est clair que ses conseils sont universels. Elle affirme par exemple que la vie des femmes ne doit pas se résumer à la maternité. Dans beaucoup de cultures, le fait de devenir mère reste perçu comme le rôle le plus important d’une femme, ce qui exerce une pression considérable sur les femmes stériles ou qui ne souhaitent pas avoir d’enfants. Selon l’auteure, il faut cesser de considérer la maternité comme un passage obligé. De même, elle dénonce l’hypocrisie de nos sociétés qui valorisent la virginité des jeunes filles tout en encourageant les jeunes hommes à collectionner les conquêtes.

Adichie est également l’auteure de trois romans, L’hibiscus pourpre (2004), L’autre moitié du soleil (2007) et Americanah (2013). Dans les deux premiers, tous deux situés au Nigéria, Adichie met en scène des personnages, hommes et femmes nigérians, qui se débattent avec la notion de genre et les stéréotypes qui y sont liés. Cette problématique est centrale dans le travail d’Adichie et est également traitée dans ses deux essais.

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Ceci n’est pas une guerre des sexes

L’une des idées reçues qui nuisent au féminisme est l’impression que ce mouvement vise simplement à retourner l’ordre établi, en remplaçant la domination masculine par une domination féminine. En réalité, le féminisme promeut et lutte pour l’égalité des sexes, grâce à laquelle la relation de dominant/dominé est tout simplement abolie. Il ne s’agit donc pas de compenser des siècles de privilèges à l’égard des hommes en abaissant leurs salaires et en remplaçant chaque homme chef d’entreprise par une femme. La démarche consiste plutôt à repenser notre modèle de société de manière à ce que le sexe d’un individu ne soit plus déterminant dans ses options et ses décisions. Vous pensez que c’est déjà le cas en Belgique et dans le reste de l’Europe ? Il est vrai que de nombreux combats ont déjà porté leurs fruits. Globalement, les femmes européennes ont autant accès à l’éducation que les hommes. De même, le taux de pauvreté est aujourd’hui quasiment égal chez les hommes et les femmes, ce qui ne fut pas toujours le cas. Cependant, les inégalités salariales sont, elles, encore bel et bien une réalité : les Européennes gagnent en moyenne 16% de moins que les Européens. Quant à l’emploi, 91,4% des hommes en Europe travaillent contre 79,6% des femmes. Celui-ci n’est qu’un exemple parmi d’autres des inégalités qu’il reste à combattre au sein de nos sociétés.

Vous faites également erreur si vous croyez que le féminisme n’a à cœur que les intérêts des femmes. En effet, le combat pour l’égalité des sexes permet aussi aux hommes d’acquérir de nouveaux droits. L’un d’eux consiste par exemple en l’allongement du congé de paternité, qui est encore considérablement plus court que le congé de maternité. Permettre à un homme de faire une pause dans sa carrière pour profiter de la naissance de son enfant nécessite encore un travail sur les mentalités. De la même façon, de nombreux féministes cherchent à débarrasser les hommes de la pression sociale qui les désigne comme le soutien financier de la famille, faisant du travail l’objectif principal de leur vie. Tout le monde, homme comme femme, a donc à gagner du mouvement féministe.

Les féministes : pas (que) des femmes en colère

Dans son essai  Nous sommes tous des féministes, Adichie plaisante sur les stéréotypes qu’ont les gens sur le féminisme : « Un journaliste […] m’a dit que les gens parlaient de mon roman comme d’un roman féministe, et il me donna ce conseil : je ne devrais jamais me revendiquer féministe, car les féministes sont des femmes qui sont malheureuses parce qu’elles ne trouvent pas de mari. Alors j’ai décidé de m’appeler la Féministe Heureuse ». Malgré son ton ironique, Adichie pointe du doigt un problème réel : pour beaucoup, les féministes sont des femmes en colère, malheureuses, jamais contentes. C’est parfois le cas. Certaines situations d’injustice poussent parfois les femmes à descendre dans les rues pour clamer haut et fort leurs messages. Quand le mouvement des Femens a commencé en Ukraine, les femmes ont même écrit ces messages sur leurs poitrines, car plus personne n’écoutait leurs voix. Mais les femmes féministes sont aussi des intellectuelles, des employées, des ouvrières qui s’unissent pour réfléchir ensemble à des alternatives au modèle social d’aujourd’hui. Les féministes sont aussi des hommes, qui sont conscients des inégalités qui persistent et espèrent un monde meilleur pour leur femme, leur sœur, leur mère ou simplement pour tous les êtres humains. Plusieurs célébrités se sont ainsi lancées dans le mouvement. L’on a pu voir par exemple Ryan Gosling, Will Smith ou encore James Franco à la fameuse Women’s March qui a eu lieu peu après l’élection de Donald Trump à la maison Blanche. Adichie donne d’un féministe la définition suivante : « un homme ou une femme qui dit, « Oui, il y a un problème avec le genre au sens où on l’entend aujourd’hui et nous devons le régler, nous devons faire mieux » ».

Mille et un féminismes

Même si les féministes ont un objectif commun – l’égalité entre les sexes – il existe néanmoins une grande variété au sein du mouvement. Tou(te)s les féministes n’ont pas les mêmes méthodes pour arriver à leurs fins. Ainsi, on oppose par exemple le féminisme libéral au féminisme radical, qui se différencient entre autres par leurs positions sur le mariage, la prostitution ou encore la coopération avec les hommes. En Afrique, le féminisme d’Adichie s’inscrit dans un paysage féministe très divers. Les activistes africaines pour l’égalité des sexes sont parfois réticentes au fait d’utiliser le mot « féminisme », qu’elles perçoivent comme un nouvel import colonial. Certaines ont alors proposé des noms alternatifs pour désigner leur mouvement. La Nigériane Molara Ogundipe-Leslie a par exemple créé le « stiwanism », STIWA étant l’acronyme de Social Transformation Including Women in Africa. Elle veut ainsi éviter d’éloigner les hommes d’une réforme sociale qui concerne tous les citoyens. Le « womanism » fut quant à lui fondé par l’Afro-Américaine Cleonora Hudson-Weems et adapté au contexte africain par Chikwenye Ogunyemi. D’une part, les womanistes souhaitent se démarquer du féminisme « mainstream », qui ne répond pas selon elles aux besoins des femmes noires. D’autre part, elles ont leurs propres revendications relatives aux cultures d’Afrique. Ogunyemi pense par exemple que la polygamie ne doit pas être systématiquement perçue comme une forme d’oppression, puisque certaines femmes choisissent ce type de mariage de leur plein gré. Certaines Africaines, dont Adichie, considèrent cependant que ces nombreuses dénominations affaiblissent le mouvement et choisissent au contraire de se rallier sous la bannière féministe.

En outre, les féministes débattent aussi sur les questions de société que soulève la lutte pour l’égalité homme-femme. Comme mentionné précédemment, les opinions divergent concernant la prostitution. Alors qu’elle est pour certaines un exemple criant de la domination masculine et doit à tout prix disparaître, pour d’autres elle reste un véritable métier dans lequel les femmes décident de ce qu’elles veulent faire de leur corps. Depuis quelque temps, c’est la question de la féminisation du langage et de l’écriture inclusive qui divise les féministes. Le précepte selon lequel « le masculin l’emporte sur le féminin » est en effet devenu intolérable pour certains, alors que pour d’autres ce débat n’a pas vraiment lieu d’être.

Comme le montrent ces exemples, il est parfois préférable de parler de féminismes. L’idéologie féministe est la même pour tous, mais les moyens pour y parvenir et les combats à mener ne sont pas envisagés de la même manière par tout le monde. Le contexte socio-culturel a également un impact considérable sur la façon dont le féminisme est appréhendé. Ce qui est important, c’est que ces divergences permettent de faire la lumière sur certaines réalités et d’entamer un dialogue.

En finir avec la notion de genre

S’il est une cause qui est chère à Adichie, c’est la nécessité d’en finir une bonne fois pour toutes avec les stéréotypes liés au genre. Selon elle, le rôle que l’on assigne à quelqu’un sur la base de son sexe, souvent dès la naissance, est extrêmement difficile à désapprendre. Adichie dénonce également ce phénomène dans ses ouvrages de fiction. Dans L’autre moitié du soleil, par exemple, plusieurs personnages ont ainsi des passions et des activités qui diffèrent de ce que l’on attend d’eux en tant qu’homme ou femme. Ugwu, le jeune domestique d’un couple d’intellectuels, aime faire la cuisine et surprendre son entourage avec de bonnes recettes. Or, au sein de sa famille, il préfère garder cette passion secrète depuis que sa sœur l’a mis en garde « qu’il n’aurait jamais de barbe s’il continuait à traîner au milieu des casseroles ». Kainene, quant à elle, gère avec succès plusieurs affaires de son père, qui la félicite en lui disant qu’elle n’est pas « juste comme un fils, mais comme deux ».

Dans Nous sommes tous des féministes, Adichie plaide pour un changement radical dans la façon dont on élève les filles et les garçons. Les stéréotypes liés au genre sont des fardeaux que l’on porte toute notre vie, et qui nous empêchent parfois d’être heureux : « et si, en  élevant nos enfants, nous nous préoccupions de ses aptitudes, au lieu du genre ? Et si nous nous préoccupions de ses intérêts, au lieu du genre ? ».

Soyons tous féministes

Le féminisme est donc un mouvement ouvert à tous ceux qui ont conscience des inégalités qui persistent entre les hommes et les femmes et qui souhaitent y mettre un terme. Devenir féministe ne signifie pas (nécessairement) être militant et descendre protester dans la rue. Mais nous pouvons chacun, à notre niveau, effectuer des démarches pour faire avancer le mouvement féministe. Cela peut déjà se faire en arrêtant de véhiculer des clichés liés au genre, qui font souvent partie intégrante de notre langage. La littérature peut être un outil formidable pour se rendre compte de certaines réalités et se débarrasser de nos stéréotypes. Les personnes qui souhaitent s’engager davantage dans le mouvement peuvent rejoindre des groupes et des associations qui discutent des problématiques féministes et organisent des évènements de sensibilisation. Enfin, la lutte féministe doit aussi continuer au niveau politique, où les femmes sont encore trop peu représentées.

Vic Dortu

 Bibliographie

Adichie, Chimamanda Ngozi, Dear Ijeawele or a Feminist Manifesto in Fifteen Suggestions. New York: Alfred A. Knopf, 2017, 80 pages.

Adichie, Chimamanda Ngozi, Half of a Yellow Sun. New York: Alfred A. Knopf, 2006, 448 pages.

Adichie, Chimamanda Ngozi, Purple Hibiscus. Chapel Hill: Algonquin Books, 2003, 320 pages.

Adichie, Chimamanda Ngozi, We Should All Be Feminists. New York: Anchor Books, 2015, 64 pages.

 

Les coopératives agricoles au Cambodge : du socialisme bouddhique à une coopération paysanne

publié par UniverSud en mars 2018

Avec 80 % de sa population en zone rurale, le Cambodge est avant tout un pays agricole dont la production principale est le riz. Les premières tentatives d’organisations paysannes ont donc naturellement vu le jour pour promouvoir la filière rizicole et renforcer les liens entre les industriels et les producteur-trice-s. Pour comprendre les coopératives actuelles au Cambodge, faisons un petit saut dans le passé et analysons leur évolution.

À la suite du protectorat français, en 1953, les premières coopératives voient le jour, dans le cadre d’une politique de « socialisme bouddhique » menée par le roi Norodom Sihanouk. Il met alors en place des coopératives de crédit et de consommation. Gérées par des fonctionnaires, ces coopératives ne prendront jamais leur envol car elles n’arrivent pas à concurrencer les commerçant-e-s et ne correspondent pas aux intérêts des agriculteur-trice-s, qui n’ont d’ailleurs aucun pouvoir réel dans ces structures.

Avec l’arrivée du Régime Khmer Rouge en 1974, basé sur l’idéologie de la révolution culturelle chinoise, les systèmes d’exploitation collectifs (coopératives de l’époque) servent la propagande de l’État et l’embrigadement forcé de la population. La monnaie est supprimée, la religion interdite, les villes sont vidées de leurs habitant-e-s et la famille paysanne traditionnelle est délaissée au profit d’une organisation collectiviste totalitaire. Cette dernière tente par tous les moyens de renforcer l’indépendance économique du pays en imposant une forme d’autarcie agraire, fondée sur la riziculture moderne.

Après le renversement de Pol Pot, chef des Khmers Rouges, en 1977, les communistes vietnamiens établissent des « groupes de solidarité » (coopératives) pour tenter de relancer la production et faire face à la crise alimentaire qui sévit dans le pays. Les familles cultivent alors collectivement la terre, mais gardent le contrôle des moyens de production comme le bétail ou les tracteurs.

Avec la démocratisation des années 90, le pays se libéralise et fait place à l’économie de marché. La population se lance dans le petit entrepreneuriat, soutenue par de nombreuses institutions de microfinances (IMF) créées à cette époque. Une multitude de groupements d’épargne et de crédit voient le jour. Ces groupements fonctionnent sur des modes de confiance mutuelle et les crédits sont délivrés sans garantie. Cela permet aux villageois-e-s de faire des prêts de campagne[1] et de rembourser en produits agricoles. Progressivement, ces groupements se sont organisés pour entreprendre des activités commerciales, jusqu’à devenir les coopératives agricoles que nous connaissons aujourd’hui.

Au début des années 2000, le ministère de l’Agriculture organise l’établissement de larges coopératives, au sein de chaque district du pays. Les coopératives sont considérées par l’État comme des structures officielles de leur cadre hiérarchique de l’administration où ils y imposent un mode de gestion autocratique. Ces coopératives s’effondrent quelques années plus tard, et avec elles disparaissent les capitaux qui avaient été alloués par l’état.

Cette expérience a néanmoins permis aux paysan-ne-s de se rendre compte de l’influence qu’ils exerçaient sur le secteur privé : les taux d’intérêt des prêteurs locaux et la qualité des services des commerçants s’étant ajustés à ceux de la coopérative. Voyant que ces avantages s’étaient amenuisés avec l’effondrement des coopératives, les agriculteur-trice-s ont décidé de recréer des structures coopératives de plus petite taille. La création des coopératives n’était donc plus imposée, mais bien à l’initiative des producteur-trice-s.

Et concrètement, que font-elles ?

Actuellement, les coopératives agricoles au Cambodge se concentrent sur les activités d’achats et vente d’intrants et de produits agricoles, sur la transformation de ceux-ci et sur la provision de crédit. En fonction des besoins de ses membres, elles s’occupent par exemple de la production et vente de semences paysannes, investissent dans du matériel (décortiqueuse, trieuse de semences, véhicule de transport, hangar de stockage…) ou encore mettent en place des contrôles qualité tels que les systèmes participatifs de garantie.

Les coopérateur-trice-s et leurs client-e-s bénéficient directement des services des coopératives, mais elles servent aussi à l’ensemble de la population rurale, car par une meilleure compétitivité,  elles permettent la mise à niveau des commerçant-e-s et prêteurs locaux sur les conditions imposées par les coopérateur-trice-s.

Les systèmes participatifs de garantie (SPG) :

Les systèmes participatifs de garantie sont « des systèmes d’assurance qualité ancrés localement. Ils certifient les producteur-trice-s sur base d’une participation active des acteurs concernés et sont construits sur une base de confiance, de réseau et d’échange »[2]. La FAEC (Federation of Farmer Associations Promoting Family Agriculture Enterprise in Cambodia) a mis en place un système participatif de garantie pour les semences paysannes de riz traditionnel. Leur objectif ? Garantir la qualité des semences produites par les membres des coopératives, de manière participative. Pour ce faire, les coopérateur-trice-s, les acheteur-euse-s (essentiellement d’autres coopératives ou des propriétaires de décortiqueuses) et un agent de l’État s’accordent ensemble sur la définition des étapes et critères à suivre pour la production. Ensemble, ils réalisent des visites sur les parcelles des producteur-trice-s pour vérifier que ces critères sont bien respectés.

Les coopératives, un modèle de coopération ?

Les modes d’action collective au Cambodge sont fortement déstructurés. Les Khmers, qui représentent l’ethnie majoritaire, sont profondément marqués par un mode de fonctionnement individualiste. À part les comités de pagode qui permettent une mobilisation participative, il n’existe dans les campagnes ni de communauté homogène et solidaire ni de forme de coopération systématique entre les foyers[3] sur lesquelles une logique coopérative pourrait se baser.

Beaucoup doutent que les formes de coopération fonctionnent de manière effective. C’est, entre autres, pour cette raison que les grandes agences de développement investissent dans le secteur privé et très peu dans les organisations paysannes. Or, le secteur privé reconnait aujourd’hui qu’il obtient des résultats mitigés, de par le manque d’investissement au niveau de la collection, de la transformation et des chaines d’approvisionnement des produits agricoles, trois secteurs d’activité pris en charge par les coopératives. Dans ces conditions, le renforcement de la coopération entre producteur-trice-s doit aller de pair avec le développement de liens de marché. Les décisions managériales des coopératives doivent donc être prises professionnellement.

Lorsqu’elles obtiennent des bénéfices, les coopératives s’élargissent rapidement à d’autres membres. En moyenne, une coopérative comprend 160 actionnaires, dont 57 % de femmes, qui se partagent 330 parts d’une valeur moyenne de 30 euros. Avec un taux de croissance annuel de 20 % de membres, les coopératives attirent de plus en plus de producteur-trice-s. Elles jouent un rôle essentiel en assistant les producteur-trice-s dans l’amélioration de leur entreprise et l’augmentation de leurs revenus agricoles.

« La forte présence des femmes impliquées dans les coopératives s’explique par le fait qu’au Cambodge ce sont les femmes qui gèrent les aspects financiers du ménage et donc ont un meilleur esprit d’entrepreneuriat», explique Christophe Goossens, Représentant Asie d’ADG.

Zoom sur la coopérative agricole d’Oudom Sorya

La coopérative d’Oudom Sorya, à Takeo, a été créée en 2013 par 46 villageois-ses qui géraient un groupement d’épargne et de crédit afin de valoriser la production de riz des agriculteur-trice-s. Pour ce faire, le comité de gestion de la coopérative s’est doté d’un hangar de stockage qui permet d’acheter du riz non décortiqué à des moments où les commerces locaux offrent des prix excessivement bas et de les stocker jusqu’à ce que les quantités soient suffisantes pour leur permettre de négocier de bons prix avec les grossistes. Dernièrement, la coopérative a investi dans une décortiqueuse de riz, qu’elle transforme et vend localement. Elle s’est lancée dans la production et la vente de semences paysannes de riz. L’objectif principal des agriculteur-trice-s coopérateur-trice-s n’est pas tant de réaliser du profit sur ces activités commerciales, mais bien de réinvestir ces fonds dans des actions qui auront des incidences fortes sur l’amélioration des prix et conditions locales. Au fil du temps, les gestionnaires d’Oudom Sorya ont réussi à maintenir des services performants de manière professionnelle, tout en gardant des valeurs altruistes fortes. La coopérative aujourd’hui réunit 96 adhérent-es et ses services atteignent plus d’une douzaine de villages, soit plus de 3000 producteur-trice-s.

Dans un pays où les petits producteur-trice-s travaillent de manière isolée avec très peu de support de l’État, leur coopération est essentielle pour poursuivre des intérêts commerciaux et politiques communs. Les coopératives agricoles au Cambodge participent à améliorer la productivité et la qualité des produits agricoles et l’accès aux informations et aux intrants. À travers les coopératives, les petits agriculteur-trice-s économisent de l’argent pour investir leurs capitaux et gérer collectivement des activités économiques, et ainsi obtenir des avantages économiques signifiants et générer des revenus décents. Les coopératives leur permettent aussi une cohésion sociale, d’étendre leurs réseaux pour mieux influencer et de réaliser des économies d’échelles. L’investissement dans l’organisation coopérative non seulement permet aux plus pauvres d’accéder à des avantages économiques, mais aussi de gagner des capacités en gestion et des expériences ; soit une meilleure reconnaissance et valorisation de leur métier d’agriculteur-trice.

Christophe Goosens

 

[1] Un crédit de campagne est un crédit à court terme qui permet de couvrir le cycle de production, des semis à la récolte.

[2] Définition selon la Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique (IFOAM)

Genre de quoi parle-ton ?

publié par UniverSud en Juin 2017

Qui n’a pas entendu parler du genre ? Mais qui comprend vraiment ce que ce terme signifie, quelle est sa portée ? Combien de fois découvrons-nous un tableau statistique ventilé par « genre » ? Ce terme nous apparait comme synonyme du mot « sexe » qui réfère aux différences anatomiques et biologiques entre les hommes et femmes. Si l’ensemble des sociétés passées ou présentes établissent la distinction entre deux groupes sexués, notons d’emblée qu’elles ont différé quant à l’importance et au statut à accorder à cette distinction.

Histoire du genre

Le terme « genre » a pris naissance au milieu du vingtième siècle dans les milieux psychiatriques et médicaux aux États-Unis pour désigner le sexe « psychologique », le sentiment qu’on a d’appartenir à un sexe particulier. En 1972, la sociologue Ann Oakley se l’est appropriée pour le distinguer du terme « sexe », ce dernier renvoyant au corporel, au biologique contrairement au genre qui renvoie au culturel et au social. Ce concept sociologique s’inscrit en droite ligne des nombreux travaux européens et américains de recherche féministe qui ont pris naissance au vingtième siècle et qui, dans la foulée d’un mouvement social fort ont cherché à théoriser les processus sociaux de hiérarchisation et de marginalisation des femmes sur base du sexe dans la sphère privée puis publique. Historiquement, le féminisme représente un courant de pensée et un courant politique bien antérieur au vingtième siècle mais c’est après la seconde guerre mondiale que des travaux de recherche ont pu prendre corps et attaquer de front le postulat de complémentarité « naturelle » entre les groupes sexués. À l’origine, ils se sont principalement intéressés à l’assignation des femmes dans le mariage et dans les tâches de reproduction facilitée par la socialisation précoce et les mécanismes de stéréotypisation.

La place des hommes et des femmes

Il est nécessaire de se rappeler le contexte très défavorable aux femmes qui a prévalu après la révolution française en matière d’égalité devant la loi, du droit à l’éducation, au travail, aux revenus personnels, à la maîtrise de leurs biens et à la citoyenneté. La question de la construction sociale de ce qui est placé du côté du masculin et du féminin, de la place des hommes et des femmes, (de leurs droits et devoirs…) traverse en fait l’ensemble des périodes historiques et des sociétés à travers le monde, cela même quand, ce mécanisme  de dualisation est tu et non reconnu. Dans certaines sociétés qui s’appuient largement sur la famille, c’est au départ de cette dernière que s’est organisée principalement la mise sous tutelle et l’exploitation des femmes sous le couvert de l’argument de complémentarité. Cela reste vrai dans de nombreuses régions du monde et vaut aussi pour nos pays qui, durant les deux siècles passés, ont promu le modèle de famille nucléaire et celui de gagne-pain masculin.

Le genre comme objet d’étude

Le concept de genre et son objet d’étude (la question de la construction sociale du masculin, du féminin et de la place des deux groupes sexués) ont pu émerger à un moment historique favorable au modèle de pensée démocratique dans la mesure où on pensait que ce dernier offrirait des garanties de paix et de stabilité, permettrait d’allier les objectifs de liberté et de justice des citoyens avec des objectifs de développement et de prospérité. Il semblait soudain aller de soi de chercher à lutter contre les inégalités et hiérarchies entre hommes et femmes et contre les violences dont elles sont souvent victimes. Les années 60 avaient déjà représenté une coupure entre un positionnement féministe essentialiste –de plus en plus minoritaire et cherchant à valoriser et faire reconnaitre les compétences et le travail « féminins » sans remettre en cause le modèle de famille nucléaire et de complémentarité sexuée– et un positionnement féministe critique constructiviste, qui appelle à considérer la famille et la complémentarité sexuée comme une construction sociale liée à une société donnée et une époque particulière.

Le recours au terme de « genre » et d’études « genre » a  représenté l’étape suivante. Il a été pensé nécessaire pour clarifier le cœur du positionnement théorique anti-essentialiste des différences.

Le recours progressif au terme genre a aussi été considéré comme permettant de quitter une approche en termes de victimisation et uniquement focalisée sur les femmes. Le concept de genre obligeait désormais à s’interroger sur chacun des termes (homme-femme/masculin-féminin), chacun de ces pôles ne pouvant se comprendre indépendamment de celui qui lui est opposé. Si le concept de genre a souvent été associé à une vision très déterministe, la position qu’il propose est beaucoup plus nuancée. Les personnes sont vues comme des acteurs et leur dynamique interne et subjective est pensée comme résultant à la fois de l’intériorisation de préceptes genrés – le plus souvent non-dits et non-conscients – et de la capacité, des opportunités personnelles et collectives à se comporter en acteur social. Dans toutes ses définitions, le genre doit être pensé et écrit au singulier. Soit il fait référence aux mécanismes de dualisation et de hiérarchisation sexuée à l’œuvre à chaque niveau de la réalité sociale (niveau symbolique, sociétal, institutionnel, organisationnel, interpersonnel et individuel). Soit il devient le synonyme des « rapports sociaux de sexe » qui en découlent. L’expression « rapports sociaux » désigne les relations, les interactions, interdépendances, conflits d’intérêt qui s’établissent entre les individus et groupes en fonction de leur position respective dans l’organisation sociale.

Avec le temps, une attention grandissante a été accordée au croisement avec d’autres rapports sociaux (ethniques, de classe, de nationalité, de génération…). De nombreux travaux de recherche ont ainsi affiné les analyses (notamment en matière de travail et d’emploi). Ces dernières comparent désormais non seulement les femmes et les hommes mais également différents sous-groupes de femmes (par exemple travailleuses peu qualifiées versus « cadres » ; femmes autochtones versus immigrées) au regard du pouvoir de négociation détenu par chacun d’entre eux. C’est ce croisement entre différents rapports sociaux que traduit le concept d’intersectionnalité qui trouve une illustration dans les articles qui suivent.

Genre et organisation du travail

Si le concept de genre s’est autant répandu, c’est aussi parce qu’il a été progressivement adopté par les organisations internationales soucieuses de combattre la faim ou la violence contre les femmes à travers le monde. La démarche de « mainstreaming de genre » a été prônée sur la dernière période comme approche structurelle qui s’applique à toutes les phases d’une politique quelle qu’elle soit (préparation, décision, mise en oeuvre, évaluation). Il s’agit de tenir compte de la situation différente et la position potentiellement inégale des femmes et des hommes face aux problèmes à résoudre et aux solutions à trouver. Le but est de (ré)organiser, d’améliorer, d’évaluer les processus de prise de décision en réfléchissant avec les femmes des enjeux, dangers et atouts spécifiques que représente le projet. Des politiques spécifiques de « gender budgeting » se sont aussi mises en place pour évaluer les budgets, équilibrer les revenus et les dépenses dans le but de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes. Des écueils sont néanmoins régulièrement soulignés comme une tendance à techniciser et standardiser le combat pour l’égalité, avec le risque de voir certaines initiatives, comme le micro-crédit, dans les pays du sud passer à côté de ses missions et des bénéfices attendus s’il est octroyé en priorité aux femmes sans vérifier que ces dernières ont bien accès aux bénéfices finaux de leur activité. En même temps, réfléchir dans ces termes ne suffit pas nécessairement pour faire évoluer les mentalités et notamment celles des hommes. Il en va de même dans nos régions qui, jusqu’ici, ont préféré investir dans des mesures de conciliation vie privée-vie publique pour les seules femmes et qui continuent à placer le pouvoir, l’accès aux ressources financières et les compétences monéables du côté du masculin. Les phénomènes de plafond de verre, de plancher gluant ou de tuyau percé décrivent la déperdition de femmes quand on monte dans la hiérarchie. En Europe, les postes de haute direction resteraient occupés à 80% par des hommes; 64% à l’échelon en dessous et 56% à l’échelon encore en dessous.[1] Ceci concerne l’ensemble des secteurs d’activité. L’Université elle-même reste concernée par ces phénomènes comme nous le verrons dans l’un des articles de ce dossier.

De la lutte pour l’égalité à la nécessité de rentabilité

On le voit sans peine : le genre est traversé par des dimensions historiques et politiques fortes (au sens large). On se trouve face à une conception mouvante et diverse du genre.

Des analystes, bien au-delà du champ des études « genre », interrogent le positionnement (néo)libéral dans la mesure où ce dernier cherche dans tous ces domaines à appliquer le libéralisme politique (égalité des droits dans un contexte de concurrence et de libre-échange : liberté d’entreprise, de consommation, de travail,…) sans garantir une égalité de résultats ni reconnaitre ouvertement la construction sociale du féminin et du masculin. Le « gender marketing » en vogue s’appuie sur les stéréotypes sexués en matière de comportements et de goûts et vient en boucle renforcer ces idées généralisantes. On n’a jamais constaté une assignation sexuée aussi forte et généralisée du rose ou du bleu et des jouets chez les enfants.

Le passage de l’objectif de lutte contre les inégalités à celui de diversité a eu, à côté de retombées positives, des effets pervers (visée utilitariste cherchant à « profiter » des qualités et avantages supposés de chaque sous-groupe, avec le risque de ré-essentialiser chacun d’eux). Comme quoi le vocabulaire a son importance ! L’objectif d’augmentation du taux d’emploi des femmes sans en examiner la « qualité » tombe à point avec de nouvelles niches d’emplois à pourvoir dans les métiers du « care », du soin d’autrui. Les arguments de complémentarité sont ainsi de retour depuis quelques années pour justifier la promotion de femmes dans certaines fonctions et professions particulières, et cela à tous les niveaux de diplôme et de qualification. Les stéréotypes jouent leur rôle à ce niveau et, quand il le faut, vont être « affinés », par exemple pour vanter les mérites des femmes maghrébines ou sud-américaines dans la mesure où leur culture les prédestinerait à la garde des jeunes enfants ou des personnes âgées….

On a pu lire à foison dernièrement que les femmes sont utiles aux entreprises pour leur esprit consensuel (qu’importe la variance observée à ce niveau entre les femmes !). Mais selon Réjane Sénac, ce serait désormais de plus en plus en argent trébuchant et en termes de performances financières que l’on justifie après calcul l’apport des femmes à l’économie et à l’entreprise. On serait ainsi passé en un siècle de l’exclusion des femmes à leur inclusion sous condition de rentabilité financière (avec l’abandon progressif de l’argument premier de citoyenneté qui avait précédé). Le même type de raisonnement serait désormais utilisé pour justifier la création de crèches ou l’accueil des personnes déplacées. L’équité référant à la base à une justice naturelle basée sur les droits humains s’apparenterait désormais à une « égalité flexible » dont on définit peu les termes de cette flexibilité et qui va définir ces derniers. Qu’est ce qui est désormais juste ou injuste ? Le trio « libéralisme, équité, individualisme » (intitulé de Marc Blondel) semble livrer au marché nos sociétés, nos relations sociales, nos vies, nos sentiments, nos corps.

Dernières évolutions

Parallèlement, ces dernières années, la question du sexe et de la sexualité s’est invitée au cœur du débat public (comme ultime question à apporter dans le champ du débat démocratique et en droite ligne de la mise à l’agenda des questions d’identité et de demande de reconnaissance). La définition du terme « genre » s’en trouve une nouvelle fois élargie, transformée, voire « fractionnée ». Elle retourne quelque part à ses origines. Selon ce qu’affirme Judith Butler dans son ouvrage ‘trouble dans le genre’, le genre produirait le sexe qui serait lui-même une construction sociale. Le genre serait performatif en ce qu’il prend corps du fait même de son énonciation « jusqu’à produire les sexes eux-mêmes, et cela par une série d’actes répétés […] qui se figent avec le temps de telle sorte qu’ils finissent par produire l’apparence de la substance, un genre naturel de l’être ». Dans ce cadre, les revendications dépassent une meilleure connaissance et une acceptation inconditionnelle des minorités sexuelles jusque-là largement ignorées et discriminées. Elles visent une reconnaissance de genres pluriels conçus comme une synthèse ponctuelle de différents composants présentés désormais comme fluides et dont on peut jouer pour dénoncer leur classification : un sexe, une préférence sexuelle (homosexuelle, hétérosexuelle, bisexuelle) et une identité sexuelle (le sexe ressenti qui peut différer du sexe assigné). Sous la plume de Teresa de Lauretis, une théoricienne du mouvement queer (terme anglais qui signifie « bizarre »), ce mouvement radical qui combat les stigmates et les met en scène offre une nécessaire complémentarité au féminisme matérialiste car ce serait la seule alternative crédible au patriarcat hétéro-normatifconsidéré ici comme à l’origine de l’oppression conjointe des femmes et des personnes trans. Des malaises et craintes existent ici aussi, certain.e.s craignant de voir la question des inégalités et discriminations entre les femmes et les hommes renvoyées à son invisibilité de départ alors que ces phénomènes persistent et peuvent même se renforcer à travers le monde. Bon nombre de chercheurs et chercheuses en études féministes et de genre s’efforcent de garder ces questions et réalités au centre de leurs réflexions et analyses, cela tout en laissant une place aux nouvelles connaissances scientifiques qui obligent sans cesse à revoir ses thèses et hypothèses. La science est à ce prix. Les derniers développements de la notion de genre dont nous venons de parler et les incertitudes auxquelles sont confrontés bon nombre de nos contemporains sont l’occasion pour des groupes de pensée et d’opinion très traditionnels –voire réactionnaires– de discréditer les études de genre et ce qu’ils présentent être une collusion entre politiciens, intellectuels et chercheurs. La prétendue théorie du genre chercherait à s’attaquer à la famille et à déstructurer la société en niant le caractère naturel du principe de complémentarité entre les sexes, poussant désormais nos enfants à choisir entre être une fille ou un garçon…

Ce récit historique, les textes fondateurs et les arguments qui se sont succédés autour des questions que je viens brièvement d’introduire ici, la matérialité des inégalités, des discriminations, de leurs enjeux : tout cela sera abordé et discuté dans le cadre du master complémentaire en études de genre organisé dès la rentrée académique prochaine par les différentes universités francophones du pays. La Belgique aura été le dernier pays européen à créer un tel enseignement mais il semble que les conditions favorables soient aujourd’hui –enfin– réunies (pressions européennes, soutiens politiques accrus, identification de besoins en termes de connaissances scientifiques, de formation, de conception de boîte à outils politique de terrain).

Pour plus d’informations à propos de ce master, de son contenu et organisation, se rendre sur la page https://www.mastergenre.be

Claire Gavray
Co-fondatrice du FERULg
Chef de travaux à l’Institut des Sciences Humaines et Sociales et à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education

[1] En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/sciences/article/2012/05/24/la-chercheuse-entre-plancher-collant-et-plafond-de-verre_1707073_1650684.html#oQvUDzMR0Rod4Bl1.99.

La résurrection vaudou du théâtre haïtien

publié par UniverSud en Juin 2017

Les sonorités des tamtams et psalmodies impies emplissent une forêt sauvage, à peine éclairée par la pleine lune. Un corps décharné y rampe, jadis vivant, puis mort, et à nouveau vivant, et se fraie un chemin vers sa proie humaine. Même décor, autre scène. Une main sombre plante une épingle dans une poupée de coton et, aussitôt, la victime représentée par l’effigie se contorsionne de douleur. Ces images popularisées par le cinéma hollywoodien sont les représentations populaires du vaudou. Loin des caricatures pourtant, le vaudou d’Haïti se situe en réalité au croisement de la religion et la culture. Il a fortement été influencé par les cultes animistes de l’ancien royaume de Dahomey (XVIIIe siècle), en Afrique de l’Ouest. Il s’agit d’un syncrétisme mêlant des éléments de culte africains et de religion des saints chrétiens. Toujours présent en Haïti, pratiqué par plus de 2% de la population, on estimerait à 50 millions le nombre de pratiquants de cette religion dans le monde, principalement en Afrique (Togo, Bénin, Nigéria, Ghana), dans les Caraïbes, au Brésil et aux États-Unis.

Pietro Varrasso, metteur en scène et professeur de théâtre au Conservatoire de Liège, s’est vu confronté à cette pratique, et a relevé bien des similarités avec sa spécialité, le théâtre. Dans les années 90, il avait pu aborder les chants et sonorités haïtiennes avec son mentor, le théoricien du théâtre et metteur en scène polonais Jerzy Grotowski. Quelques années plus tard, début des années 2000, il effectue des tournées sur l’île.  « Lors d’une de mes tournées, j’étais accompagné d’un producteur, Olivier Blin, directeur de La Charge du Rhinocéros[1] qui avait en tête de créer une association de coopération artistique », raconte le metteur en scène. Le contact avec les artistes haïtiens, très isolés et en demande de coopération, fût un déclencheur pour les deux hommes. Ces derniers ont alors réuni une équipe belgo-haïtienne pour mettre en place un festival, nommé « festival des quatre chemins », lieu d’échange et de rencontre, maintenant bien lancé et placé dans les mains des Haïtiens. « Pendant ce festival, j’ai pu réaliser des mises en scènes et des ateliers pédagogiques, se remémore Pietro Varrasso. Mais j’ai senti des formes de résistances par rapport à cela car, d’une certaine manière, c’était amener des compétences de chez nous, européennesà Haïti ». La réflexion de l’homme de théâtre a ainsi commencé : une volonté de passer outre cette forme de colonialisme culturel et, par conséquent, de construire des éléments théâtraux avec ce que les haïtiens possédaient en la matière, un socle qui serait déjà là. « Je m’échappais la nuit pour assister à des rituels vaudou. C’est une religion jouée, dramatisée, dansée, par les corps et entre les corps. Un peu comme des ancêtres de ma profession, finalement »  C’est ainsi que la piste de l’ethnodrame haïtien, le vaudou, se révéla. « Dans le domaine du théâtre, nous observions, moi et des artistes locaux, que ces derniers étaient largement « colonisés » par une manière de faire du « vieux théâtre », à la française. Alors que d’autres Haïtiens se comportaient d’une toute autre manière, dans le domaine du rituel : libre, pas forcément sauvage, mais vivante, inventive, créative ». D’une certaine façon, il y avait, d’une part, quelque chose de plutôt cadenassé, ou sans vie, et de l’autre, une pratique extrêmement vivante. Il fallait dès lors puiser dans ces traditions locales, aux origines africaines, des éléments expressifs qui pourraient devenir le socle pédagogique d’un nouveau théâtre haïtien.

Un Arc-en-ciel pour l’Occident chrétien

Le vaudou présente l’avantage d’être une religion assez théâtralisée, d’abord par son espace qui comprend une place pour les spectateurs. Il y a également un phénomène de répétition, qui est inclus dans le rituel. Autre élément intéressant, l’apparition des dieux, les Loas (ou Lwas), qui « s’emparent » des fidèles, et dont chaque entité a un caractère, une humeur, une psychologie, un costume particulier. En quelques sortes, ces dieux forment des proto-personnages, des archétypes. Accompagnés d’un prête vaudou, les artistes belges et haïtiens ont tenté d’isoler des éléments (danse, chants, mouvements, sonorités) et d’en faire des outils de pédagogie théâtrale, pour les apprentis européens et haïtiens. « J’ai très vite senti qu’il y avait du potentiel dans ces exercices, témoigne Pietro Varasso. J’ai cherché comment intégrer à ce potentiel du sens, une narration. J’ai cherché des discours, des histoires. Je suis alors tombé sur Un Arc-en-ciel pour l’Occident chrétien, long poème de René Depestre[2] qui met en scène une histoire très particulière. » L’histoire de ce poème, la voici : un poète se faisant posséder par tous les dieux vaudou débarque dans une famille américaine d’extrême droite, dans l’Alabama. Les dieux sont ainsi libérés dans ce contexte et se mettent à juger les exactions de l’Occident. Le spectacle en lui-même est composé de danse et de chants d’origine haïtienne ou cubaine, de chants de prisonniers afro-américains et de compositions personnelles des acteurs, le tout suivant la narration de cette confrontation des esprits ancestraux du vaudou face aux crimes de l’Occident. « Il n’y a de salut pour l’homme / Que dans un grand éblouissement / De l’homme par l’homme je l’affirme / Moi un nègre inconnu dans la foule / Moi un brin d’herbe solitaire / Et sauvage je le crie à mon siècle (…) », sonnent les vers du poème. Un texte sans ambiguïté revendicatrice, qui a été interpreté en 2016 en Haïti, mais aussi en Belgique au Théâtre de Liège par une troupe multiculturelle d’artistes haïtiens, belges, sénégalais et français.

Pour autant, Pietro Varrasso se défend d’avoir cherché à véhiculer d’emblée un message engagé : « Mon but premier n’était pas forcément le message politique, mais plutôt de faire vivre une expérience d’intimité avec les acteurs ». La mise en scène avait aussi pour but de rendre compte d’un contraste : le poème parle de problématiques ayant principalement touché les Africains et Afro-américains (esclavagisme, racisme) et, en même temps, les acteurs, à travers leurs comportements, leurs écoutes (dans les chants et danse notamment, développent une collectivité, une solidarité de travail et d’ouverture l’un à l’autre. Les acteurs font donc l’inverse de ce dont il est question dans le contexte.

L’expérience théâtrale comme rapport à l’autre

La question du rapport à l’autre est au cœur du spectacle, tant dans la mixité culturelle de la troupe que dans les mouvements des acteurs sur les planches. Et en effet, plus que le texte, c’est l’action qui parle dans le spectacle, les choses n’étant pas traitées de façon intellectualisées, mais plutôt par le sensible et l’énergie. Ce sont là des préoccupations qui habitent le pédagogue : « Comment puis-je utiliser ces outils, en tant qu’acteur, pour les affiner, en faire une introspection et en faire une liaison avec les autres ? » Le vrai sens de la pièce n’est donc pas tant dans les mots, mais dans ce qui circule par le travail des acteurs, quelque chose d’assez insaisissable qui se transmet au public, qui est loin d’être passif.  « Il y a une tendance, à travers la musique, le son, la coordination des déplacements, chaotiques en apparence, l’effort de garder sa présence en éveil (pendant 1h40, tout de même), à donner existence à eux-mêmes et aux autres », détaille Pietro Varrasso. Pour lui, c’est également une rencontre avec une autre culture, qui a eu lieu il y a de nombreuses années déjà, mais dont il se refuse néanmoins toute forme d’appropriation. « On croit connaître les cultures différentes des nôtres, mais pénétrer une culture reste compliqué. Ce n’est pas parce qu’on vit un peu là-bas, qu’on s’imprègne, qu’on lit des livres ou écoute de la musique qu’on « connaît ». Et encore moins, qu’on se l’approprie. Finalement, j’ai la sensation de ne pas encore vraiment connaître cette culture haïtienne. »

Si le spectacle a atteint un point final, la réflexion de Pietro Varrasso continue : « Je me demande comment le vaudou ne pourrait pas avoir un apport particulier sur la question de l’écologie, de déforestation par exemple, étant une culture très reliée aux éléments naturels, à l’eau, au végétal, au vent, aux animaux. J’aimerais aussi plonger dans ce qu’il reste de forêt et dans la paysannerie ». D’autre part, son désir est également de favoriser de petites productions théâtrales et d’orienter les échanges culturels vers des résidences d’artistes. « Nous aimerions notamment aider un groupe de jeunes acteurs travaillant sur la notion d’enfant-soldat à l’époque d’Aristide[3] », ajoute-t-il.

Une démarche coopérative et interculturelle jusqu’au bout

La dimension de coopération s’est également prolongée dans les initiatives corollaires aux représentations. Celle ayant eu lieu à Liège a été l’occasion de sensibiliser le public à la cause du peuple haïtien après les catastrophes qu’ont été l’ouragan Matthew de 2016 ainsi que le séisme de janvier 2010 et dont les conséquences sur la précarité d’une partie de la population haïtienne se font toujours sentir. En plus du volet de sensibilisation, les recettes des représentations ayant eu lieu le 22 octobre 2016 à Liège ont été reversées à des associations issues d’initiatives citoyennes sur place[4].
Dans sa démarche, Pietro Varrasso et les hommes et femmes de théâtres qui l’ont accompagné ont permis de contrer certains clichés sur le vaudou. Plus encore, en cherchant à dépasser l’hégémonie culturelle du théâtre occidental à Haïti, comme seule forme de pratique méritant un statut d’art et où l’homme blanc arrive en sage détenteur du savoir, ils ont procédé à une démarche interculturelle véritable. Cette réappropriation d’une culture porteuse de sens, prenant vie dans l’art, a d’ailleurs été construite et pleine prise en main par les haïtiens eux-mêmes. En outre, tant les lieux de création de nouvelles pratiques théâtrales que les représentations sur l’île et en Belgique ont été des espaces de rencontre et d’échanges interculturels importants. Des espaces d’autant plus importants qu’ils permettent d’interroger les maux et les oppressions de nos sociétés.

Luca Piddiu

[1]La Charge du Rhinocéros est une association de coopération culturelle formée par des artistes belges et étrangers. Elle produit et diffuse ses spectacles tant en Belgique qu’à l’étranger, notamment en Afrique et dans les Caraïbes.

[2]René Depestre est un écrivain et poète né à Haïti en 1926. Dans ses œuvres majeures, on peut citer exhaustivement : Étincelles (1945), Gerbe de sang (1946), Minerai noir (1956), Hadriana dans tous mes rêves (1988), Rage de vivre (2007).

[3]Jean-Bertrand Aristide fut président de la République d’Haïti à plusieurs reprises (1991, 1993-94, 1994-96, 2001-2004), jusqu’au coup d’État de février 2004.

[4]https://www.facebook.com/par-et-pour-le-peuple-haitien

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques