Quelle solidarité en 2030 ?

Quelle solidarité en 2030 ?
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Synopsis

Qu’en est-il de la solidarité aujourd’hui ? Quelles solidarités pour demain ? Que doit-on craindre ? Que peut-on rêver ? État des lieux et perspectives. Sur quoi s’appuyer aujourd’hui pour mettre en place la solidarité de demain ?

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Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

La solidarité aujourd’hui

De manière schématique, la solidarité aujourd’hui peut se lire à deux niveaux : le niveau de la solidarité dite primaire et le niveau de la solidarité dite secondaire. La solidarité secondaire a été instituée après la Deuxième Guerre mondiale par les pays sociaux-démocrates via l’État social. Grâce aux taxes, cet État met en place des dispositifs de protection sociale forte ; il permet l’accès à l’éducation, à la santé gratuite, à des universités de bonne qualité accessibles à tous ; il crée des routes, des infrastructures et d’autres services publics. Ces États dits « providences » sont jusqu’à présent ce qui a été créé de plus puissant en matière de solidarité.

Les solidarités primaires, quant à elles, sont des initiatives portées par les citoyens. Ce sont les circuits courts, les restos sociaux, les réseaux d’entraide pour les personnes en situation de pauvreté ou pour les migrants, et autres « systèmes D » qui permettent aux personnes en difficulté de se débrouiller pour survivre. Ces initiatives impliquent une relation de proximité. Elles prennent leur source dans une confrontation directe avec le problème vécu par quelqu’un : on est touché par la détresse d’un proche – voisin, famille, ami –, ce qui nous conduit à lui venir en aide.

Si l’on peut se réjouir des élans de solidarité des citoyens, ces initiatives ont leurs limites. Elles sont extrêmement précaires : le soutien des personnes qui en ont besoin repose uniquement sur le bon vouloir et les capacités d’autres citoyens. Elles sont limitées aux relations interpersonnelles et ne s’attaquent pas toujours aux causes structurelles et collectives, contrairement à une solidarité étatique qui s’organise à une plus grande échelle, qui a une dimension moins affective, plus rationnelle et donc souvent plus juste. Par exemple, par le biais de l’État qui finance les hôpitaux grâce à l’impôt, nous contribuons à soigner des personnes que nous ne connaissons pas et qui ne nous seraient même pas sympathiques. Enfin, l’État peut agir sur des causes moins visibles, qui dépassent les problèmes vécus par une communauté – un quartier, un village – et qui pourraient être oubliées par une solidarité primaire.

Or, aujourd’hui, l’État social a tendance à reculer. Les gouvernements mettent en place des politiques de rigueur sous couvert d’une certaine idéologie managériale qui consiste à dire : « Il faut gérer les deniers publics en bon père de famille, il faut se serrer la ceinture, faire des économies ». Derrière l’évidence du discours, on ne peut être contre unebonne gestion des deniers publics, se cache une volonté de réduire les coûts, eten particulier ceux liés aux systèmes de sécurité sociale. Ces budgets sont aujourd’hui considérablement amputés. Doit-on supprimer la solidarité sous prétexte qu’elle a un prix ?

Il semble en tout cas y avoir au sein de la population un recul du consensus autour de la nécessité d’un État chargé de collecter l’impôt afin d’assurer la redistribution des richesses. L’impôt ne fait plus sens, il est vécu comme une forme de prédation, notamment dans l’esprit des investisseurs capitalistes qui estiment n’être en rien redevables au collectif, ce qui incite l’État à se retirer de son rôle de redistribution.  Le déficit de l’action publique à l’égard d’une politique fiscale forte et juste, vis-à-vis des paradis fiscaux notamment, permet à une petite minorité de gens extrêmement fortunés de gagner énormément d’argent sans travailler, là où on ose reprocher aux chômeurs de « profiter » d’allocations qui leur permettent tout juste de vivre.

Le danger qui pèse sur nos sociétés est que les initiatives de solidarité primaire, qui permettent aux personnes en grande difficulté de survivre, à force d’être galvanisées et mises à l’honneur peuvent conduire à justifier un recul de la solidarité secondaire. En palliant les déficiences de l’État social, elles justifieraient sa démission. Comment se fait-il que ce soient des citoyens qui doivent héberger les migrants et se cotiser pour installer des douches dans des bâtiments mis à disposition par l’État ? Comment se fait-il que ce soient les citoyens qui doivent mettre la main à la poche – en plus de l’impôt – pour aider les enfants dans la pauvreté ? La liste des initiatives citoyennes qui viennent compenser un État social en recul est longue. Si la tendance se poursuit, on risque, en 2030, de vivre dans une société où le rôle de l’Etat serait cantonné à des questions telles que la sécurité, où l’économie serait régie par un capitalisme sauvage et où les citoyens de bonne volonté seraient les seuls responsables du soutien à leurs concitoyens en difficulté, mettant des sparadraps sur des plaies béantes.

La solidarité de demain

Pour éviter ce scénario catastrophe, deux terrains d’action doivent être conjointement investis : celui de la politique et celui de l’économie. En ce qui concerne l’engagement politique, le développement des solidarités primaires coïncide et est lié à une période de désengagement politique – de parti ou syndical. En effet, les initiatives de solidarité primaire se sont accrues depuis la fin des années 80 et le début des années 90. À la même époque commençaient à être implantées en Europe occidentale, et notamment en Belgique, des politiques de rigueur néo-libérales d’inspiration thatchérienne et reaganienne. Ces politiques ont eu pour conséquence la paupérisation d’une frange de la population plus éloignée de l’emploi. En réaction, toute une série d’initiatives de solidarité primaire se sont développées : les Restos du cœur en France, l’Opération Thermos chez nous, etc. Cet accroissement de la solidarité interpersonnelle s’explique également par la chute de l’idéologie communiste et l’échec de la révolution Bolchévique : de nombreuses personnes ont alors cessé de croire à l’engagement politique comme moteur de changement et se sont détournées du militantisme politique pour aller vers un engagement plus local.

Mais pour assurer une réelle protection sociale, on ne peut faire l’économie du lien entre les actions de solidarité locale et l’action politique.Les formes de solidarité que nous souhaitons voir exister en 2030 – et de là, le rôle de l’État – sont des questions qui doivent faire partie du débat public. Il est donc nécessaire de réinvestir le champ de la lutte politique, de maintenir et de renforcer les rapports de force pour garantir une justice fiscale qui permette un système de redistribution.

Un système de redistribution efficace en 2030 implique également de remettre en question l’économie capitaliste et la captation d’une partie importante des richesses par une minorité d’actionnaires. Pour cela, une piste est l’économie coopérative. En effet, une entreprise qui est aux mains des travailleurs ou des consommateurs présente moins de risques de générer des inégalités qu’une entreprise aux mains d’actionnaires. Le citoyen peut se réapproprier l’espace économique en réaffirmant sa place en son centre de consommateur, de travailleur, d’investisseur. On voit par exemple des citoyens qui se réapproprient leur alimentation, notamment à Liège avec la Ceinture aliment-terre, et qui par là même influent sur tout le système de production et de distribution qui les approvisionne : des coopératives de semenciers, de producteurs, de consommateurs, etc. voient le jour. On peut espérer que ces initiatives contaminent peu à peu l’économie, démocratisent et reconfigurent une partie du système économique et fassent perdre du terrain au capitalisme.

La société solidaire idéale en 2030 serait donc une société avec une économie essentiellement coopérative ou associative, gérée par des collectifs de citoyens qui n’auraient pas la possibilité de s’approprier les richesses produites par leur entreprise en dehors de leur salaire. L’État quant à lui aurait la capacité, grâce à l’impôt, de capter une partie de la richesse sur cette économie pour assurer un enseignement gratuit et de qualité, des soins de santé accessibles à tous, des services publics de qualité, un filet de sécurité pour les personnes en incapacité de travail, etc. Notons que cette idée d’une forme d’organisation collective de la solidarité secondaire taxant une économie devenue intégralement coopérativiste circulait dans les milieux socialistes libertaires du 19e siècle. Mais elle a été battue en brèche par la pensée sociale-libérale qui donnait le même rôle à l’État – le prélèvement – mais qui envisageait volontiers que l’économie pour sa part reste capitaliste et non démocratique comme c’est le cas aujourd’hui.

Reste à convaincre la population qu’il s’agit là d’un avenir souhaitable pour notre société. Si une partie d’entre elle est pour le changement et est active en ce sens, et qu’une autre résiste parce qu’elle tire profit de l’économie capitaliste et du retrait de l’État, la grande majorité des citoyens semble rester relativement indifférente à la question. Tout l’enjeu est de recréer le consensus social : que cette majorité rejoigne et appuie ceux qui veulent le changement, qu’elle adhère à l’idée d’un État chargé d’assurer la redistribution des richesses et d’un citoyen qui détient le pouvoir dans l’espace économique. Pour ce faire, il faut rouvrir les imaginaires, faire connaître massivement les alternatives, montrer qu’on a le choix pour la société de demain. Aller chercher les gens là où ils sont et leur donner la possibilité de s’impliquer.

Une partie de l’avenir dont on peut rêver peut se créer à l’université par des chercheurs et des étudiants citoyens dont c’est le travail de réfléchir. Cette réflexion peut accélérer le processus, en particulier si elle est intégrée à l’enseignement et que sont éveillées chez les étudiants les capacités et la conscience du rôle de chacun à co-créer des solutions.

Bruno Frère
Sybille Mertens