Genre de quoi parle-ton ?

Genre de quoi parle-ton ?
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publié par UniverSud en Juin 2017

Qui n’a pas entendu parler du genre ? Mais qui comprend vraiment ce que ce terme signifie, quelle est sa portée ? Combien de fois découvrons-nous un tableau statistique ventilé par « genre » ? Ce terme nous apparait comme synonyme du mot « sexe » qui réfère aux différences anatomiques et biologiques entre les hommes et femmes. Si l’ensemble des sociétés passées ou présentes établissent la distinction entre deux groupes sexués, notons d’emblée qu’elles ont différé quant à l’importance et au statut à accorder à cette distinction.

Histoire du genre

Le terme « genre » a pris naissance au milieu du vingtième siècle dans les milieux psychiatriques et médicaux aux États-Unis pour désigner le sexe « psychologique », le sentiment qu’on a d’appartenir à un sexe particulier. En 1972, la sociologue Ann Oakley se l’est appropriée pour le distinguer du terme « sexe », ce dernier renvoyant au corporel, au biologique contrairement au genre qui renvoie au culturel et au social. Ce concept sociologique s’inscrit en droite ligne des nombreux travaux européens et américains de recherche féministe qui ont pris naissance au vingtième siècle et qui, dans la foulée d’un mouvement social fort ont cherché à théoriser les processus sociaux de hiérarchisation et de marginalisation des femmes sur base du sexe dans la sphère privée puis publique. Historiquement, le féminisme représente un courant de pensée et un courant politique bien antérieur au vingtième siècle mais c’est après la seconde guerre mondiale que des travaux de recherche ont pu prendre corps et attaquer de front le postulat de complémentarité « naturelle » entre les groupes sexués. À l’origine, ils se sont principalement intéressés à l’assignation des femmes dans le mariage et dans les tâches de reproduction facilitée par la socialisation précoce et les mécanismes de stéréotypisation.

La place des hommes et des femmes

Il est nécessaire de se rappeler le contexte très défavorable aux femmes qui a prévalu après la révolution française en matière d’égalité devant la loi, du droit à l’éducation, au travail, aux revenus personnels, à la maîtrise de leurs biens et à la citoyenneté. La question de la construction sociale de ce qui est placé du côté du masculin et du féminin, de la place des hommes et des femmes, (de leurs droits et devoirs…) traverse en fait l’ensemble des périodes historiques et des sociétés à travers le monde, cela même quand, ce mécanisme  de dualisation est tu et non reconnu. Dans certaines sociétés qui s’appuient largement sur la famille, c’est au départ de cette dernière que s’est organisée principalement la mise sous tutelle et l’exploitation des femmes sous le couvert de l’argument de complémentarité. Cela reste vrai dans de nombreuses régions du monde et vaut aussi pour nos pays qui, durant les deux siècles passés, ont promu le modèle de famille nucléaire et celui de gagne-pain masculin.

Le genre comme objet d’étude

Le concept de genre et son objet d’étude (la question de la construction sociale du masculin, du féminin et de la place des deux groupes sexués) ont pu émerger à un moment historique favorable au modèle de pensée démocratique dans la mesure où on pensait que ce dernier offrirait des garanties de paix et de stabilité, permettrait d’allier les objectifs de liberté et de justice des citoyens avec des objectifs de développement et de prospérité. Il semblait soudain aller de soi de chercher à lutter contre les inégalités et hiérarchies entre hommes et femmes et contre les violences dont elles sont souvent victimes. Les années 60 avaient déjà représenté une coupure entre un positionnement féministe essentialiste –de plus en plus minoritaire et cherchant à valoriser et faire reconnaitre les compétences et le travail « féminins » sans remettre en cause le modèle de famille nucléaire et de complémentarité sexuée– et un positionnement féministe critique constructiviste, qui appelle à considérer la famille et la complémentarité sexuée comme une construction sociale liée à une société donnée et une époque particulière.

Le recours au terme de « genre » et d’études « genre » a  représenté l’étape suivante. Il a été pensé nécessaire pour clarifier le cœur du positionnement théorique anti-essentialiste des différences.

Le recours progressif au terme genre a aussi été considéré comme permettant de quitter une approche en termes de victimisation et uniquement focalisée sur les femmes. Le concept de genre obligeait désormais à s’interroger sur chacun des termes (homme-femme/masculin-féminin), chacun de ces pôles ne pouvant se comprendre indépendamment de celui qui lui est opposé. Si le concept de genre a souvent été associé à une vision très déterministe, la position qu’il propose est beaucoup plus nuancée. Les personnes sont vues comme des acteurs et leur dynamique interne et subjective est pensée comme résultant à la fois de l’intériorisation de préceptes genrés – le plus souvent non-dits et non-conscients – et de la capacité, des opportunités personnelles et collectives à se comporter en acteur social. Dans toutes ses définitions, le genre doit être pensé et écrit au singulier. Soit il fait référence aux mécanismes de dualisation et de hiérarchisation sexuée à l’œuvre à chaque niveau de la réalité sociale (niveau symbolique, sociétal, institutionnel, organisationnel, interpersonnel et individuel). Soit il devient le synonyme des « rapports sociaux de sexe » qui en découlent. L’expression « rapports sociaux » désigne les relations, les interactions, interdépendances, conflits d’intérêt qui s’établissent entre les individus et groupes en fonction de leur position respective dans l’organisation sociale.

Avec le temps, une attention grandissante a été accordée au croisement avec d’autres rapports sociaux (ethniques, de classe, de nationalité, de génération…). De nombreux travaux de recherche ont ainsi affiné les analyses (notamment en matière de travail et d’emploi). Ces dernières comparent désormais non seulement les femmes et les hommes mais également différents sous-groupes de femmes (par exemple travailleuses peu qualifiées versus « cadres » ; femmes autochtones versus immigrées) au regard du pouvoir de négociation détenu par chacun d’entre eux. C’est ce croisement entre différents rapports sociaux que traduit le concept d’intersectionnalité qui trouve une illustration dans les articles qui suivent.

Genre et organisation du travail

Si le concept de genre s’est autant répandu, c’est aussi parce qu’il a été progressivement adopté par les organisations internationales soucieuses de combattre la faim ou la violence contre les femmes à travers le monde. La démarche de « mainstreaming de genre » a été prônée sur la dernière période comme approche structurelle qui s’applique à toutes les phases d’une politique quelle qu’elle soit (préparation, décision, mise en oeuvre, évaluation). Il s’agit de tenir compte de la situation différente et la position potentiellement inégale des femmes et des hommes face aux problèmes à résoudre et aux solutions à trouver. Le but est de (ré)organiser, d’améliorer, d’évaluer les processus de prise de décision en réfléchissant avec les femmes des enjeux, dangers et atouts spécifiques que représente le projet. Des politiques spécifiques de « gender budgeting » se sont aussi mises en place pour évaluer les budgets, équilibrer les revenus et les dépenses dans le but de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes. Des écueils sont néanmoins régulièrement soulignés comme une tendance à techniciser et standardiser le combat pour l’égalité, avec le risque de voir certaines initiatives, comme le micro-crédit, dans les pays du sud passer à côté de ses missions et des bénéfices attendus s’il est octroyé en priorité aux femmes sans vérifier que ces dernières ont bien accès aux bénéfices finaux de leur activité. En même temps, réfléchir dans ces termes ne suffit pas nécessairement pour faire évoluer les mentalités et notamment celles des hommes. Il en va de même dans nos régions qui, jusqu’ici, ont préféré investir dans des mesures de conciliation vie privée-vie publique pour les seules femmes et qui continuent à placer le pouvoir, l’accès aux ressources financières et les compétences monéables du côté du masculin. Les phénomènes de plafond de verre, de plancher gluant ou de tuyau percé décrivent la déperdition de femmes quand on monte dans la hiérarchie. En Europe, les postes de haute direction resteraient occupés à 80% par des hommes; 64% à l’échelon en dessous et 56% à l’échelon encore en dessous.[1] Ceci concerne l’ensemble des secteurs d’activité. L’Université elle-même reste concernée par ces phénomènes comme nous le verrons dans l’un des articles de ce dossier.

De la lutte pour l’égalité à la nécessité de rentabilité

On le voit sans peine : le genre est traversé par des dimensions historiques et politiques fortes (au sens large). On se trouve face à une conception mouvante et diverse du genre.

Des analystes, bien au-delà du champ des études « genre », interrogent le positionnement (néo)libéral dans la mesure où ce dernier cherche dans tous ces domaines à appliquer le libéralisme politique (égalité des droits dans un contexte de concurrence et de libre-échange : liberté d’entreprise, de consommation, de travail,…) sans garantir une égalité de résultats ni reconnaitre ouvertement la construction sociale du féminin et du masculin. Le « gender marketing » en vogue s’appuie sur les stéréotypes sexués en matière de comportements et de goûts et vient en boucle renforcer ces idées généralisantes. On n’a jamais constaté une assignation sexuée aussi forte et généralisée du rose ou du bleu et des jouets chez les enfants.

Le passage de l’objectif de lutte contre les inégalités à celui de diversité a eu, à côté de retombées positives, des effets pervers (visée utilitariste cherchant à « profiter » des qualités et avantages supposés de chaque sous-groupe, avec le risque de ré-essentialiser chacun d’eux). Comme quoi le vocabulaire a son importance ! L’objectif d’augmentation du taux d’emploi des femmes sans en examiner la « qualité » tombe à point avec de nouvelles niches d’emplois à pourvoir dans les métiers du « care », du soin d’autrui. Les arguments de complémentarité sont ainsi de retour depuis quelques années pour justifier la promotion de femmes dans certaines fonctions et professions particulières, et cela à tous les niveaux de diplôme et de qualification. Les stéréotypes jouent leur rôle à ce niveau et, quand il le faut, vont être « affinés », par exemple pour vanter les mérites des femmes maghrébines ou sud-américaines dans la mesure où leur culture les prédestinerait à la garde des jeunes enfants ou des personnes âgées….

On a pu lire à foison dernièrement que les femmes sont utiles aux entreprises pour leur esprit consensuel (qu’importe la variance observée à ce niveau entre les femmes !). Mais selon Réjane Sénac, ce serait désormais de plus en plus en argent trébuchant et en termes de performances financières que l’on justifie après calcul l’apport des femmes à l’économie et à l’entreprise. On serait ainsi passé en un siècle de l’exclusion des femmes à leur inclusion sous condition de rentabilité financière (avec l’abandon progressif de l’argument premier de citoyenneté qui avait précédé). Le même type de raisonnement serait désormais utilisé pour justifier la création de crèches ou l’accueil des personnes déplacées. L’équité référant à la base à une justice naturelle basée sur les droits humains s’apparenterait désormais à une « égalité flexible » dont on définit peu les termes de cette flexibilité et qui va définir ces derniers. Qu’est ce qui est désormais juste ou injuste ? Le trio « libéralisme, équité, individualisme » (intitulé de Marc Blondel) semble livrer au marché nos sociétés, nos relations sociales, nos vies, nos sentiments, nos corps.

Dernières évolutions

Parallèlement, ces dernières années, la question du sexe et de la sexualité s’est invitée au cœur du débat public (comme ultime question à apporter dans le champ du débat démocratique et en droite ligne de la mise à l’agenda des questions d’identité et de demande de reconnaissance). La définition du terme « genre » s’en trouve une nouvelle fois élargie, transformée, voire « fractionnée ». Elle retourne quelque part à ses origines. Selon ce qu’affirme Judith Butler dans son ouvrage ‘trouble dans le genre’, le genre produirait le sexe qui serait lui-même une construction sociale. Le genre serait performatif en ce qu’il prend corps du fait même de son énonciation « jusqu’à produire les sexes eux-mêmes, et cela par une série d’actes répétés […] qui se figent avec le temps de telle sorte qu’ils finissent par produire l’apparence de la substance, un genre naturel de l’être ». Dans ce cadre, les revendications dépassent une meilleure connaissance et une acceptation inconditionnelle des minorités sexuelles jusque-là largement ignorées et discriminées. Elles visent une reconnaissance de genres pluriels conçus comme une synthèse ponctuelle de différents composants présentés désormais comme fluides et dont on peut jouer pour dénoncer leur classification : un sexe, une préférence sexuelle (homosexuelle, hétérosexuelle, bisexuelle) et une identité sexuelle (le sexe ressenti qui peut différer du sexe assigné). Sous la plume de Teresa de Lauretis, une théoricienne du mouvement queer (terme anglais qui signifie « bizarre »), ce mouvement radical qui combat les stigmates et les met en scène offre une nécessaire complémentarité au féminisme matérialiste car ce serait la seule alternative crédible au patriarcat hétéro-normatifconsidéré ici comme à l’origine de l’oppression conjointe des femmes et des personnes trans. Des malaises et craintes existent ici aussi, certain.e.s craignant de voir la question des inégalités et discriminations entre les femmes et les hommes renvoyées à son invisibilité de départ alors que ces phénomènes persistent et peuvent même se renforcer à travers le monde. Bon nombre de chercheurs et chercheuses en études féministes et de genre s’efforcent de garder ces questions et réalités au centre de leurs réflexions et analyses, cela tout en laissant une place aux nouvelles connaissances scientifiques qui obligent sans cesse à revoir ses thèses et hypothèses. La science est à ce prix. Les derniers développements de la notion de genre dont nous venons de parler et les incertitudes auxquelles sont confrontés bon nombre de nos contemporains sont l’occasion pour des groupes de pensée et d’opinion très traditionnels –voire réactionnaires– de discréditer les études de genre et ce qu’ils présentent être une collusion entre politiciens, intellectuels et chercheurs. La prétendue théorie du genre chercherait à s’attaquer à la famille et à déstructurer la société en niant le caractère naturel du principe de complémentarité entre les sexes, poussant désormais nos enfants à choisir entre être une fille ou un garçon…

Ce récit historique, les textes fondateurs et les arguments qui se sont succédés autour des questions que je viens brièvement d’introduire ici, la matérialité des inégalités, des discriminations, de leurs enjeux : tout cela sera abordé et discuté dans le cadre du master complémentaire en études de genre organisé dès la rentrée académique prochaine par les différentes universités francophones du pays. La Belgique aura été le dernier pays européen à créer un tel enseignement mais il semble que les conditions favorables soient aujourd’hui –enfin– réunies (pressions européennes, soutiens politiques accrus, identification de besoins en termes de connaissances scientifiques, de formation, de conception de boîte à outils politique de terrain).

Pour plus d’informations à propos de ce master, de son contenu et organisation, se rendre sur la page https://www.mastergenre.be

Claire Gavray
Co-fondatrice du FERULg
Chef de travaux à l’Institut des Sciences Humaines et Sociales et à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Education

[1] En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/sciences/article/2012/05/24/la-chercheuse-entre-plancher-collant-et-plafond-de-verre_1707073_1650684.html#oQvUDzMR0Rod4Bl1.99.