Rêver et investir le territoire : de l’inclusivité aux pouvoirs partagés – Etude

“Tout territoire social est un produit de l’imaginaire humain” Y. Barel


Cette étude est une production collective Eclosio écrite par différentes auteures :  Déborah Chantrie (Chapitre sur le Sénégal), Mariel Engels (Chapitre sur la Belgique). Leur travail a été enrichi et appuyé par Romane Marchal, Aliénor Pirlet et Claire Wiliquet sous la coordination de Déborah Chantrie et Olfa Chedli 

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Table des matières  

1. Introduction

1.1. Territoires et pouvoirs

1.2. Dimensions du Territoire : Interactions et dynamiques de pouvoir

1.3. Les Piliers du Territoire : Matériel et Idéel

1.4. Une Grille de lecture Systémique

1.5. Des territoires multiscalaires.

1.6. Territorialité et pouvoir

1.7. Vers une approche inclusive

2. Territoires en transition 

2.1. Sénégal

2.1.1. Gouvernance des terres : le droit foncier au prisme des règles coutumières

2.1.2. Colonisation et décolonisation : repenser les rapports à la terre

2.1.3. Femmes, terre et transition agroécologique

2.1.4. De quoi s’inspirer pour nos territoires

2.2. Belgique : Investir le territoire universitaire pour une sensibilisation collective à l’écologie

“Appren-tissages” à travers des projets de potagers 

A. Uni-Vert, un premier potager collectif  au carrefour de plusieurs facultés du campus du Sart-Tilman 

B. Le Pot’Ingé, un projet tout aussi inspirant ! 

C. Appren-tissages potagers

D. Que retenir ?

3. Repenser les territoires à travers le prisme de l’inclusivité

3.1 En Belgique, les terres publiques comme piste d’action  

3.2 Le budget participatif comme leviers d’action

Conclusion

Bibliographie

 


 

1. Introduction

1.1. Territoires et pouvoirs

En janvier 2024, de fortes mobilisations agricoles éclatent, révélant les tensions profondes entre territoire et pouvoir. Ces mouvements mettent en lumière les difficultés croissantes pour les agriculteurs et agricultrices d’accéder aux terres qu’iels cultivent. À bout de souffle, ces derniers tirent la sonnette d’alarme face à un contexte néolibéral qui les étouffe : l’accès à la terre devient de plus en plus difficile, la pression sur les prix ne cesse d’augmenter, et les accords de libre-échange menacent à la fois leurs revenus et la qualité des produits.

Ces mobilisations soulignent un enjeu central : le lien intrinsèque entre le territoire – la terre cultivée par les agriculteur·ices – et le pouvoir qu’ils·elles peuvent encore exercer sur celle-ci. Cette situation remet en question le concept de souveraineté alimentaire, une thématique fondamentale pour Eclosio. Un point de tension majeur réside dans la dépossession progressive des terres et des savoir-faire agricoles : les agriculteur·ices perdent peu à peu le contrôle non seulement sur leurs terres, mais aussi sur les décisions qui concernent leur exploitation. Ces luttes résonnent avec les enjeux globaux que nous abordons dans d’autres régions, comme le Sénégal, où l’accès au foncier est souvent encadré par des droits coutumiers.

Face à ce constat, une question essentielle se pose : comment les acteurs et actrices d’un territoire peuvent-ils·elles accéder à leurs ressources et participer aux décisions qui les concernent ? À travers cette étude, nous analysons des exemples concrets appuyés par Eclosio, en identifiant des pistes pour renforcer l’inclusivité et la résilience dans les territoires.

En tant qu’ONG universitaire, Eclosio place les dynamiques de pouvoir au cœur de ses réflexions, en tenant compte des réalités propres aux territoires où elle agit. Nous avons pour vision un monde où les générations actuelles et futures exercent ensemble leurs droits à vivre dignement, en interaction harmonieuse avec leur environnement. Présente en Belgique, au Sénégal, au Cambodge, en Bolivie, et dans d’autres pays, Eclosio œuvre sur des thématiques variées. Avec la communauté universitaire et la société civile organisée, nous nous sommes fixés pour mission d’impulser la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées par l’exclusion et les inégalités et l’engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques actuels. Pour ce faire, nous mettons en œuvre des dynamiques d’inclusion, en créant ensemble des compétences, des savoirs et des solutions innovantes ainsi qu’en suscitant l’engagement des secteurs public et privé. Que ce soit dans les villages sénégalais, les montagnes boliviennes[1] ou les campus universitaires belges, nous collaborons avec des acteurs et actrices engagé·es à rendre le monde plus viable. Ces personnes, qu’elles plantent des arbres, préservent des semences locales ou participent à des actions collectives, contribuent toutes, à leur échelle, à construire un avenir durable. Nous travaillons également sur un territoire mental, en encourageant des changements de mentalité à travers des projets concrets et des méthodologies participatives. Ces initiatives invitent à repenser les rapports entre les humains et la Terre, à imaginer des alternatives et à se décentrer du modèle occidental dominant.

Pour ce faire, nous envisageons le territoire au-delà de sa dimension matérielle. En effet, le territoire n’est pas seulement un espace géographique délimité par des frontières ; il est également un espace mental et social. Il reflète les relations entre les humains et leur environnement, mais aussi entre les individus eux-mêmes, traversées par des logiques de pouvoir. Travailler sur les territoires implique donc de penser ces interactions complexes, qu’il s’agisse des liens avec la nature ou des rapports sociaux marqués par des inégalités.

Adopter une approche territoriale, c’est considérer les ressources naturelles, les cultures et les organisations sociales qui façonnent un lieu. Ce regard nous permet de mieux comprendre les enjeux locaux et globaux, tout en questionnant les relations de pouvoir qui s’y jouent. 

Cette étude propose une exploration de la thématique “territoires/pouvoirs” à travers les continents et les échelles, mettant en perspective les relations qui se tissent au sein des territoires. Elle explore des concepts tels que la réappropriation de l’espace, la gouvernance locale et la souveraineté alimentaire. En passant de projets agroécologiques au Sénégal à des initiatives étudiantes sur le campus de Liège, nous cherchons à dégager des solutions inspirantes pour un avenir inclusif.

Comprendre les relations entre humains et territoire, c’est aussi s’ouvrir à d’autres manières de penser, de vivre et d’interagir avec la Terre. En nous intéressant aux pratiques d’autres cultures, nous pouvons sortir de nos cadres habituels, enrichir nos perspectives et imaginer des réponses collectives face aux défis actuels. Comme le souligne Hamant[2] (2024), pour passer du pouvoir à la puissance et bâtir une société plus robuste et solidaire, il faut savoir s’arrêter, réfléchir et rêver.

Par cette étude, nous invitons à rêver le territoire de demain. Mais avant de se plonger dans les analyses de cas, un détour théorique est important, afin de comprendre la méthodologie qui sous-tend cette étude.

Eclosio_Rêver et investir le territoire : de l’inclusivité aux pouvoirs partagés

Photo Pixabay (Crédit johnNaturePhotos)

1.2. Dimensions du Territoire : Interactions et dynamiques de pouvoir

Le territoire est un objet d’étude complexe, révélant des interactions profondes entre ses dimensions matérielles, sociales et idéelles, ainsi qu’avec les dynamiques de pouvoir qui les traversent. Alors que le territoire peut être envisagé comme un espace physique et symbolique, le pouvoir incarne les dynamiques d’autorégulation et de contrôle exercées sur cet espace. Ce lien est complexe entre territoire et pouvoir. La territorialité comme le souligne Georgia Kourtessi-Philippakis (2011), traduit la tentative par un individu ou un groupe d’affecter, d’influencer ou de contrôler d’autres personnes, phénomènes ou relations, et d’imposer leur contrôle sur une aire géographique donnée, un territoire.

Ainsi, le comportement territorial est un système cognitif et comportemental qui a pour objectif l’optimisation de l’accès d’un individu ou d’un groupe aux ressources de manière temporaire ou permanente (Kourtessi-Philippakis, 2011). Ainsi, le processus d’organisation territoriale doit s’analyser à deux niveaux distincts : celui de l’action des hommes sur les supports matériels de leur existence et celui des systèmes de représentations (P. Bonte, M. Izard, Dictionnaire de l’ethnologie). Le territoire est à la fois objectivement organisé et culturellement inventé. A ce propos, Georgia Kourtessi-Philippakis dit “C’est peut-être là, dans l’intersection des frontières physiques et mentales, que se trouve la difficulté de définir les territoires”. 

 

1.3. Les Piliers du Territoire : Matériel et Idéel

Le territoire repose sur deux piliers fondamentaux – le matériel et l’idéel – qui forment ensemble un système complexe, à la fois objectif et culturellement inventé (P. Bonte, M. Izard). La dimension matérielle englobe les caractéristiques physiques et biophysiques de l’espace, telles que la propriété foncière et les infrastructures, tandis que la dimension idéelle concerne les représentations symboliques, philosophiques et politiques que les acteurs projettent sur le territoire.

Comme l’explique Alexandre Germain, ces deux dimensions sont interdépendantes : « Le rapport de l’homme à l’espace concret relève d’un processus culturel, d’une qualification de la matérialité du monde par le sens que produisent les sociétés. » Cette interaction est visible dans la manière dont les frontières matérielles – chemins, bâtiments, postes-frontières – sont investies d’une dimension idéelle pour structurer les relations sociales et politiques.

 

1.4. Une Grille de lecture Systémique

Pour appréhender le territoire dans toute sa complexité, il est utile de mobiliser une grille de lecture systémique qui articule trois dimensions distinctes mais complémentaires (Laganier et al., 2002 ; Moine, 2006) :

  1. Dimension matérielle Le territoire, conçu comme support physique, est doté de propriétés biophysiques qui définissent des opportunités ou des contraintes pour le développement des systèmes anthropiques. Par exemple, au Sénégal, l’accès à la terre pour les pratiques agroécologiques met en lumière des enjeux de propriété foncière et de gestion durable des ressources.
  2. Dimension organisationnelle Cette dimension concerne les interactions entre acteurs sociaux et institutionnels. Ces derniers se structurent en organisation pour orienter les stratégies de développement. Les collectivités territoriales et la société civile jouent un rôle clé dans l’inclusivité des processus décisionnels, notamment en garantissant une représentation équitable des groupes marginalisés dans la gestion des territoires.
  3. Dimension identitaire Le territoire reflète également l’identité collective des acteurs sociaux et institutionnels se représentent l’identité, se l’approprient et le font exister par la mise en œuvre d’action pour son développement. Cette dimension idéelle ou identitaire se manifeste dans les représentations culturelles, spirituelles et historiques que les communautés projettent sur leurs espaces de vie.

Pour chacun des cas que nous explorons dans cette étude, nous mobilisons cette grille de lecture.

La question du rapport au territoire peut être abordée sous plusieurs angles. La majorité des géographes s’accordent pour dire que le territoire est avant tout un espace. Cependant, cette notion dépasse largement la simple conception d’un espace clos et se rapproche davantage d’un système complexe et dynamique créé par les acteurs et actrices. Le territoire est donc un produit culturel basé sur la relation que les humains entretiennent avec l’espace physique dans lequel ils vivent (Germain, 2012). Cette dimension est cruciale pour comprendre un territoire à travers ses aspects matériels, c’est-à-dire physiques, et idéels, c’est-à-dire les perceptions et représentations associées au territoire. En d’autres termes, les humains habitent la Terre dans des espaces physiques, composés par exemple de frontières et de limites administratives, matérialisées par les entrées et sorties des territoires. Mais d’autres espaces existent et constituent d’autres territoires : ceux de la culture et du sacré, qui revêtent une dimension symbolique et spirituelle importante. Bien entendu, les liens entre territorialité idéelle et matérielle sont très forts, l’une influençant constamment l’autre. Pourtant, cette distinction est primordiale car il faut bien comprendre que très peu de sociétés ont été fondées sur des frontières fixes (Germain, 2012). Même si, nous sommes tous et toutes profondément attaché·es à l’espace physique qui nous apporte sécurité, et souvent, cet espace est aussi celui où l’on crée et conserver des liens (Moine, 2006). La territorialité est donc une pratique, car elle repose sur le sens que les humains attribuent à l’espace physique qu’iels habitent.

 

1.5. Des territoires multiscalaires.

En outre, les territoires existent à travers leurs dimensions matérielles et idéelles, mais ils sont aussi multiscalaires (Germain, 2012), ce qui signifie que le territoire peut être appréhendé à différentes échelles, allant de l’échelle locale à l’échelle globale. Il est assez intuitif de penser le territoire à l’échelle locale. D’ailleurs, comme nous allons le voir à travers l’exemple de deux potagers communautaires dans l’enceinte de l’université de Liège, les personnes ont tendance à s’impliquer facilement dans des espaces fréquentés quotidiennement. Pourtant, dans un monde globalisé, nous ne pouvons ignorer les dérèglements climatiques qui touchent de manière disproportionnée les populations vulnérables. Alors que les pays les plus pollueurs sont encore très peu touchés par les impacts du dérèglement climatique, les agriculteur·ices du Sahel, d’Inde ou du Pakistan sont touchés de plein fouet par les vagues de chaleur, dépassant parfois les 50°C, et les laissant dans l’impossibilité de cultiver. Il est donc nécessaire de conceptualiser le territoire à une échelle globale, en tenant compte des équilibres terrestres qui maintiennent la vie sur terre afin de comprendre les interdépendances entre les pays. Actuellement, tant au niveau global que local des relations de pouvoir et d’exclusion sont à l’œuvre. 

 

1.6. Territorialité et pouvoir

Enfin, outre ses dimensions matérielle et idéelle, le territoire est caractérisé par son aspect social. En effet, les humains sont au cœur des territoires, car ce sont eux qui les créent à travers l’ensemble des interactions dynamiques entre les acteurs et l’environnement (Moine, 2006). Ces interactions ne se réalisent pas sans rapports de domination, car chaque acteur va chercher à exercer son pouvoir sur un territoire. Comme le rappelle Georgia Kourtessi-Philippakis, le territoire est un espace de domination où les acteurs cherchent à optimiser leur accès aux ressources. Ces dynamiques de pouvoir influencent la manière dont les décisions sont prises et les ressources partagées. 

Le territoire a donc une dimension sociale importante car il est l’espace physique que les humains s’approprient à travers les systèmes de représentation. Il a donc un aspect culturel et historique, et le sentiment d’appartenance à un territoire est le résultat d’un vécu, mais il est ancré dans le présent car c’est le lieu de constitution de la société et de la possibilité de vivre ensemble.

Plusieurs catégories d’acteurs (Moine, 2006) gravitent autour d’un territoire et, comme nous le verrons, ont des logiques et des intérêts différents :

  • L’État, en tant qu’État-nation,
  • Les collectivités territoriales,
  • La société civile et les multiples groupes existants,
  • Les intercommunalités,
  • Les entreprises.

 

1.7. Vers une approche inclusive

Ces groupes d’acteurs entretiennent des relations parfois inégalitaires. 

C’est le cas, par exemple, au Sénégal, lorsque les entreprises privées accaparent les terres des paysans. Cette pensée, qui complexifie le territoire à travers les relations qu’entretiennent les personnes habitant ce territoire, rend cruciale la question de l’inclusivité afin que toutes les communautés, y compris les groupes marginalisés, aient la possibilité de participer aux processus décisionnels concernant la gestion des territoires. Pour cela, il est important d’adopter une représentation équitable des différents groupes dans les instances de décision.

Enfin, la dimension idéelle ou idéologique est importante car elle soulève une question existentielle : quel(s) rapport(s) souhaitons-nous entretenir avec le territoire et à quelles fins ? Réfléchir sur le territoire est aussi un terreau pour amorcer d’autres réflexions plus larges sur la démocratie, la justice et l’égalité. Une fois la multiplicité des relations au sein d’un territoire exposée, comment penser nos rapports à ce dernier pour favoriser l’inclusivité et la diversité ? Alors que le discours politique actuel tend vers une exclusion de l’Autre, et que les discours d’extrême droite visent à instrumentaliser les différences pour exclure, n’est-il pas temps d’appréhender la diversité à travers le prisme de la richesse plutôt que de celui de l’exclusion ? N’est-il pas temps de revoir nos rapports à la Terre, aux autres et à nous-mêmes à travers le paradigme du soin plutôt que celui de l’exploitation ? Finalement, comme se le demande Alexandre Germain, comment « gérer la concurrence des légitimités territoriales dans un même espace » ?

Réfléchir au territoire implique de dépasser les logiques exclusives et les rapports de domination. Comme le souligne Alexandre Germain, « penser le territoire comme un espace clos constitue un obstacle à la justice et à l’égalité. » Une approche inclusive requiert :

  • Une participation équitable : garantir que toutes les voix, y compris celles des groupes marginalisés, soient entendues.
  • Un accès aux ressources : notamment l’accès à la terre, indispensable pour les pratiques agricoles.
  • Une reconnaissance des diversités : valoriser les représentations culturelles et les savoirs locaux dans la gestion des territoires.

Dans cette étude, Eclosio propose d’approfondir les réflexions sur les liens entre territoire et inclusivité à travers plusieurs études de cas dans différent pays. De cette manière nous allons revenir de manière concrète sur des exemples à travers le monde afin de questionner l’inclusivité au sein des territoires. L’accès équitable aux ressources, dont la ressource foncière nécessaire aux pratiques agricoles, ainsi que la reconnaissance et le respect des diversité au sein des territoires sera questionnée. Enfin les questions d’équité et de justice sociale, au cœur de notre travail quotidien seront abordée.

En somme, la territorialité, et l’inclusivité sont profondément interconnectées. Un territoire inclusif est celui qui reconnaît et valorise la diversité de ses habitants, qui garantit une participation équitable aux processus décisionnels et qui lutte activement contre les inégalités. En repensant nos rapports au territoire à travers le prisme de l’inclusion et de l’inclusivité, nous pouvons créer des espaces plus justes, équitables et harmonieux pour tous. En repensant nos rapports au territoire, nous pouvons créer des espaces plus équitables et durables, en résonance avec les enjeux globaux du XXIe siècle.

 

2. Territoires en transition

2.1. Sénégal

A. Gouvernance des terres : le droit foncier au prisme des règles coutumières

La question foncière, c’est-à-dire, « l’ensemble des rapports sociaux entre les humains à propos de l’accès à la terre et aux ressources naturelles qu’elle porte, et du contrôle de cet usage » (Colin J.Ph & Co, 2022) sont centrales parce qu’elles cristallisent des rapports de domination dans les sociétés. La terre et les ressources naturelles présentes sur un territoire sont liées au pouvoir économique, étant donné leur fonction productive. En effet, accéder à la terre c’est avoir les moyens de produire des denrées alimentaires pour nourrir sa famille et générer des revenus ; un accès sécurisé est donc primordial pour assureur sa propre subsistance, ou celle de sa population. En Afrique de l’Ouest, environ la moitié des habitant·es vivent des activités agricoles, et aujourd’hui face aux conséquences du dérèglement climatique (sècheresse, désertification, salinisation des sols, et autres), les conditions de vie des populations dépendantes de l’agriculture ne font que se dégrader.  Mais, la terre ne se limite pas aux activités d’agriculture ou d’élevage, c’est aussi l’espace où se marquent les liens entre les générations et entre les communautés, entre les humains et les divinités. Elle revêt une importance sociale et culturelle très importante car elle abrite l’histoire et la mémoire des personnes qui y habitent. La terre est le lieu « d’enracinement » intrinsèquement lié à l’identité d’une personne : à l’instar d’un arbre dont les racines s’étendent profondément dans le sol, l’humain est aussi attaché au lieu, à la culture, aux coutumes, à sa langue et sa religion, à son groupe culturel. 

Aujourd’hui, la gouvernance de la terre et des ressources naturelles est au cœur des politiques de développement des pays d’Afrique de l’Ouest qui actuellement font face à plusieurs phénomènes concomitants aggravant la pression sur les terres : la démographie galopante, le manque de fertilité des sols à cause de l’utilisation excessive des produits phytosanitaires dans l’agriculture, les stress climatiques, et la monétarisation des terres. Ce dernier phénomène est criant depuis la crise alimentaire et financière de 2008, où les entreprises privées se sont ruées sur les terres disponibles afin de les privatiser dans un but commercial ou pour la production de biocarburant (Sarr, 2014). Elles se sont donc accaparées à grande échelle des terres qui étaient auparavant gérées par des communautés locales. Cette expropriation est possible car la question de savoir à qui appartient la terre reste sans réponse à l’heure actuelle. Effectivement, il y a une majorité écrasante de producteur·ices qui ne disposent pas de droits fonciers sécurisés, c’est-à-dire, qu’ils·elles exploitent une terre, parfois depuis des années, mais sans reconnaissance par l’Etat du statut de propriétaire. Dans ce cas, ce sont les autorités coutumières villageoises qui sont garantes de la gestion des terres au niveau local, mais avec peu de légitimité au niveau étatique, et presque aucune face aux entreprises privées venues pour accaparer des terres à bas prix.

En effet, il existe un dualisme entre la régulation de l’Etat qui constitue un régime juridique souvent hérité de l’histoire coloniale, et les droits de propriété coutumiers régis par les autorités locales. La terre est donc, historiquement et traditionnellement gérée localement, sur base des coutumes. En Afrique de l’Ouest, la terre a toujours été une propriété collective et concrètement, cela signifie qu’elle ne se vend pas (Sarr, 2014). Ce mode de gouvernance du foncier repose donc sur le droit coutumier qui constitue l’ensemble des règles d’une communauté qui sont liées à la coutume, c’est-à-dire à leurs habitudes de vie. Les autorités coutumières, les chefs de village, les chefs religieux puisent leur légitimité de gouvernance dans leur lignage. Ces personnes sont issues de famille qui ont un lien avec des entités supranaturelles et qui sont chargées de préserver l’ordre social ainsi que les rapports entre les humains et la terre à travers des rituels (Colin J.-Ph & Co, 2022). Ce sont des principes fondamentaux d’organisation de la société, constitutifs de l’histoire des communautés et de l’organisation actuelle, souvent vivant et évoluant de manière autonome par rapport à l’état. Mais, aujourd’hui, les coutumes ne suffisent plus à réguler le foncier rural, face aux pressions sur les terres, les chefs coutumiers et autres leaders anciennement garant de l’ordre social ne sont plus en mesure de le garantir (Mingar, 2015).

 

B. Colonisation et décolonisation : repenser les rapports à la terre

Depuis les indépendances dans les années 60, les états africains croulent sous les défis liés à la gestion foncière car des années de domination coloniale ont laissé en héritage des structures complexes et inadaptées aux contextes locaux. Au XIXème siècle, les puissances européennes ont entamé une compétition pour conquérir les territoires africains. L’Afrique a été le théâtre de ces rivalités où les états européens ont établi des administrations coloniales, et imposé leurs lois, et surtout, ils ont revendiqué la propriété des terres en ignorant les droits coutumiers des populations locales. Enfin, ils ont exploité les terres pour leur propre intérêt, au détriment des populations locales. L’accaparement des terres qui a eu lieu pendant cette période a encore des conséquences sur l’économie et les sociétés africaines. En effet, les systèmes fonciers coloniaux, imposés par l’occident, ont privilégié la propriété individuelle et la vente des terres au détriment des droits fonciers collectifs. 

Aujourd’hui, en Afrique de l’Ouest, les Etats ont donc un rôle à jouer dans l’organisation du territoire avec, entre autres, un arsenal juridique qui encadre l’accès et l’utilisation des terres. Et, bien souvent, le droit, c’est-à-dire l’ensemble des règles imposées par le cadre législatif étatique, entre en contradiction avec le droit coutumier. En d’autres termes, les règles édictées par les Etats ne sont pas en adéquation avec les règles appliquées par les communautés locales. Cette pluralité de normes s’explique par l’histoire et l’imposition des normes issues de la colonisation qui ne reflètent pas la complexité de fonctionnement liés aux coutumes locales.  Alors qu’en Europe, le droit est le fruit d’une lente incorporation des normes sociales, dans le droit, en Afrique c’est l’issue d’une domination violente à travers la colonisation. De plus, les Etats africains sont encouragés à réformer le droit foncier afin de favoriser l’investissement privé. Par exemple, le Sénégal, depuis quelques années s’est engagé dans des réformes foncières de taille, avec une volonté d’établir des règles claires qui encadrent l’accès au foncier. Le « Pacte avec l’Afrique » du G20 met l’accent sur l’importance de l’investissement du secteur privé (Lagarde, 2018) pour contribuer au développement économique du pays. Seulement, pour favoriser ces investissements privés, il serait nécessaire de réformer le foncier. Mais la réalité est plus complexe car les investisseurs privés pensent d’abord à leur profit. Alors qu’au Sénégal 95 % des terres appartiennent au « domaine national » donc à l’état, la population avec l’appui de la société civile plaide pour une gestion foncière qui se fasse au profit des exploitations familiales afin de promouvoir un développement rural intégré. Les organisations paysannes et la société civile veulent répondre à l’enjeu de souveraineté alimentaire par le développement d’une agriculture respectueuse de l’environnement.

Outre l’aspect de production agricole, ces processus de réforme foncière ignorent totalement l’importance sociale que constituent les terres. Elles revêtent aussi un caractère sacré et divin pour les populations locales. En effet, dans les cultures animistes[3], les divinités sont liées à un endroit. Au Bénin par exemple, les divinités locales ont des temples dans lesquels les personnes viennent réaliser des offrandes. Et, lors de la construction d’une route, le temple de la divinité n’est pas déplacé, c’est la route qui est déviée. Cela souligne la prégnance des croyances et leur place dans la société où la terre est beaucoup plus qu’un simple facteur de production. C’est un lieu sacré, qui constitue à la fois un lien avec les ancêtres, des espaces spirituels, une entité sacrée porteuse d’énergie vitale. C’est donc un rapport très complexe qu’entretiennent les populations locales avec la terre. Cela nous amène à penser qu’il est nécessaire de tenir compte des dynamiques coutumières, et de construire des réformes foncières qui prennent en considération les forces sociales locales mais aussi les inégalités structurelles existantes dans la société. Un bel exemple, en 2023, le droit collectif a été pris en compte dans le régime juridique foncier au Sénégal. Grâce au plaidoyer des organisations de la société civile, la terre peut appartenir à une collectivité, donc à plusieurs personnes, une famille ou encore un groupement d’intérêt économique. A l’opposé de la propriété individuelle, la propriété collective remet en cause l’option néo-libérale, traduite par une appropriation individuelle extrême des terres, afin de protéger les droits d’accès et d’usage des terres par les populations locales. Les terres peuvent alors être affectées à plusieurs personnes d’une même famille ou à un groupe de personnes. C’est un exemple de prise en compte des revendications des communautés rurales et des coutumes en application. Mais, le droit coutumier, loin d’être parfait, occulte complètement la place des femmes dans l’accès, l’usage, et la gestion des terres. 

 

C. Femmes, terre et transition agroécologique

Dans le secteur agricole, les femmes représentent une grande part de la main d’œuvre. Pourtant, elles sont de simples usagères, et elles n’ont pas de pouvoir décisionnaire. Cela s’explique par plusieurs facteurs : les dispositifs coutumiers qui participent au maintien des relations patriarcales, l’analphabétisme et le manque de formation ou d’information sur leurs droits. Mais comment penser une évolution foncière favorable aux droits des femmes en adéquation avec les coutumes ? Les systèmes patriarcaux excluent les femmes de l’héritage. Les femmes n’existent que par leur appartenance à un homme, à travers le mariage, et ce sont eux qui gèrent les moyens d’existence. Les femmes accèdent donc à la terre par une faveur, ou une tolérance de leurs époux, frères, ou un autre homme, qui lui, possède la terre. La femme n’aura alors que la possibilité de l’exploiter, mais sans avoir un accès sécurisé à long terme. Pourtant, dans les milieux ruraux, les femmes exercent des responsabilités importantes concernant la sécurité alimentaire et la bonne nutrition du foyer. De même qu’elles sont des actrices du changement, elles participent activement à la reproduction de la société, ce qui signifie qu’elles sont centrales dans le développement d’un territoire. 

Les femmes représentent la moitié de la population, et, même si elles ne constituent pas un groupe social homogène, et qu’il y a autant de réalités que de femmes, elles ont en commun, à échelle variable, de détenir moins de privilèges et de pouvoir que les hommes. C’est pourquoi les programmes de coopération au développement soulignent l’importance d’avoir une approche genre. Pour remédier à la répulsion du concept « genre » qui est souvent mal compris et associé à l’imposition des normes de l’occident, il est plus intéressant de parler d’approche Leave No One Behind (en français, ne laisser personne de côté) ainsi que de, cibler des actions spécifiques pour réduire les inégalités identifiées. 

 

Eclosio_Femmes, terre et transition agroécologique

Projet Yessal Sunu Mbay (Eclosio- Sénégal)

 

En Afrique de l’Ouest, même si les contextes sont différents en fonction des pays et des régions, il existe d’importantes inégalités en matière de droits fonciers entre les hommes et les femmes. Au Sénégal par exemple, le droits foncier, promulgué par l’état, est le même pour tous les citoyens et citoyennes. Mais dans la pratique, les femmes ne jouissent pas de leurs droits. Elles font l’usage des terres que les hommes veulent bien leur prêter. Souvent des plus petites parcelles, pas très bien situées (loin du village), et pour la plupart, peu fertiles. En somme, les hommes gardent les meilleures terres pour eux et ils y pratiquent des cultures de rente. Les femmes vont travailler dans le champ du mari, mais elles n’ont pas de contrôle sur la terre, encore moins sur le revenu issu de la vente des céréales produites dans le champ. 

Pourtant, la terre est indispensable pour penser une transition agroécologique et promouvoir des systèmes alimentaires durables, et les femmes ont un rôle important à jouer dans cette transition qui doit contribuer au bien-être de tous et toutes. Il ne s’agit pas d’exclure les hommes, mais plutôt de chercher un équilibre en questionnant les rapports de pouvoir, et les privilèges dans une société, pour entrainer les hommes et les femmes, ensemble, dans un projet de société durable et inclusif. En pratique, dans les interventions des programmes de coopération internationale, il est possible d’utiliser plusieurs stratégies. D’abord, les femmes constituent souvent le public cible des interventions, la majorité des activités du programme visera donc directement les femmes. Au Sénégal par exemple, c’est le cas des activités de maraîchage, de transformation de produits et techniques culinaires et la promotion d’activités génératrices de revenus. Dans d’autres activités, il est plus compliqué de mobiliser les femmes, c’est le cas de l’apiculture, qui est traditionnellement une activité réservée aux hommes. Dans ces cas, il faut entamer d’abord un travail de sensibilisation et de déconstruction des stéréotypes pour garantir le succès de l’activité. Mais, en ce qui concerne les activités agricoles, l’accès à la terre est déterminant.  

Comment alors optimiser le potentiel des femmes à renforcer la résilience de leur ménage et à accélérer la transition agroécologique ? Comment tendre à neutraliser ces rapports de domination ? Actuellement, c’est la méthodologie de l’empowerment (autonomisation) qui constitue une démarche de travail utile pour renforcer le pouvoir des femmes. En corolaire, les hommes privilégiés sont impliqués dans le processus à travers la notion de co-responsabilité car ils devront renoncer à leurs privilèges au profit du bien commun.

L’empowerment recouvre 3 dimensions : (1) le pouvoir intérieur qui est le socle, la base de notre identité. C’est la confiance que nous portons en nous même, la « confiance en soi », l’estime de soi.  (2) acquérir des compétences et les connaissances. Et enfin c’est (3) créer des réseaux parce « qu’ensemble on est plus fortes » ! Finalement, l’ensemble de ce processus d’empowerment veut donner aux femmes la capacité de décider. Cette méthodologie émancipatrice est intéressante, mais pas toujours facile à appliquer. Car elle revêt des dimensions diverses, et il est compliqué d’agir sur les trois « pouvoirs ». Et, ce quil est important de comprendre, c’est que ce processus ne peut se faire sans intégrer les hommes, car sinon il risque de créer des décalages, et in fine, encore plus de violence envers les femmes. C’est pourquoi, il est important de travailler avec les organisations de la société civile locales, qui connaissent la culture, les normes et représentations des populations locales. Elles sont des actrices de choix pour dérouler une telle méthodologie en mettant en place diverses stratégies pour accompagner les communautés dans ce processus. 

En effet, l’accès à la terre sécurisé est déterminant si on veut faire de l’agroécologie car c’est un processus à long terme. L’agroécologie, comme socle pour construire des systèmes alimentaires durables, implique un changement de pratiques agricoles, sur base de connaissances locales, mais aussi d’un renforcement de capacités des producteur·ices. C’est donc un processus graduel qui vise à renforcer la sécurité alimentaire des ménages. 

Donc, notre choix est d’accompagner les femmes, ce qui nécessite un accès sécurisé et pérenne à la terre. Concrètement, cela implique que les hommes du village doivent accepter de mettre à disposition, sur une longue durée, des terres destinées exclusivement à l’exploitation et à la gestion par les femmes. Cette approche vise à éviter la reproduction des rapports de genre inégalitaires. De plus, ces terres doivent être situées à proximité du village pour réduire la pénibilité du travail des femmes. Cela nécessite que les hommes partagent leurs privilèges liés à la possession foncière en cédant ces terres aux femmes. Avant tout investissement ou aménagement en vue d’activités de maraîchage, il est crucial que ces terres soient sécurisées afin de garantir qu’elles ne puissent pas être reprises aux femmes une fois le site opérationnel.

En effet, les aménagements sur les sites sont conséquents. Sont nécessaires un accès à l’eau sécurisé tout au long de l’année avec des forages solaires, des bassins pour faciliter l’arrosage, des clôtures en fer pour éviter l’entrée des animaux dans le site, ainsi que la reforestation du site. C’est pourquoi il est important d’avoir l’aval des chefs coutumiers et des hommes du village, pour ensuite avoir une délibération au niveau des autorités étatiques. Selon le droit foncier sénégalais, ce sont les autorités communales, les mairies, qui délibèrent afin d’attribuer la terre aux personnes. La terre ne s’achète donc pas, elle appartient à l’état, mais les personnes peuvent l’utiliser pour autant qu’ils·elles la mettent en valeur. 

Il y a donc plusieurs niveaux de pouvoir qu’il faut convaincre et pour cela, les OSC (organisations de la société civile) locales ont des stratégies qui se basent sur, une connaissance fine des us et coutumes locales et une capacité à s’entretenir et à convaincre les chefs villages où les propriétaires terrains. 

Cela permet de développer un argumentaire pertinent et de les convaincre :

  • L’importance pour les femmes de disposer d’une terre proche du village pour diminuer la pénibilité du travail et pouvoir assurer ses autres tâches ;
  • L’autonomie économique des femmes, qui avec l’argent lié à la vente des légumes pourront moins dépendre de l’homme, qui verra la charge du ménage qui traditionnellement pèse sur lui diminuer ;
  • Une meilleure alimentation du ménage et des enfants, avec les légumes disponibles toutes l’année assuré par l’accès à l’eau productive. 

Les OSC vont donc entamer un processus de sensibilisation des hommes de pouvoir dans les villages. Cette sensibilisation peut prendre plusieurs formes. Elle peut être formalisée autour d’une activité, par exemple, l’horloge du temps. C’est une activité qui se fait avec les hommes et les femmes pour que les hommes se rendent compte de toutes les tâches que font les femmes pendant une journée. De cette manière, les hommes prennent conscience des réalités des femmes, et cela débouche sur des discussions sur les inégalités entre les hommes et femmes. Ou bien simplement de manière informelle, par un processus de négociation entre les autorités locales et les organisations de la société civile. Une fois que les chefs au niveau village ont accepté de céder une partie de leur terre, alors le processus continue mais cette fois au niveau des mairies. Il faut donc accentuer le plaidoyer auprès des mairies pour que les institutions communales délibèrent au nom des femmes. Aujourd’hui, il n’y a pas encore de délibération au nom d’une femme en tant qu’individu mais plutôt au nom de groupement de femmes qui exploitent une même parcelle.  Un premier pas vers plus d’égalité… 

 

D. De quoi s’inspirer pour nos territoires

Les éléments mentionnés ci-dessus révèlent divers points de tension et des enjeux de répartition du pouvoir. L’une des principales tensions réside entre les droits coutumiers et le système juridique hérité de la colonisation, une dualité qui persiste même après les indépendances. En effet, les États africains ont conservé en grande partie les structures juridiques et administratives coloniales. Rappelons que les frontières des pays africains ont été tracées au XXᵉ siècle par les puissances coloniales, sans tenir compte des cultures, des organisations sociales des populations locales et, bien sûr, sans consultation des habitant·es concerné·es. Ces frontières arbitraires constituent aujourd’hui les limites politiques des États. L’organisation et la répartition du pouvoir à l’intérieur des territoires sont aussi intimement liés à l’organisation du pouvoir colonisateur. Ce ne sont pas simplement des bribes du passé que nous retrouvons aujourd’hui, c’est tout un système qui a été imposé par la violence, et avec lequel les populations locales doivent composer aujourd’hui. 

En plus de cela, les états africains doivent composer avec des politiques publiques néocoloniales qui offrent sur un plateau d’argent les terres aux grandes entreprises privées qui achètent à très bas prix des terres pour produire en grande quantité des produits d’exportation avec des méthodes destructrices pour l’environnement. Ce phénomène est une nouvelle forme de colonisation, souvent appelée, néocolonialisme, car cela entretient les rapports de domination mondiaux dans lesquels les peuples d’Afrique se voient arracher leur terre, sous prétexte de logique économique. Sortir de ce paradigme capitaliste, qui accentue les relations de pouvoir au détriment des plus pauvres est nécessaire pour actionner les changements vers une société solidaire. 

Enfin, l’agroécologie en tant que mouvement sociopolitique amène les personnes à redéfinir leur relation à l’environnement, tout en tenant compte de l’importance des droits humains et de la dignité humaine. Identifier les logiques de domination dans la gouvernance foncière nous invite aussi à dépasser ces logiques et à identifier les possibles. C’est à travers le rêve et les utopies que les changements sont possibles. Rêvons notre territoire grâce aux organisations de la société civile qui se mobilisent pour être au cœur de la gouvernance des terres. Pour que les entreprises ne puissent pas accaparer des terres. Pour que la gestion foncière se fasse au profit des petites exploitations familiales, de la souveraineté alimentaire et de la transition agroécologique. Les terres sont aussi des lieux autant matériels qu’immatériels. Parce que la terre c’est le lien à sa culture et aux ancêtres. La terre et les ressources qui y sont présentes sont des lieux de culture. La sacralisation est importante et contribue à la reproduction des sociétés, au maintien de l’ordre social, mais aussi à la préservation de l’environnement. 

Enfin, que cela soit en Afrique ou en Europe, il est urgent de remettre la Terre, les terres au centre des questions pour construire un monde plus juste et durable. Les exemples sénégalais nous le montrent, imaginer la terre comme un bien commun est possible et matérialiser cela dans le droit l’est également. Il est aussi possible de renoncer à ses privilèges, de redistribuer le pouvoir, de penser à la communauté au-delà des intérêts individuels. Nous devons nous nourrir des exemples des autres, qui montrent qu’un autre monde est possible. Nous devons visibiliser d’autres possibles, d’autres schémas de pensée pour créer un monde solidaire.

 

2.2. Belgique : Investir le territoire universitaire pour une sensibilisation collective à l’écologie

Après avoir zoomé sur les spécificités des territoires sénégalais, analysons deux initiatives étudiantes sur le territoire de l’Université de Liège. Cette section pose plus largement la question du rapport au territoire, dans ses dimensions matérielles – à qui appartient la terre, qui peut en jouir, avec quelles ressources, etc. – sociales – comment le rapport au groupe influence-t-il le rapport à la terre, comment engendre-t-il un sentiment d’appartenance tant à un territoire qu’à un groupe, quel(s) mode(s) organisationnel(s) se tisse(nt) et prospère(nt) au sein d’initiatives telles que celles présentées ici-, et enfin idéologiques – quel rapports souhaitons-nous entretenir au territoire et à quelles fins ?

“Appren-tissages” à travers des projets de potagers

Les enjeux liés aux changements climatiques et à la transition écologique ne sont pas nouveaux. Déjà en 1970, le rapport du club de Rome aussi appelé le Rapport Meadows[4] tire la sonnette d’alarme et invite les États à prendre des mesures pour qu’ils mettent en place des stratégies afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Quelques décennies plus tard, en 1988, le GIEC[5] fait le constat du rôle inédit de l’humain dans la transformation de notre planète, et en 1995 apparaît un organe suprême, au sein des Nations Unies, chargé de définir des mesures communes et d’acter la manière de mettre en œuvre ces solutions aux changements climatiques, la Conférence des Partis (COP). En 2015, avec la COP21 de Paris, la thématique environnementale semble plus importante dans les consciences citoyennes. En effet, 194 pays s’engagent en signant pour la première fois un accord universel sur le climat afin de maintenir le réchauffement climatique sous la barre de 2°C. Outre cet accord largement médiatisé, le film documentaire “Demainbat des records d’audience et semble avoir contribué à donner aux citoyens et citoyennes envie de s’engager dans cette transition écologique. Ce dernier fait le pari de présenter des pistes d’actions réalisables à échelle individuelle et locale à partir d’une réflexion reposant sur cinq piliers constitutifs de la société : l’agriculture, l’énergie, l’économie, l’éducation et la gouvernance.  

Le film “Demain” a engendré une vague de sensibilisation et de conscientisation, et a sans doute mis un coup de projecteur et amplifié des mouvements de transition locale. A Liège par exemple, en 2012, un congrès avait été organisé par des étudiant·es de HEC Liège pour réfléchir à la transition environnementale et rassemblait des entrepreneurs sociaux et des membres de Liège en Transition. De ces échanges naît officiellement la Ceinture Aliment-Terre Liégeoise (CATL) dont l’un des objectifs est de contribuer à la souveraineté alimentaire liégeoise[6]. 

Des initiatives individuelles naissent, de nombreux citoyens et citoyennes commencent à modifier leurs habitudes alimentaires, tentent de diminuer leurs déchets, se lancent dans des ateliers « do it yourselves »[7] (DIY), entre autres choses. De nombreux·ses jeunes s’inspirent et se mobilisent, notamment à la suite des prises de parole de Greta Thunberg militante écologiste suédoise et de Adélaïde Charlier, une jeune namuroise. Iels participent à la marche pour le climat de 2019 et œuvrent à la création du mouvement Youth for Climate Change, organisant des manifestations régulières. En parallèle, émergent dans les médias d’autres figures de la lutte climatique de par le monde. Peu à peu, la jeunesse marque sa préoccupation pour son avenir, désire modifier son rapport à l’environnement, retrouver du sens et créer du lien autour d’un objectif commun : assurer un avenir résilient et respectueux du vivant en agissant face aux bouleversements des équilibres qui maintiennent la vie sur terre et à l’urgence d’un monde qui change. 

C’est dans ce contexte que des jeunes décident d’investir le territoire du campus du Sart-Tilman de l’Université de Liège (autrement qu’en y étudiant ou en y travaillant), en créant des projets de potagers collectifs. A partir des exemples d’Uni-Vert et du Pot’Ingé, dont nous avons rencontré les membres, ce chapitre explore les dynamiques occasionnées sur ce territoire et les liens créés autour d’une co-sensibilisation à l’écologie. Ces différentes expériences permettent de souligner l’importance de l’ancrage à un territoire, les attachements qui y sont reliés, l’engagement qui en découle, ainsi que le rôle des rapports sociaux et du sentiment d’appartenance dans la pérennité dans ce type de projet. 

Comment ces projets ont-ils été rêvés et continuent-ils de l’être ? Comment les personnes à l’origine de ces initiatives se sont-elles organisées ? Comment ont-elles mobilisé d’autres jeunes autour d’un territoire qui ne leur appartient pas mais qu’ils souhaitent investir? 

 

A. Uni-Vert, un premier potager collectif  au carrefour de plusieurs facultés du campus du Sart-Tilman 

Le projet a été initié pendant l’année académique 2016-2017 par Kate[8], une ancienne étudiante de l’ULiège qui avait terminé ses études et qui s’était formée au sein de la ferme Larock, un établissement en biodynamie situé à Neupré, dans la province de Liège. Suite à cette formation, elle désire poursuivre son apprentissage tout en partageant le plaisir de cultiver avec d’autres personnes. Pour cela, elle se met en quête d’un terrain disponible. Elle apprend par l’intermédiaire de Marie, responsable de l’Administration des Ressources Immobilières (ARI) du département Planification stratégique : Energie – Environnement, que l’ULiège est favorable à accueillir des projets de potagers sur le campus du Sart-Tilman.  

Rapidement deux ancien·nes étudiant·es de l’ULiège rejoignent Kate dans le projet. A la suite d’une rencontre avec Maurice et Léo, gestionnaire des espaces verts ULiège, le groupe choisit un terrain qui se situe au carrefour de plusieurs bâtiments et facultés de l’Université, dans l’allée du 6 août. Il est visible et ouvert à tout·e un·e chacun·e et se fait surnommer Uni-Vert. Le choix du nom se veut rassembleur : “uni” à la fois pour “université” et à la fois pour “union”, ouvert à toutes et tous. Il est créé autour d’un objectif commun : prendre soin de son environnement, apprendre à cultiver ensemble, à créer et tisser des liens en se nourrissant autrement au contact de la terre.

En plus de la mise à disposition du terrain, le collectif reçoit une aide financière pour l’achat de matériel ainsi que des aides logistiques telles que la mise à disposition de terre et de fumier de la faculté Vétérinaire, de même que du broyat et du soutien in situ – tonte par exemple – de la part du service des espaces verts.  

Le groupe initialement constitué de trois personnes passe à dix grâce à l’organisation de journées portes ouvertes et est renforcé par la participation de certain·nes étudiant·es déjà investi·es par ailleurs dans un projet en agro-écologie (les Compagnons de la Terre situé à Blegny). Il est alors constitué d’étudiant·es issus de facultés différentes, de jeunes travailleurs·euses et est rejoint plus tard par Colette, une habitante retraitée du Sart-Tilman – que nous retrouverons plus tard investie également dans le projet du Pot’Ingé.  

Les décisions concernant le terrain et son aménagement sont prises en intelligence collective, sous le mode d’une organisation autogérée et horizontale. Au cœur du projet, la volonté de participer à la création d’un écosystème, de favoriser la biodiversité d’un lieu, de tisser des liens avec des personnes tout en étant proches de la terre, de partager des moments de convivialité en apprenant, en découvrant et en expérimentant ensemble autour d’un projet concret. Au-delà du potager, lors de chantiers collectifs, iels plantent des haies, des arbres fruitiers, aménagent une mare, des espaces de détente, entre autres choses. 

Au fil des années, les participant·es ont progressivement quitté le projet, principalement en raison de contraintes de temps et de distance. Ne fréquentant plus le campus, le territoire investi par le projet Uni-Vert est devenu géographiquement éloigné de leurs activités quotidiennes. En 2024, Colette continue néanmoins de prendre soin de cet espace et de sa biodiversité. La proximité apparaît donc comme un facteur déterminant pour l’investissement dans un territoire.

Les personnes à l’initiative de ce projet laissent derrière eux et elles un territoire de rêve, ou rêvé, conçu, aménagé en intelligence collective et autogérée pendant presque deux ans. Aujourd’hui, ce terrain continue de vivre grâce à Colette qui prend soin de conserver cette oasis de biodiversité (composée de haies fruitières, de chemins de passage, d’arbre, de zone de détente, d’une mare, d’un potager).

Eclosio_Uni-Vert

L’espace Uni-Vert

 

B. Le Pot’Ingé, un projet tout aussi inspirant !

Deux années plus tard, en 2019, se lance le Pot’Ingé dans le Quartier Polytech. Le projet provient de l’envie d’investir un lieu où l’on étudie, on vit, on travaille, un lieu qui soit au sein de l’Université bien que restant en dehors d’un cadre universitaire (cours, cercles, travail, recherche). Les personnes qui initient ce projet sont des doctorant·es issues du ReD (réseau des doctorants) et principalement des sciences appliquées (ingénieurs civils). La plupart sont déjà sensibilisé·es et touché·es par la dimension environnementale., et effectuent, pour une partie, leurs achats en circuit-court.  

Leur envie ? Mener un projet concret et collectif pour (se) sensibiliser et (se) conscientiser aux thématiques environnementales, en apprenant à cultiver ensemble et en se rassemblant autour des questions liées à l’alimentation, le tout en se rapprochant de la terre et du vivant. Après une demande officielle, le groupe reçoit l’avis favorable du doyen pour occuper le terrain proposé par le service espaces verts de l’Université, proche de leur lieu de passage. 

Ensemble, iels réfléchissent à l’aménagement de cette parcelle sur laquelle iels seront présent·es le temps de leur thèse. Iels cherchent à encourager la participation des étudiant·es en organisant notamment des descentes dans les amphis de la faculté de Sciences Appliquées.  Dans le but de réaliser une application concrète pouvant servir à l’aménagement du territoire, iels proposent à des professeur·es de relier les cours qu’iels donnent avec le projet. C’est ainsi qu’ont été réalisés des panneaux solaires, ou encore un test pour créer du béton recyclé. Bref, de quoi allier une volonté de prendre soin de l’environnement avec ses études/recherches ; combiner sensibilisation et action au sein de la société civile.

De cette façon, iels investissent autrement ce territoire universitaire, le décloisonnent en (s’) invitant à sortir du cadre des cours et des connaissances uniquement liées à leur domaine d’expertise. Ensemble, tel un laboratoire expérimental, iels apprennent à cultiver une terre, se renseignent et font parfois appel à des connaissances, dont Maxime, le maraîcher de la ferme Beauregard (situé près de Boncelles). Certain·nes suivent la formation en maraîchage donnée par Stéphane, conseiller des Services Agricoles de la Province de Liège. Iels s’inspirent du modèle de la permaculture, ont envie de porter soin et attention au vivant tout en produisant de bons légumes et fruits qu’iels se répartissent selon leur temps d’implication, ou vendent en cas de surplus. 

Au-delà de la mise à disposition de terrains, et d’une aide financière pour l’achat d’une serre et de matériaux, la faculté met également à disposition un local ainsi que certains espaces (par exemple, les appuis de fenêtres lors de la période des semis). De manière globale, les membres du Pot’Ingé ont des échanges fluides et avancent en confiance avec les responsables des bâtiments, les gestionnaires des espaces verts et le doyen de la faculté.  

Outre le potager et l’organisation de chantiers participatifs qui se clôturent toujours par un apéro convivial, iels organisent parfois des ateliers de cuisine, et des événements pour sensibiliser un plus large public. A titre d’exemple, l’envie de présenter le rôle de l’Université dans la transition écologique les a me·es à organiser l’Expot’Ingé en 2023. Cet événement grand public – accueillant marché de producteurs·rices locaux – visait à présenter le projet, inaugurer le second terrain caractérisé de “vitrine” pour sa visibilité et sa visée pédagogique, et informer les participant·es par le biais de séminaires thématiques et d’une conférence portant sur le rôle de l’Université dans la transition alimentaire. 

Plus largement, le Pot’ingé a créé un partenariat avec la CATL, Ceinture Aliment-Terre Liégeoise en participant régulièrement au festival Nourrir Liège. Ce dernier s’ancre pleinement dans le tissu associatif liégeois par le biais d’une mise en réseau d’acteur·ices œuvrant à la transition écologique localement, et plus particulièrement, à la souveraineté alimentaire. Ainsi il n’est pas étonnant de les voir obtenir une reconnaissance en recevant, en 2021, le Prix des Acteurs de la Transition Écologique et Alimentaire de la Province de Liège. 

Eclosio_Le Pot'ingé

Le Pot’Ingé (© Credit Alexis Fleutry)

C. Appren-tissages potagers

Pour Uni-Vert comme pour Pot’Ingé, l’initiative démarre d’une envie de s’investir concrètement et collectivement au sein de son environnement de vie. Il s’agit de cultiver un potager commun situé sur le territoire de l’Université de Liège, là où les participant·es passent une grande partie de leur temps quotidien pour des raisons multiples, bien que majoritairement liées à des cursus académiques. Quoique tous deux fondés sur une implication de groupe au sein d’un espace foncier prêté, les deux projets se distinguent sur différents plans et en particulier, leur pérennité. Alors que le Pot’Ingé se développe et se révèle particulièrement fécond, Uni-Vert s’est vu transformé par le départ de ses membres et assigné à l’état de “zone de biodiversité” désormais entretenue par Colette.

  • Proximité, attachement et engagement

L’une des hypothèses envisagées dans ce chapitre est que la proximité géographique entretenue avec le lieu, son attachement, voire son ancrage[9], peut impliquer ou non l’investissement physique et moral des individus au sein de cet espace.

L’anthropologue Laura Centimeri (2015) définit l’attachement au lieu comme suit : 

Une matérialité qui nous est familière, qui répond à des besoins physiologiques de base (se reposer, manger, dormir, etc.). Une matérialité qu’on adapte ou ajuste, mais aussi à laquelle on s’accommode, à partir de la répétition au quotidien des usages qui deviennent des habitudes. Ce sont les lieux de tous les jours, les lieux « ordinaires » de notre vie. Loin d’être un simple arrière-plan de notre agir, ces lieux participent de manière active au maintien de nos capacités de faire avec les autres et avec nous-mêmes. L’attachement est alors à comprendre comme la (inter)dépendance à une matérialité que l’on façonne autant qu’on en est façonnés, par les processus d’usage et de familiarisation s’inscrivant dans la durée.

Dans le cas du Pot’Ingé, le premier terrain se situe à proximité d’un bâtiment, attaché à la faculté des Sciences Appliquées et reçoit le soutien direct de son doyen, menant probablement à un sentiment d’appartenance pour les personnes faisant partie de cette faculté. Le lieu est visible – tout en étant caché des visiteurs externes et protégé par des clôtures – par celles et ceux qui y passent pour travailler, étudier, effectuer des recherches. Dès lors, il s’agit d’un espace fréquenté de manière répétitive et quotidienne par ses membres, qui s’y impliquent et le voient évoluer au cours du temps. Par cette dimension ordinaire de l’expérience du lieu, proche d’autres espaces d’usage et de familiarisation journaliers, on peut supposer que les membres du Pot’Ingé disposent d’un attachement au lieu particulier. 

A l’inverse, le potager Uni-Vert, au carrefour de plusieurs facultés, n’est finalement attaché à “rien”, n’ayant aucun bâtiment en lien direct avec lui. Si le projet reçoit bien un soutien de l’Administration des Ressources Immobilières (ARI) et du service des espaces verts, il ne reçoit l’appui d’aucune faculté spécifique, il révèle une identité plus discrète.  D’ailleurs, l’une des difficultés pointées par Kate était l’impossibilité d’aménager des infrastructures du type cabane ou abris en cas de pluie, ou encore le manque d’accès à l’eau. Cette difficulté n’a pas été rencontrée par le Pot’Ingé puisqu’iels ont pu installer des serres, des cabanes, entre autres choses.  Ainsi, la présence du collectif Uni-Vert avait une dimension “précaire” et la possibilité de s’y sentir “chez soi” était sans doute amoindrie par le manque de potentialités et de libertés d’aménagement. De plus, selon Colette le terrain a pâti de plusieurs dégradations dues notamment au passage des sangliers ainsi que plusieurs vols de légumes. Ces éléments ont sans doute joué un rôle dans l’essoufflement du projet. Finalement, seule Colette, cette habitante du Sart Tilman, a maintenu son engagement sur le lieu et reçoit de temps à autre le soutien du Pot’Ingé, qui a permis notamment l’obtention d’une bâche neuve pour la mare d’Uni-Vert lors d’un appel à subventions. 

Dans le même ordre d’idée, les étudiant·es qui se situent au centre-ville (et n’ayant pas cours au Sart-Tilman) s’impliquent rarement dans les projets de type potager. Si la mobilité est présentée comme frein à l’implication, le fait de ne pas être en lien avec le lieu pourrait également être évoqué. Pourquoi s’investir sur un terrain que l’on ne connaît pas, ou l’on ne passe pas, auquel on n’est pas attaché·es ni par proximité au lieu, ni par un sentiment d’appartenance à un groupe ? 

  • Temps ou sentiment d’appartenance à un groupe ? 

De même que la notion de lieu et d’accès à celui-ci, un frein à la participation souligné par Kate d’Uni-Vert et par Evelyne du Pot’Ingé est le facteur temps dans les difficultés rencontrées. En effet, le temps se divise selon les cours, le blocus, les examens, les jobs étudiant·es, la famille, les relations sociales, les fêtes, le sport, etc. Il n’est pas si simple de consacrer du temps à soi dans un projet qui demande un investissement régulier et quotidien, notamment en été lors de la phase de récolte. Là aussi et à nouveau se pose la question de la présence et du rapport au territoire puisque c’est une période où les étudiant·es ne vont a priori pas sur leur campus (étant en vacances, de retour dans leur famille, ou travaillant pendant l’été, …). Iels ne sont ainsi plus en lien direct avec l’espace investi.  

Néanmoins, la proximité au lieu (physique) ne peut pas être la seule source de réussite du maintien du projet Pot’Ingé puisque dans les deux cas, la majorité des personnes impliquées sont a priori de passage (temps des études, de la thèse, de la recherche), et n’ont par conséquent, pas d’attache au territoire dans le temps que cela soit en tant que propriétaire ou habitant·e. Il semble que la réussite du renouvellement de la participation et de l’implication de nouvelles personnes au sein du Pot’Ingé s’explique par une meilleure capacité à créer un sentiment d’appartenance et/ou à l’entretenir. 

En effet, le fait d’être identifié et relié à une faculté, permet sans doute une fluidité dans les échanges, puisqu’il y a un partage de valeurs et de repères communs. Au sein du Pot’Ingé, on cultive la cohésion sociale du groupe, en prenant soin d’y apporter des moments conviviaux qui permettent d’aller un cran plus loin dans le tissage de liens sociaux. Même si le groupe est bien ouvert à toute personne le souhaitant, Evelyne interviewée dans le cadre de l’article, reconnaît le fait que des personnes issues d’autres facultés viennent une fois le temps d’un chantier sans pour autant s’y investir par après et rejoindre le groupe. 

  • Organisation et communication

Le mode organisationnel du Pot’Ingé est également à souligner dans les points qui pourraient expliquer un renouvellement des forces vives au sein du collectif. En effet, chaque année une Assemblée Générale est organisée pour élire des membres responsables. Chaque membre élu à la responsabilité d’une tâche bien définie pendant la durée de son mandat et approuve également la charte présentant les valeurs et les missions du Pot’Ingé. Le fait d’organiser des AG met en évidence leur attention et leur conscience de la nécessité de renouveler les membres et de (se) responsabiliser autour du projet pour le faire vivre et durer. A l’inverse, le projet Uni-Vert avait pour ambition d’être dans le mode de l’auto-gestion, visant à responsabiliser tout un chacun·e, mais dans les faits, Kate reconnaît que le collectif avait du mal à s’impliquer au même titre qu’elle, bien que ça ait été son intention et sa volonté dès le départ.

Enfin, le Pot’Ingé a également une communication efficace qui suscite une envie de s’engager et de se joindre à cette dynamique porteuse ; une capacité d’autonomie financière car iels répondent à des appels à projets en dehors du financement de l’Université, mais surtout iels tissent des liens au sein de l’Université et en dehors avec des acteurs et actrices investies dans la souveraineté alimentaire, parmi lesquels : la CATL, Eclosio au travers d’une implication dans les festivals Nourrir Liège qui leur confère une légitimité et une solidité.  

 

D. Que retenir ?

Ce chapitre met en lumière deux initiatives étudiantes écologiques sur le campus de l’Université de Liège : Uni-Vert et Pot’Ingé, qui montrent différentes dynamiques d’engagement collectif et d’appropriation de l’espace universitaire dans une démarche de sensibilisation écologique.

A travers deux exemples similaires et pourtant très différents sur le campus de l’Université de Liège, ce chapitre a pu mettre en évidence des rapports au territoire particuliers, facilités ou non par la proximité géographique, l’attachement, la temporalité, l’appartenance sociale ou encore, l’organisation et la gestion d’un groupe. Ces projets, très ancrés localement, sur des portions de territoire souvent assez étroit, rassemblent souvent des personnes déjà engagées personnellement, et sensibilisées aux enjeux environnementaux. Pour répondre aux enjeux globaux, parfois inquiétant et déstabilisant, ces personnes ont décidé de se mettre en action, localement et concrètement.   Les exemples Uni-Vert et Pot’Ingé se révèlent être des projets concrets qui partent d’une envie de rêver des territoires communs, en s’y investissant, en y repensant nos modes de consommation et d’organisation et enfin, en y tissant des liens de solidarité entre humain·es tout en se reliant avec le vivant. En prenant part à ces initiatives, les participant·es s’impliquent dans un espace local – le campus – où leur présence éphémère est attestée, et pourtant, où iels acquièrent des appren-tissages ensemble au sein d’un territoire incertain mais profondément vivant.

Les deux projets partagent une motivation commune : sensibiliser et agir concrètement pour la transition écologique dans un espace de vie quotidien. Ils montrent également que la proximité géographique, l’attachement au lieu, et le soutien institutionnel sont des facteurs cruciaux pour œuvrer à la pérennité de telles initiatives. Dans ces exemples, même si les personnes qui s’investissent dans le projet ne sont pas propriétaires, car la terre cultivée est prêtée par l’université, les personnes s’y investissent. La dimension collective prime donc sur la dimension privée, ce genre d’initiative inspirantes montrent que le tissu social, l’envie d’apprendre et de partager sont aussi des moteurs d’un engagement territorial qui grâce aux soutiens de l’université, s’est transformé en projet concret. 

Au-delà de la pérennité des projets eux-mêmes, ce qui importe le plus – et qui résonne particulièrement avec notre travail chez Eclosio – c’est l’impact profond de ces expériences collectives sur les personnes impliquées. Ces projets génèrent un déclic, ou une succession de déclics, qui renforcent un engagement durable en faveur du climat et de la société. En participant aux projets Uni-Vert et Pot’Ingé, les participant·es s’approprient des valeurs essentielles telles que le vivre ensemble, fondé sur le collectif plutôt que sur l’individualisme, et le rapprochement avec le monde vivant. La nature est au cœur des préoccupations, incitant à en prendre soin plutôt qu’à la dominer ou à l’ignorer. Ces projets créent aussi un sentiment d’appartenance et forgent une identité commune. Les liens tissés au sein du groupe permettent l’émergence de visions partagées, qui, bien que modestes, contribuent significativement à la transformation sociale. Ce processus collectif s’inscrit dans un mouvement plus large, permettant aux participant·es de contribuer activement à la construction d’une société plus solidaire et respectueuse de l’environnement. Les transformations intérieures vécues laissent une trace durable dans les consciences individuelles et collectives, avec un impact qui dépasse la durée d’un projet. Comme une graine portée par le vent – une fois le territoire universitaire quitté -, ces transformations peuvent fleurir ailleurs et plus tard – dans d’autres espaces qu’ils soient liés au travail ou à leur propre quotidien.

Quant au rôle d’une ONG comme Eclosio dans ces projets, il s’agit avant tout de mettre en lumière ces expériences, de favoriser les collaborations et les partenariats[10], mais aussi d’accompagner les collectifs dans leur capacité à mobiliser de nouveaux·elles étudiant·es, tout en promouvant l’inclusion et la diversité des profils. Eclosio réfléchit à des moyens durables de maintenir une dynamique de participation collective, en s’appuyant sur les compétences uniques de chaque membre, afin que les étudiant·es puissent agir sur d’autres territoires. Nous explorons comment s’engager, s’approprier et s’investir dans un territoire, en le rêvant et en le questionnant. Nous encourageons notre public à imaginer ce territoire collectivement, et à créer des outils permettant de comprendre les rapports de pouvoir qui y existent, dans le but de passer à l’action. Ce qui nous importe, c’est de susciter un sens de l’engagement auprès de notre public qu’ils et elles pourront ensuite incarner dans leur vie et essaiment autour d’elles et eux !

 

3. Repenser les territoires à travers le prisme de l’inclusivité

Après avoir exploré les dimensions du territoire à travers des exemples concrets, nous poursuivons notre réflexion en mettant en avant des initiatives inspirantes. Dans les sections suivantes, nous examinons la question des terres publiques en Belgique ainsi que la gestion coopérative des terres agricoles, tout en interrogeant des actions d’occupation du territoire, comme les ZAD (zones à défendre). Nous mettons également en avant des pistes concrètes, telles que le budget participatif, déjà mis en place dans plusieurs communes belges.

L’échelle retenue sera locale, car il est primordial de relier les enjeux mondiaux à des leviers d’action concrets, directement au service des populations. Ces leviers se déploient au niveau des territoires de vie, ces espaces vécus au quotidien, où les expérimentations prennent tout leur sens.

 

3.1 En Belgique, les terres publiques comme piste d’action

Actuellement, en Belgique, le prix des terres agricoles connaît une hausse significative, passant de 27 205 €/ha en 2017 à 36 368 €/ha en 2022, soit une augmentation de 33,7 % en seulement six ans. Cette flambée des prix limite fortement l’accès à ce facteur de production essentiel pour de nombreux agriculteur·rices. Pourtant, comme évoqué dans le cas du Sénégal, l’accès à la terre constitue un enjeu crucial pour le secteur agricole.

Face à cette inflation, l’acquisition de nouvelles parcelles devient de plus en plus difficile, empêchant de nombreux jeunes de se lancer dans l’agriculture et freinant l’expansion des petites exploitations durables, qui peinent à se développer.

Un levier d’action prometteur réside dans les « terres publiques ». Ces terres, appartenant aux pouvoirs publics tels que les communes ou les Centres Publics d’Action Sociale (CPAS), offrent l’opportunité de repenser la notion de propriété privée. Elles peuvent être envisagées comme un support pour des projets bénéficiant à la collectivité, tout en répondant partiellement aux défis environnementaux et sociaux d’un territoire. Bien qu’il n’existe pas encore de cartographie précise, les terres publiques représenteraient entre 8 et 10 % des surfaces agricoles utiles.

Cependant, de nombreuses autorités préfèrent vendre ces terres, souvent perçues comme une source de financement pour renflouer les caisses de l’État. D’ailleurs, certains grands projets de vente de terres publiques ont suscité l’émoi et la mobilisation de plusieurs agriculteur·ices. Ces ventes suscitent parfois des controverses, comme en témoigne le cas de Gand.  Le CPAS de la ville a vendu une parcelle de 450 hectares à un milliardaire, bien qu’elle aurait pu être utilisée pour des projets nourriciers. Cette décision s’explique par l’impossibilité de diviser ce terrain en plus petites parcelles, rendant son acquisition inaccessible aux petits exploitants dépourvus des ressources financières nécessaires. En conséquence, ces terres tombent souvent entre les mains de grandes entreprises agro-industrielles ou de spéculateurs fonciers.

Face à cet événement, une forte mobilisation citoyenne a émergé, aboutissant à l’adoption d’un moratoire par la ville de Gand sur la vente des terres de son CPAS. Ce moratoire, instauré pour réfléchir à une vision d’avenir pour ces terres, a été prolongé jusqu’en 2025 (Tchak, L’effet colibri, ça suffit ! Au boulot les politiques, 2024).

Et si on changeait de logique ?  Et si ces surfaces de territoire étaient mises à disposition de projets nourriciers ? Cela permettrait d’assurer l’accès à la terre pour les plus petites exploitations, les collectifs citoyens, les personnes non issues du milieu agricole qui voudraient se lancer… pour contribuer à l’approvisionnement en nourriture pour la commune. Face à l’enjeu majeur d’accès à la terre pour les agriculteur·ices, la gestion des terres publiques autour de projets nourriciers est une piste d’action explorée par le mouvement «  Terre-en-vue ». L’une des missions que s’est donnée cette organisation est de faciliter l’accès à la terre aux agriculteur·ices et porteur·euses de projets agroécologiques. Terre-en-vue va donc s’emparer de l’enjeu foncier en Belgique, en achetant des terres pour qu’elles ne soient plus sujettes à spéculation, et en impulsant des dynamiques pour protéger l’environnement et le vivant sur ces territoires. Cette coopérative insiste sur l’importance de préserver les terres agricoles en tant que ressource naturelle, pour réconcilier l’agriculture, l’environnement (Mémorandum pour les élections régionales, législatives, européennes et communales, 2024). Pour ce faire, l’organisation réfléchit le territoire en termes de bien commun. Dans cette optique, la terre est une ressource partagée, gérée en commun par plusieurs individus. La gestion collective et la notion de bien commun s’inscrivent dans un idéal politique qui consiste à réfléchir le monde hors de la logique de propriété, dans une perspective de partage et de collaboration. In fine, un groupe de coopérateur·ices gère les terres de manière collective, sur un socle de valeurs communes, à savoir la préservation du vivant et du monde paysan. C’est donc pour cela, et afin d’éviter une compétition grandissante entre les agriculteur·ices que Terre-en-vue propose dans son mémorandum, la mise à disposition des terres publiques pour soutenir des projets nourriciers. Dès lors, le lien à la terre ne serait plus inscrit dans une optique individualiste de propriété mais bien dans une optique collective et nourricière. Les terres publiques serviraient à nourrir le territoire en étant à disposition des agriculteur·ices de la commune qui y développeraient des projets agricoles durables et respectueux du vivant. Les bénéficies d’une approche en termes de bien commun et d’une approche de gestion collective sont nombreux, outres la problématique d’accès au foncier en raison des prix élevés, cela permet de renforcer la solidarité entre les agriculteur·ices et les citoyen·nes mais de contribuer à l’autonomie alimentaire de la commune et à l’économie sociale et circulaire.

Ces initiatives inspirantes ont débouché sur l’organisation d’une conférence, en avril 2024 par Eclosio, membre du comité d’animation de « Tchak, la revue paysanne et citoyenne qui tranche ! » en collaboration avec la coopérative. L’objectif de la conférence était de faire 

  • connaitre ce levier d’action que sont les terres publiques, et de proposer aux citoyen·nes des moyens d’action concrets pour habiter leur territoire. L’accès à la terre est un sujet politique, et comme nous l’avons vu les manières de le penser sont multiples. Nous l’avons vu à travers le cas du Sénégal, c’est l’Etat qui a la lourde responsabilité de gérer son territoire et donc les terres. Mais comment organiser un système de gestion inclusif et durable ? Aujourd’hui, des collectifs se créent autour de la gestion des biens communs pour réinventer, imaginer, et créer d’autres possibles, d’autres modes de gestion plus inclusifs justement. Ces collectifs, groupement de producteur·ices, association locales, coopératives, veulent répondre à un besoin urgent : l’accès au facteur de production terre, pour promouvoir un modèle de développement territorial durable basé sur une agriculture respectueuse du vivant. C’est dans ce cadre qu’un courrier d’interpellation des pouvoirs communaux a été rédigé par les étudiant·es de la faculté d’agronomie de Gembloux, co-organisateur.rice.s de la conférence et Françoise Ansay, employée dans la coopérative, pour que chaque  citoyen·ne, à son échelle puisse se questionner sur l’usage des terres de sa commune.

« Par la présente, nous souhaiterions vous exprimer notre inquiétude face aux évolutions de l’agriculture en Wallonie et, plus précisément, vous soumettre des propositions sur la politique de gestion des terres publiques de votre commune […] Nous vous demandons dès lors d’inscrire la préservation de la fonction nourricière des terres publiques et l’aide à l’installation des jeunes agriculteur·rices comme objectif stratégique de votre politique de gestion des terres communales. »

Ce courrier d’interpellation politique des communes a été un moyen de réfléchir à la dimension idéelle du territoire et de nous poser la question : « Quel territoire pour l’avenir ? ». Et, il est important d’articuler ce travail de plaidoyer à l’échelle locale avec des actions concrètes. Au-delà du territoire rêvé et du travail de plaidoyer Terre-en-vue agit très concrètement du côté des petites exploitations en soutenant des projets paysans durables, en agriculture biologique. Par exemple, une de leur grande levée de fonds en 2023, a servi à financer le déploiement de la Ferme des Arondes dans la commune de Profondeville. C’est une ferme collective qui regroupe des producteur·ices et dont l’objectif est de nourrir les habitant·es de la région. Magasin à la ferme, accueil de bénévoles, production maraichère, pépinière d’arbres, transformation artisanale en bocaux, poule pondeuses, champignons, cultures céréalières et pain, les productions et les activités sont diversifiées mais complémentaires. Et ce, tournée vers la préservation de l’environnement : restauration de la biodiversité, préservation des sols mais aussi sur l’entraide. 

Toutes ces actions nous amènent à repenser l’articulation entre le territoire et le pouvoir. En effet, cela nous questionne sur la notion de propriété privée, et l’importance que nous y attachons, tout en invitant les pouvoirs publics à se saisir de l’enjeu nourricier. Se nourrir à un prix abordable tout en garantissant un revenu juste pour les agriculteurs et agricultrices est une question publique et une problématique plus qu’urgente à régler. « Au-delà de l’agriculture, la façon dont on utilise et répartit les terres agricoles influence directement sur l’accès à une alimentation saine, nutritive et cultivée durablement, la protection des écosystèmes, la création d’emplois, une articulation équilibrée entre zones rurales et urbaines, le renforcement des communautés locales, et la lutte contre l’urgence climatique. Peser sur l’usage des terres est une question qui nous concerne tous et toutes, et affirmer la nature politique de cet usage est urgent » (Nyéléni, 2020). Terre-en-vue s’attèle à mettre en liens le public, le privé, des membres du secteur associatif, des syndicats agricoles, des universités pour réfléchir collectivement sur nos territoires. Les terres agricoles doivent pouvoir sortir de la marchandisation. Nous devons les considérer comme un patrimoine commun et non plus comme de simples capitaux privés.

3.2 Le budget participatif comme leviers d’action

Comment penser l’avenir d’un territoire et favoriser l’implication des citoyen·nes dans la gestion de celui-ci ? Certaines communes en Belgique ont testé un outil intéressant : le budget participatif. Inspiré de l’exemple de Porto Allegre au Brésil, la forme que peut prendre un budget participatif sur le continent européen est multiple, dépendant des réalités et contraintes du contexte politique au départ duquel il se situe. 

En effet, il s’agit : « de faire participer les habitant·es volontaires aux discussions et aux décisions concernant l’allocation du budget communal, soit de manière globale, soit sur une thématique parti culière (l’aménagement d’un quartier, par exemple), soit sur les décisions d’investissement ». Néanmoins et dans tous les cas, l’initiative émane de l’envie des élu·es de partager une partie de leur pouvoir décisionnel en impliquant les citoyen·nes dans la réflexion et la prise de décision concernant la gestion du territoire.

À Liège, par exemple, le projet « Ville de Liège 2025 » lancé en 2019 a permis aux Liégois·es de soumettre des idées de projets, via une plateforme, des courriers, ou lors de soirées, et de voter pour leurs préférés. Cependant, iels n’ont pas été directement impliqué·es dans la mise en œuvre des projets. La commune a ensuite priorisé et intégré les propositions ayant recueilli le plus de voix dans un plan stratégique.

En revanche, à Namur la participation des citoyen·nes va plus loin, car ils et elles peuvent, non seulement proposer des projets mais aussi les porter et les réaliser eux-mêmes. Outre certains aménagements publics tels que des plaines de jeux, ou de grandes infrastructures, qui restent sous la responsabilité de la commune, les habitant·es peuvent proposer des initiatives liées à l’environnement, au cadre de vie, au social. Potager urbain, aménagements de l’espace public, de nombreux projets ont ainsi vu le jour. Le processus, est encadré par la commune qui accompagne la réflexion et s’assure de la faisabilité des projets. Une fois les projets validés par le collège et le conseil communal, les citoyen·nes votent pour ceux qu’ils souhaitent voir réaliser selon la disponibilité du budget communal alloué, puis ils les mettent en œuvre en signant une convention avec la Ville. 

Le budget participatif repose sur l’idée d’une gestion partagée du territoire, où les citoyen·nes, bien que non propriétaires des espaces publics, participent activement à la définition et à la gestion des ressources collectives. Ce modèle de réappropriation s’inspire des communs, des ressources partagées qui échappent à la privatisation ou au contrôle exclusif de l’État ou d’acteurs privés, et qui sont co-gérées par la collectivité.

Ainsi, le budget participatif permet aux citoyen·nes de s’engager dans des décisions affectant leur quotidien : aménagement du territoire, choix d’investissements ou projets communautaires. À travers des initiatives comme les potagers urbains ou les réaménagements de l’espace public, elles et ils redéfinissent leur rapport à l’espace, non pas comme des propriétaires, mais comme des acteurs d’une gestion collective et éphémère des communs.

Cette participation dépasse la simple consommation d’espace public, comme étant un produit banal alors qu’il est le lieu d’activités mais aussi condition d’existence pour faire de chacun·e un acteur·ice conscient·e de son rôle dans l’entretien et l’évolution de l’environnement urbain. Elle invite aussi à repenser la place de l’individu dans l’espace public, au-delà de la propriété, en introduisant des liens de responsabilité et d’engagement envers les lieux fréquentés. Les citoyen·nes peuvent être motivé·es par l’envie de contribuer à une amélioration de la qualité de vie collective et de construire une société plus juste et solidaire.

Le modèle de Liège se distingue par un processus de participation simple : soumettre des idées, voter et laisser les autorités locales décider de leur intégration dans un plan stratégique. Sur le papier, ce processus garantit une large participation, accessible à tou·tes grâce à des canaux variés (plateformes en ligne, courriers, réunions publiques). Il semble particulièrement adapté aux personnes ayant des contraintes de temps ou familiales, car il permet de proposer des idées de manière flexible, à distance ou lors de soirées ponctuelles.

Cependant, bien qu’inclusif en apparence, ce modèle reste une participation symbolique, où la décision finale revient aux autorités locales. Si la participation est ouverte, les citoyen·nes n’ont cependant qu’un pouvoir limité sur la mise en œuvre des projets. Ce système consultatif peut donc donner l’illusion d’une ouverture démocratique, mais le véritable pouvoir décisionnel, et de mise en œuvre, demeure entre les mains des autorités. De plus, en filtrant les propositions, ce modèle risque d’éliminer des projets moins « mainstream », qui ne cadrent pas avec les orientations politiques, réduisant ainsi la diversité des initiatives.

En revanche, Namur propose un modèle plus engageant, où les citoyen·nes participent activement à la conception et à la mise en œuvre des projets, en signant des conventions avec la ville pour réaliser des projets collectifs. Ce modèle offre une participation plus profonde, car il permet de passer de l’idée à l’action.

Cependant, bien que ce processus soit plus impliquant, il présente également des limites subtiles en termes d’inclusivité. Participer activement à la conception et la réalisation des projets exige un investissement en temps et en compétences. Il faut pouvoir consacrer plusieurs heures à la réflexion, assister aux réunions et disposer des connaissances et compétences nécessaires pour structurer une proposition viable. Paradoxalement, ce modèle, qui semble plus démocratique, peut exclure les personnes les plus vulnérables, déjà privées de ressources personnelles (temps, compétences, réseaux). Ainsi, cette forme de participation peut créer une dynamique où les minorités sont laissées de côté, rendant la démocratie participative inaccessible à une partie de la population.

Ces deux modèles mettent en lumière deux pièges des processus participatifs. À Liège, bien que l’accessibilité soit assurée, l’implication réelle des citoyen·nes reste limitée. Les autorités gardent un contrôle étroit sur les projets, ce qui peut nuire à la prise en compte des préoccupations des citoyen·nes moins influents.

À Namur, le modèle plus direct peut au contraire exclure celles et ceux qui manquent de temps ou de ressources pour s’engager pleinement. La participation active, bien que plus concrète, peut devenir une forme d’inclusivité de façade.

Une solution pourrait résider dans un compromis entre ces deux modèles, qui concilie l’accessibilité de Liège avec la profondeur d’engagement de Namur. Pour cela, il serait nécessaire de prendre en compte les contraintes de chacun·e tout en offrant des moyens d’implication réels. Ce modèle pourrait allier flexibilité et engagement concret, tout en veillant à inclure les groupes marginalisés grâce à un accompagnement adapté, des formations ou des aménagements spécifiques.

Finalement, une véritable participation citoyenne doit permettre à tou·tes de s’engager dans la construction de leur territoire et de leur quotidien, indépendamment de leurs ressources.

Une autre dimension clé du budget participatif est la connexion sociale qu’il favorise. Participer à la gestion collective de l’espace public peut renforcer les liens communautaires, créer un sentiment d’appartenance et permettre la rencontre de citoyen·nes issus·es de différents horizons sociaux. Les citoyen·nes qui se sentent connectées à leur quartier ou à leur ville sont souvent plus enclins à s’investir pour améliorer leur cadre de vie. À travers la réflexion et la mise en œuvre de projets communs au service du bien collectif, une identité locale peut se construire, nourrissant la solidarité communautaire.

Pour certain·es, l’action collective sur l’espace urbain devient un moyen de réaffirmer une identité partagée et de renforcer la cohésion sociale. La participation à ces projets peut aussi être perçue comme une forme de reconnaissance sociale. Elle peut offrir une visibilité positive au sein de la communauté, ainsi qu’une légitimité ou une reconnaissance de la part des autorités locales ou des pairs. Pour d’autres, s’impliquer dans ces processus permet d’affirmer leur expertise dans des domaines tels que l’urbanisme, l’écologie ou la gestion des espaces publics.

Dans certains quartiers défavorisés, la participation à des projets collectifs peut constituer un moyen de lutter contre l’isolement social ou l’exclusion. En s’engageant, les individu·es tissent des liens, développent des réseaux et gagnent en visibilité, devenant ainsi des acteurs à part entière de leur territoire. Ces projets participatifs jouent alors un rôle essentiel dans l’inclusion sociale, permettant aux participant·es de sortir de l’isolement et de renforcer leur légitimité dans la société.

Enfin, les budgets participatifs tentent de répondre à la crise de la démocratie représentative en réinventant le lien entre les citoyen·nes et les institutions publiques. Plutôt que de se limiter à un vote tous les cinq ans, ils encouragent un engagement continu, en invitant les citoyen·nes à agir dans la gestion du bien commun.

Idéologiquement, ces dispositifs reposent sur l’idée d’une démocratie active et inclusive, où tous et toutes peuvent participer à la décision collective, indépendamment de leur classe sociale ou statut. Ils incarnent une forme de démocratie délibérative, où la gestion d’un espace public, d’un quartier ou d’un projet, est décidée par celles et ceux qui l’utilisent. Le budget participatif permet aussi une redistribution du pouvoir : en impliquant les citoyen·nes dans les décisions, il rapproche la politique de leur quotidien.

Ce processus redéfinit ce qu’est être citoyen·ne. Ce n’est pas seulement jouir de droits civiques ou voter, mais aussi penser et gérer son territoire comme un bien commun. Le citoyen devient un acteur de la transformation collective de l’espace, sans nécessairement en être le propriétaire. Le territoire appartient ainsi à ceux qui l’habitent et le façonnent.

Le budget participatif permet aux citoyens de rêver et de réinventer leur espace. Même sans en être propriétaire, chacun peut contribuer à l’imaginer et à le créer collectivement. C’est une manière de penser et de vivre ensemble un territoire, comme un commun à gérer de façon partagée.

 

Conclusion générale

Dans cette étude nous avons fait voyager le·a lecteur·ice à travers des frontières physiques et dans des territoires lointains, comme au Sénégal, ou plus proche, sur le Campus de l’université de Liège. Nous avons exploré les manières de penser le territoire, et comment les organisations de la société civile peuvent jouer un rôle de catalyseur pour déconstruire les rapports de domination construire l’inclusivité des territoires. La notion d’inclusivité a donc été centrale pour analyser les rapports entre les personnes ainsi que les processus de gouvernance à l’œuvre dans les territoires. Matérialité, idéologie et tissus social, ont été la grille d’analyse des territoires et dans chacun des trois axes, l’accent a été mis sur les rapports de pouvoir existant. 

Il est enrichissant de se pencher sur les cas étudiés au Sénégal pour se décentrer et parvenir à imaginer nos territoires dans des cadres différents. Bien sûr, une nouvelle dynamique a peu de chance d’aboutir et d’être pérenne si elle n’est pas ancrée sur le territoire où elle prend pieds. A Liège aussi, car la place accordée aux projets de potagers sur le campus n’aurait probablement pas été telle si la société civile ne visibilisait pas tant l’importance des initiatives de transition sur la place publique liégeoise. A Liège par exemple, la CATL (Ceinture AlimenTerre Liégeoise) est un partenaire important du Pot’Ingé. En l’incluant dans des réflexions collectives et en renforçant sa présence et visibilité sur des évènements, la CATL accorde une reconnaissance et légitimité supplémentaire au Pot’Ingé, ce qui renforce le sentiment d’appartenance de ses membres et donc sa pérennité.

On ne peut outrepasser par ailleurs l’importance de la culture et des savoirs sur les territoires. Comme le chapitre sur le cas sénégalais le montre, c’est grâce à la reconnaissance des règles coutumières, à l’histoire et l’organisation des communautés locales que l’inadéquation avec les lois nationales a pu être admise. Sans cela, davantage de cas d’expulsions et d’exploitation au détriment de la population auraient lieu. 

Il faut également tenir compte des défis auxquels ces projets font face. Offrir un espace d’engagement ne suffit pas pour inclure la population. Il faut que cet espace soit reconnu et bénéficie d’une certaine autonomie institutionnelle, politique et économico-financière pour permettre à ses membres de s’y projeter dans la longueur et de croire dans son succès. Ces membres ont également besoin de temps, de formation, d’informations, d’énergie et de moyens pour s’y investir, ainsi que de valeurs communes pour s’y sentir à leur place. Un système solide de gouvernance participative semble aussi nécessaire pour ne pas détourner le projet de son objectif et ses valeurs, pour assurer la représentativité de chacune et chacun, et pour porter justement les responsabilités. Une lutte continue, aux côtés de la société civile, contre les inégalités structurelles est complémentaire à la création de ces nouveaux mécanismes pour leur permettre d’évoluer et de durer dans un climat plus équitable. Par ailleurs, les coutumes et construction identitaires pouvant aussi être un frein à l’inclusion, par exemple des femmes ou des nouveaux membres, le dialogue ouvert à toutes et tous, l’invitation ciblée à participer et le renforcement du pouvoir des personnes dominées sont encore et toujours des éléments primordiaux pour une occupation et gestion inclusive du territoire.

En somme, la territorialité, et l’inclusivité sont profondément interconnectées. Un territoire inclusif est celui qui reconnaît et valorise la diversité de ses habitants, qui garantit une participation équitable aux processus décisionnels et qui lutte activement contre les inégalités. En repensant nos rapports au territoire à travers le prisme de l’inclusion et de l’inclusivité, nous pouvons créer des espaces plus justes, équitables et harmonieux pour tous. C’est la mission de travail que s’est donné Eclosio. Finalement, l’enjeu des territoires, de leur aménagement, des liens qui se tissent en son sien, des politiques qui encadrent sa gestion sont primordial car c’est un lieu de vie, de la reproduction de la vie et du rapport vivant. C’est le tissu social, lieu d’échange, de proximité, de création, de partage. C’est le lieu matériel, réel, physique, mais c’est aussi l’espace identitaire et rêvé. Le territoire est visible et invisible, il est concret et pensé. Il traduit notre rapport au monde, au vivant, aux autres. Il matérialise nos rêves et notre relation au vivant.

Eclosio_Pot'ingé-2

Le Pot’Ingé (© Credit Alexis Fleutry)

 

Notes de bas de page

  1. Comme première production d’éducation permanente sur la question Territoires/pouvoirs, découvrez l’analyse “Bolivie: une expérience de  gouvernance territoriale autonome qui dynamise la démocratie” de Pierre Rouschop, Marco Antonio Herbas Justiniano et Walter Chamochumbi ici : Bolivie: une expérience de gouvernance territoriale autonome qui dynamise la démocratie | Eclosio
  2. https://www.thinkerview.com/olivier-hamant-survie-dans-le-chaos-la-robustesse-a-lepreuve/  consulté le 15 novembre 2024
  3. Animisme — Géoconfluences « C’est une forme de religiosité qui imprègne la vie quotidienne, transcende les appartenances religieuses, y compris musulmanes et chrétiennes, sous la forme d’une culture commune, d’un attachement aux traditions et sert de référent à l’identité collective. Il est difficile par conséquent de compter le nombre d’animistes. ». Au Sénégal, l’islam est la religion majoritaire, pratiquée par environ 95 % de la population, principalement sous des formes soufies comme les confréries tidjane et mouride. Le christianisme, notamment catholique, représente une minorité significative et coexiste harmonieusement avec d’autres croyances. L’animisme, bien que moins visible, reste présent dans certaines communautés, où les pratiques ancestrales et les cultes des esprits continuent d’influencer les traditions et les rites, souvent intégrés dans les autres religions dominantes. Cette cohabitation pacifique est un pilier de l’identité sénégalaise. 
  4. Donella Meadows, Dennis Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens, « The Limits to Growth », Universe Books, 1972 
  5. Jean Jouzel, Michel Petit, Valérie Masson-Delmotte. Trente ans d’histoire du Giec. La Météorologie, 2018, 100 Spécial Anniversaire 25 ans, pp.117-124
  6. URL : https://www.catl.be/moments-cles/, consulté le 9 mai 2024.
  7. Tr. Faites-le-vous même
  8. Nous avons utilisé des prénoms fictifs pour anonymiser le texte
  9. Sur le concept d’ancrage et de désancrage, lire notamment l’ouvrage L’écologie pirate de Fatima Ouassak 
  10. Dans le cadre du festival Rêve Général ayant eu lieu sur le campus du Sart Tilman en avril 2024, le Pot’Ingé prête main forte à Eclosio, à la CATL et à la ferme Larock en participant à la co-organisation des “ tables paysannes” qui visait à repenser le métier de paysan·ne autour d’une soirée repas sur le mode adapté du World Café. Cela n’était pas la première collaboration entre Pot’Ingé et Eclosio qui avaient déjà unis leur force en 2023 lors de L’ExPot’Ingé, évènement au cours duquel Eclosio animait le séminaire “ une ONG universitaire pour trouver des complémentarités et faciliter le dialogue entre des projets de terrain, les études et la recherche«   

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  1. Serigne, 2014. Accaparement des terres en Afrique, nouvelles formes de colonisation ou “business as asual”. Note politique.  Institut de Recherche et d’Enseignement sur la Paix. NAPn°1 – Juillet 2014

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Ouassak F., (2023), Pour une écologie pirate.  La Découverte.

Pour aller plus loin…  

Sur le concept d’ancrage et de désancrage, lire notamment l’ouvrage L’écologie pirate de Fatima Ouassak, 2023. 

Face aux discriminations à l’embauche, comment favoriser l’employabilité de populations d’origine étrangère ? L’intermédiation active comme méthode d’accompagnement – Analyse

Face aux discriminations à l’embauche, comment favoriser l’employabilité de populations d’origine étrangère ? L’intermédiation active comme méthode d’accompagnement [1]


Une analyse de Natacha PIWOWAROW, étudiante diplômée en Master en Sciences du Travail à l’UCLouvain et de Thierry Dock, Professeur à la FOPES , au Master en Sciences du Travail à l’UCLouvain, ainsi que dans le MIAS Louvain-la-Neuve/Namur.

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Photo de Natacha Piwowarow et Thierry Dock. Analyse réalisée avec Eclosio
 

Introduction

Comme préalable à la présentation des différentes parties de cette production, relevons que selon Jacques Toubon, en qualité de Défenseur des droits[2], « les personnes d’origine étrangère ou perçues comme telles sont confrontées à des discriminations dans tous les domaines de la vie quotidienne et à différentes étapes de leur existence » (Toubon, 2020, p.3). Ainsi, les discriminations liées à l’origine représentent « un problème systémique qui défigure l’ensemble de la société » (Gemenne, 2020, p.17). Cette dimension, qualifiée par ces auteurs de systémique, est essentielle. En référence à cette logique, « les discriminations et inégalités vécues dans un domaine renforcent celles subies dans d’autres sphères » (Toubon, 2020, p.21).  

Toutefois, le domaine de « l’emploi reste le secteur de la vie sociale où les discriminations en raison de l’origine apparaissent les plus aiguës, que cela soit dans l’accès à l’emploi ou au cours de la carrière » (Toubon, 2020, p. 14).  

Cet article a pour objet de questionner comment le dispositif d’intermédiation active pourrait être de nature à favoriser l’employabilité de populations d’origine étrangère sujettes à des discriminations à l’embauche. 

À cette fin, nous commencerons par présenter une cartographie du marché du travail en fonction de l’origine. Nous lierons également certaines données à des témoignages de personnes ayant vécu des situations de discriminations à l’embauche. Ces derniers seront issus des entretiens semi-directifs réalisés lors du travail de recherche qui a inspiré cette production, la finalité étant de « révéler le vécu des personnes » (Ringelheim et Wautelet, 2022, p.56), et de proposer cette source comme étant « complémentaire aux autres » (Ringelheim et Wautelet, 2022, p.56). Précisons dès à présent, que l’accent a volontairement été mis sur les individus victimes de discriminations à l’embauche dans le dessein de mettre en lumière les mécanismes et en vue de proposer des pistes d’action. Néanmoins, elle ne peut être considérée comme systématique. Mentionnons également, qu’en référence à la problématique abordée, la discrimination est vécue par le sujet cible, à savoir la population d’origine étrangère sujette à des discriminations fondées sur l’origine. Mais, les croyances stéréotypées « d’une minorité envers la majorité » existent et elles nécessitent « la même attention empirique que leur contrepartie qui, elle, a été plus largement étudiée » (Yzerbyt et Demoulin, 2013, p.33). 

Ensuite, comme le dit si bien Toubon (2020), « la discrimination n’est pas une opinion, un sentiment ou une revendication ». Ipso facto, elle renvoie à un cadre juridique permettant « l’identification des inégalités de traitement afin de mettre en œuvre un droit fondamental : celui de ne pas être discriminé » (Toubon, 2020, p.4). Par conséquent, tout en maintenant l’axe de l’accès à l’emploi, un cadre juridique visant à identifier certaines situations discriminatoires sera proposé, et ainsi permettra d’ancrer les normes légales théoriques dans la pratique de terrain avec le recours à des exemples concrets.   

Juste après, nous chercherons à mettre en exergue les mécanismes qui sous-tendent ce comportement par l’intermédiaire des concepts de la psychologie sociale dont l’objet est de s’intéresser à autrui d’un triple point de vue : « sa connaissance, les influences réciproques entre soi et autrui, et les interactions sociales » (Leyens et Yzerbyt, 1997, p.10). Ces concepts permettront également de justifier la pertinence du dispositif d’intermédiation active proposé comme levier d’action de l’employabilité à un niveau sociétal.   

En sa dernière partie, cet article sera axé sur les « actions qui visent l’appariement » (i.e. une meilleure rencontre entre l’offre et la demande de travail) (Erhel, 2014, citée dans Dock 2020, p.5). Plus précisément sera présentée l’intermédiation active à travers la méthode dite IOD.  

Venons-en à présent à la cartographie du marché du travail en fonction de l’origine. 

 

La cartographie du marché du travail en fonction de l’origine

Malgré l’adoption de lois ambitieuses visant à lutter contre les discriminations (Ringelheim et Wautelet, 2022), de manière non-exhaustive, différentes recherches, enquêtes et statistiques soulignent la persistance et l’ampleur de ces dernières dont sont victimes les personnes d’origine étrangère.  

Les personnes d’origine étrangère sont confrontées à des discriminations « dans tous les domaines de la vie quotidienne et à différentes étapes de leur existence[3] : de l’école à la vie professionnelle, dans l’accès à un logement […] » (Toubon, 2020, p.3).  

Plus spécifiquement dans le domaine de l’accès à un emploi, selon le Baromètre de la diversité – Emploi (2012) réalisé par Unia[4] – institution publique indépendante qui lutte contre la discrimination et défend l’égalité en Belgique -, les personnes d’origine étrangère, rencontrent une différence de traitement lorsqu’il s’agit d’être invitées à un entretien d’embauche 

Selon le Baromètre social de la Wallonie[5] (2017), six Wallons sur dix (60%) considèrent que c’est dans l’accès à l’emploi que les discriminations sont les plus importantes (à titre de comparaison, les pourcentages sont de 19% pour l’accès au logement et 3% pour l’accès aux soins de santé). Par ailleurs, 55% des Wallons estiment qu’à compétences et qualifications égales, les employeurs·ses doivent en priorité embaucher des travailleurs·ses non-immigrés·es. Ipso facto, ce rapport met en exergue que les Wallons ne sont pas opposés à la discrimination à l’égard des immigrés[6]. 

Plus récemment en France, le domaine de « l’emploi reste le secteur de la vie sociale où les discriminations en raison de l’origine apparaissent les plus aiguës, que cela soit dans l’accès à l’emploi ou au cours de la carrière[7] » (Toubon, 2020, p.14).  

Concernant la Belgique, Unia (2024) mentionne l’ouverture de 670 dossiers en lien avec les critères raciaux pour l’année 2023. Parmi ces derniers, près d’un tiers couvrent le domaine de l’emploi. Plus spécifiquement dans le champ de l’accès à un travail, Unia (2024) cite le cas d’une personne avec un nom « étranger » ayant reçu une réponse à sa candidature seulement après avoir renvoyé la même candidature avec un nom « belge » (Unia, 2024, p.1). Autre situation, après de nombreux essais, Hélène[8] – de nationalité belge, âgée de 39 ans, originaire d’Afrique subsaharienne, ayant notamment étudié la gestion des ressources humaines – explique avoir reçu des réponses l’invitant à se présenter à des entretiens d’embauche suite à la suppression de sa photo sur son curriculum vitae. Cette dernière mentionne également avoir la chance de posséder un nom de famille à consonance méditerranéenne ne la défavorisant pas. Soulignons qu’Hélène est d’origine ethnique mixte. Elle confie : « on allait consulter les offres sur un ordinateur à notre disposition et on pouvait postuler on-line. Et je n’ai jamais reçu de réponse, mais de personne. Et donc, je me demandais pourquoi je n’avais pas de réponse. Comme je sortais de GRH et qu’on nous avait drillé sur le sujet, c’est-à-dire photo, présentation, etc., je me suis dit, il y a quelque chose qui ne va pas et j’ai enlevé ma photo. J’ai de la chance, car mon nom est à consonance méditerranéenne, et quand je me présentais en personne on me faisait oh ! ». Autre situation encore, Mahatma – de nationalité belge, âgé de 25 ans, originaire d’Océanie/Extrême-Orient, détenteur de formations dans le domaine commercial et de la gestion – mentionne : « les stéréotypes passent par les prénoms quand on envoie un curriculum vitae. Je l’ai vécu ».  

Chaque situation de discrimination n’étant pas systématiquement signalée (e.g. suite à un sentiment d’inutilité), ce qui précède nous invite à souligner le fait que « les incidents de discrimination restent en partie invisibles pour les institutions qui ont l’obligation légale de répondre aux plaintes en la matière » (FRA, 2017, p.42 ; Ringelheim et Wautelet, 2022, p.58 ).  

De surcroit, les victimes ne savent parfois pas à qui s’adresser afin de dénoncer ces comportements (Ringelheim et Wautelet, 2022, p.58 ). Afin d’éventuellement pallier ces questionnements, l’encadré suivant vise à informer en la matière.  

Pourquoi signaler une discrimination[9] ? 

Le rapportage permet :  

  • À Unia de formuler des avis et des recommandations politiques.  
  • Notamment aux organisations, aux journalistes, au monde académique d’utiliser ces chiffres pour des études et des recommandations.  
  • D’élaborer une nouvelle législation ou de nouvelles politiques (Unia, 2024). 

Signaliser une discrimination  :

Pour une information exhaustive en la matière, cliquez ici.

 

Les taux d’emploi[10] wallon  

Comme préalable, mentionnons que « ‘les statistiques ne décrivent pas des actes, elles enregistrent des états. Tout ce qu’elles permettent donc de faire, c’est de contester ou de conforter l’hypothèse que certains états peuvent être liés à certains actes, qu’il s’agit de décrire par ailleurs’ » (Simon, 2000, cité dans Dhume et Sagnard-Haddaoui, 2006, p.26). Ce qui précède nous invite à faire le lien suivant : chaque méthode recèle des « intérêts » et des « limites ». Elles sont donc « complémentaires » (Ringelheim et Wautelet, 2022, p.42).  

Que nous renseigne le taux d’emploi wallon selon l’origine ? 

Par exemple, l’écart de taux d’emploi entre les personnes d’origine belge et d’Afrique subsaharienne est de plus de 20%. 

Eclosio_taux d'emploi wallon selon l'origine (20-64 ans)

Datawarehouse marché du travail et protection sociale, BCSS. Calculs et traitement : SPF ETCS [11]

 

 

Soulignons de surcroît que les individus peuvent être sujets à des formes particulières de discrimination (e.g. une femme[12] d’origine étrangère[13]). Des notions qui seront plus amplement explorées par après. 

 

 

Écart du taux d’emploi entre les femmes et les hommes d’origine belge et d’origine étrangère (26-64 ans)[14] 

 

 

2019 (Points de pourcentage) 

Femmes d’origine étrangère et hommes d’origine belge  26,1 
Femmes d’origine étrangère et hommes d’origine étrangère  11,1 
Hommes d’origine étrangère et hommes d’origine belge  15,1 
Femmes d’origine étrangère et femmes d’origine belge  21,8 
Femmes d’origine belge et hommes d’origine belge  4,3 

Datawarehouse marché du travail et protection sociale, BCSS. Calculs et traitement : SPF ETCS[15] 

 

L’écart le plus significatif se présente entre une femme d’origine étrangère et un homme d’origine belge (26,1 points de pourcentage). Une femme d’origine étrangère semble plus que doublement pénalisée du fait d’être concernée par deux critères protégés 

Comme suite à cette première partie, venons-en au cadre juridique.  

 

Le cadre juridique des discriminations à l’embauche

En préambule, précisons que cette section vise à permettre de déceler une situation de discrimination selon la formation « eDiv[16] » proposée par Unia, et ainsi d’ancrer les normes légales théoriques dans la pratique de terrain.  

« eDiv est une plateforme d’apprentissage en ligne gratuite d’Unia pour un environnement de travail plus diversifié, plus inclusif et exempt de discrimination » (Unia, 2024) : https://www.ediv.be/

 

Rappelons que « la discrimination n’est pas une opinion, un sentiment ou une revendication ». Ipso facto, elle renvoie à un cadre juridique permettant « l’identification des inégalités de traitement afin de mettre en œuvre un droit fondamental : celui de ne pas être discriminé » (Toubon, 2020, p.4).  

Depuis le mois de juin 2023, la législation fédérale anti-discrimination a évolué.[17]

Il existe trois lois fédérales belges qui constituent la législation de lutte contre les discriminations. Ces lois définissent non seulement les différentes formes de discrimination, mais aussi les motifs[18] protégés. Notons que le champ d’application de ces lois concerne toutes les relations de travail,[19] et ces dernières incluent entre autres les conditions d’accès à l’emploi.[20] 

Parler de discrimination requiert tout d’abord de déterminer s’il y a un lien avec les critères protégés. En dehors de ces derniers, il sera plutôt fait référence à la notion d’injustice ou inégalité.[21] Plus précisément, la loi définit 19 motifs protégés.[22]

Avant d’aborder les motifs visés par les trois lois de 2007, mentionnons qu’au-delà d’une volonté de la transposition des directives européennes[23], le législateur belge a voulu dépasser ses obligations. Notamment, « la liste des critères prohibés de discrimination a été notablement étendue, allant au-delà des exigences européennes » (Ringelheim et Wautelet, 2022, p.21)  

Les lois fédérales

  • La loi du 30 juillet 1981, dite la loi anti-racisme, tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie, modifiée par la loi du 10 mai 2007. Les critères[24] visés par cette loi sont les suivants : la nationalité, une prétendue race[25], la couleur de peau, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique.  
  • La loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination. La loi anti-discrimination vise les motifs[26] suivants : l’âge, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, la fortune, la conviction religieuse ou philosophique, la conviction politique, la conviction syndicale, la langue, l’état de santé, un handicap, une caractéristique physique ou génétique et l’origine ou la condition sociale. 
  • La loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes. La loi genre comprend les critères[27] suivants : le sexe, la grossesse, la procréation médicalement assistée, l’accouchement, l’allaitement, la maternité, les responsabilités familiales, l’identité de genre, l’expression de genre, les caractéristiques sexuelles et la transition médicale ou sociale.  
  • Ajoutons le décret wallon du 14/08/2019 faisant référence à la composition de ménage[28].  

 

Pour qu’il y ait discrimination aux termes de la loi, il est également nécessaire de déterminer s’il s’agit d’un comportement interdit.[29] Les trois lois de 2007 interdisent notamment la discrimination directe, la discrimination indirecte et l’injonction de discriminer (Ringelheim et Wautelet, 2022, p.21).  

  • La discrimination directe suppose une « distinction[30] directe ». À savoir, une « situation qui se produit lorsque sur la base d’un ou plusieurs des critères protégés, une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre personne ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable[31]». Autrement dit, ces conditions doivent être réunies pour parler de discrimination directe.  

Si c’est le cas, se pose ensuite la question de savoir si la distinction est légalement justifiée. Si la différence de traitement est justifiée, alors elle échappe à la qualification de discrimination (Behrendt, 2021, p.13). Plus précisément, une discrimination directe comprend « toute distinction directe, fondée sur un ou plusieurs des critères protégés, qui ne peut être justifiée sur la base des dispositions du titre II[32] ». Les dispositions du titre II (c’est-à-dire, la justification des distinctions directes) reprennent notamment la notion de l’exigence professionnelle essentielle et déterminante.[33]

Par exemple[34], dans le domaine de l’accès à l’emploi, « un [·e] employeur [·se] qui refuse d’embaucher un [·e] candidat [·e] suffisamment qualifié [·e] au seul motif de sa couleur de peau », serait qualifié·e  d’auteur·e de discrimination directe (Behrendt, 2021, p.14). Mais encore, selon Unia (2024), un·e employeur·se qui souhaite engager une personne d’origine étrangère afin de travailler avec un public d’origine étrangère serait également qualifié·e d’auteur·e de discrimination directe.[35] Par contre, un·e réalisateur·rice peut exiger un homme de couleur de peau noire pour interpréter le rôle de Mohamed Ali suite à une « exigence professionnelle essentielle et déterminante […] ».  

 

  • La discrimination indirecte suppose quant à elle une « distinction[36] indirecte » qui fait référence « à la situation qui se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner, par rapport à d’autres personnes, un désavantage particulier pour des personnes caractérisées par un ou plusieurs des critères protégés[37]». Ainsi, une discrimination indirecte comprend « toute distinction indirecte fondée sur un ou plusieurs des critères protégés, qui ne peut être justifiée sur la base des dispositions du titre II [38]». Les dispositions du titre II (à savoir, la justification des distinctions indirectes) reprennent notamment les notions « d’objectif légitime », de « moyens appropriés » et de « mesures nécessaires »[39]. 

 

Dans le domaine de l’emploi, un exemple serait un règlement de travail interdisant le port d’un couvre-chef sans justification rationnelle, notamment une règle d’hygiène (l’objectif n’est pas légitime). De cette manière, cette norme d’apparence neutre a, par exemple, pour conséquence d’exclure les Juifs·ves portant la kippa (Behrendt, 2021, p.14). En prolongement, nous pourrions imaginer que cette norme interne à l’entreprise pourrait se répercuter sur les conditions d’accès à l’emploi formulées et exigées par les employeurs·ses. 

 

  • L’injonction de discriminer comprend « tout comportement consistant à enjoindre à quiconque de pratiquer une discrimination, sur la base d’un ou plusieurs des critères protégés, à l’encontre d’une personne, d’un groupe, d’une communauté ou de l’un de leurs membres [40]».  

 

Selon Unia (2024), dans le domaine de l’embauche, un exemple serait un·e employeur·se qui chercherait à enjoindre un intermédiaire du marché du travail afin que les personnes d’origine étrangère soient exclues du processus de recrutement[41]. Céder à une injonction de discriminer sur le motif de l’origine ethnique revient à commettre une discrimination directe.  

Voici un résumé des étapes à suivre dans le dessein de détecter une situation de discrimination[42]:

Eclosio_Résumé des étapes à suivre dans le dessein de détecter une situation de discrimination

  • La discrimination multiple   

À présent, le cadre fédéral belge envisage la discrimination multiple, c’est-à-dire « la discrimination résultant de plusieurs critères de discrimination » (Ringelheim et Wautelet, 2022, p.83). Cette forme particulière de discrimination peut prendre deux formes distinctes dites : « cumulée » ou « intersectionnelle » (Ringelheim et Wautelet, 2022, p.83).  

La loi définit la discrimination cumulée comme étant une « situation qui se produit lorsqu’une personne subit une discrimination suite à une distinction fondée sur plusieurs critères protégés qui s’additionnent, tout en restant dissociables[43]». À titre d’exemple, « un individu est, dans un même contexte et de la part du même auteur, victime de deux discriminations distinctes liées chacune à une caractéristique qu’il présente. Ainsi, il pourrait être discriminé en tant qu’homosexuel et en raison de son état de santé » (Ringelheim et Wautelet, 2022, p.83). Les discriminations se cumulent 

Quant à la discrimination intersectionnelle, elle se définit comme une « situation qui se produit lorsqu’une personne subit une discrimination suite à une distinction fondée sur plusieurs critères protégés qui interagissent et deviennent indissociables[44] ». Ici, il y a la combinaison des caractéristiques, comme par exemple dans la situation d’une personne handicapée d’origine étrangère. (Ringelheim et Wautelet, 2022, p.83). Ou encore une jeune femme d’origine étrangère discriminée lors d’une sélection d’embauche. Ici les critères de l’âge, du sexe et de l’origine ethnique se combinent 

Suite à ces deux premières parties, venons-en aux théories de la psychologie sociale qui sous-tendent le comportement discriminatoire.  

 

La discrimination selon la psychologie sociale

La discrimination fondée sur l’origine « […] repose sur la mise en œuvre de stéréotypes associés aux individus en fonction de signes extérieurs sur lesquels ils n’ont pas de prise (i.e., couleur de peau, traits du visage, texture des cheveux, patronyme, prénom, accent) ou de caractéristiques socio-culturelles (religion, lieu de résidence)  […] » (Toubon, 2020, p.4). 

La catégorisation, les préjugés et les stéréotypes sociaux.

Quel est l’impact de ces concepts dans notre vie quotidienne ? Est-ce que nos décisions sont toujours rationnelles ? Comme nous l’avons mentionné par avant, la catégorisation sociale, les stéréotypes et les préjugés sociaux touchent tous les domaines de la vie quotidienne. Les décisions que nous prenons peuvent être, à notre insu, irrationnelles. Dans une perspective psychosociale, « les stéréotypes correspondent aux traits descriptifs ou définitoires [e.g. n’est pas ponctuelle] associés à la catégorie [e.g. une personne d’origine étrangère] » (Salès – Wuillemin, 2006, p.21). Quant aux préjugés, ils incarnent les valeurs positives ou négatives attachées à la catégorie visée (dans cet exemple, nous pourrions considérer qu’elle est plutôt négative). Par suite, un·e recruteur·se pourrait involontairement écarter une personne candidate à un emploi, en étant persuadé·e d’avoir pris la meilleure décision, car la fonction requiert une ponctualité sans faille. Elif, interrogée dans le cadre de notre recherche – âgée de 35 ans, originaire de l’Afrique Subsaharienne et détentrice d’un graduat en comptabilité obtenu au Togo – explique: « je suis africaine, j’aime être à l’heure et je suis toujours dix minutes avant à mon rendez-vous ou même plus. Mais c’est vrai que les Africains ont cette habitude d’être toujours en retard. Mais pas tout le monde, il y a toujours des exceptions, mais la plupart du temps, ils sont en retard ». « Mais pas tout le monde », dit-elle. Ipso facto, le témoignage d’Elif renforce la pertinence d’un accompagnement visant à permettre l’accès à une information plus individualisante[45] de la part du·de la recruteur·se. C’est une des clés de l’intermédiation active que nous aborderons par après. Mais avant, différents concepts méritent d’être précisés. 

 

  • La catégorisation 

À l’origine, ce concept appartient au domaine de la « psychologie cognitive de la perception » qui traite de l’activité mentale des individus. Il consiste à organiser et à ranger des « données » (i.e. visuelles, tactiles, auditives, olfactives) issues du monde qui nous entoure. Ces dernières sont regroupées en « classes » qui partagent un certain nombre de caractéristiques communes. Par exemple, une lampe et un lit pourraient appartenir à la catégorie « mobilier de chambre » (Salès – Wuillemin, 2006, p.11). La psychologie sociale analyse la manière dont le sujet classe, non plus des « accessoires », mais des « objets sociaux », à savoir des individus (Salès – Wuillemin, 2006, p.12).  

 

  • Les préjugés  

Cependant, les objets sociaux ne sont pas perçus « objectivement » par le sujet, mais à travers le filtre d’« attitudes » (i.e. préjugés) que ce dernier entretient à l’égard de ces objets à caractères sociaux. Ajoutons que la valeur de l’attitude est soit positive, soit négative, mais ne peut être neutre (Salès – Wuillemin, 2006, p.16). Ne peut être neutre, car elle n’est pas objective étant donné que l’attitude d’une personne comporte une dimension évaluative qui a pour but d’établir une différentiation sociale.  (Fischer, 1987, p.104, cité dans Salès – Wuillemin, 2006, p.15). Pour aller plus loin, cette différentiation sociale est opérante, car le sujet qui catégorise « est lui-même directement impliqué dans l’opération de catégorisation ». E.g. si je catégorise un·e médecin, je me positionne automatiquement comme « semblable » (si je suis un·e autre médecin) ou « différent[·e ] » (si je suis un·e aide-soignant·e) (Salès – Wuillemin, 2006, p.13). La conséquence est alors la possibilité de l’altération des rapports interindividuels en vertu de cette implication. Plus précisément, « selon que les catégories dans lesquelles sont affectés les individus source et cible de la catégorisation se trouvent être semblables ou différentes » comme expliqué par avant (Salès – Wuillemin, 2006, p.13). 

 

Le concept d’attitude 

Dans une perspective en relation avec le débat social, le concept d’attitude a été formulé par Allport (1954) qui a mis en saillance le lien entre attitude et préjugé. Selon cet auteur, le préjugé correspond à « une attitude négative, une prédisposition qui pousserait les sujets à afficher un comportement discriminant envers certains groupes sociaux et leurs membres » (Allport, 1954, cité dans Salès – Wuillemin, 2006, p.15). Par après, une définition plus précise a été proposée par Fischer (1987), qui renvoie ce concept à « ‘une attitude de l’individu comportant une dimension évaluative, souvent négative, à l’égard de types de personnes ou de groupes, en fonction de sa propre appartenance sociale. C’est donc une disposition acquise dont le but est d’établir une différenciation sociale’ » (Fischer, 1987, p. 104, cité dans Salès – Wuillemin, 2006, p.15). 

 

  •  Les stéréotypes  

Les préjugés et les stéréotypes sont liés. À l’origine, le terme stéréotype vient du monde de l’imprimerie et représente « une forme métallique qui sert à l’impression de clichés typographiques » (Ndobo, 2010, p.30). Le journaliste Walter Lippmann (1922)[46] utilise ce terme par analogie pour insister sur le caractère « stable et rigide » des images que nous avons du monde qui nous entoure, et en particulier des groupes sociaux. Il « sanctuarise ainsi la métaphore des stéréotypes comme des « images dans nos têtes » » (Ndobo, 2010, p.30; Salès – Wuillemin, 2006, p.16).  

 

Ce mécanisme cognitif de base permet aux individus de traiter les nombreuses informations provenant d’un environnement « trop vaste et complexe » en le simplifiant. Il est indispensable dans le dessein d’éviter une surcharge mentale, car notre système cognitif ne serait pas « équipé pour faire face à autant de subtilité et de diversité […] » (Salès – Wuillemin, 2006, p.78). Dans cette optique, les stéréotypes représentent un « mode de fonctionnement « normal » des individus » (Salès – Wuillemin, 2006, p.17). En ce sens, la stéréotypisation est vue comme étant un « processus adaptatif » dans la perspective d’une optimisation des capacités mentales « et non comme on a pu trop souvent le dire, un processus réducteur qui appauvrirait les indices environnementaux » (Salès – Wuillemin, 2006, p.17). Cependant, si ces raccourcis cognitifs sont indispensables, ils peuvent aussi être à l’origine de préjugés et de discriminations dans les relations « interindividuelles et intergroupes » (Ndobo, 2010, pp.30-31 ; Yzerbyt et Demoulin, 2013, p.30).  

 

« Le concept de stéréotype a connu un développement important en psychologie sociale » (Salès – Wuillemin, 2006, p.78). Ce concept a notamment permis la mise en saillance des conséquences négatives[47] de la discrimination. Dans cette optique, « la discrimination est un comportement négatif visant un exogroupe[48] […] » (Leyens et Yzerbyt, 1997, p.296). C’est ainsi qu’en psychologie sociale, les recherches sont en relation avec « les réflexions éthiques qui alimentent le débat social à propos de la lutte contre les discriminations » (Salès – Wuillemin, 2006, p.78). Les discriminations sont fonction des relations et conflits intergroupes, qui eux-mêmes s’inscrivent dans une réalité sociale, économique et juridique des sociétés contemporaines. 

La recherche a également mis en évidence qu’il est possible d’identifier les conditions de l’amplification ou de l’inhibition des préjugés en s’attardant sur les raisons qui poussent les individus à catégoriser. Ndobo (2010) s’appuie sur les travaux de  Marilynn Brewer. Cette psychologue sociale explique que le recours aux préjugés peut être amplifié quand « les individus ont une conception exclusive de l’appartenance » (Ndobo, 2010, p.130). Ces personnes se différencient par un fort besoin de « certitude » et de « simplification cognitive » ; par le fait d’être dans des conditions de vie menacées (à savoir, une menace causée par des difficultés « psychologiques, économiques et politiques ») ; par le fait de se trouver dans une situation « de confusion identitaire qui ne favorise pas une distinctivité identitaire optimale » ; et par le fait d’avoir un statut valorisé ou dévalorisé qui favorise des réflexes de protection » (Ndobo, 2010, p.130). A contrario, les individus avec une personnalité de type « inclusive » sont plus en accord avec l’objectif d’inhibition des préjugés. Ce dernier profil se distingue par : « sa tolérance face à l’incertitude, son humeur positive, sa tendance à la mobilité sociale et une propension à la mixité dans les relations sociales » (Ndobo, 2010, p.130). Par conséquent, ces individus sont mieux disposés à « valoriser la diversité culturelle des groupes et l’inclusion des autres plutôt que leur exclusion » (Ndobo, 2010, p.130). De la même manière, leur propension à la pluralité des normes culturelles accroît « leur tolérance, leur ouverture et la propension à vouloir modifier leurs croyances[49] concernant les individus qui ne leur ressemblent pas » (Ndobo, 2010, p.130). 

Ces dernières affirmations soulèvent deux questions : les individus avec une personnalité de type inclusive pourraient-elles discriminer ? A contrario, les personnes ayant une conception exclusive de l’appartenance pourraient-elles éviter des comportements discriminatoires ? La recherche a mis en saillance que cette relation n’est pas nécessairement automatique. Autrement dit, il est possible d’entretenir des préjugés vis-à-vis d’un groupe donné et de décider de ne pas adopter un comportement discriminatoire. À l’inverse, la société peut amener des personnes sans préjugés à discriminer (Leyens et Yzerbyt, 1997, p.295 ; Yzerbyt et Demoulin, 2013, p.424 ; Ndobo, 2010, p.52). En effet, les comportements des individus sont aussi bien déterminés par « des convictions personnelles que par certains facteurs extra-personnels sur lesquels ils n’ont pas de prise » (Ndobo, 2010, p.52). Ces nuances attestent de la complexité des relations, des conflits entre les individus, les groupes sociaux. 

Nous venons de mettre en exergue la complexité du comportement discriminatoire. Comment pourrait se manifester la discrimination dans le champ de l’accès à un emploi ?  

Un type de justification[50] est la « couverture » où l’attention de l’individu est focalisée sur des informations autres que « la catégorie sociale », à savoir l’ensemble des motifs visés par les normes légales pré-citées.  

Plus précisément, « la couverture est le processus par lequel le préjugé est dissimulé par la focalisation de l’attention sur une dimension considérée comme acceptable sur le plan personnel et social et non liée à la catégorie sociale de l’individu stigmatisé » (Crandall & Eshleman, 2003 ; Dovidio & Gaertner, 1998 ; Gaertner & Dovidio 1986 ; Norton et al., 2004 cités dans Delroisse et al., p.78 ) 

Concrètement, en référence à l’inadéquation au travail (à savoir, les aptitudes et motivations selon les exigences du poste à pourvoir), la discrimination n’apparaît que quand le candidat·e affiche une qualification dite « ambiguë » pour le poste souhaité (c’est-à-dire à compétences égales). Dans cette perspective, « les candidats [·es] du groupe minoritaire sont moins souvent engagés [·ées] que ceux [·celles] du groupe majoritaire » (Dovidio et Gaertner, 2000, cités dans Delroisse, Herman et Yzerbyt, 2012, p.81). Ainsi, si le·la candidat·e faisant partie du groupe minoritaire est plus qualifié·e que le·la candidat·e du groupe majoritaire, il·elle sera préféré·ée, car le·la recruteur·se priorisera les compétences de ce·cette dernier·ère sur ses éventuels préjugés. A contrario, s’il· si elle est faiblement qualifié·e, il·elle ne sera pas recruté·e. Ainsi, si le·la recruteur·se ressent des préjugés à son encontre, il·elle n’aura pas besoin d’avoir recours à la justification pour l’écarter (Delroisse, Herman et Yzerbyt, 2012).  

Pour comprendre ce mécanisme, il nécessite de se projeter dans une situation où les candidatures sont évaluées à travers des écrits (e.g. curriculum vitae), par conséquent, toutes choses étant égales par ailleurs, en présence de nombreux concurrents·es, sans contact direct. Notons que l’absence de concurrence est également une des clés principales de l’intermédiation active. Souvenons-nous également que nous avons relevé que 55% des Wallons estiment qu’à compétences et qualifications égales, les employeurs·ses· doivent en priorité embaucher des travailleurs·ses non-immigrés·es. Ce processus soulève une question : comment alors éviter les discriminations à l’embauche ?  

Nous venons d’aborder un certain nombre d’approches explicatives des discriminations à l’embauche. Quelles pourraient être les moyens de sa réduction ?  

 

L’intermédiation active : une méthode progressiste

Le constat actuel de la persistance des discriminations lors de l’accès à l’emploi nous a menée à répondre à la question suivante: comment un dispositif d’intermédiation active[51] pourrait-il être de nature à favoriser l’employabilité de populations d’origine étrangère sujettes à des discriminations à l’embauche ? Ainsi que de mettre en exergue l’utilité d’un dispositif de nature préventive.  

Comme préalable, mentionnons que « pour rencontrer l’objectif d’insertion, différents instruments sont mobilisés en matière de politiques de l’emploi[52] » (Dock, 2020, p.5). Christine Erhel (2020) distingue trois types de politiques de l’emploi « dites actives » 

  • le premier type concerne « les actions qui visent à augmenter le nombre de postes de travail potentiels » (i.e. la demande de travail des entreprises) (Erhel, 2020, p.12). Ces dernières visent par exemple « la réduction du coût du travail, à travers la baisse des cotisations sociales » et sont « principalement orientées vers les employeur·ses » (Dock, 2020, p.5).  
  • Comme deuxième type, cette auteure cite les « actions qui visent l’appariement » (i.e. une meilleure rencontre entre l’offre et la demande de travail) (Dock 2020, p.5). Ici, notamment les services proposés par le « Forem[53] » (Dock, 2020, p.5) qui est un des « intermédiaires publics du marché du travail[54] » (Orianne et Maroy, 2008, p.22). L’intermédiation active fait également partie de cette catégorie.  
  • Enfin, le dernier type de politique de l’emploi consiste à augmenter l’offre de travail potentielle (e.g. via la dégressivité des allocations de chômage comme incitation au travail) (Erhel, 2014, citée dans Dock, 2020, p.5).  

Passif versus actif 

« Dans une distinction classique (et discutable) établie notamment par l’OCDE, les politiques passives (principalement, l’indemnisation du chômage) sont distinguées des politiques cataloguées comme actives ». Les politiques dites ‘actives du marché du travail’ visent à favoriser l’insertion sur le marché du travail et augmenter le taux d’emploi » (Dock, 2020, p.9). Cependant, cette frontière est « artificielle » étant donné que par exemple, les « politiques d’indemnisation du chômage sont accompagnées d’incitations au retour à l’emploi (dégressivité des allocations […]) » (Erhel, 2020, p.10).  

 

L’intermédiation active 

Venons-en à l’intermédiation active qui « s’inscrit résolument dans une rupture avec les canevas façonnés à partir des références de l’État social actif[55][…] avec une référence forte aux politiques d’activation » (Dock, 2020, p.7). Ainsi, l’intermédiation active propose un changement de perspective et peut être définie comme le déploiement de dispositifs « de médiation et de soutien orientés à la fois vers le.la chercheur·se d’emploi, mais aussi l’entreprise » (Noël, 1999, p.15 ; Dock, 2020 p.7). Un dispositif d’intermédiation active est la méthode dite IOD : intervention sur l’offre et la demande. Concrètement, avec la méthode IOD, « 90% des mises en relation [entre la personne demandeuse d’emploi et le·la recruteur·se] se font sans transmission de CV, ni mise en concurrence[56] ». Elles se réalisent en privilégiant un contact direct favorisant une information individualisante de la part du·de la recruteur·se. Un·e médiateur·rice participe à l’entrevue entre la personne candidate et l’employeur·se afin « d’orienter les échanges à partir de la présentation du poste, de l’équipe de travail et d’inciter à d’éventuels ajustements[57] ».  

Le·la médiateur·rice a donc un rôle central. Concrètement, il·elle peut être un jobcoach dans des structures d’accompagnement et d’insertion socioprofessionnelle, telles que les Missions régionales pour l’emploi[58] (MIRES) en Wallonie. 

Selon Noël (1999), un tel type de méthode ne laisse « aucune place à l’arbitraire et à la subjectivité » : elle « occulte les facteurs exogènes aux modalités de recrutement », dont la discrimination raciale, en se centrant sur la seule notion de compétence professionnelle (Noël, 1999, p.11). 

L’intermédiation active vise notamment à combler l’éventuel déficit de réseau professionnel en privilégiant une relation directe des entreprises et des chercheurs·ses d’emploi. Une des clés principales dans ce type d’accompagnement est la proposition d’opportunités d’emploi (Dock, 2020, p.7). Différentes personnes migrantes, à la recherche d’un travail, nous l’ont confirmé. Selon Nelson – de nationalité belge, âgé de 25 ans, originaire de l’Afrique subsaharienne et notamment formé en boulangerie via une formation en alternance – : « si tu n’as pas un bon réseau, tu es foutu. Et donc un[·e] médiateur[·rice] qui comble ce déficit c’est précieux ! ». Quant à Éric -  de nationalité belge, âgé de 45 ans, originaire d’Afrique subsaharienne et détenteur d’un diplôme universitaire en gestion des ressources humaines et en sciences du travail, – il identifie l’accompagnement qui lui a été proposé comme étant « un service de renseignements » et ajoute qu’« on ne nous accompagne pas dans le sens de trouver un travail ».  

Ce dernier témoignage soulève la problématique de la « déconnexion entre le travail sur l’employabilité et la mise à l’emploi » par certains intermédiaires publics du marché du travail (Orianne et Maroy, 2008, p.2). Ces auteurs ont recueilli les propos de certains intermédiaires, et citent : « on n’est pas là pour parler en termes de solution (…) le sens de notre travail n’est pas forcément que les gens travaillent, (…) ce n’est pas la mise à l’emploi » (Oriane et Maroy, 2008, p.2). Selon Orianne et Beuker (2019), le travail des « conseillers [·ères] emploi » ne consiste ni à « placer », ni à « contrôler » les chômeurs [·ses], mais il vise plutôt le développement de leur « employabilité[59] » dans le cadre de « dispositifs d’accompagnement » (e.g. « l’accompagnement individualisé au FOREM ») (Orianne et Beuker, 2019, p.13). Or, les personnes bénéficiaires souhaiteraient également une meilleure adéquation entre leurs qualifications et/ou leur contexte de vie, et les emplois proposés par les intermédiaires publics du marché du travail. Toujours selon Éric, certains « poussent à trouver du travail, mais alors n’importe quel travail ». 

 

Conclusion

La persistance des discriminations, lors de l’accès à l’emploi, nous a menée à questionner comment le dispositif d’intermédiation active pourrait-il être de nature à favoriser l’employabilité de populations d’origine étrangère sujettes à des discriminations à l’embauche. 

Un des éléments-clés pour favoriser l’employabilité des personnes d’origine étrangère consiste en une méthode de recrutement visant une mise en relation directe du·de la candidat·e avec le·la recruteur·se, c’est-à-dire sans passer par une candidature évaluée à travers des écrits et dans un contexte où le·la chercheur·se d’emploi n’est pas en la présence de candidats·es concurrents·es afin de permettre au·à la recruteur·se l’accès à une information individualisante en ce qui concerne ce·cette dernier·ère. Bien entendu, d’autres mesures doivent également être déployées. Citons par exemple, l’importance de sensibiliser les employeurs·ses à la diversité, la collaboration des intermédiaires du marché du travail avec une structure indépendante qui lutte contre les discriminations ou encore la reconnaissance des qualifications acquises à l’étranger. 

Par ailleurs, si nous devions prolonger cet article, nous pourrions envisager la possibilité suivante.  Cette perspective nous mène au concept d’employabilité durable qui consiste en « la capacité d’un individu, à tout moment de sa vie professionnelle, de conserver, […] un emploi dans des délais raisonnables tenant compte de la situation économique » (Bricler, 2009, p.99). 

Par conséquent, au-delà du placement, qu’en est-il de la durabilité de l’intégration à l’emploi des personnes d’origine étrangère ? Dans cette perspective, la méthode IOD vise la pérennité de la relation d’emploi. Ainsi, bien au-delà d’un objectif de rapprochement, le·la salarié·e et l’entreprise sont « accompagnés·es post recrutement ».[60] En effet, le contact intergroupe est le modèle qui permet le mieux de favoriser la diminution des stéréotypes, car « lorsque l’incohérence porte sur de nombreuses dimensions et touche l’ensemble du groupe, il devient plus de plus en plus difficile de soutenir [que le groupe cible possède les caractéristiques stéréotypiques attribuées au départ] » (Leyens et Yzerbyt, 1997, p.314). 

 

Pour aller plus loin

→ Pour une revue de la littérature plus exhaustive, consultez la publication de Thierry Dock, « L’insertion des personnes fragilisées au cœur du travail des Missions régionales pour l’emploi » (2023):
https://www.intermire.be/blog/2023/02/23/thierry-dock-mire-observatoire/

→ Découvrez-en plus sur la méthode «IOD» (Intervention Offres et Demandes), sur le site web dédié : https://transfer-iod.org/public/methode-iod/

 

Notes de bas de pages

  1. Le présent article est une production originale inspirée d’un travail de recherche, mené en 2023, dans le cadre de la réalisation d’un mémoire en sciences du travail à l’UCLouvain : « comment le dispositif d’intermédiation active pourrait-il être de nature à favoriser l’employabilité de populations d’origine étrangère sujettes à des discriminations à l’embauche » dont l’auteure est Natacha Piwowarow et le promoteur Thierry Dock. Les sources utilisées varient également du travail de recherche initial. 
  2. Le Défenseur des droits est une autorité administrative indépendante chargée de lutter contre les discriminations et de promouvoir l’égalité en France. Consulté le 05/11/2024 sur https://www.defenseurdesdroits.fr/
  3. D’après une enquête réalisée par l’European Agency for Fundamental Rights (FRA), ce constat est également vécu à l’échelle de l’Union européenne. S’ajoute à ce constat que la discrimination en raison de l’origine ethnique est le plus souvent vécue lors de la recherche d’un emploi (FRA, 2017, p.3).  
  4. Selon Unia (2024), le Baromètre de la diversité est un « instrument de mesure structurel qui dresse de manière scientifique un état des lieux de la gestion de la diversité en Belgique […] ». Consulté le 05/11/2024 sur https://www.unia.be/fr/connaissances-recommandations/barometre-de-la-diversite-emploi
  5. « Le Baromètre social de la Wallonie est une enquête en face à face récurrente réalisée depuis de nombreuses années par l’Institut Wallon de l’Évaluation, de la Prospective et de la Statistique (IWEPS) auprès d’un échantillon représentatif de Wallons. L’objectif de cette enquête est de capter les opinions des personnes sur toute une série de thématiques » (IWEPS, 2017, p.2). Dans notre cas : « la discrimination liée à l’origine ethnique à travers les perceptions des Wallons » (IWEPS, 2017, p.1).  
  6. Le Baromètre social de la Wallonie (2017) entend par le terme « immigré » les « immigrés primo-arrivants dans le cadre d’un parcours d’intégration » (IWEPS, 2017, p.2).
  7. Selon Toubon (2020), « parmi l’ensemble des saisines reçues en 2019 pour discrimination en raison de l’origine l’emploi est le premier domaine invoqué, avec 35,5 % des saisines reçues relevant de l’emploi privé et 24,4 % de l’emploi public » (p.14). Par ailleurs, à titre de comparaison,  « 9,20% » en ce qui concerne le logement  (Toubon 2020, p.14).  
  8. Les personnes citées dans cette production ont été rencontrées lors d’un entretien semi-directif individuel dans le cadre du travail de recherche initial. Ces personnes ont toutes bénéficié d’un accompagnement par un intermédiaire public du marché du travail en Wallonie ou en FlandreTous les prénoms sont des noms d’emprunt dans une visée de préserver l’anonymat depersonnes interviewées. Par ailleurs, les origines mentionnées correspondent à la répartition géographique du Monitoring socioéconomique de 2022 
  9. Consulté le 05/11/2024 sur https://www.unia.be/fr/signaler-discrimination#:~:text=Pourquoi%20est%2Dil%20important%20de,la%20discrimination%20dans%20notre%20société  
  10. Les écarts de taux d’emploi mis en évidence ne signifient pas automatiquement la présence de discriminations. 
  11. Les graphiques sont issus des données statistiques disponibles sur le site du SPF Emploi, Travail et Concertation sociale à la rubrique annexes du monitoring socio-économique de 2022. Consulté le 05/11/2024 sur  https://emploi.belgique.be/fr/statistiques  Selon Unia (2024) « Le monitoring socio-économique cartographie le marché du travail en fonction de l’origine et l’historique migratoire. Il est le résultat d’une coopération […] entre Unia et le SPF Emploi, Travail et Concertation sociale. Le rapport est basé sur des données statistiques provenant du Datawarehouse marché du travail et protection sociale et de la Banque Carrefour de la Sécurité sociale ». Consulté le 05/11/2024 sur https://www.unia.be/fr/connaissances-recommandations/monitoring-socioeconomique-2022-marche-du-travail#:~:text=La%20nouvelle%20édition%202022%20du,en%20Belgique%20s’est%20améliorée « Le Datawarehouse marché du travail et protection sociale (DWH MT&PS) vise l’agrégation de données socio-économiques provenant des institutions belges de sécurité sociale et d’autres organismes publics ». Consulté le 05/11/2024 sur https://dwh.ksz-bcss.fgov.be/fr/dwh_page/content/websites/datawarehouse/about/mission.html  
  12. Motif visé par la  loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes.
  13. Motif visé par la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie modifiée par la loi du 10 mai 2007.
  14. Op. Cit. 10.
  15. Op. Cit. 11.
  16. Consulté le 05/11/2024 sur https://www.ediv.be/?lang=fr
  17. Pour une revue de la littérature plus exhaustive, voyez Unia (2024).La loi évolue, les victimes de discriminations sont mieux protégéesConsulté le 05/11/2024 sur https://www.unia.be/fr/actua/loi-victimes-de-discriminations-mieux-protegeesvoir également la loi du 28 juin 2023 portant modification de la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie, de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination et de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes, M.B. 20 juillet 2023, p.60609. Consulté le 05/11/2024 sur https://www.ejustice.just.fgov.be/eli/loi/2023/06/28/2023043712/moniteur 
  18. Nous rencontrerons dans la littérature tant le terme critère que motif.
  19. Art. 5, 5° de la loi anti-racisme ; art. 5, 5° de la loi anti-discrimination ; art. 6, 5° de la loi genre.  
  20. Art. 4, 1° de la loi anti-racisme ; art. 4, 1° de la loi anti-discrimination ; art. 5, 1° de la loi genre. 
  21. Consulté le 05/11/2024 sur https://www.ediv.be/theme/unia2019/fullarticle.php?custompage=155 
  22. Pour une définition de tous les critères protégés, voy. Unia (2024)GlossaireConsulté le 5/11/2024 sur  https://www.ediv.be/theme/unia2019/library.php?id=8&lang=fr
  23. Dans le cadre d’une première tentative de transposition, « la Directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique ; la Directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (Ringelheim et Wautelet, 2022, p.20).  
  24. Art.4,4° de la loi anti-racisme.
  25. Le terme « race » a été remplacé dans la loi anti-racisme par les termes « prétendue race » afin « d’indiquer clairement qu’il ne s’agit pas là d’une réalité objective, mais d’une construction sociale » (Ringelheim et Wautelet, 2022, p.55).
  26. Art. 4°4 de la loi anti-discrimination. 
  27. Art.4 de la loi genre
  28. Art. 3,3° du décret modifiant le décret du 6 novembre 2008 relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination et le Code judiciaire. Consulté le 05/11/2024 sur https://wallex.wallonie.be/eli/loi-decret/2008/11/06/2008204573 
  29. Art. 12 de la loi anti-racisme ; art. 14 de la loi anti-discrimination ; art. 19 de la loi genre.
  30. Étant donné que la loi prévoit des exceptions, à ce stade nous parlerons de distinction et non de discrimination. Consulté le 05/11/2024 surhttps://www.ediv.be/theme/unia2019/fullarticle.php?custompage=155#critere_protege 
  31. Art. 4, 6° de la loi anti-racisme ; art. 4, 6°de la loi anti-discrimination ; art. 5, 5° de la loi genre. 
  32. Art. 4,7° de la loi anti-racisme ; art. 4,7 de la anti-discrimination ; art. 5,6°de la loi genre. 
  33. Art. 8 de la loi anti-racisme ; art.  8 de la loi anti-discrimination ; art. 13 de la loi genreDans une visée de mieux appréhender la notion de l’exigence professionnelle essentielle et déterminante voy. Unia (2024)Glossaire. Consulté le 05/11/2024 sur https://www.ediv.be/theme/unia2019/library.php?id=28
  34. Unia propose une banque de situations dans le dessein de permettre de déterminer si une pratique est discriminatoire au regard de la loi. Unia (2024)Situations et conseil. Consulté à le 05/11/2024 sur https://www.ediv.be/theme/unia2019/situations_advices.php
  35. Pour une revue de la littérature plus exhaustive, voy. Unia (2024)Travailleur d’origine étrangère pour un public d’origine étrangère ?. Consulté le 05/11/2024 sur https://www.ediv.be/theme/unia2019/situation_tool.php?id=156   
  36. Op. Cit. 30.
  37. Art. 4, 8° de la loi anti-racisme ; art. 4, 8° de la loi anti-discrimination ; art. 5, 7° de la loi genre. 
  38. Art. 4,  de la loi anti-racisme ; art. 4, 9° de la loi anti-discrimination ; art. 5, 8° de la loi genre. 
  39. Art. 9 de la loi anti-racisme ; art. de la loi anti-discrimination ; art. 15 de la loi genre. Dans une visée de mieux appréhender les notions d’objectif légitime, de moyens appropriés, et de mesures voy. Unia (2024)Glossaire Consulté le 05/11/2024 sur https://www.ediv.be/theme/unia2019/library.php?id=28 
  40. Art. 4, 13° de la loi anti-discrimination ; art. 4, 12° de la loi anti-racisme ; art. 5, 12° de la loi genre.
  41. Pour une revue de la littérature plus exhaustive, voy. Unia (2024)Cédez à l’injonction de discriminer?. Consulté le 05/11/2024 sur https://www.ediv.be/theme/unia2019/situation_tool.php?id=108  
  42. Inspiré d’Unia. Consulté le 05/11/2024 sur https://www.ediv.be/mod/quiz/attempt.php?attempt=37975&page=14&cmid=170  Par ailleurs, Unia propose une brochure plus exhaustive sous la forme d’un tableau et ainsi qu’un explication écrite. Consulté le 05/11/2024 sur https://www.ediv.be/theme/unia2019/library.php?id=10&lang=fr  
  43. Art. 4, 9°/1 de la loi anti-discrimination ; art.4, 9°/1 de la loi anti-racisme ; art. 5, 8°/1 de la loi genre.
  44. Art. 4, 9°/2 de la loi anti-discrimination : art.4, 9°/2 de la loi anti-racisme ; art. 5, 8°/2 de la loi genre.
  45. « L’information spécifique à la personne, indépendamment de son caractère stéréotypique par rapport au groupe auquel il appartient » (Yzerbyt et Demoulin, 2013, p.149). 
  46.  « Walter Lippmann est connu pour avoir introduit le terme de stéréotype dans le vocabulaire des sciences sociales […] et son travail a anticipé la plupart des recherches psychologiques sur les stéréotypes et les préjugés » (Yzerbyt et Demoulin, 1997, p.30 ; Salès – Wuillemin, 2006, p.16). 
  47. Notons que la discrimination peut également être positive. Selon Unia (2024) « pour garantir l’égalité de tous sur le marché du travail, la législation anti-discrimination permet aux employeurs de prendre des mesures particulières pour prévenir ou compenser les désavantages subis par certains groupes de travailleurs.  Ces mesures sont appelées desactionspositives »Pour une revue de la littérature plus exhaustive, voy. Unia (2024)L’action positive. Consulté le 05/11/2024 sur https://www.ediv.be/theme/unia2019/fullarticle.php?custompage=112 
  48. L’endogroupe représente le « groupe d’appartenance » par opposition à l’exogroupe qui est «l’outgroup» (Leyens et Yzerbyt, 1997, p.232).
  49. Le terme croyance signifie ici stéréotype. 
  50. La justification concerne « tout processus psychologique ou social qui permet l’expression des préjugés authentiques sans pour autant souffrir de sanctions internes comme la honte ou la culpabilité, ou externes comme un jugement réprobateur de la part d’autrui ». (Delroisse et al., p.77). Pour une revue de la littérature plus exhaustive voy. Delroisse, S., Herman, G. & Yzerbyt, V. (2012). La justification au cœur de la discrimination : vers une articulation des processus motivationnels et cognitifsRevue internationale de psychologie sociale. 
  51. Pour une revue de la littérature plus exhaustive, voir Dock, T., (2023). L’insertion des personnes fragilisées au cœur du travail des Missions régionales pour l’emploi. Consulté le 05/11/2024 sur https://www.intermire.be/blog/2023/02/23/thierry-dock-mire-observatoire/
  52.  « La définition des politiques de l’emploi ne va pas de soi : en première analyse, on peut considérer qu’elles comprennent l’ensemble des interventions publiques sur le marché du travail, visant à en corriger les éventuels déséquilibres et/ou à limiter les effets néfastes de ces derniers » (Barbier, Gautié, 1998, cités dans Erhel, 2020, p.7). 
  53. « Le FOREM est l’office de la formation professionnelle et de l’emploi. Il constitue le service public d’emploi en région wallonne » (Orianne et Maroy, 2008, p.24). 
  54. Selon Gélot et Nivolle (2000), ces intermédiaires sont également appelés des « politiques publiques de l’emploi » (cités dans Orianne et Maroy, 2008, p.22).
  55. Concernant le concept d’État social actif notons que ce dernier « prétendant transcender le clivage traditionnel entre la gauche social-démocrate et la droite néolibérale, un nouveau courant de pensée a affirmé la possibilité d’une ‘Troisième Voie’. Ce courant est parti des États-Unis et fut théorisé en Grande- Bretagne par Anthony Giddens, […]. Sa traduction en matière économique et sociale par le concept d’État social actif’ a largement été reprise au niveau européen, d’où elle a influencé de nombreux pays, dont la Belgique » (Matagne, 2001, p.5). 
  56. Voy. Transfert-iod (2024)Comment déjouer la sélectivité et les discriminations à l’embauche. Consulté le 05/11/2024 sur https://transfer-iod.org/public/methode-iod/
  57. Ibid.
  58. « Parmi les acteurs du secteur de l’insertion en Wallonie, les missions régionales pour l’emploi (Mires) […] s’adressent à un public spécifique, celui des personnes considérées comme éloignées de l’emploi. A cette appellation lourde à porter, nous préférons celles de personnes fragilisées » (Dock 2023). Consulté le 05/11/2024 sur https://www.intermire.be/blog/2023/02/23/thierry-dock-mire-observatoire/ 
  59. Il n’existe pas une « approche claire et unique de l’employabilité » (Antoine et al.201, p.1). Nous avons pris dans le cadre de cet article la définition suivante : les « compétences du salarié et les conditions de gestion des ressources humaines, nécessaires et suffisantes, lui permettant à tout moment de trouver un emploi, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise, dans des délais et des conditions raisonnables » (Bricler, 2009, p.99).
  60. Voy. Transfert-iod (2024). Au-delà du placement, quelle durabilité de l’intégration en emploi. Consulté le 05/11/2024 sur https://transfer-iod.org/public/methode-iod/   

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Natacha Piwowarow, étudiante diplômée. Master en Sciences du Travail à l’UCLouvain et Thierry Dock, Professeur à la FOPES , au Master en Sciences du Travail à l’UCLouvain, ainsi que dans le MIAS Louvain-la-Neuve/Namur.  

Pour citer cette analyse : Piwowarow, N. et Dock, T. « Face aux discriminations à l’embauche, comment favoriser l’employabilité de populations d’origine étrangère ? L’intermédiation active comme méthode d’accompagnement ». Analyse d’Eclosio, 2024 

Pour l’existence de solidarités féministes par-delà les divisions culturelles et confessionnelles – Analyse


Une analyse de Léa Lomba, diplômée d’un double master en Anthropologie et en Sciences Sociales, obtenu respectivement à l’Université de Liège et à l’Université Paris Cité.

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Le 16 septembre 2022, à Téhéran, l’arrestation suivie du meurtre de la jeune Mahsa Amini par la police des moeurs, sous prétexte d’un « port du voile non conforme à la loi », a déclenché une vague d’indignation et une insurrection sans précédent. Porté par le cri de ralliement « Femmes, vie, liberté » dans l’espace national, ce soulèvement spontané a rapidement gagné la scène internationale, où il a suscité de nombreuses marques de soutien invoquant la nécessité de « libérer » ces femmes.

En Europe, plus précisément, cet événement tragique a d’emblée relancé le débat sur la condition des femmes musulmanes, débat qui, depuis les années 90, s’est progressivement  cristallisé autour du rejet du port du voile dans l’espace public au nom de leur « adaptation à la modernité » (Benhadjoudja, 2018). « On ne peut en même temps être pour le voile à Paris et défendre celles qui brûlent leur voile à Téhéran. » a ainsi affirmé Claude Malhuret, homme politique français de droite libérale, dans une intervention au Sénat peu de temps après la disparition de Mahsa Amini. « On ne peut être à la fois communautariste et universaliste. Il faut choisir. »[1], a-t-il ajouté. Ces propos traduisent l’idée, largement dominante dans les sociétés occidentales, que la laïcité serait fondamentalement incompatible avec l’Islam, et plus spécifiquement, que le port du foulard représenterait une négation des valeurs libérales liées au « libre choix ». Mais de quelle liberté parle-t-on exactement ?

La notion de « libre choix », comme le souligne l’anthropologue Abu-Lughod (2018), bien que souvent érigée en critère moral universel, porte en elle une forte charge idéologique, coloniale et sexiste.  Cette notion, mobilisée dans les discours occidentaux et séculiers[2],  contribue à perpétuer une vision binaire du monde : un Occident émancipateur face à un Orient oppresseur, la résistance au voile contre la soumission à celui-ci, en somme, le Bien contre le Mal. Appliquée à la question de la condition des femmes, cette catégorisation tend à opposer la figure de la femme occidentale libérée, autonome et émancipée, à celle de la femme musulmane contrainte, soumise et dépourvue de capacité d’agir.

Il est dès lors légitime – et même nécessaire – de s’interroger : qui détient le pouvoir d’imposer une telle simplification, et surtout comment ? Le libre choix des femmes musulmanes est-il toujours limité par la religion ? Inversement, celui des femmes occidentales n’est-il jamais fantasmé ? Enfin, comme le rappelait déjà Abu-Lughod en 2002, les femmes musulmanes ont-elles vraiment besoin d’être « sauvées » ?

 

Féminisme musulman versus féminisme libéral

Les féminismes musulman et libéral représentent deux courants de pensée et mouvements sociaux majeurs souvent mis en opposition dans la pensée féministe contemporaine. Bien qu’ils ne soient pas les seuls à structurer le débats, leur antagonisme met en évidence des conceptions divergentes de l’égalité, de la liberté et d’autonomie, et permet ainsi une meilleure compréhension du caractère pluriel des féminismes à l’échelle mondiale.

Le féminisme musulman, dit aussi « féminisme islamique », revendique l’égalité entre les hommes et les femmes à partir d’une critique des sources religieuses de l’Islam (Coran, Sunna, fiqh), et sur la valorisation des principes fondamentaux de justice, d’égalité et de dignité inhérents à la foi musulmane. Ce courant cherche à déconstruire les interprétations patriarcales traditionnelles et réinterpréter les textes sacrés à l’aune des droits humains universels et d’une lecture contextualisée des réalités sociales contemporaines. Bien que souvent associé aux femmes racisées en Europe, ce féminisme est un mouvement global qui s’enracine dans des contextes variés : des sociétés majoritairement musulmanes en Afrique, au Moyen-Orient en Asie, mais aussi dans les diasporas à travers le monde. Pluriel dans ses approches, il entend articuler la lutte contre les oppressions multiples auxquelles les femmes musulmanes sont confrontées, telles que le sexisme, le racisme, l’islamophobie et le néocolonialisme.

En contraste, le féminisme libéral, appelé aussi « féminisme séculier » ou « laïque », revendique l’égalité entre les hommes et les femmes en se fondant sur des principes issus de la philosophie des Lumières, tels que la liberté individuelle, la rationalité et la justice. Ce courant se caractérise par sa conception de la liberté centrée sur l’autonomie personnelle, souvent perçue comme universelle et valable pour toutes les cultures. Toutefois, ce féminisme a été critiqué pour son approche « civilisatrice » et « impérialiste», en raison de sa tendance à marginaliser les femmes racisées et/ou religieuses ne se conformant pas aux idéaux de liberté et de résistance associés à la modernité occidentale, ainsi que pour sa volonté d’imposer un modèle de société basé sur des valeurs liées à la laïcité et à la rationalité, pouvant exclure des pratiques religieuses et culturelles comme le voile.

 

À partir d’une revue non exhaustive de la littérature académique et militante féministe sur le sujet, cet article s’intéresse à la notion de subjectivation politique[3] des femmes maghrébines et musulmanes, c’est-à-dire au processus par lequel ces femmes, en particulier celles issues de minorités culturelles et confessionnelles, se réapproprient leur capacité d’agir et de construire leur subjectivité dans des contextes sociaux marqués par des inégalités et des injonctions contradictoires. Il s’agit de montrer comment ces femmes, loin de se réduire aux stéréotypes qui les enferment dans des postures figées de soumission ou de révolte, élaborent activement des pratiques éthiques et politiques qui transcendent les dichotomies entre la tradition et la modernité.

Cet article plaide finalement pour la création urgente d’une solidarité féministe éthique et politique, fondée sur la reconnaissance de la pluralité des vécus des femmes et ancrée dans une lutte commune contre les oppressions systémiques qui traversent les frontières culturelles, confessionnelles et géographiques.

Illustration - un-groupe-de-femmes-debout-les-unes-a-cote-des-autres

Illustration : Claire Vo (Unsplash)

 

1. Les femmes musulmanes dans le prisme des images

La question des femmes musulmanes dans la pensée libérale et séculière

Pour saisir comment les femmes musulmanes sont souvent l’objet de projections et de spéculations dans les discours occidentaux, il est nécessaire de replacer cette perception dominante dans un cadre historique et politique plus vaste. Selon Abu-Lughod (2002), ces représentations, empreintes de colonialisme et de sexisme, prennent racine dans une prétendue « supériorité civilisationnelle » associée à la vision « orientaliste » du monde, décrite par Edward Saïd dans son ouvrage majeur de 1978. L’orientalisme, ou « l’Orient créé par l’Occident », repose sur une construction symbolique et culturelle – un ensemble d’idées et de représentations – forgée par l’Occident pour définir l’« Orient » comme un monde radicalement différent et inférieur. Sur le plan symbolique, cela signifie réduire l’Orient à des stéréotypes, comme l’irrationalité, l’arriération ou la soumission des femmes, dans le but de justifier la domination coloniale. Sur le plan culturel, cette construction reflète une vision de l’Occident comme le modèle universel de progrès et de rationalité, par opposition à un Orient considéré comme statique et archaïque. Cette idéologie n’est pas neutre : elle a été utilisée pour légitimer l’exploitation coloniale et des interventions prétendument destinées à « civiliser » ou « libérer » les populations dominées, et notamment les femmes.

Bien que mis en évidence il y a presque un demi-siècle, ce « style occidental de domination, de restructuration et d’autorité » (Saïd, 1978, p. 32), est loin d’avoir disparu. Au contraire, il se fait plus que jamais ressentir depuis que la tragédie du 11 septembre qui a amplifié la rhétorique d’une « guerre légitime contre le terrorisme » et fait de l’Islam et des musulman·es les ennemis de la modernité occidentale et des valeurs libérales et séculières qui lui sont associées (Geisser, 2003). Cette « tendance islamophobe » (ibid.) a, depuis lors, alimenté une hégémonie culturelle occidentale qui sous-entend implicitement l’impossibilité de concilier la religion islamique avec les valeurs démocratiques (Amiraux, 2003), et fait plus particulièrement de la pratique du voile une démarche de radicalisation (Fadil, 2016) qui menace directement les acquis du féminisme libéral et occidental.

La femme musulmane réduite à son voile

Dans la pensée dominante occidentale, le foulard est donc considéré comme l’instrument d’une oppression et d’un assujettissement imposés par un discours religieux patriarcal. À l’inverse, son retrait y est interprété comme le signe de l’adaptation progressive des femmes musulmanes aux normes laïques et séculières (Fadil, 2016). En revanche, les partisan·es du droit de le porter, bien que relativement marginalisé·es dans l’espace public, reprennent ce même argument de la liberté. Ces derniers·ères lisent en effet dans le port du voile un choix personnel et identitaire, qui permet aux femmes musulmanes de se réapproprier positivement une identité souvent stigmatisée, tout en dénonçant les multiples formes de contrôle exercées sur le corps féminin, qu’il s’agisse de pressions sociales, patriarcales ou économiques, au-delà des frontières religieuses. Ces contrôles prennent des formes diverses : des normes esthétiques imposées par les médias, qui dictent comment les femmes doivent se vêtir ; des lois restrictives, qui interdisent ou réglementent l’habillement ; ou encore des injonctions patriarcales, ; qui limitent leur liberté en définissant leur comportement et leur apparence selon des attentes genrées.

La comparaison « classique » entre la mini-jupe et le voile illustre bien cette double injonction : alors que certains espaces sociaux valorisent la mini-jupe comme un symbole de libération féminine et rejettent le voile comme une pratique conservatrice, d’autres contextes culturels perçoivent la mini-jupe peut être perçue comme un signe d’indignité, tandis que le voile incarne un moyen de protéger l’intégrité. Partout, ces deux vêtements reflètent les pressions contradictoires exercées sur les femmes, dont les corps sont continuellement jugés et contrôlés selon les normes sociales extérieures.

Au départ de ce positionnement favorable au port du voile, certain·es chercheur·es des sciences sociales, souvent dans une visée politique, ont tenté de classifier les motivations susceptibles de pousser une femme à se voiler : par conviction religieuse, pour rechercher une forme de protection, sous l’effet de contraintes, comme outil d’émancipation face à un modèle patriarcal, en réaction aux préjugés, ou encore en tant qu’accessoire de mode (cf. Yardim, 2015). Bien que l’idée d’un rapport à l’islam en accord avec un choix personnel puisse y être décelé, Benhadjoudja (2018) insiste sur le fait que chaque femme musulmane porte une histoire singulière, ce qui rend ces catégorisations rigides inadaptées. Mahmood (2005), va encore plus loin, en affirmant que ce ne sont pas tant les motivations elles-mêmes qui importent, que les formes de langage et d’action que les femmes expriment. Ainsi, le port du voile ne se limite pas à être un simple reflet de l’identité religieuse, mais devient un acte constitutif de cette identité, dans lequel les dimensions personnelle et politique se mêlent pour redéfinir les rapports de pouvoir et les normes sociales qui encadrent l’individu (Mahmood, 2005).

Par conséquent, quel que soit le camp idéologique à propos du (dé)voilement, les femmes musulmanes se retrouvent enfermées dans des représentations figées qui entravent leur reconnaissance comme sujets politiques à part entière. Elles sont en réalité prises « dans le piège des images »[4] : fréquemment évoquées mais rarement écoutées, les femmes racisées[5], deviennent des incarnations de la femme du tiers-monde, une figure subalterne aussi bien manipulée, en tant que victime d’une oppression systémique ou d’un patriarcat religieux, que manipulatrice, accusée de se livrer à un “repli identitaire” perçu comme une menace pour les valeurs démocratiques et laïques (Yardim, 2015). L’imaginaire occidental la dépeint ainsi bien comme la victime du système culturel agressif, religieux et à dominance masculine que serait l’Islam (Sehlikoglu, 2017), que comme le symbole visible de cette islamité perçue comme une menace à la laïcité, à la démocratie et aux droits des femmes (Mekki-Berrada, 2018).

 

2. L’islam comme expérience vécue

Reconnaître le féminisme musulman

Sans jamais perdre de vue qu’il y a autant de façons d’être une femme musulmane qu’il n’existe d’individualités pour s’en revendiquer, il est toutefois pertinent d’aborder la pluralité de ces relations à l’Islam comme un ensemble de « techniques du soi », conceptualisé par le philosophe Michel Foucault (2001) et repris par Saba Mahmood (2005) dans son étude des femmes musulmanes. Ces « techniques de soi », selon Mahmood (2005), désignent des pratiques éthiques et politiques qui permettent à l’individu, tout en restant ancré dans sa foi musulmane, de se façonner, d’agir sur soi-même et sur la société. Loin de constituer un simple conformisme religieux, ces pratiques incarnent une forme d’agentivité –  entendue en sciences sociales comme la capacité de l’individu à entreprendre des actions impactant aussi bien ses relations à lui-même, aux autres, qu’à son environnement – , qui participe activement à la construction d’une subjectivité féministe musulmane.

En plus de reconnaître l’existence d’un féminisme musulman, il est impératif de concevoir que celui-ci se construit au-delà d’un simple choix entre l’adoption ou le rejet d’un islam en « bloc » alors qu’il existe une  diversité des préceptes qui composent l’Islam. Cette conscience féministe se matérialise ainsi, entre autres, dans la liberté que ces femmes se réapproprient lorsqu’elles choisissent certains principes religieux plutôt que d’autres, avec l’objectif de se constituer ce que Foucault (2001) désigne la « culture de soi », autrement dit un espace en adéquation avec la construction de leur identité Par ailleurs, le champ d’action des féministes musulmanes réside aussi dans le sens qu’elles donnent à ces normes religieuses et à la manière dont elles se les réapproprient pour elles-mêmes. Le cas du foulard est un exemple significatif à plus d’un titre : en faisant personnellement le choix de se voiler ou de se dévoiler, les femmes musulmanes exercent un pouvoir sur elles-mêmes, qui se fait critique de toutes les dominations (Benhadjoudja, 2018), qu’elles proviennent d’injonctions faites au nom de la religion ou de pressions laïques. L’autonomie, dans ce contexte, se définit par le passage d’une « identité assignée » à une « identité choisie », processus qui passe par la réappropriation de sa propre signification (Djelloul, 2014).

Avant de faire son entrée dans l’espace public et politique, le féminisme musulman a d’abord suscité débats et analyses dans les milieux académiques et militants. En effet, les chercheur·es et féministes occidentaux·ales ont généralement considéré ce mouvement comme paradoxal, l’expression même de « féminisme musulman” relevant selon eux·elles du registre de l’oxymore (Djelloul, 2014). Malgré une volonté initiale de s’intéresser aux expériences et revendications des femmes musulmanes, notamment en se rendant dans les espaces féminins jusque-là négligés par la recherche en raison d’un biais colonial masculin ayant longtemps invisibilisé le rôle crucial des femmes dans le tissu social (Sehlikoglu, 2017), ces approches ont peiné à s’extraire du prisme libéral. Ainsi, l’analyse de cette agentivité nouvellement reconnue des femmes musulmanes s’est souvent développée dans la persistance du paradigme occidental, qui oppose la subordination à la résistance, réduisant ce faisant leur capacité d’agir à une simple contestation du pouvoir. C’est à partir de cette conception réductrice[6] de la subjectivation politique de ces femmes que Saba Mahmood a cherché, dès le début des années 2000, à reconsidérer ce concept d’agentivité à l’aune de ce qu’elle a nommé le « mouvement de la piété », qu’elle décrit comme une quête intime et personnelle d’alignement avec des principes religieux islamiques de vertu, de modestie et de dévotion. Sans renoncer à la notion d’agentivité, Mahmood (2005) en redéfinit les contours et prend le contre-pied de sa version dominante occidentale en montrant qu’elle ne passe pas nécessairement par le rejet de structures religieuses traditionnelles. La notion d’agentivité, ainsi reformulée, sert alors à appréhender une capacité d’action qui dépasse la simple rébellion contre l’autorité religieuse ou patriarcale, et laisse entrevoir la possibilité d’une subjectivité et une autonomie féministes à travers la réappropriation des concepts religieux et leur déploiement dans la relation à Dieu.

Parler d’elles, mais plus sans elles

« Je suis une femme. Le racisme empêche de le voir parce qu’une femme, dans l’imaginaire commun en Occident, c’est une femme blanche. Moi, je suis avant tout perçue comme une Arabe, une Maghrébine, voire une musulmane, en tout cas un corps étranger à la nation française.». Dans cet extrait de son essai récemment publié sur la condition des femmes maghrébines en France, la journaliste franco-marocaine Nesrine Slaoui (2024) exprime avec force la manière dont ces femmes continuent d’être perçues à travers le biais d’une altérité racisée. Une problématique qui n’est pas propre à la France puisqu’un collectif de citoyennes belges musulmanes témoignait déjà, dans une carte blanche publiée par le journal La Libre en 2016[7], de leur assignation à une identité fantasmée et du risque de repli communautaire pesant sur elles en raison des mesures discriminatoires cherchant à exclure les femmes voilées de la vie publique et sociale. Ces expériences croisées de femmes racisées en Belgique et en France traduisent la double condamnation qu’elles subissent à l’intersection du sexisme et du racisme.

L’image la plus emblématique de ce phénomène est sans doute celle de la « beurette émancipée » (Hamel 2005), un stéréotype de l’imaginaire collectif qui érige les jeunes femmes issues de l’immigration maghrébine en symboles d’une incarnation d’une « intégration réussie » lorsqu’elles rejettent les oppressions patriarcales et religieuses de leur communauté d’origine – typiquement                  lorsqu’elles se dévoilent. La sociologue Christelle Hamel souligne avec justesse que cette construction sociale et médiatique, sous couvert de valorisation, reconduit en réalité des logiques racistes et culturalistes, à travers une instrumentalisation des luttes féministes qui divisent les revendications des communautés immigrées et renforce les stéréotypes de genre et de race.

Confrontées à la mystification et l’érotisation dont elles sont communément l’objet, les féministes musulmanes dénoncent la prévalence d’un « solipsisme blanc » (Rich, 1979), c’est-à-dire la tendance du groupe majoritaire – les femmes blanches occidentales – à penser sa propre expérience comme une vérité universelle. En raison de ce manque d’écoute et de représentativité dans des sociétés laïcisées qu’elles jugent fondées sur des stéréotypes racistes et sexistes, elles appellent à la mise en place d’une véritable solidarité féministe et politique (Mohanty, 2010). Cette solidarité, fondée sur la reconnaissance de la diversité des expériences et subjectivités, reposerait sur une lutte collective aux objectifs communs, et qui tiendrait aussi compte des rapports qui existent aussi entre les femmes elles-mêmes. Inscrites dans une démarche antiraciste, ces femmes insistent sur la nécessité que de telles alliances dépassent une vision de l’émancipation se limitant à des principes séculiers et libéraux, et incluent impérativement les conditions de vie et les voix des femmes maghrébines et musulmanes (Slaoui, 2024).

 

Conclusion: Décoloniser et déconfessionnaliser les droits des femmes

Si l’on peut se réjouir de l’attention croissante portée à la pluralité des subjectivités féminines, notamment à travers les luttes féministes musulmanes, il est impératif de questionner de manière critique la manière dont le registre religieux est souvent mobilisé pour fragmenter les revendications féministes. En faisant de l’adjectif « musulman » une catégorie diférenciatrice dans le féminisme, le risque est de renforcer une frontière artificielle entre les femmes selon leur confession ou leur appartenance culturelle, plutôt que de construire une solidarité autour de luttes leurs communes contre des systèmes d’oppression structuels, qui sévissent aussi bien en Orient qu’en Occident.

Dans la perspective critique de la sociologue Simona Tersigni (2009), ce texte plaide pour une déconfessionnalisation des droits des femmes, un processus qui permettrait d’ancrer les combats féministes dans une solidarité politique déployée au-delà des dichotomies entre l’Occident et l’Islam, la sécularité et la religion. Reconnaître les femmes comme des sujets politiques autonomes, capables de négocier et de construire leur identité au croisement de leurs expériences locales et globales, implique de refuser d’emblée leur enfermement dans des catégories hégémoniques et essentialistes (Benhadjoudja, 2018). L’objectif n’est pas de défendre uniquement des pratiques de soi, comme le port ou le rejet du voile, mais de transcender les débats polarisant qui les opposent, afin de repositionner les revendications féministes dans une sphère qui dépasse les prismes religieux ou culturels. Comme le souligne pertinemment Mekki-Berrada (2018), les femmes sont « bafouées et prisées » du fait même qu’elles sont des femmes, et non en raison de leur islamité. Ce constat invite à réorienter les postures féministes vers une compréhension des inégalités structurelles considérées comme moins liées à des spécialités confessionnelles qu’à des enjeux sociaux, économiques et politiques globaux.

Les femmes du monde auraient tout intérêt, de ce point de vue, à constituer de véritables alliances féministes qui, loin de constituer des expressions d’empathie ou de souffrance partagée (Benhadjoudja, 2018), s’attachent à forger des luttes communes autour d’objectifs universels, tels que la justice sociale, la dignité humaine l’émancipation de toutes formes de domination. Pour ce faire, ces revendications doivent être déployées au-delà d’une division entre origines, identités, classes et croyances (Mohanty, 2010), en tenant compte des multiples intersections du sexisme et du racisme, et en s’adaptant aux réalités vécues par les femmes du monde dans leur diversité.

En définitive, cet article entend poser les bases d’une réflexion politique fondamentale : seul un féminisme pleinement inclusif, ancré dans la reconnaissance des expériences plurielles, intersectionnelles, ainsi que des spécificités historiques, sociales et culturelles, peut répondre aux défis des inégalités systémiques qui touchent toutes les femmes du monde. Pour voir le jour, ce processus de transformation implique un élargissement de la conscience collective, où chacun·e est invité·e à participer au déploiement d’un féminisme pluriel et solidaire. Enfin, il n’y a qu’à travers l’adoption d’une approche décoloniale et intersectionnelle, que ces combats peuvent espérer un jour s’affranchir des cadres raciaux et patriarcaux dominants pour devenir véritablement transformateurs et universellement émancipateurs.

 


Dans une démarche qui vise à promouvoir la justice cognitive et la reconnaissance des savoirs situés, cet article mobilise les travaux d’auteur et d’autrices dont les recherches abordent  le féminisme musulman et la pluralité des perspectives féministes. En donnant une place de première importance aux contributions issues des pensées postcoloniales et intersectionnelles, il s’agit de donner la parole à celles et ceux directement concerné·es par les questions de genre, de race, de religion et de pouvoir. La liste présente les auteurs et autrices dans l’ordre de leur mention dans le texte.

  • Leïla Benhadjoudja est professeure à l’Institut d’études féministes et de genre de l’université d’Ottawa (Canada). Ses champs d’intérêt portent sur le racisme et l’islamophobie au Québec.
  • Lila Abu-Lughod est une anthropologue palestino-américaine spécialiste des questions de genres, de culture et de politique du monde arabe et musulman. Elle est une figure majeure des débats en anthropologie du genre, de la critique des discours impérialistes et des études postcoloniales.
  • Vincent Geisser est un sociologue et politologue français spécialisé dans l’étude des phénomènes sociaux liés à l’islamophobie comme forme de racisme ancrée dans des racines coloniales.
  • Valérie Amiraux est une sociologue d’origine française, professeure à l’Université de Montréal. Ses recherches portent principalement sur l’islam en Europe, les questions de laïcité, de diversité et d’intégration.
  • Nadia Fadil est une sociologue et anthropologue belge d’origine marocaine. Elle est spécialisée dans les transformations de la religion et de la race en lien avec des questions de régulation, de subjectivité, de pouvoir et d’identité.
  • Müşerref Yardım est professeure associée au Département de Sociologie de l’Université Necmettin Erbakan, en Turquie. Ses recherches portent sur des sujets tels que l’Islam et la démocratie, le rôle politique des islamistes pré-républicains, et les expériences des étudiants internationaux en Turquie​.
  • Saba Mahmood (1962-2018) était professeure émérite d’anthropologie à l’Université de Californie à Berkeley. Spécialiste de l’Égypte moderne, du genre et du sécularisme, elle a été une figure intellectuelle majeure dans son domaine, en contribuant notamment à l’initiative Berkeley Pakistan pour l’étude de l’histoire, de la politique et de la culture du Pakistan​.
  • Sertaç Sehlikoglu est une anthropologue sociale d’origine turque spécialisée dans les études de genre et de transformation politique. Elle a étudié à l’Université de Cambridge et à l’University College London, où elle dirige un projet sur les aspirations islamistes populistes​.
  • Abdelwahed Mekki-Berrada est professeur d’anthropologie d’origine marocaine, spécialisé dans la question du refuge, de l’immigration clandestine et de la santé mentale.
  • Ghaliya Djelloul est une sociologue belge spécialisée dans l’évolution des rapports de genre au sein des sociétés musulmanes, qui a mené des recherches sur les féministes musulmanes en Belgique et sur la mobilité spatiale des femmes vivant dans la périphérie d’Alger.
  • Nesrine Slaoui est une éditorialiste et créatrice de contenu franco-marocaine. Elle a publié plusieurs ouvrages, dont Illégitimes (2021) et Seule (2023), qui abordent les thèmes des violences sexistes et racistes.
  • Christelle Hamel est une sociologue française chargée de recherche à l’Ined, spécialisée sur le croisement des questions migratoires et de genre (violences contre les femmes, la sexualité, la conjugalité, le racisme et les discriminations raciales).
  • Adrienne Rich (1929-2012) était une poétesse et essayiste féministe américaine, dont l’œuvre a exploré les thèmes de la féminité, de la sexualité et de la politique. Elle a été une voix majeure du féminisme et de la lutte pour les droits des lesbiennes.
  • Chandra Talpade Mohanty est une théoricienne féministe postcoloniale et transnationale d’origine indienne. Elle est connue pour ses travaux sur la solidarité féministe décoloniale, les luttes anti-capitalistes et la politique de connaissance, notamment à travers son célèbre essai Under Western Eyes, où elle critique la vision homogénéisante des femmes du Tiers-Monde par le féminisme occidental.

Bibliographie

Abu-Lughod, L. (2018). Les femmes musulmanes et le « droit de choisir librement », Anthropologie et Sociétés, 42(1), 35–56. https://doi.org/10.7202/1045123ar

Abu-Lughod, L. (2002). Do Muslim Women Really Need Saving? Anthropological Reflections on Cultural Relativism and Its Others, American Anthropologist, 104(3), 783–790. http://www.jstor.org/stable/3567256

Amiraux, V. (2003). « Discours voilés sur les musulmanes en Europe » : comment les musulmans sont-ils devenus des musulmanes ?, Social Compass, 50(1), 85-96.

Benhadjoudja, L. (2018). « Les femmes musulmanes peuvent-elles parler ? », Anthropologie et Sociétés, 42(1), 113–133. https://doi.org/10.7202/1045126ar

Djelloul, G. (2018). Dépasser l’horizon postcolonial pour envisager un féminisme pluriversel ?. Association la Revue nouvelle, 18(1), 58-64.

Fadil, N. (2016). Le non-voile et/ou le dévoilement comme pratique éthique, Comment S’en Sortir ?, n° 3, automne 2016, p. 55-71.

Geisser, V. (2003). La nouvelle islamophobie. Paris, Éditions La Découverte.

Hamel, C. (2005). De la racialisation du sexisme au sexisme identitaire. Migrations société, 17(99-100), 91-104.

Mahmood, S. (2005). Politics of Piety. The Islamic Revival and the Feminist Subject. Princeton, Princeton University Press.

Mekki-Berrada, A. (2018). Présentation : femmes et subjectivations musulmanes : prolégomènes, Anthropologie et Sociétés, 42(1), 9–33. https://doi.org/10.7202/1045122ar

Mohanty, C. (2010). « Sous les yeux de l’Occident » revisité : la solidarité féministe par les luttes anticapitalistes. In Verschuur, C. (Ed.), Genre, postcolonialisme et diversité de mouvements de femmes (vol. 7, p. 203-214). Graduate Institute Publications.

Rich, A. (1979). « Disloyal to Civilization. Feminism, Racism, Gynephobia » : 275-310, in A. Rich, On Lies, Secrets and Silence. Selected Prose 1966-1978. New York, Norton.

Saïd, E.W. (1978). Orientalism. New York, Pantheon Books.

Sehlikoglu, S. (2017). Revisited: Muslim Women’s agency and feminist anthropology of the Middle East, Contemporary Islam, pp. 73-92. 10.1007/s11562-017-0404-8

Slaoui, N. (2024). Notre dignité: Un féminisme pour les Maghrébines en milieux hostiles. Les essais stock.

Yardim, M. (2015). La femme musulmane européenne, catégorisée « Autre », The Journal of Academic Social Science Studies, 39, 307-315. http://dx.doi.org/10.9761/JASSS2899

 

 

Notes de bas de page

[1] Pour le discours complet, voir « Claude MALHURET : Atteintes aux droits des femmes et aux droits de l’homme en Iran », publié le 5 octobre 2022 par Les Indépendants. République et territoires, https://www.independants-senat.fr/post/claude-malhuret-atteintes-aux-droits-des-femmes-et-aux-droits-de-l-homme-en-iran

[2] La pensée séculière, dite plus communément « pensée libérale » ou « libéralisme », fait référence à la tradition intellectuelle, politique et économique qui place au centre de ses préoccupations la liberté individuelle, l’égalité devant la loi et le respect des droits fondamentaux. L’adjectif « séculier » sert à préciser l’idée que les institutions publiques doivent être séparées des institutions religieuses, et que les décisions publiques doivent être fondées sur des principes de rationalité et d’universalité, plutôt que sur des dogmes religieux. Dans cette conception, la « laïcité » désigne précisément ce principe de séparation de l’État de la société civile et de la société religieuse.

[3] Le terme « politique » ne renvoie pas dans ce contexte à l’engagement partisan ni aux institutions de pouvoir au sens traditionnel, mais à la manière dont les individus, dans leur vie quotidienne, exercent une capacité d’agir pour revendiquer leur place dans la société et redéfinir leur identité et leur subjectivité. Dans le cas des femmes maghrébines et/ou musulmanes, cette subjectivation se construit par des pratiques éthiques et politiques, autrement dit un ensemble d’actions et de choix fondé sur des principes moraux, et ayant une dimension collective, publique et transformatrice. Le port du voile peut être considéré comme une telle pratique : il peut non seulement incarner une observance religieuse, mais aussi une manière de contester les stéréotypes, de réaffirmer une dignité individuelle et collective, et de redéfinir les frontières de la citoyenneté dans des contextes souvent marqués par l’islamophobie.

[4] Source : Sahar Khalifa, écrivaine palestinienne, « Femmes arabes dans le piège des images » (2015), Le Monde diplomatique

[5] La racisation est le processus social et historique par lequel des individus ou des groupes sont catégorisés, différenciés et traités en fonction de leur appartenance à une race ou à une ethnie spécifique. Cela implique la construction sociale de la « race » et la hiérarchisation des individus sur la base de caractéristiques physiques, telles que la couleur de peau, et d’autres éléments perçus comme distinctifs.

[6] En sciences sociales, les adjectifs « réducteur » ou « essentialisant » sont utilisés pour critiquer des conceptions qui simplifient une réalité de manière excessive ou homogénéiser des groupes sociaux ou des catégories de personnes. Ils présupposent que certaines caractéristiques complexes d’une culture, d’un groupe social ou d’un individu soient réduites à un seul aspect ou une seule dimension. Précisément l’essentialisme appliqué aux femmes consiste à réduire leur identité à des rôles ou des caractéristiques perçues comme « naturelles », comme la maternité ou le soin. Cette conception peut limiter l’accès des femmes à certains espaces sociaux, culturels et/ou professionnels, en les enfermant dans des attentes et des comportements traditionnels.

[7] La Libre, consulté le 14 décembre 2024.

 

Sans-papier au féminin : entre invisibilité, vulnérabilité et résilience – Analyse


Une analyse de HASNA TAOUS KHAMMOUME, titulaire d’un Master en sociologie, à finalité spécialisée en migration and ethnic studies, Université de Liège.

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Être sans-papiers[1] s’apparente souvent à une condamnation silencieuse. Privées de reconnaissance légale et administrative, les « sans-papiers » vivent sous la menace constante d’expulsion, dans un système qui les isole socialement, limite leur accès aux services essentiels, et leur impose différentes formes de vulnérabilités.

En Belgique, comme ailleurs, les femmes migrantes sans-papiers en particulier se retrouvent à l’intersection de multiples formes d’injustice. À cela s’ajoutent les stigmates[2] d’une société qui les perçoit soit comme une menace ou comme des victimes. Mais loin de se plier à cette fatalité, ces femmes expriment une résilience remarquable. Elles s’organisent, apprennent, travaillent et contribuent activement à la société. Cette résilience, bien que peu mise en lumière, constitue pour beaucoup d’entre elles un acte de défiance face un système qui les invisibilise de plus en plus. Dans ce sens, il est donc essentiel de comprendre non seulement les défis auxquels elles font face, mais aussi les mécanismes qu’elles mettent en œuvre pour y répondre. Dans cet article, nous nous inscrivons dans une démarche de compréhension et d’intégration de cette dimension de résistance et de résilience des femmes migrantes sans-papier, en espérant porter le lecteur vers une réflexion plus large et nuancée sur leur parcours.

 Intersectionnalité : un prisme pour analyser les oppressions multiples

Avant de pouvoir comprendre les différentes vulnérabilités et obstacles auxquels les femmes migrantes sans-papiers peuvent être confrontées, il est essentiel de présenter et de contextualiser le concept d’intersectionnalité. Ce cadre théorique, développé par Kimberlé Crenshaw[3] (1989, 1991), fournit une grille d’analyse qui nous permet de saisir la manière dont diverses formes d’inégalités qu’elles soient fondées sur le genre, la race, la classe sociale, ou encore le statut migratoire interagissent pour produire des situations spécifiques de marginalisation et d’oppression. Ce concept a été fondé sur la critique de Kimberlé Crenshaw (1991) des approches antiracistes et féministes qui, selon elle, ont failli à aborder les différentes formes de discriminations auxquelles les femmes noires sont confrontées. Elle illustre les limitations de ces deux approches et souligne que la ségrégation des identités dans l’analyse des oppressions invisibilise les groupes qui subissent simultanément plusieurs formes de discrimination. Appliqué aux femmes migrantes sans-papiers, ce concept met en lumière une « matrice de domination » (Andersen & Collins, 2001), où les systèmes de pouvoir comme les politiques migratoires interagissent pour maintenir ces femmes dans une position de vulnérabilité et de domination.

De ce fait, nous prendrons l’exemple belge pour illustrer la manière dont les politiques migratoires et les cadres institutionnels façonnent ces vulnérabilités. En Belgique, les femmes sans-papiers subissent une vulnérabilité accrue en raison de la complexité des procédures de régularisation. De plus, elles sont souvent perçues avec suspicion lors des démarches administratives, comme le mariage ou la reconnaissance de leur enfant par un partenaire belge ou étranger en séjour régulier.

Sur le marché du travail, elles sont confinées dans des secteurs précaires, comme le nettoyage et le travail domestique où les abus et l’exploitation sont fréquents. Cette situation est aggravée par l’absence de protection sociale et la peur d’être dénoncées (Toure & Hublau, 2023 ; FRA, 2011). En matière de santé, bien que le système d’aide médicale d’urgence (AMU)[4] offre un accès théorique aux soins, il impose une complexité administrative comme la nécessité de renouveler régulièrement la carte médicale (Lafaut & Coene, 2023). L’absence de définition légale claire de « l’urgence médicale » peut également entraîner des disparités dans l’accès aux soins, certains soins peuvent être considérés comme non urgents et par conséquent non pris en charge (Lafaut & Coene, 2023).

Enfin, en raison de la criminalisation du séjour irrégulier, les interactions avec les forces de l’ordre représentent un risque élevé pour ces femmes. En effet, l’obligation légale pour la police de signaler les personnes sans-papiers aux autorités migratoires dissuade par exemple de nombreuses femmes sans-papiers victime de violence ou d’abus de porter plainte, par peur d’être arrêtées ou expulsées.  Dans ce contexte, Le rapport The Law Was Against Me (la loi était contre moi) de Human Rights Watch (2012), a mis en lumière des cas où la police, informée de situations de violence domestique, s’est focalisée sur la vérification du statut migratoire des victimes, plutôt que sur leur protection. De plus, l’absence d’accès garanti à des structures de soutien, telles que les refuges pour victimes de violences, aggravent l’isolement des femmes sans-papiers. Certains refuges sont souvent réticents à les accueillir en raison d’un manque de financement ou d’une crainte de sanctions administratives (HRW,2012). Cela compromet gravement la sécurité de ces femmes les contraignant à choisir entre retourner dans un foyer marqué par la violence ou se retrouver sans-abri.

Cependant, malgré les différentes vulnérabilités auxquelles ces femmes sont confrontées, il convient de souligner qu’elles parviennent à trouver des moyens de les affronter, et c’est ce que nous essayerons d’explorer dans la prochaine section de notre article.

 Changer de paradigme : de la vulnérabilité au développement de la résilience

Tout d’abord, nous proposerons une définition non exhaustive de la résilience et de l’évolution du concept. La résilience, comme l’ont souligné de nombreux chercheurs, est un concept complexe et fluide, dont la définition varie selon les contextes (Southwick et al., 2014). Initialement la résilience était largement associée à des caractéristiques personnelles qui permettent aux individus d’avoir la capacité à rebondir après être confronté à une adversité (Seccombe, 2002). Cette approche monodimensionnelle, se concentrait principalement sur les ressources internes permettant de résister aux chocs extérieurs.

Cependant, cette vision a été critiquée pour son incapacité à intégrer les influences environnementales externes sur le processus de résilience. Selon cette approche, la résilience n’est pas seulement un trait inné ou un état statique, mais plutôt un processus dynamique, façonné par des interactions entre les individus et leur environnement. Ce passage d’une perspective individuelle à une perspective d’interaction a donné lieu à l’émergence du concept de « résilience sociale » (Qamar, 2023). Cette approche prend en compte des facteurs tels que les ressources disponibles, les structures sociales, et les impacts des politiques ou des lois. En ce qui concerne le développement de la résilience chez les femmes migrantes sans-papier, de nombreuses études ont démontré cette approche multidimensionnelle. Dans le contexte belge, Khammoume (2024)[5] met en évidence les stratégies de résilience multidimensionnelles adoptées par les femmes migrantes sans-papiers.  Sur le plan individuel, la foi et la spiritualité apparaissent comme l’une des ressources internes essentielles à leur résilience car elles leur procurent un sentiment de réconfort et de force face aux épreuves quotidiennes. En outre, l’expression d’agency constitue aussi une dimension importante dans leur résilience. En effet, la notion d’agency fait référence à la capacité d’une personne à agir de manière autonome et à prendre des décisions qui influencent sa propre trajectoire de vie. Elle désigne la faculté à faire des choix et à entreprendre des actions en fonction de ses propres objectifs et valeurs, plutôt que d’être uniquement influencée par des facteurs externes. Ce concept souligne l’importance de l’autonomie dans la construction de son avenir (Rydzik & Anitha, 2020). « Agency » est également envisagée comme un processus évolutif, par lequel les individus mobilisent les ressources qui leur sont disponibles pour les transformer en capacités d’action (Bazzani, 2023).

Pour les femmes sans-papiers, l’agency se manifeste à travers la création de projets créatifs comme la cuisine, la fabrication de bijoux ou l’organisation d’exposition artistique. D’autres participent dans des actions plus engagées comme l’élaboration de travaux académiques visant à améliorer la protection des femmes migrantes sans papiers victimes de violence. Sur le plan social, les organisations de la société civile s’avèrent être l’une des ressources majeures dans le processus de résilience des femmes sans-papiers. Ces institutions offrent non seulement une assistance juridique, matérielle et sociale (ex. accès à la formation et apprentissage des langues) mais aussi un soutien moral. Elles réduisent leur isolement, en leur offrant des espaces d’expression, et en renforçant leur sentiment d’appartenance et de bien-être. D’autres formes de résilience se manifestent aussi à travers la mobilisation collective et le militantisme. A titre d’exemple, des femmes sans-papiers ont occupé un ancien hôtel à Bruxelles avec leurs enfants pour attirer l’attention sur leurs conditions de vie précaires[6]. Ces occupations visaient à sensibiliser le public. À Liège, durant la pandémie de COVID-19, un collectif de femmes sans-papiers a lancé le projet “Les Masques Solidaires”, produisant plus de 7000 masques[7]. Ce projet répondait non seulement à une urgence sanitaire, mais servait également à donner une visibilité à leur cause et à souligner leur utilité et contribution positive malgré leur exclusion sociale.

Conclusion

L’approche souvent adoptée quand on parle des femmes migrantes sans-papiers est de se focaliser sur leur vulnérabilité, les considérant comme des victimes impuissantes. Bien que cet aspect ne peut et ne doit pas être ignoré, se concentrer uniquement sur leurs souffrances occulte leur capacité à résister et à se réinventer. Il est donc essentiel de changer de perspective et de donner une visibilité plus importante à la manifestation de la résilience de ces femmes sous toutes ces formes.   En mettant en lumière la contribution active des femmes sans-papiers à la société, nous participerions à revaloriser leur existence et présence tout en déconstruisant certains stéréotypes associés. De plus, un facteur fondamental de cette dynamique de résilience est l’importance de la solidarité et de l’engagement citoyen au sein du tissu associatif. Dans ce sens, nous estimons que les citoyen·nes peuvent s’impliquer de multiples façons pour soutenir les associations. S’engager comme bénévole en aidant dans des démarches administratives, accompagner des femmes sans-papiers lors de rendez-vous, ou encore participer à des ateliers de formation pour les aider à acquérir de nouvelles compétences (ex. apprentissage des langues). Soutenir financièrement les associations en organisant ou en contribuant à des collectes de fonds pour financer des services d’aide juridique, psychologique ou médicale pour ces femmes. Participer à la sensibilisation et au plaidoyer en relayant les campagnes pour défendre les droits des migrants sans-papiers, et donner plus de visibilité à leur cause sur les réseaux sociaux. Enfin, l’hébergement solidaire (offrir un logement temporaire) peut être aussi considéré comme option pour aider les femmes sans-papier qui ont un risque élevé de se retrouver dans la rue.

Notons que notre positionnement ne s’inscrit toutefois pas dans l’optique d’idéaliser les récits de résilience. Même si ces femmes parviennent à trouver des mécanismes de survie et d’adaptation face à l’adversité, leur force est souvent le résultat d’un combat long et dur face à des systèmes d’oppression et de marginalisation qui les maintiennent dans une précarité prolongée. Par conséquent, parler de la résilience des femmes migrante sans-papiers doit s’accompagner d’une réflexion critique sur les structures qui les contraignent, afin de ne pas transformer cette capacité en une simple justification de l’inaction institutionnelle et politique.

 

 Bibliographie

  1. Andersen, Margaret L. and Patricia Hill Collins. 2010. Race, Class and Gender: An Anthology. 7th ed. Belmont, CA: Wadsworth CENGAGE Learning.
  2. Bazzani, G. (2023). Agency as conversion process. Theory and Society, 52(3), 487-507. https://doi.org/10.1007/s11186-022-09487-z
  3. Cabieses, Baltica & Belo, Karoline & Carreño C, Alejandra & Rada, Isabel & Rojas, Karol & Araos, Candelaria & Knipper, Michael. (2024). The impact of stigma and discrimination-based narratives in the health of migrants in Latin America and the Caribbean: a scoping review. The Lancet Regional Health – Americas. 10.1016/j.lana.2023.100660.
  4. Crenshaw, K. (1991): Mapping the margins: Intersectionality, identity politics, and violence against women of color. Stanford Law Review, 43, 1241-1299.
  5. FRA (2011). Migrants in an Irregular Situation Employed in Domestic Work: Fundamental Rights Challenges for the European Union and Its Member States. Vienna: FRA.
  6. Human Rights Watch. (2012). “The law was against me Migrant”: Women’s Access to Protection for Family Violence in Belgium. In. https://www.hrw.org/report/2012/11/08/law-was-against-me/migrant-womens-access-protection-family-violence-belgium
  7. Khammoume, H. T. (2024). Master thesis: « Navigating Adversity and Uncertainty: A Qualitative Study on The Resilience Process Among Undocumented Migrant Women in Belgium ». (Unpublished master’s thesis). Université de Liège, Liège, Belgique. Retrieved from https://matheo.uliege.be/handle/2268.2/21131
  8. Lafaut, D., & Coene, G. (2023). Autonomy Without Borders? Understanding the Impact of Undocumented Residence Status on Healthcare Relationships in Belgium. International Journal of Feminist Approaches to Bioethics, 16(2), 1–25. https://doi.org/10.3138/ijfab-2023-03-20
  9. Qamar, A. H. (2023). Conceptualizing social resilience in the context of migrants’ lived experiences. Geoforum, 139, Article 103680. https://doi.org/10.1016/j.geoforum.2023.103680
  10. Rydzik, A., & Anitha, S. (2020). Conceptualising the Agency of Migrant Women Workers: Resilience, Reworking and Resistance. Work, Employment and Society, 34(5), 883-899. https://doi.org/10.1177/0950017019881939
  11. Seccombe, K. (2002), ‘Beating the odds versus changing the odds’, Journal of Marriage and the Family, 62: 4, 384–94.
  12. Southwick, S. M., Bonanno, G. A., Masten, A. S., Panter-Brick, C., & Yehuda, R. (2014). Resilience definitions, theory, and challenges: interdisciplinary perspectives. European journal of psychotraumatology, 5, 10.3402/ejpt. v5.25338. https://doi.org/10.3402/ejpt.v5.25338
  13. Toure, B., Hublau, C. (2023). Les femmes sans papiers : à l’intersection de plusieurs formes de violences et systèmes de domination. CIRÉ asbl. https://www.cire.be/publication/les-femmes-sans-papier-a-lintersection-de-plusieurs-formes-de-violences-et-systemes-de-domination/

 

Notes de bas de page

[1] Pour en savoir plus sur cette terminologie, découvrez le texte de KHAMMOUME Hasna ici.

[2] Un stigmate désigne une condition, une caractéristique, un trait ou un comportement qui place la personne concernée dans une catégorie sociale inférieure, car elle est perçue comme inacceptable ou inférieure. Les raisons de ce mépris ou de cette discrimination incluent des facteurs d’identité liés à la race, à la religion, au genre, au pays d’origine ou au statut migratoire (Cabieses et al, 2024)

[3] Kimberlé W. Crenshaw est une figure incontournable dans le domaine des droits civiques, de la théorie critique de la race et de la théorie juridique féministe noire. Professeure de droit à la Columbia Law School et à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA), elle est fondatrice du concept d’intersectionnalité, qui analyse les discriminations croisées. Juriste engagée, Crenshaw co-fonde la Critical Race Theory : Key Documents That Shaped the Movement (« Théorie critique de la race : Documents clés ayant façonné le mouvement ») et a participé à des initiatives marquantes, comme l’intégration de la clause d’égalité dans la Constitution sud-africaine. Elle a également joué un rôle clé lors de la conférence mondiale contre le racisme de 2001, en rédigeant des rapports sur les discriminations de genre et de race. Très sollicitée, elle anime des ateliers internationaux, et dirige le podcast Intersectionality Matters ! (L’intersectionnalité, ça compte !) Son travail continue de transformer les politiques publiques et de renforcer les luttes contre les inégalités structurelles.( https://www.law.columbia.edu/faculty/kimberle-w-crenshaw. Consulté le 27/11/2024)

[4] L’Aide Médicale Urgente (AMU) est une prestation sociale fournie par le CPAS, visant à garantir l’accès aux soins médicaux pour les personnes qui ne disposent pas d’un séjour légal, mais elle s’applique aussi aux étudiants et demandeurs d’emploi qui n’ont pas de ressources pour prendre en charge leurs soins médicaux. Son objectif est de permettre à ces individus d’obtenir des soins de santé essentiels, indépendamment de leur statut administratif. Le droit à l’Aide Médicale Urgente (AMU) a été inscrit dans la législation relative au CPAS par l’article 57§2 de la loi du 8 juillet 1976. Ce droit a été précisé et détaillé par un Arrêté Royal du 12 décembre 1996, qui en fixe les modalités pratiques.

[5] Cet article est une production originale réalisée en collaboration avec Eclosio qui puise son inspiration du mémoire de l’auteure : https://matheo.uliege.be/handle/2268.2/21131

[6] https://www.rtl.be/actu/belgique/societe/des-femmes-et-enfants-sans-papiers-occupent-un-ancien-hotel-woluwe-saint-lambert/2024-01-20/article/628851, consulté le 18/11/2024

[7] https://www.axellemag.be/confection-masques-femmes-sans-papiers-solidaires/ consulté le 18/11/2024

Comprendre la migration irrégulière : entre mécanismes systémiques et enjeux terminologiques – Analyse


Une analyse de Hasna TAOUS KHAMMOUME, titulaire d’un Master en sociologie, à finalité spécialisée en migration and ethnic studies, Université de Liège.

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Au cœur des tensions et débats actuels, la migration irrégulière ne devrait pas être perçue comme une anomalie ou un dysfonctionnement social mais plutôt comme un phénomène structurel lié aux dynamiques des sociétés post-industrielles et aux inégalités de la mondialisation (Triandafyllidou & Bartolini, 2020). Elle découle de mécanismes systémiques où les contextes économiques et sociaux des pays d’origine et d’accueil façonnent les conditions qui favorisent cette forme de migration.

Les facteurs déclencheurs de cette migration sont multiples et incluent souvent la quête d’opportunités économiques, l’insécurité dans le pays d’origine, les besoins du marché du travail dans les pays de destination, ainsi que des politiques migratoires souvent restrictives et des voies de régularisation insuffisantes (Triandafyllidou, 2023). En conséquence, pour nombre de personnes, entrer ou rester dans un pays sans autorisation légale n’est pas un choix, mais une conséquence de circonstances spécifiques.

Pour celles et ceux qui vivent sans papiers, cette situation se traduit par une vie marquée par une absence d’existence administrative. Cette réalité implique d’évaluer les risques potentiels, de choisir les personnes à qui faire confiance, d’éviter les endroits où l’on pourrait être repéré, et composer avec l’exclusion et l’incertitude permanentes (Bloch et al, 2014).

Parler des sans-papiers : le défi des terminologies

Les termes que nous employons pour parler des migrants façonnent l’imaginaire collectif, orientent les politiques publiques et influencent la manière dont ces individus sont perçus, voire traités. Dans le contexte des migrations irrégulières, le choix des termes peut renforcer des stigmatisations ou, au contraire, ouvrir la voie à une approche plus humaine et respectueuse. Pourtant, les choix linguistique et terminologique sont loin d’être unanimes. Traditionnellement, des expressions comme “migrants illégaux”, ou “clandestins” ont été largement employées pour désigner les personnes en situation irrégulière. Ces termes, profondément péjoratifs, associent systématiquement le non-respect d’un statut légal à une menace pour la sécurité nationale ou l’intégrité des frontières (Jauhiainen & Tedeschi, 2021). En utilisant ces termes, cette forme de criminalisation verbale est non seulement infondée, mais elle enferme tout un groupe de personnes dans une réalité où leur identité se réduit à une infraction administrative.

En effet, l’idée même de qualifier une personne comme “illégale” a été largement critiquée, à la fois par les chercheur·es et les institutions internationales. Comme le souligne Schinkel (2009), une personne ne peut pas être “illégale” ; seul son statut ou son activité peut être juridiquement non conforme. Cette distinction est cruciale pour maintenir la dignité des individus. En 2010, Cecilia Malmström, alors commissaire européenne aux affaires intérieures, affirmait, elle aussi, sans ambiguïté : « Les migrants illégaux n’existent pas. Aucun être humain n’est illégal. » En ce sens, des termes comme « migrants sans papiers » ou « migrants en situation irrégulière » ont été davantage tolérés et approuvés par de nombreux acteurs et actrices académiques et associatifs. Ces expressions, bien qu’imparfaites ne contiennent pas une charge stigmatisante et soulignent juste une absence administrative.

Le terme « migrants en situation irrégulière » met en lumière la fluidité des trajectoires migratoires et reconnait le caractère évolutif du statut légal. Cette fluidité souligne que les parcours migratoires ne sont pas linéaires : un·e migrant·e peut devenir « irrégulier·ère » après l’expiration d’un visa, mais retrouver un statut légal grâce à une procédure de regroupement familial. En outre, un statut légal peut être perdu en cas de non-renouvellement d’un titre de séjour ou de changements dans les conditions administratives de l’obtention de ce dernier.

De plus, pour comprendre pleinement la complexité du phénomène de la migration qualifiée « d’irrégulière », il est essentiel d’examiner trois aspects fondamentaux du statut migratoire : l’entrée sur le territoire, le séjour et l’emploi. Chacun de ces éléments peut être régulier ou pas, ce qui peut créer une multitude de situations intermédiaires et combinées (Jauhiainen & Takeshi, 2021). Cependant, ces termes ne sont pas exempts de critiques. Certains chercheurs soulignent par exemple que le terme « sans-papiers » peut être ambigu : il suggère l’absence totale de documents, alors que beaucoup de migrant·es possèdent des papiers souvent en fin de validité ou qui ne sont pas conformes aux demandes administratives (Chauvin & Garcés-Mascareñas, 2012).

Par conséquent, il est important de relancer la réflexion sur le choix terminologique dans les cercles académiques mais aussi dans les sphères politiques et médiatiques, afin de déconstruire de façon durable un langage portant des connotations négatives et préjudiciables. Adopter une terminologie neutre et respectueuse constitue une étape essentielle pour humaniser le débat et promouvoir des politiques qui reconnaissent la dignité inhérente à chaque individu et plus particulièrement les migrant·es .

Migration irrégulière : un produit du système ?

Les migrant·es  sans papiers sont souvent pointé·es du doigt comme étant des personnes ayant délibérément enfreint les lois. Cependant, se retrouver dans une situation irrégulière n’est pas un choix pour beaucoup d’entre eux. Cette interprétation simpliste masque une réalité bien plus complexe. L’irrégularité est avant tout une construction sociale et institutionnelle, résultant des politiques migratoires et législations adoptés par les états. Par exemple, l’analyse de Chauvin et al (2023) du modèle français, similaire au modèle belge en ce qui concerne la criminalisation de la migration irrégulière met en lumière un paradoxe central. Alors que l’état français déploie des politiques visant à expulser les migrant·es sans papiers, l’économie nationale, notamment dans des secteurs stratégiques comme l’agriculture, le service à la personne, le nettoyage ou le bâtiment repose en grande partie sur l’exploitation de cette main-d’œuvre. Ces migrant·es sans papiers constituent un réservoir de travailleurs précaires et exploitables, une situation également observable en Belgique. Ce cadre profite à certains secteurs économiques néolibéraux, qui recherchent une main-d’œuvre flexible et prête à accepter des conditions de travail dégradées. L’expulsabilité, soit la menace constante d’expulsion empêche ces travailleur·euses de revendiquer leurs droits. Dans cette logique, la construction de l’irrégularité se manifeste par une volonté implicite de maintenir un certain nombre de personnes en situation irrégulière, sans entreprendre d’efforts significatifs de régularisation, afin de répondre à la demande d’une main-d’œuvre bon marché.

Il est donc essentiel d’interroger ces mécanismes institutionnels pour mieux comprendre comment ils façonnent les parcours migratoires et contribuent potentiellement à la production du statut légal précaire.

Les chercheurs s’accordent pour dire que l’irrégularité n’est pas une condition naturelle. Selon González Enríquez (2010), ce qu’il nomme « l’irrégularité subie » découle des obstacles administratifs qui rendent difficile, voire impossible, le respect des critères nécessaires pour obtenir ou renouveler un statut légal. Les politiques qui conditionnent le renouvellement des permis de séjour à un emploi stable excluent automatiquement ceux qui, pour des raisons structurelles ou conjoncturelles, ne peuvent pas répondre à ces exigences.  En Belgique, par exemple, les migrant·es décrochant des contrats temporaires, comme les CDD (même avec possibilité de prolongation) ou l’intérim, se retrouvent souvent dans une situation où ils ne peuvent pas renouveler leur titre de séjour ou obtenir un statut légal permanent basé sur leur intégration dans le marché du travail. Ces formes de contrat sont jugées insuffisantes pour répondre aux critères de « stabilité » exigés pour un renouvellement de permis de séjour. Cette exigence administrative rend difficile, voire impossible, la régularisation de leur statut, même si leur travail peut potentiellement aboutir à un contrat futur plus stable.

 De plus, le basculement fréquent vers l’irrégularité, la semi-légalité ou ce que certains appellent la « légalité liminale » est le résultat direct de certaines politiques migratoires qui favorisent par exemple les statuts temporaires tout en restreignant l’accès à des formes de résidence permanente ou à la pleine citoyenneté (Calavita, 2005). En d’autres termes, la « légalité liminale » désigne un état intermédiaire entre régularité et irrégularité. Les individus concernés ne sont ni pleinement réguliers ni complètement irréguliers sur le plan légal. Ils se trouvent dans une zone grise, où leur statut administratif leur accorde certains droits, mais de manière partielle, instable ou temporaire. A titre d’exemple, un·e demandeur·euse d’asile en attente de décision d’obtention de statut de réfugié reçoit un statut temporaire qui lui permet de rester dans le pays et parfois de travailler ou d’accéder à des services de base. Cependant si sa demande est rejetée, il est dans l’obligation de quitter le territoire. On peut trouver aussi ce qui ont des visas de travail saisonnier. Ainsi, la production du statut légal précaire ou la perte de ce dernier est plus que probable quand les migrant·es se retrouvent dans ces situations.

Repenser les mots, les politiques, et les perspectives

La migration dite « irrégulière » est bien plus qu’une simple question de légalité administrative. Elle incarne les tensions profondes des sociétés contemporaines, où les politiques migratoires restrictives, les inégalités globales, et les discours publics façonnent les trajectoires de vies de nombreux migrant·es en quête de vie meilleure et de dignité. Ce constat nous impose une réflexion à la fois sur les éléments de langage que nous employons pour parler des migrations et les mécanismes institutionnels qui génèrent cette « irrégularité ».

Nous estimons essentiel de revoir les éléments de langage dans trois domaines clés : académique, politique et médiatique. Cela doit s’accompagner également d’un effort individuel pour utiliser les bons mots, se renseigner et sensibiliser son entourage proche.

Une telle transformation passe aussi par une présence renforcée du cercle académique et associatif dans les débats publics. Ce sont à travers leurs études de terrain et leurs récits d’expériences que nous pouvons apporter des réponses concrètes, loin des chiffres abstraits souvent utilisés pour justifier certains choix de politiques migratoires. De plus, il est important de dénoncer les discours politiques qui alimentent la peur et influencent négativement les citoyen·nes, notamment ceux qui mobilisent cette vague de peur à chaque élection pour légitimer certaines politiques migratoires. Par conséquent, nous considérons aussi que l’engagement citoyen est essentiel pour faire contrepoids à ces discours politiques alarmistes. Cet engagement peut se manifester par un soutien actif aux associations qui travaillent aux côtés des personnes migrantes, qu’il s’agisse de bénévolat, de soutien financier ou de participation à des campagnes de sensibilisation. De plus, les citoyen·nes peuvent prendre part à des formations et des ateliers sur les questions migratoires organisés par les associations. Cela constitue une étape essentielle pour mieux comprendre les réalités complexes des migrations et développer une capacité d’analyse critique face aux discours simplificateurs. Ceci dit, une question demeure ouverte et mériterait d’être explorée : que nous manque-t-il, en tant que société ? quels freins nous empêchent de transformer les récits et les systèmes qui perpétuent l’irrégularité, pour aller vers des politiques plus justes et inclusives ?  »

 

Bibliographie

  1. Bloch, A., Sigona, N., Zetter, R. (2014). Sans Papiers: the social and economic lives of young undocumented migrants. Pluto Press.
  2. Calavita, K. (2005). Immigrants at the Margins: Law, Race, and Exclusion in Southern Europe. Cambridge: Cambridge University Press.
  3. Chauvin, S., & Garcés-Mascareñas, B. (2012). Beyond informal citizenship: The new moral economy of migrant illegality. International Political Sociology, 6(3), 241–259? https://doi.org/10.1111/j.1749-5687.2012.00162.x
  4. González-Enríquez, C. (2010). Spain: Irregularity as a rule. In A. Tryandafyllidou (Ed.), Irregular Migration in Europe: Myths and Realities (pp. 247–266). Abingdon: Routledge
  5. Jauhiainen, J., and M. Tedeschi. 2021. Undocumented migrants and their everyday lives: The case of Finland. Cham, CH: Springer.
  6. Schinkel, W. (2009). ‘Illegal Aliens’ and the State, or: Bare Bodies vs the Zombie. International Sociology, 24(6), 779-806. https://doi.org/10.1177/0268580909343494
  7. Sébastien Chauvin, Stefan Le Courantet Lucie Tourette, « Le travail de l’irrégularité. Les migrant·e·s sans papiers et l’économie morale de l’emploi », Revue européenne des migrations internationales [En ligne], vol. 37 – n°1 et 2 | 2021, mis en ligne le 03 janvier 2023, consulté le 26 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/remi/18344 ; DOI : https://doi.org/10.4000/remi.18344
  8. Triandafyllidou, A. (2023). « Chapter 1: Irregular migration and migration control policies ». In Research Handbook on Irregular Migration. Cheltenham, UK: Edward Elgar Publishing. https://doi.org/10.4337/9781800377509.00009
  9. Triandafyllidou, A., Bartolini, L. (2020). Understanding Irregularity. In: Spencer, S., Triandafyllidou, A. (eds) Migrants with Irregular Status in Europe (pp. 11–31). IMISCOE Research Series. Springer, Cham. https://doi.org/10.1007/978-3-030-34324-8_2

 

Pour une justice sociale de l’eau : ce que les catastrophes naturelles ont à nous apprendre – Analyse

Inondation, sécheresse, vague de chaleur extrême, feux de forêt, cyclone et typhon, le nombre de catastrophes auxquelles font face les habitant·es de la planète ne cesse d’augmenter, entrainant des dégâts matériels et immatériels terribles. Des vies humaines perdues, ou complètement détruites, des habitations ravagées, des zones protégées ou zones agricoles polluées, des lieux de culte porteurs d’histoire disparus, les pertes et dommages sont énormes. Le cycle de l’eau est profondément menacé, entrainant des catastrophes sans précédent.  Mais comment s’adapter à ces événements ? Quelles en sont les causes et qu’est-ce que ces catastrophes révèlent ?  


Une analyse de Déborah Chantrie, chargée des programmes chez Eclosio

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Réchauffement climatique, cycle de l’eau et inégalités  

La barre des 1,5°C de réchauffement climatique sera dépassée en 2024, la nouvelle est tombée en cette fin d’année. Ce chiffre est symbolique, en 2015, les états ont signé les accords de Paris visant explicitement à ne pas dépasser ce seuil critique. A cela s’ajoutent les données scientifiques qui montrent que 1,5°C représente une limite à ne pas franchir, sans quoi les catastrophes naturelles s’aggraveront. Alors, même si, pour valider officiellement le dépassement de la limite il faudra que l’observatoire européen Copernicus répète la mesure sur plusieurs décennies, cette augmentation reste inquiétante.  

Pourtant, ce réchauffement global, ses causes et ses conséquences sont documentés depuis déjà 1988 par le GIEC, le groupe d’expert·es intergouvernemental sur l’évolution du climat, dont le dernier rapport date de 2023. La communauté scientifique mondiale est sans équivoque : les activités humaines en sont la cause. Si nous ne changeons pas rapidement nos modes de production et de consommation et que le globe continue de se réchauffer à la même vitesse, les catastrophes climatiques de plus en plus violentes se multiplieront. Effectivement, de plus en plus violentes, mais aussi, et de plus en plus fréquentes. 

Le constat est donc sans appel : l’ensemble de la planète se réchauffe et induit des dérèglements climatiques et des drames environnementaux sans précédent : perte de biodiversité, inondations, sécheresse, élévation du niveau des océans, et j’en passe, c’est donc une crise mondiale mais qui ne touche pas tout le monde de la même fréquence, ni à la même intensité. 

En outre, le dérèglement climatique n’est qu’une partie des bouleversements auxquels la planète doit faire face aujourd’hui. Depuis 2009, les scientifiques du Stockholm Resilience Center, ont conceptualisé neuf limites aux processus impliqués dans le fonctionnement du système Terre, c’est-à-dire neuf seuils au-delà desquels ce système ne fonctionne plus harmonieusement. A l’heure actuelle, les scientifiques tirent la sonnette d’alarme : six des neuf limites planétaires ont été dépassées, et pour certaines de manière irréversible. C’est le cas de l’érosion de la biodiversité qui est arrivée à un point de non-retour, en 40 ans nous avons perdu 60 % des populations d’animaux présents sur la terre[1] ! 

Eclosio_Source : https://www.stockholmresilience.org/research/planetary-boundaries.html

La sixième limite à avoir été franchie est celle de l’eau douce. Les précipitations, l’humidité des sols et l’évaporation, qui constituent ce cycle de l’eau est aussi appelé « eau verte », « eau invisible ». A différencier de l’eau bleue, ou encore « l’eau qu’on voit » : rivières, nappe phréatique, lacs, océans et autres. Les deux sont intimement liées car, l’eau verte alimente les nappes phréatiques, régule le climat et les écosystèmes. Néanmoins, les activités humaines ont fortement bouleversé le cycle de l’eau dont l’équilibre n’est plus garanti (ZERKI, 2023). Les conséquences sont déjà visibles : inondations et sécheresses sont les symptômes des dérèglements actuels.  

Il est donc urgent de prendre des mesures d’atténuation à court terme pour limiter le réchauffement à 1.5°C car si nous ne changeons pas nos modes de vie, le réchauffement sera tel que « les années actuellement les plus chaudes feront partie des plus froides dans 40 ans ».[2]  

Mais comment changer ? De quelles mesures parlons-nous ? Qui sont les principaux émetteurs de Gaz à Effet de Serre (GES)[3] – une des causes majeures du réchauffement de la planète ? Qui doit revoir son empreinte écologique ? 

Aujourd’hui, face à toutes ces questions, un lien de cause à effet qui est aussi un triste paradoxe se doit d’être pointé : il existe un lien intrinsèque entre dérèglement climatique et inégalités sociales. Ce déséquilibre se matérialise de différentes manières. D’une part, ce sont les modes de vie et de consommation des plus riches qui polluent le plus : aller-retours en jet privé, vacances sur un yacht, fruits rouges tous les matins au petit déjeuner, IPhone et autres matériels informatiques dernier cri sont quelques exemples. D’autre part, ce sont les personnes les plus pauvres, qui ont un mode de vie soutenable et durable et donc qui polluent peu, qui vont être impactées le plus violemment par les catastrophes climatiques, et vont avoir plus de mal à s’en remettre.  

Un rapport récent d’Oxfam montre qu’en Belgique, 10 % des plus riches émettent autant de GES que 45 % les plus pauvres. Les inégalités au sein d’un pays sont importantes. Mais alors que dire de ces inégalités entre les pays ! A titre d’exemple, en moyenne dans l’Union Européenne une personne produit huit tonnes de CO2 par an alors qu’au Sénégal ou au Burkina-Faso, nous sommes entre une et deux tonnes de CO2 par personne par an.  (Guivarch, C. et Taconet, N. 2020) 

A titre indicatif, un aller-retour jusqu’à New-York émet plus de deux tonnes de CO2, ce qui représente plus que la totalité des émissions auxquelles chaque humain devrait se soumettre pour limiter le réchauffement climatique.  

Le bilan est clair, chiffres à l’appui, les pays et personnes les plus riches contribuent plus fortement aux dérèglements climatiques et aux catastrophes qui en découlent, et les pays du Sud global sont plus impactés et demandent réparation. Pour ce faire, les COP,[4] c’est-à-dire les conférences de parties, sont le lieu par excellence au sein duquel se réunissent tous les Etats, et où s’examinent les progrès dans la réalisation des engagements pris par ceux-ci. En 2024, La COP 29 sur le climat, a été l’occasion de s’attarder sur la finance climatique. Des questions se posent : qui va payer pour les dégâts encourus ? Qui va financer les mesures d’adaptation aux dérèglements climatiques, causés principalement par le développement des pays riches ? Aujourd’hui, ces pays prennent la tangente et refusent de prendre leurs responsabilités :  

Le dernier jour officiel de la COP 29, le négociateur principal du Panama Juan Carlos Monterrey Gómez a même déclaré que “les 250 milliards de dollars offerts par les pays riches sont un crachat au visage des nations vulnérables. Ils offrent des miettes alors que nous portons les morts. C’est scandaleux, maléfique et sans remords“.[5]

 

Les inégalités se jouent entre les pays, mais aussi et surtout sur le terrain, au niveau local. C’est pourquoi il est intéressant de regarder et de mettre en lumière des situations spécifiques. Dans le cadre de cette analyse c’est le cycle de l’eau, qui, entre sécheresses et inondations, bouleverse des vies humaines et des écosystèmes entiers. Ces catastrophes affaiblissent lentement, dans le cas des sécheresses ou provoque des dégâts rapidement, dans le cas des inondations, mais elles ont en commun au moins deux choses : le manque de courage politique pour s’attaquer aux causes profondes qui les entrainent, qu’elles soient d’ordre climatiques, économiques, ou encore philosophiques. Dans l’urgence, il faut prendre le temps, pour comprendre profondément ce qui se joue, analyser certaines catastrophes, pour que les conséquences de l’inaction climatique se lisent au prisme des réalités vécues par les personnes.  

Effectivement, les inégalités sociales sont exacerbées et rendues visibles par les catastrophes climatiques, et pour comprendre ces situations, la notion de vulnérabilité est essentielle. Ce concept est dynamique, car il dépend des situations vécues et de la perception des personnes face à ces situations. Cela nous oblige à regarder l’impact de ces catastrophes en tenant compte des inégalités auxquelles les personnes font face, et en étudiant leur résilience, c’est-à-dire leur capacité à retrouver un état d’équilibre après un choc. Mettre le doigt sur les causes de cette vulnérabilité, et en comprendre les conséquences, devrait aussi encourager nos dirigeant·es à établir des politiques environnementales et climatiques qui tiennent compte de ces disparités, car de toutes façons, « en l’absence de remise en cause radicale de modèles de développement, l’intérêt d’une analyse sociologique de la vulnérabilité est alors sans doute moins de la réduire que de mieux comprendre comment « vivre avec » elle. » (Becerra, 2012). En d’autres termes, si aujourd’hui les éléments qui constituent la vulnérabilité sont liées à notre modèle d’organisation sociale basée sur le développement et la croissance économique, ces vulnérabilités ne disparaitront pas, donc en contribuant à les comprendre, nous pouvons au moins panser les plaies actuelles, et éventuellement, penser à des solutions pour l’avenir !   

Sécheresse et inégalités : le cas du Sénégal   

Le lac Tchad situé en Afrique du Nord, a perdu 90% de son volume d’eau.  A New York, aux Etats-Unis des pompiers ont éteint un feu de broussailles dans un parc urbain[6]. En cause ? l’absence de précipitation. Aujourd’hui, aucun pays n’est à l’abri, car ces phénomènes désastreux s’intensifient partout dans le monde. Les sécheresses n’épargnent aucun continent, et les conséquences sont nombreuses : impact sur l’agriculture, migration et déplacement de population, désertification, impact économique, ou encore perte de la biodiversité. 

Eclosio_Yessal Sunu Mbaye 11-05-2022 (Diossong)

L’eau est une ressource indispensable à la vie, elle est aussi un facteur de production dont l’accès et l’usage conditionnent les pratiques agricoles. En d’autres termes : sans eau, pas d’agriculture et pas de vie, et donc, pas de nourriture ni d’emploi agricole. Les sécheresses, qui sont d’abord des événements climatiques, dépassent uniquement la question environnementale et prennent aussi des dimensions sociales et économiques. La région du Sahel est l’une des régions les plus touchées par la sécheresse et la désertification, laissant les paysan·nes locaux en difficulté. Nous allons donc faire un détour par le Sénégal pour comprendre l’impact du réchauffement climatique sur les populations locales.  

Au Sénégal, depuis les années 70, le pays fait face à des vagues sècheresses intenses qui impactent l’agriculture et particulièrement les plus petites exploitations, souvent familiales, qui en vivent. L’eau, devenant une ressource rare et suscite beaucoup de compétition, avec des déséquilibres majeurs. La raréfaction d’une ressource essentielle à la vie devrait nous inquiéter : les pressions et les tensions sur les ressources en eau vont encore s’intensifier dans les années à venir. En conséquence, les inégalités d’accès vont s’accentuer au détriment des personnes les plus vulnérables.  

L’eau, un bien environnemental : l’exploitation des nappes phréatiques par les agrobusiness au Sénégal

L’eau n’est pas un bien économique qui peut être exploité à outrance. C’est aussi, et avant tout, un bien environnemental qui doit être protégé car elle rend une quantité de services écosystémiques inestimables. C’est le cas des nappes phréatiques, qui sont des réservoirs d’eau douce, enfouies sous la terre, elles fournissent de l’eau pour l’irrigation ainsi que la consommation humaine et animale. Essentielles à la préservation de la vie, ces nappes sont profondément menacées, à cause des sécheresses répétées, conséquences du réchauffement climatique, et avec l’exploitation à outrance de cette ressource par les agrobusiness, qui produisent des fruits et légumes destinés principalement à l’exportation, installés dans la région. 

Les conséquences sur les paysan·nes locaux sont désastreuses, les privant d’une ressource essentielle à leurs activités agricoles. Aujourd’hui, la compétition est de plus en plus rude, et elle est totalement inégale. De petit·es exploitant·es se retrouvent face à des entreprises agro-industrielles qui vident les nappes phréatiques, en utilisant des moyens très coûteux pour forer très profond dans le sol. Face aux sécheresses, les ressources en eau s’amoindrissent, les nappes phréatiques se vident, et, en ajoutant la surexploitation de ces nappes, les agriculteur·ices locaux n’ont plus accès à l’eau productive pour pratiquer leur activité de subsistance et dégager un revenu décent (Drique, M. & Lejeune, C, 2017).  

Un point de tension important doit être pointé, c’est cette ambivalence entre protection et exploitation des ressources et des écosystèmes. Les nappes phréatiques sont des ressources précieuses, et qui, étant donné la raréfaction des pluies, vont être de plus en plus source de convoitises. Les nappes phréatiques sont un exemple parmi tant d’autres qui montre qu’aujourd’hui, il est urgent de trouver un équilibre entre l’usage économique et la préservation de cette ressource environnementale dont la vie humaine dépend. 

Mais, comment réconcilier deux modalités d’usage ? Comment rassembler autour de l’eau pour gérer cette ressource en tant que bien commun qui doit être utilisé de manière durable et inclusive ?  

Il est crucial de garantir des mesures pour soutenir les petites agriculteur·ices et assurer une distribution équitable de l’eau productive (Allaverdian Céline& Al, 2012). Face aux sécheresses répétées, les conflits d’usage de l’eau sont fréquents entre les petits agriculteur·ices et les grandes entreprises. De plus, dans l’impossibilité d’exploiter plus de terre à cause du manque d’eau, les paysan·nes se retrouvent finalement dépossédé·es de leur terre et employé·es par les grandes entreprises agro-industrielles. 

C’est pourquoi l’ONG Eclosio travaille à la fois avec les communautés locales pour promouvoir une gestion intégrée des ressources en eau[7], mais aussi pour les renforcer sur le plaidoyer auprès des autorités locales. In fine, les actions menées avec les populations locales ont pour objectif de renforcer leur résilience, c’est-à-dire, leur capacité à absorber les chocs et à retrouver rapidement un équilibre face aux bouleversements climatiques.  

Injustice sociale et climatique, l’eau comme bien commun

Pour conclure, l’eau productive est un enjeu complexe, nécessitant une approche équilibrée entre exploitation économique et protection environnementale. Afin d’équilibrer l’accès entre les différents types d’acteur·ices et d’assurer une gestion inclusive de l’eau, en tenant compte de son caractère vital, donc l’importance de la considérer comme un bien à gérer collectivement pour que chacun·e puisse jouir de leur droit à une répartition équitable des ressources naturelles présentes sur un territoire. La justice sociale et environnementale doit dès lors guider les actions à prendre dans un territoire.  

L’exemple de la sécheresse a montré que les pays sahéliens sont durement impactés par les vagues de sécheresse, et que cela accentue les inégalités. Au phénomène climatique, s’ajoute la présence des agrobusiness, exportateurs de denrées alimentaires souvent destinées à la consommation en occident. Nos modes de vie ont un coût, celui de l’injustice sociale et climatique.  

Ce coût est ressenti par les paysan·nes sénégalais·es, mais il marque aussi l’Europe. Depuis quelques dizaines d’années, les événements météorologiques extrêmes d’accentuent aussi de notre côté du globe. Déjà depuis les premiers rapports du GIEC en 1990, la communauté scientifique alerte : le réchauffement climatique aggrave les évènements météorologiques extrêmes. Les sécheresses et vagues de chaleur ont leur pendant, inondations et périodes d’humidité grandissante. C’est le cas en Belgique, où l’année 2024 est la plus humide jamais enregistrée[8]. 

Il est pourtant urgent de réduire les inégalités sociales, et de s’attaquer au dérèglement climatique, sans quoi les populations déjà vulnérables le seront d’autant plus. Il est urgent d’assurer que les populations défavorisées soient protégées des impacts négatifs de la dégradation de l’environnement, étant donné, que ce sont le plus souvent les plus riches qui dégradent cet environnement.  

Les faits sont là, pourtant, les pays soi-disant « développés » ne semblent pas avoir intégré cela, comme s’ils étaient protégés contre ces bouleversement. Pourtant en 2019, des vagues de contestation et des mobilisations sont apparus en Europe, menant l’Union Européenne à prendre des engagements fort pour une Europe : être le premier continent neutre pour le climat[9] ! Aujourd’hui le vent a tourné, et déni et inaction climatique caractérisent les politiques publiques climatiques[10]. Alors que les effets des dérèglements sont encore minimisés et que les discours politiques portent vers la relance économique, l’Europe doit faire face à des catastrophes d’ampleur. Les récentes inondations à Valence, en Espagne en sont un triste exemple.  

Tout cela nous amène à remettre l’urgence climatique au centre du débat. Car il est plus que nécessaire, de mettre en place des mesures pour assurer à tout le monde, y compris, aux personnes à faible revenu, aux minorités ethniques, aux communautés marginalisées, aux personnes âgées, aux femmes, que les vagues de chaleur, que les sécheresses, ou encore les inondations n’aggraveront pas encore leur vie quotidienne. Et de garantir à tout un chacun·ne une vie digne.  

 

Notes de bas de page :

  1.  https://www.wwf.fr/vous-informer/actualites/rapport-planete-vivante-2018 . Consulté le 11 décembre 2024
  2. https://climat.be/changements-climatiques/changements-observes/rapports-du-giec/2023-rapport-de-synthese Date de consultation le 11 décembre 2024
  3. Ce sont les Gaz qui absorbent et ensuite réémettent une partie des rayons solaires et donc ils sont à l’origine de l’effet de serre. Les principaux GES sont le dioxide de carbone (CO2), le méthane (CH4), protoxyde d’azote (N20), hexafluorure de soufre (SF6), hydrocarbures (HFC) et perfluorocarbures (PFC). Pour plus d’informations : Définition – Gaz à effet de serre (émissions) | Insee 
  4.  Il existe actuellement trois COP qui traitent de sujets différents mais interconnectés relatif à la crise environnementale : la COP sur la biodiversité (COP 16 en 2024), la COP sur la lutte contre la désertification (COP 16 en 2024) et la COP sur les changements climatiques (COP 29 en 2024). Pour plus d’informations : Trois COP (Conférences des Parties) pour clôturer l’année | Programme De Développement Des Nations Unies
  5.  Synthèse de la COP29 : « un crachat aux visages des nations vulnérables » consulté : le 11 décembre 2024
  6. « Tueuse silencieuse à évolution lente », la  sécheresse décryptée | ONU Info consulté le 11 décembre 2024 
  7.  L’importance de l’inclusivité pour une Gestion Intégrée des Ressources en Eau (GIRE) réussie – Analyse d’éducation permanente | Eclosio 
  8. L’année 2024 sera la plus humide jamais enregistrée dès mercredi, selon l’IRM – Le SoirConsulté le 13 décembre 2024
  9. Le pacte vert pour l’Europe – Commission européenne Consulté le 13 décembre 2024
  10. https://www.rtbf.be/article/le-moment-climat-est-il-passe-11430664 Consulté le 13 décembre 2024

Bibliographie

Allaverdian Céline, Apollin Frédéric, Issoufaly Hatim, Merlet Michel, Richard Yves (2012). Pour une justice sociale de l’eau : garantir l’accès à l’eau aux agricultures familiales du Sud, Paris, Coordination Sud, juillet 2012, 68 pages.  

Drique, M. & Lejeune, C. (2017). La justice sociale à l’épreuve de la crise écologique. Revue d’éthique et de théologie morale, 293, 111-124. https://doi.org/10.3917/retm.293.0111 

Guivarch, C. et Taconet, N. (2020). Inégalités mondiales et changement climatique. Revue de l’OFCE, N° 165(1), 35-70. https://doi.org/10.3917/reof.165.0035. 

Sylvia Becerra, 2012,« Vulnérabilité, risques et environnement : l’itinéraire chaotique d’un paradigme sociologique contemporain », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Volume 12 Numéro 1 | mai 2012, mis en ligne le 29 mai 2012, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://vertigo.revues.org/11988 ; DOI : 10.4000/vertigo.11988 

Zekri Mari, 2023,La sixième limite planétaire a été franchie. Et maintenant ? | National Geographic 

Pour aller plus loin :

  • Documentaire : Notre planète a ses limites – documentaire disponible sur Netflix 
  • Podcast : Blast – L’écologie – Inondations meurtrières en Espagne : le pire est-il à venir ? 

D’une université multiculturelle à une université interculturelle – Analyse


Une analyse de Claire WILIQUET, Chargée d’éducation citoyenne Eclosio

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L’accueil des étudiant·es étranger·es est l’une des richesses de nos institutions d’enseignement supérieur. Ainsi l’université de Liège, avec laquelle Eclosio entretient des relations privilégiées, met en avant les 130 nationalités qu’elle héberge. Si  l’on s’en réfère aux chiffres de septembre 2024, 24% des étudiant·es seraient d’origines étrangères, le chiffre monte à 48% en ce qui concerne les doctorant·es. Par ailleurs, l’université est engagée dans 394 collaborations de recherche avec au moins un partenaire international[1]. Si cette diversité constitue indubitablement des opportunités d’ouverture et d’enrichissement tant pour les accueillants que pour les accueillis, elle soulève également des défis. La présente analyse a pour objectif d’attirer l’attention sur ceux-ci afin d’identifier les jalons pour des institutions d’enseignement supérieur réellement interculturels où  chacun·nes, étudiant·es, professeur·es, chercheur·euses,… puissent s’enrichir de cette diversité.

Des normes implicites

Lors des formations à l’interculturalité que dispense Eclosio, nous débutons le module par un tournoi de cartes un peu particulier : les participant·es sont réparti·es en quatre équipes, chacune à une table et les règles du jeu sont mises à disposition sur la table. Après quelques manches d’échauffement pour s’approprier les règles, le tournoi commence. Les règles sont retirées des tables et les participant·es ont pour consignes de jouer dans le silence le plus complet.  Le·la gagnant  passe à la table de gauche, le·la perdant·e  à la table de droite, ainsi de suite  pendant quatre ou cinq manches. Le ressort de l’exercice : les règles sont subtilement différentes d’une table à l’autre : les atouts ou la valeur de l’as etc. Très vite dans la salle silencieuse, de petits rires nerveux, des regards appuyés, des mines perplexes ou déconfites… derrière cette communication non verbale, des participant·es qui tentent de comprendre pour s’adapter, d’autres qui tentent de se faire comprendre pour faire accepter leurs règles et qui parfois finissent en jouant tout·es seul·es alors que celui.celle en face se sent lésé·e et se désengage du jeu.

Cette expérience pédagogique n’est finalement pas si éloignée de ce qui se vit dans les groupes de travail mixte ou dans des relations encadrant·es-étudiant·es, par exemple. Le jeu illustre ce que les étudiant·es étranger·es peuvent vivre en étant confronté·es à des normes et des codes qu’iels  ne maitrisent pas et dont bien souvent, ni eux ni les locaux ne mesurent pleinement l’impact sur la relation.

En effet, lorsque l’on parle de culture, on mobilise souvent la métaphore de l’iceberg. La partie immergée, est tout ce qui est le plus visible, le plus évident dans une culture : coutumes, rites, cuisines, objets du quotidien etc. Lorsque l’on voyage, ces éléments sont attendus, voire  même recherchés. Ils sont sources tantôt de surprise, tantôt d’émerveillement, parfois d’inconfort.  Par contre, la confrontation avec la partie immergée de la culture est beaucoup moins anticipée. Il s’agit des normes, des valeurs, des visions du monde[2], éléments nettement moins visibles de prime abord, pas forcément attendus par les non-initiés et qui pourtant constituent les éléments les plus importants et les plus structurants d’une société. En effet, ces dimensions non-visibles sont à la base de l’organisation sociale et des interactions entre les personnes.

Concrètement, lorsque des étudiant·es s’inscrivent dans une université étrangère, iels  peuvent s’attendre à découvrir une cuisine différente dans le pays, iels s’attendront également à une organisation différente des cursus, des agendas etc. mais sont-iels  préparé·es à l’organisation hiérarchique particulière qui codifie les relations professeurs-étudiants ? Ont-ils été baignés dans une culture dans laquelle iels ont développé les mêmes structures et organisations de pensée que celles développées par les étudiant·es  scolarisé·es  depuis toujours dans le pays d’accueil ? Ont-iels  les mêmes codes relationnels, les mêmes traitements des connaissances, etc. pour partir d’une base commune dans les travaux de groupe ? Il ne s’agit ici que de quelques exemples qui mettent en lumière le fait que’un·e étudiant·e qui entre à l’université de son territoire a pré acquis, de manière généralement majoritairement inconsciente, un cadre de référence culturel qui est aussi d’application dans son université. Un·e étudiant·e étranger·e aura également développé son cadre culturel de référence en adéquation avec le lieu où iel  aura été sociabilisé·e, ce cadre aura probablement des décalages plus ou moins importants avec celui ayant cours dans le milieu d’accueil. Le problème est que les manifestations de ce décalage ne sont que très rarement interprétées comme un décalage culturel et deviennent la source de tensions voire  de conflits et peuvent déboucher sur des situations de rejets ou d’échec. Ceci pouvant être d’autant plus brutal que la position est asymétrique : d’un côté un·e étudiant·e relativement isolé·e, de l’autre une majorité qui partage un référentiel commun le rendant « naturel » et d’une institution qui dispose en plus du pouvoir d’évaluer et de faire réussir ou non celles et ceux qui répondent à ses exigences.

Ouvrons ici une parenthèse pour amener deux précautions importantes. La première est d’éviter de tomber dans le culturalisme qui tendrait à voir la culture comme un tout cohérent, fermé et figé ayant sa logique propre. La rencontre entre deux cultures serait comme le choc de deux blocs, sans pénétration ni mélange possible. Au contraire, la culture doit être considérée  comme poreuse et dynamique, se modifiant aux contacts d’autres cultures et étant traversée par différentes logiques parfois contradictoires. De même au sein de chaque culture, les individus ont des identités plurielles et dynamiques et sont traversés eux-mêmes de logiques multiples qui forment un tout somme toute peu cohérent. Ceci nous amène à une deuxième précaution : celle de ne pas sur-estimer la culture dans la compréhension des situations. Ainsi toutes difficultés, toutes tensions vécues par ou avec un étudiant·e étranger ne trouvent  pas obligatoirement ou uniquement sa source dans une lecture culturelle. La personnalité, la situation socio-économique, la santé mentale de l’étudiant·e peut-également rentrer en ligne de compte. Ainsi une situation où un·e étudiant·e qui se désengage d’un travail de groupe peut s’expliquer par des tensions générées par l’incompréhension culturelle. Le désengagement peut aussi venir d’une situation de précarité qui oblige l’étudiant·e à travailler ce qui lui laisse peu de temps pour s’investir. Ou encore l’isolement, des difficultés administratives qui rendent la situation incertaine (pour des étudiant·es réfugié·es par exemple) laissent peu d’espace mental disponible pour un investissement plein dans le travail collectif. On le voit les sources de difficultés peuvent être nombreuses, le décalage culturel n’est que l’une d’entre elle.

La démarche interculturelle : une opportunité

Si nous avons insisté jusqu’à présent sur les risques en particulier pour ceux et celles qui sont accueilli·es, d’une université multiculturelle, nous voulons maintenant insister sur les opportunités que cela ouvre. Outre, l’ouverture à l’autre et l’enrichissement que constitue les rencontres, le partage de connaissances et d’expertises et le rayonnement pour l’université, la diversité amène une réelle plus-value dans ses missions de production de connaissances et de formation. Pour cela, il est nécessaire de développer des compétences interculturelles tant chez les étudiant·es  locaux·ales  et étranger·es que chez les encadrant·es. Ces compétences s’appuient sur une triple posture : la décentration, la compréhension de l’autre et la négociation ou construction d’un espace d’entente commun. Chacune de ces postures génère des bénéfices à la rencontre. Pour l’illustrer nous prendrons l’exemple de la citation des sources dans les travaux scientifiques. En effet, le fait de citer ses sources est considéré dans le système scientifique occidental comme un élément incontournable de la qualité d’un travail scientifique. Or nous constatons une difficulté chez nombre d’étudiant·es non occidentaux·ales  à se plier à cette exigence. Il y a certainement plusieurs raisons à cela, nous faisons ici l’hypothèque que l’une de ces raisons pourraient bien être culturelle.

Considérons le premier mouvement de la démarche interculturelle : la décentration. Il s’agit de prendre conscience de son cadre de référence, de ses normes, de ses valeurs en particulier celles mises en cause lors de la rencontre. Dans notre exemple, si citer nos sources semblent une évidence non partagée, c’est l’occasion de s’interroger : Pourquoi est-ce important pour nous ? Qu’est-ce que cela dit de notre système de mode de production et de diffusion de connaissance ? Quelle fonction la citation des sources remplit dans ce système ?  De manière plus générale, se confronter à des étudiant·es et  chercheur·euses étranger·es ayant des cadres de référence différents nous invite à réinterroger nos propres cadres, à se pencher sur ce que l’on considère comme évident, naturel et à y déceler les constructions sociales qui existent derrière. Ceci est d’autant plus intéressant que la science occidentale a longtemps estimé et estime encore souvent aujourd’hui produire une connaissance universelle sans considérer la composante située, géographiquement et temporellement, des savoirs. La décentration peut amener une nuance supplémentaire et affiner un peu plus la connaissance produite.

Ensuite, l’exercice de compréhension de l’autre peut amener à s’ouvrir à d’autres modes de compréhension, d’autres modes d’action. Cette démarche est d’autant plus nécessaire que les logiques et les valeurs sur lesquels a été construit le système occidental montre ses limites, s’intéresser à comprendre finement d’autres conceptions du monde ne peut qu’être inspirant. Pour reprendre notre exemple de citation des sources, la vision d’une production scientifique individuelle, la pression pour les citations montrent ses limites et ses dérives[3].  Nous pourrions faire l’hypothèse que le désintérêt pour la citation des sources vient d’une conception toute différente de la production et la diffusion de connaissances qui rend insensible à l’injonction de citer les sources. Dès lors comment est envisagée la production, la diffusion de connaissances ? Est-ce vu comme une démarche individuelle ? Y a-t-il une conception de la propriété des savoirs ?Y a-t-il une hiérarchie entre les différentes connaissances et leurs modes de production ?

Enfin, le troisième exercice, nommé dans la démarche interculturelle négociation, qui constitue la construction d’un espace d’entente commun qui intègre les éléments des différentes cultures en présence est, il nous semble l’objectif à atteindre pour que l’université et ses différents membres étrangers·ères ou locaux·ales  bénéficient pleinement de la diversité. Dans notre exemple, l’idée n’est évidemment pas d’abolir la citation des sources, cette norme a une fonction dans notre système et il ne s’agit pas de l’abandonner.  Certaines lignes pourraient néanmoins bouger, certains éléments jugés comme acquis pourraient être remis en question pour bonifier le système, endiguer les dérives et amener du sens à la démarche de citer ses sources pour qui vient d’ailleurs.

Pour que ces opportunités puissent être saisies, il importe de ne pas se satisfaire d’une université multiculturelle, simple juxtaposition de cultures, mais bien de travailler à une université interculturelle, ou en plus de la culture de chacun existe une culture commune. Une université dont les membres pratiquent cette triple démarche de décentration, compréhension et négociation et co-construction avec  l’autre de nouvelles connaissances qui tiennent compte des différentes cultures. Cela implique que la communauté universtaire ; étudiant·es et doctorant·es locaux et étranger·es et encadrant·es soient formé·es à la démarche interculturelle. Cette démarche une fois acquise pourra être mobilisée en tant que citoyen·nes et futures professionnel·les dans tous les espaces de collaboration, favorisant un territoire ouvert et capable de s’enrichir de la diversité. Ainsi lorsque nous formons des étudiant·es d’HEC ou de faculté de médecine à l’interculturalité, nous travaillons à ce que cela leur serve au-delà de leur vie d’étudiant·es: cela en fera également très certainement des praticien·nes de la santé – en meilleure capacité de comprendre leurs patient·es dans leur globalité – et des collaborateur·trices d’entreprise capables d’impulser un climat d’ouverture dans celles-ci.

En conclusion, s’il est légitime de s’attendre à ce qu’une personne nouvelle arrivante s’adapte au système dans lequel elle s’insère, n’oublions pas que le verbe s’intégrer n’est pas que pronominal : on s’intègre et on intègre. La responsabilité de la réussite de l’intégration  pèse tout autant sur l’institution qui accueille et ses membres. Et c’est bien dans cette dialectique que les universités – comme d’ailleurs toute organisation qui héberge la diversité- seront inclusives et s’enrichiront pleinement de la diversité.

Notes :

[1] https://www.uliege.be/cms/c_9038278/fr/chiffres-cles/#student, Date valeur : 2023-2024

[2] Pour aller plus loin sur ce qui constitue cette partie immergée de la culture : Sauquet M., Vielajus M., l’intelligence interculturelle, Edition Charles Léopold Mayer, Paris

[3] Ses limites et dérives ont été par exemple mises en avant par la controversée Camille Noûs, auteurice collective fictive qui cherche à questionner l’image d’un scientifique qui ferait ses trouvailles en solitaire et la bibliométrie. Elle affirme le caractère collaboratif et ouvert de la création et de la diffusion des savoirs. Pour en savoir davantage : https://fr.wikipedia.org/wiki/Camille_No%C3%BBs

De petits pouvoirs impliquent de petites responsabilités. Du pouvoir d’agir – Analyse


Une analyse de Claire WILIQUET, Chargée d’éducation citoyenne Eclosio

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De manière assez systématique, lors de nos animations les participant·es nous font part de leur sentiment d’impuissance par rapport à un système complexe qui les dépasse et dont iels se sentent généralement extérieurs. Sur base de ces expériences, nous avons voulu proposer, une réflexion aux animateur·trices afin de mener les groupes qu’iels accompagnent à retrouver leurs pouvoirs d’action. A l’heure où les dysfonctionnements du monde sont relativement bien connus des personnes, il nous semble que l’identification de ces pouvoirs d’action devient l’enjeu central des éducations à visée transformatrice[1].

Des constats écrasants

Généralement nous commençons nos animations par poser les constats des dysfonctionnements du système en lien avec la thématique que nous abordons : système alimentaire, filière textile, rapports à l’Autre et migration etc. Ces constats sont habituellement posés à l’aide d’outils pédagogiques ou d’objets culturels (jeux, pièces de théâtre, films etc.) qui mobilisent une pédagogie expérientielle, ce qui déclenche, et c’est l’objectif, une réaction émotionnelle forte : empathie avec les personnes qui subissent les violences du système, sentiments d’injustices etc. C’est sur ces émotions, qu’en tant qu’animateur·trice nous cherchons à nous appuyer pour donner à nos participant·es envie d’agir pour un monde plus juste et plus durable.  De la sorte, les séances se termineront systématiquement par une réflexion sur les leviers d’action et alternatives en lien avec la problématique.

 

C’est là que ça se corse. En effet, face à la complexité d’un système globalisé les personnes se sentent impuissantes. De la sorte, lorsque l’on demande aux participant·es Que peut-on faire pour changer cela ? La réponse est bien souvent “c’est le système, cela nous dépasse, on peut si peu, la responsabilité est entre les mains des décideurs politiques et économiques”. Les enjeux sont si grands et si urgents qu’en tant qu’animateur·trice qui a pour objectif de susciter l’engagement, la situation est délicate : nous savons que nous ne sommes pas des supers héros aux supers pouvoirs capables de régler les problèmes en enfilant un costume en latex, de là à se dédouaner du futur de la société, il n’y a qu’un pas. Et pourtant, si comme le disait l’oncle de Spiderman à ce dernier « de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités » nous pourrions considérer que « des petits pouvoirs amènent de petites responsabilités ». L’enjeu est alors de permettre aux participant·es d’identifier leur pouvoir en fonction de la place qu’iels occupent dans le système pour leur permettre de prendre pleinement leurs responsabilités dans la construction d’une société plus désirable pour tous et toutes.

Un précision d’emblée, nous distinguons la responsabilité de la culpabilité. Cette dernière est régulièrement exprimée par les participant·es soit pour se dédouaner : ce n’est pas notre faute, c’est le système, les dirigeants… soit une culpabilité de ne pas en faire assez. Or, l’idée n’est pas que les participant·es se sentent coupables, qu’iels se sentent fautif·ives face aux dysfonctionnements du système, ce n’est évidemment pas le cas. De même, l’animateur·trice doit aussi déjouer la culpabilité de celui qui a l’impression de ne pas en faire assez, de ne pas être totalement cohérent·e avec ses valeurs. Combien de fois n’avons-nous pas entendu une personne engagée dans l’écologie avouer, en rougissant, qu’elle a acheté telle chose non durable, qu’elle va dans tel magasin peu vertueux ou comble de la honte, qu’elle a pris l’avion ! En tant qu’animatreur·trice, il faut, nous semble-t-il, dédramatiser l’incohérence. Il est extrêmement difficile et épuisant d’aller à contre-courant d’un système qui pousse à la consommation, à la compétition, au plaisir immédiat, etc. L’idée est plutôt d’aider la personne à identifier ses pouvoirs d’action et de discerner avec elle ceux qui font le plus sens pour elle, qui seront le plus pertinents, les plus efficients en acceptant qu’on ne peut pas se battre entièrement et sur tous les fronts aux risques de burn out militant.

Pouvoir d’agir

Lors de la discussion sur les leviers d’action, c’est généralement les écogestes qui sont identifiés, aller vers des circuits-courts, la réduction de déchets, la mobilité douce[2]. Ces écogestes ont évidemment toutes leur valeur transformative, l’idée ici n’est pas de les disqualifier mais bien d’ouvrir les possibles de l’action en approfondissant le levier économique et en envisageant d’autres leviers. En voici un tour d’horizon non exhaustif.

Le pouvoir économique : Comme nous venons de le voir, en tant que consommateur·trice, nous pouvons choisir des produits et des services qui sont produits dans des filières justes et durables tout en étant attentifs aux déchets qu’ils produisent : choisir le circuit-court, le commerce équitable, le deuxième main, l’achat en vrac, le réutilisable etc. Cela dit, le pouvoir économique ne se limite pas à la consommation, il y a également le soutien aux associations qu’elles soient caritatives ou militantes. En termes de pouvoir économique, il y a également tout le pan de la finance et de l’investissement durable dans des filières économiques plus respectueuses de l’environnement et de l’humain. Enfin pour ceux et celles qui ont cette fibre, il est possible de créer une activité économique juste et soutenable.

Le pouvoir politique/ Lorsque l’on parle du pouvoir politique, le vote est souvent la première chose qui est citée, s’en suit généralement un petit flottement, où l’on sent bien les participant·es dubitatif·ives sur l’impact de celui-ci. Encore une fois, il n’est pas question de disqualifier le vote, les élections sont des moments essentiels de la vie démocratique, et le droit de vote universel, obtenu de haute lutte, est un incontournable plus l’implication de toutes et tous dans le vie politique. Cela étant dit, le vote n’est pas l’unique moyen pour les citoyen·nes de s’impliquer dans le vie politique. Les plus évidents sont la participation aux manifestations et la signature de pétition. Et puis, de manière plus engageante, il y a la participation aux organisations collectives. L’engagement actif dans un syndicat, dans une association qui réalise du plaidoyer ou propose des formes d’organisation sociale alternative qui ouvrent d’autres possibles[3], ou encore dans un parti politique. L’engagement politique c’est aussi de faire évoluer les structures auxquelles nous appartenons : entreprises, associations sportives, associations de parents, universités etc. Toutes ces institutions qui n’ont pas à l’origine une vocation de transformation sociale mais que nous pouvons travailler à rendre plus durables, justes et inclusives.

Le pouvoir social : il s’agit ici d’être source d’inspiration pour les personnes qui nous entourent, les enfants peuvent sensibiliser leurs parents, les parents éduquer leurs enfants, on peut influencer son groupe d’ami·es, ses collègues, … à des normes, des valeurs et des modes de vie plus souhaitables. C’est évidemment une dynamique à double tranchant : notre entourage a également une influence sur nous et si nous sommes entouré·es de personnes dont les valeurs et les préoccupations sont éloignées, voire contraires aux transformations souhaitées, il est tentant de “laisser tomber” et de s’aligner à eux. C’est notamment en outillant les personnes à faire face aux avis divergents sans tomber dans la rupture et en proposant des groupes d’appartenances qui défendent les projets de transformation sociale au sein desquels les personnes puissent se nourrir que nous pouvons les soutenir face à un entourage peu sensibilisé.

Le pouvoir technique et créatif, il s’agit ici de nos savoirs-faires et de nos compétences. Ainsi un ingénieur pourra inventer des objets d’usage plus robustes et moins gourmands en ressources, un artiste proposera une œuvre critique ou inspirante pour la société de demain, un enseignant mettra en œuvre une pédagogie transformatrice etc. Nous ne parlons pas cependant de pouvoir professionnel car toutes ces compétences peuvent être exercées en dehors du cadre de l’emploi où parfois les contraintes empêchent l’utilisation de ces compétences en vue d’une transformation sociale.

Cette liste n’est certainement pas exhaustive, elle élargit le spectre d’action. Elle peut servir de base dans une discussion sur les leviers d’action, en demandant par exemple à chaque participant·e d’identifier ses pouvoirs économiques, politiques, sociaux et techniques et pourquoi pas leur demander s’iels identifient d’autres types de pouvoirs.

Notons que ces pouvoirs sont évolutifs. En fonction de l’âge, de la période de la vie, de la situation professionnelle, ces pouvoirs changent. Nous travaillons aujourd’hui beaucoup avec des étudiant·es : certains vivent chez leur parents et/ou ont un pouvoir économique restreint mais à l’avenir, ils pourront faire eux-mêmes leur choix de consommation, auront de l’argent à investir, s’insèreront dans le monde professionnel où ils auront un pouvoir de décision, auront des enfants etc. Donner l’occasion aux participant·es d’identifier leur pouvoir futur, c’est leur donner l’occasion d’identifier les voies à emprunter pour faire des choix éclairés et s’inscrire dans le changement souhaité. Cela peut éviter ainsi de s’engager à l’aveugle et de se retrouver dans un phénomène de dépendance au sentier, où une fois engagé dans une voie il est difficile d’en changer. Notons également que ces pouvoirs sont inégalement répartis, le rôle de l’animateur·trice sera de soutenir le renforcement des pouvoirs d’uns et des autres dans une optique de capacitation [4]. L’idée également en miroir est que personne n’a tous les pouvoirs : un politique de haut vol, un chef d’entreprise aura aussi à son niveau des limitations dans son pouvoir d’action : parce qu’il y a des normes supranationales ou infranationales à respecter, la volonté des citoyen·nes et/ou des consommateur·trices à écouter etc. En tant qu’éléments du système, iels sont également interconnecté·es et donc limité·es aux autres et sujets à l’effet d’entrainement. Cette interdépendance invite à ne pas reporter toute la responsabilité du fonctionnement du système sur d’autres mais au contraire à chercher à évaluer la place que l’on a et les effets que l’on peut produire en fonction de celle-ci.

En conclusion, nous sommes aujourd’hui de nombreux animateur·trices à ressentir que l’on a dépassé le stade des constats. S’il est toujours utile de poser les problématiques et de proposer une analyse fine de celles-ci, nos publics sont déjà généralement bien au courant des dysfonctionnements du système, ils en sont parfois même déjà affectés directement et dans bien des cas les personnes sont anxieuses et déprimées par le contexte général – climat, guerre, pandémie, impasses politiques etc. En caricaturant, on pourrait considérer que le travail de sensibilisation est fait, il faut maintenant s’atteler plus intensément à la mise en action. Les questions qui se posent de manière aigue et que l’on retrouve chez nos publics sont « Peut-on quelque chose ? » « Si oui, quoi ? » et surtout « Comment ? Comment transformer le système ? comment enrailler ce qui déraille et construire autre chose ? ». Soutenir la prise de conscience que le système n’est pas quelque chose d’extérieur à nous qui nous surplombe et nous écrase mais que nous sommes partie prenante de celui, que là où nous sommes dans ce système, nous avons du pouvoir sur lui, petit ou grand en fonction de la position que nous occupons et que de là où nous sommes nous avons des leviers d’action politique, sociale, économique, technique est un premier pas nécessaire pour redonner espoir et s’engager dans la co-création d’un monde plus juste, égalitaire et durable.

Notes de bas de page

[1] Nous faisons référence ici à l’éducation permanente et à l’éducation à la citoyenneté mondiale dans lesquelles nous sommes actifs. La réflexion peut certainement être étendue à d’autres types d’éducation qui ont des objectifs de transformation sociale telle que l’éducation relative à l’environnement, l’éducation au développement durable etc.

[2] Notons que cette identification prioritaire des écogestes comme leviers d’action est assez éclairant sur notre culture sociale : il s’agit en effet d’actes individuels, qui mobilisent notre pouvoir économique et qui se réalisent dans le sphère domestique. Que les personnes y pensent en premier est révélateur une société ultra individualiste où les logiques économiques colonisent tous les aspects de la vie.

[3] Nous pensons ici à toutes les initiatives et modes de vie alternatifs (habitat partagé, coopératives, école à pédagogie alternative etc…) qui ne cherchent pas forcément à agir sur les cadres légaux mais construisent à côté pour faire la démonstration que d’autres modes d’organisation collective sont possibles et devenir sources d’inspiration pour d’autres fonctionnements socio-politiques.

[4] Capacitation: donner les compétences et capacité nécessaire aux individus pour qu’ils puissent se prendre eux-mêmes en charge.

Le commerce équitable Nord-Nord est-il la clé d’une consommation responsable ? – Analyse

Comment rivaliser avec la célèbre tarte aux fraises de votre maman tout en optant pour une consommation durable et responsable ? La réponse pourrait bien être à la fois sous vos yeux et à des kilomètres. Confrontés à de nombreux choix, nous sommes parfois perdus entre toutes les appellations, labels ou encore filières de production. Pourtant, opter pour une consommation durable et responsable peut s’avérer plus simple que ce qu’il n’y paraît… ce serait presque du gâteau !


Une analyse de Nathalie BLONDLET, diplômée du master en sciences de la population et du développement de l’Université de Liège

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Le commerce équitable Nord-Nord est-il la clé d’une consommation responsable ?

Avant de présenter le commerce équitable Nord-Nord, parlons de ses racines, le commerce équitable Nord-Sud. Depuis quelques années, nous entendons souvent le terme « commerce équitable ». Nous le retrouvons sur de plus en plus de produits comme le café, les barres de chocolat, du thé… Mais quelles sont les valeurs et objectifs défendus par ce concept ?

Le commerce équitable comporte trois dimensions du développement (Favreau, 2005). La dimension économique avec des petits producteurs des pays du Sud vendant leurs produits à des pays du Nord à un prix équitable. La dimension sociale via le respect des conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) en matière de normes de travail et environnementales. La dimension environnementale par une orientation vers une certification « organique » provenant à l’origine des associations écologiques du Nord.

Autrement dit, le commerce équitable est un partenariat commercial réglementé qui s’inscrit dans les logiques du développement durable de manière à être un modèle d’économie éthique et responsable. Historiquement, le commerce équitable s’est d’abord développé via l’axe Nord-Sud. Ce terme signifie l’importation des produits des pays du Sud dans les marchés des pays du Nord afin d’y être vendus.

Le commerce équitable a vu le jour le lendemain de la seconde guerre mondiale. A cette époque, le commerce équitable solidaire est tourné vers des projets d’aide aux populations vulnérables victimes de la guerre ou de catastrophes. Entre 1960 et 1990, le commerce équitable représentait un commerce alternatif en lien avec l’idéologie du tiers-mondisme[1]. Au début des années 1990, est apparu ce qu’on peut appeler « le commerce équitable labelisé » avec tous les labels qu’on lui associe aujourd’hui (Blanchet & al, 2023). Ce concept a parcouru les décennies tout en s’adaptant au monde changeant de notre époque contemporaine.

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L’émergence du commerce équitable Nord-Nord

Vous souvenez-vous des faits marquants des années 2000 ? Le passage du Franc à l’Euro en 2002, les débuts de Facebook et de Twitter en 2006, le premier IPhone d’Apple en 2007 et la crise laitière de 2009… Pour rappel, ce dernier évènement a particulièrement secoué l’Europe. Les prix du lait ont chuté en-dessous des coûts de production. En Belgique, les agriculteurs et agricultrices ont déversé des millions de litres de lait sur les prairies (Enabel, 2023). Face à la crise, une série d’acteurs se sont mobilisés pour sauver des milliers d’agriculteurs menacés de faillite.

La crise laitière a permis l’installation et le développement du commerce équitable Nord-Nord en Europe. Celui-ci se veut être plus centré sur le caractère local des produits. La Belgique devient le terrain de nouvelles organisations comme Belgian Fair Trade Federation (BFTF), ainsi que des initiatives émanant de producteurs agricoles, de fédérations de producteurs comme Fairebel ou encore le Lait de la Baraque (Enabel, 2023). Par exemple, pour chaque litre de lait « Fairebel » vendu, la coopérative Faircoop rémunère de 10 cents supplémentaires ses producteurs (Oxfam-Magasins du Monde, 2013).

Depuis 2009, le commerce équitable Nord-Nord n’a cessé de s’étendre en termes d’acteurs mais aussi en termes de gammes de produits vendus. Et pour cause, les pays de l’hémisphère Nord continuent de traverser des crises telles que les crises économiques, énergétiques, sanitaires ou encore environnementales dues aux changements climatiques. Ces évènements ont créé un terrain favorable au commerce de proximité, aux produits dits « locaux ». Remémorez-vous, lors de la pandémie Covid-19, le boom qu’il y a eu pour les producteurs locaux. Selon l’étude de la Commission européenne sur l’impact de la Covid-19 sur le comportement des consommateurs, 81% des répondants ont acheté plus près de chez eux et ont soutenu les entreprises locales. 67% des consommateurs en 2020 ont déclaré qu’ils achetaient des produits plus respectueux de l’environnement même s’ils sont plus onéreux (Commission européenne, 2021).

Selon une étude d’Enabel, les ventes de produits équitables en Belgique en 2022 étaient de 34,6€ par personne, dont 27,8€ pour le commerce équitable Nord-Sud et 6,8€ pour le commerce équitable local belge (Enabel, 2023).

Local ? Délimite-moi si tu peux !

Le commerce équitable Nord-Nord reprend les principes du commerce équitable Nord-Sud. La différence se situe au niveau de la zone géographique. Comme son appellation l’indique, le commerce équitable Nord-Nord est un commerce entre les pays du Nord. Celui-ci porte l’étiquette d’un commerce de solidarité locale.

Toutefois, il est important de noter l’ambiguïté de la notion de “local”. Celle-ci définit un espace élastique qui s’étire en fonction des pratiques des acteurs. De plus, le local est soumis à des effets de dilatation et de contraction qui évoluent dans le temps (Consalès et al, 2022).

Imaginons que vous devez réaliser une tarte aux fraises et vous mettez un point d’honneur à consommer local. Vous regardez les ingrédients de la recette et vous vous rendez compte qu’il va vous falloir acheter trois produits : une demi-douzaine d’œufs, un ravier de fraises et de la farine. Pour les œufs, vous connaissez un agriculteur dans un village voisin. Il n’y a pas de doute pour vous, ces œufs sont plus locaux que ceux qui proviennent d’élevages aux quatre coins de la Belgique. Ensuite, pour les fraises vous choisissez celles qui viennent de Flandre car c’est quand même plus local que les fraises venant de France. Enfin, il vous reste la farine. Vous connaissez un moulin, il est au nord du Grand-Duché du Luxembourg et en plus, sa farine est certifié Bio, ce sera parfait pour votre délicieuse tarte aux fraises ! Vous pouvez désormais démontrer vos talents de grand chef pâtissier.

Cependant, si nous nous penchons sur ces produits locaux, nous pouvons percevoir différentes dimensions locales. Nous avons des œufs du village voisin, des fraises de Flandre et de la farine d’un autre pays. Nous sommes sur des aires géographiques différentes, pourtant, selon vous, vous avez consommé local. La notion de local est difficilement arrêtable.

De plus, d’autres facteurs peuvent faire varier la notion de local. Comme par exemple, les moyens techniques tels que les transports ou encore les échelles administratives (Consalès et al, 2022). C’est pourquoi la notion de « local » reprend différentes échelles de valeurs, qui peuvent se compter en kilomètres, en échelle régionale, nationale ou encore entre des pays du Nord.

En bref,  les territoires dits locaux mettent en jeu toutes sortes de ressources et d’interactions à moyenne, grande ou très grande distance. En ce sens, comme le dit Pierre Veltz : « le local n’est souvent guère plus qu’une illusion d’optique » (Veltz, 2020, p. 44). Ce qui complexifie la possibilité d’en tirer une définition unique et partagée.

Pourquoi le local a tellement de swipes à droite[2] ?

Le local est la star du moment ! En 2021, le commerce équitable international (vendu en France) avait dépassé 1 300 millions d’euros tandis que le commerce équitable origine France atteignait 700 millions d’euros (Commerce Equitable France, 2022). Au total, sur les 2 millions d’euros, le commerce équitable local représente 35%. Cette proportion augmente d’année en année.

La succession de crises au Nord est un facteur important dans cette évolution du « local ». Le commerce équitable Nord-Nord semble accompagner l’évolution des souhaits de nombreux citoyens et de consommateurs autour d’un désir identitaire local et/ou national en opposition à une mondialisation perçue comme menaçante (Salliou, 2018). Ce qui est local est considéré comme bon par principe, tandis que ce qui ne l’est pas suscite une défiance par principe (Veltz, 2020).

Si le commerce équitable Nord-Sud est ouvert avec la mondialisation, le commerce équitable Nord-Nord, quant à lui, résonne avec le localisme (Salliou, 2018).

Les circuits courts sont également vus comme une manière de rouvrir des commerces de proximité, d’embaucher ou favoriser l’installation des jeunes de la région. Les acteurs agissants dans les circuits opèrent en faveur d’un développement local, dont ils bénéficieront (Le Velly, 2011). Le local peut être ainsi saisi comme une protection, un refuge ou encore un refus opposé à ce qui est apparu de plus en plus comme une menace pour les identités historiques (Veltz, 2020). Le Localisme est une forme de protection contre « l’extérieur ».

Le localisme fait écho à l’émergence d’une nouvelle phase historique marquée par les priorités nationales plutôt qu’internationales (Salliou, 2018). La caractéristique locale d’un produit est devenue tellement importante, qu’elle est de loin la principale priorité des répondants (Enabel, 2021). Et même les entreprises s’y mettent, par exemple, l’entreprise Danone considère que l’origine locale des produits a une importance plus élevée que le tournant vers le bio (Veltz, 2020).

Le commerce équitable Nord-Nord a émergé en tant que réaction aux multiples crises rencontrées dans les pays du Nord. Un enjeu majeur pour le commerce équitable Nord-Nord est de s’adapter aux changements des attentes des consommateurs influencées par les crises qui redéfinissent leurs priorités, leurs préoccupations et leurs demandes (Blondlet, 2024).

Le bazar des labels : où la confusion devient tendance

Nous ne vous apprenons rien en écrivant que le label est un repère visuel permettant à chacun de comprendre rapidement si le produit est bio, éthique, écologique, venant du commerce équitable, local, etc…

Cette labélisation a été très bénéfique pour le commerce équitable car ça lui a permis de passer d’une activité associative à une filière agroalimentaire comparable à celle de l’agriculture biologique (Poret, 2007). Cependant, la multiplication des labels a entraîné une grande confusion chez les consommateurs (Oxfam-Magasins du Monde, 2013). En effet, cette prolifération pose un problème de visibilité et de cohérence des informations transmises aux consommateurs (Ballet & Carimentrand, 2006). De plus, des labels du commerce durable ont émergé en profitant de leur flou identitaire, notamment grâce à leur proximité avec les labels du commerce équitable (Oxfam-Magasins du Monde, 2013). Pour simplifier la distinction entre ces deux termes très semblables, le commerce durable est moins exigeant au niveau des critères sociaux que le commerce équitable et ce dernier est moins focalisé sur les impacts environnementaux que le commerce durable.

Ajoutez à ça ces labels spécialisés dans le commerce équitable Nord-Nord, par exemple avec le label Bio Equitable en France… et voilà, nous, consommateurs, nous perdons le nord.

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Dans cette myriade de labels (belges, européens ou non) choisis pour l’exemple, nous pouvons y retrouver des labels tels que le bio, le local, l’appellation d’origine protégée, le commerce équitable, de programmes de durabilité. Des labels assez courants et qui sont parfois cumulés avec d’autres. Sur les quatorze ici proposés, combien en avez-vous reconnus ? Vous pouvez tous les retrouver sur le site infolabel.be[3] pour vérifier votre score !

De plus, dans ce désordre de labels, certains ont été créé par les entreprises elles-mêmes, sans nécessairement une vérification du respect des critères par des organismes indépendants. Le label est devenu au fil du temps un argument de vente. Si vous souhaitez un coup de pouce pour les reconnaitre, Belgian Fair Trade Federation propose un guide [4] . Le site infolabel.be également.

Une cohabitation idéale entre produits presque jumeaux

Si d’un côté nous percevons l’importation de produits pouvant être disponibles localement comme écologiquement questionnable (Le Velly, 2011), nous devons nous rendre à une évidence : certains produits ne pourront pas être produits en Belgique ou dans nos pays voisins. Le café est un exemple.

De ce fait, une voie choisie par les acteurs du commerce équitable est celui de vendre des produits provenant des deux types de commerces et d’effectuer ainsi une cohabitation entre les gammes de produits (produits Nord-Nord et produits Nord-Sud). Leur offre se décline comme suit. Le commerce équitable Nord-Nord s’articule autour des marchandises pouvant être produites dans nos contrés. Tandis que le commerce équitable Nord-Sud se concentre davantage sur les produits ne pouvant pas être cultivés chez nous. Grâce à cette répartition des gammes de produits nous pouvons éviter de mettre en concurrence directe des pommes de la région Liégeoise avec des pommes d’Afrique.

Le commerce équitable Nord-Nord est perçu comme une expansion du commerce équitable pour les acteurs de ce domaine. Un produit Nord-Nord n’est pas meilleur qu’un produit Nord-Sud et vice versa. Les acteurs veulent permettre aux deux commerces équitables de se développer et veillent à ce que la cohabitation se passe sereinement.

Et c’est ainsi que les deux commerces équitables vécurent côte à côte et eurent beaucoup de succès.

Pas tout à fait ! Si le discours se veut égalitaire, la pratique montre une différenciation entre les gammes de produits Nord-Nord et Nord-Sud. Comme expliqué dans le point ci-dessus, la zone géographique est une caractéristique centrale dans la répartition des produits dans les gammes. Cependant, le caractère local est une demande en constante augmentation au sein de la population.

Des trois organismes interviewés[5] tous effectuent une distinction entre les produits en fonction de la zone géographique de provenance. Par exemple, dans une boutique, vous pourriez retrouver tous les produits locaux sur une étagère bien précise, sur le E-shop d’une ONG une classification des produits qui comprend la division « fournisseur du Nord » et « partenaires-producteurs du Sud » . Ou encore, un organisme possède deux marques distinctes dont une qui regroupe tous les produits Nord-Nord de cet organisme.

Sortons une minute du monde des acteurs de la coopération au développement et regardons nos grandes surfaces. Vous avez déjà sûrement vu cette séparation, entre les sites en ligne qui mettent un onglet pour les produits locaux, les supermarchés qui créent des visuels pour montrer les produits belges ou encore la campagne de Delhaize qui change son nom en Belhaize pour soutenir l’agriculture belge. Le caractère local est devenu bien plus qu’une caractéristique, c’est désormais un argument de vente.

En plus de cette différence entre les gammes (Nord-Nord et Nord Sud) et leurs labels, une autre s’est également développée ces dernières années : des labels spécifiques au commerce équitable local. Ces nouveaux labels propres au commerce équitable Nord-Nord posent également un problème de visibilité pour le consommateur. Une pluralité de labels cause ainsi des difficultés au consommateur pour comprendre et identifier correctement le label.

En résumé, les acteurs du commerce équitable soutiennent une cohabitation complémentaire des produits, n’en mettant pas en avant les uns plus que les autres. Cependant, la différenciation se trouve dans la structuration des gammes et dans la pluralité des labels apposés sur les produits.

Comment faire son choix dans cette myriade d’options ?

Vous ne savez quels produits choisir entre les produits locaux, bio et du commerce équitable ? Vous pourriez être tenté par choisir le produit local car il ne doit pas faire le tour du monde pour parvenir jusqu’à votre assiette et vous connaissez même peut-être les cultivateurs. Cependant, local ne veut pas forcément dire « meilleur choix ». Qu’en est-il des pesticides utilisés sur les fraises ? Nous ne savons pas toujours ce qu’il peut se cacher derrière la belle image du produit local.

Vous serez tenté de jeter votre dévolu sur les produits bio. Là, vous êtes sûr qu’il y a des normes pour que les produits soient bons pour votre santé. Certes, mais savez-vous comment ceux-ci sont transportés ? Des fraises du sud de la France acheminées en Belgique par camions seront plus polluantes que des fraises ayant voyagées en avion. Pour l’écologie, nous avons déjà vu mieux.

Vous vous tournez alors vers les produits du commerce équitable Nord-Sud. Au moins, il y a des normes au niveau économique, environnemental et social. Donc, par logique, le produit devrait être meilleur que les autres même s’il vient de l’autre bout du monde. Une confiture de fraises venant du commerce équitable Nord-Sud pourrait coûter deux fois moins chère que celle d’une ferme de nos régions. Attirez par la différence de prix, vous seriez peut-être tenté de faire une bonne affaire. Toutefois, souvenez-vous qu’il n’y a pas le même coût de production entre ces différentes parties du globe. Achetez un produit d’ailleurs c’est également prendre un risque de déforcer les entreprises locales et avant cela, nos producteurs locaux.

Et si la solution était de consommer des produits du commerce équitable Nord-Nord ? Il peut combiner plusieurs aspects intéressants si nous souhaitons nous orienter vers une consommation responsable. Notons que les gammes se développent progressivement mais restent encore limitées. De plus, pour certains produits, il faut être prêt à débourser plus d’argent que leurs homologues en supermarchés, ce qui n’est pas forcément possible pour tout le monde. Finalement, si le commerce équitable Nord-Nord ne représente pas la solution tant attendue, il mérite néanmoins d’être soutenu afin qu’il puisse se développer et pouvoir concurrencer les produits des supermarchés.

 Il est l’heure de mettre la main à la pâte !

Avant de vous lancer directement dans la création d’un potager maison pour cultiver, en autres, des fraises, il existe des pistes pour consommer responsablement et durablement. Si vous cherchez The solution miracle, sachez qu’elle n’existe pas. Car consommer c’est réaliser un choix. S’il est facile de s’y perdre parmi tous les choix de produits, pas de panique, nous pouvons commencer pas après pas !

Portez votre attention sur vos achats, renseignez-vous de la provenance, des conditions d’exploitations, … Soyez attentif à ce dont vous achetez, c’est le premier pas d’une consommation responsable et durable. En attendant d’avoir des possibilités de consommation qui rempliraient l’ensemble des critères de durabilité, consommer en fonction de ce que vous trouvez le plus important au regard de vos idéaux, de vos valeurs, choisissez les éléments qui vous aideront à prendre vos décisions en tant que consommateur. Vous êtes maitre de votre consommation et responsable de celle-ci.

De plus en plus d’initiatives naissent et permettent aux consommateurs un choix alternatif aux supermarchés. Des agriculteurs décident de créer une petite boutique avec leurs produits, des marchés locaux et bio se développent, des évènements rassemblant des producteurs issus du commerce équitable s’organisent, … La vie communautaire regorge de plus en plus de possibilités de consommation.

Enfin, sur le plan international, il reste encore des actions à mener. Certains labels, certaines ONG mettent en place des structures permettant de respecter des critères de durabilité sur le plan économique, environnemental et social. Le commerce équitable se développe d’année en année mais ne couvre pas encore la plupart des produits.

Le futur est en pleine construction et nos modes de consommation pourront être modifiés par de nombreux facteurs. Est-ce que le dérèglement climatique permettra l’agriculture de produits de type « exotique » dans nos contrés ? Est-ce que le commerce équitable Nord-Nord mettra à mal le commerce équitable Nord-Sud ? Est-ce que la situation politique donnera des coups d’accélérateurs aux évolutions positives et durables des marchés ?

Parmi toutes ses questions sur notre avenir, gardons en tête ceci : si les enfants d’aujourd’hui sont les adultes de demain, nos choix de consommation d’aujourd’hui sont leurs possibilités de consommation de demain. Ainsi, chaque geste compte, car il dessine les contours du monde que nous leur laisserons en héritage.

 

Bibliographie 

Ballet J., & Carimentrand A., (2006). La consommation engagée et l’institutionnalisation économique du commerce équitable. Économie et Solidarités, n° 2, p. 42‑56. https://ciriec.ca/pdf/numeros_parus_articles/3702/ES-3702-04.pdf

Blanchet, V., Coulibaly-Ballet, M., Fournier, S. & Righi, L. (2023). Les nouveaux périmètres du commerce équitable. Revue de l’organisation responsable, 18, 6-22. https://doi.org/10.54695/ror.182.0006

Blondlet, N. (2024). Stage et mémoire : « Comment l’adoption du commerce équitable Nord-Nord transforme-t-il le commerce équitable au niveau de ses stratégies de vente ainsi que de son identité ? ». (Unpublished master’s thesis). Université de Liège, Liège, Belgique. Retrieved from https://matheo.uliege.be/handle/2268.2/21265

Commerce Equitable France (2022). Observatoire du commerce équitable 2021. https://www.commercequitable.org/wp-content/uploads/cef-observatoire-commerce-equitable-2021.pdf

Commission européenne (2021). Données clés sur les consommateurs en 2020. Consulté le 24 juin à l’adresse https://commission.europa.eu/document/download/f9ad98fe-c8b9-422a-8f95-0179bc969147_fr?filename=120321_key_consumer_data_factsheet_fr.pdf

Consalès, J., Guiraud, N. & Siniscalchi, V. (2022). Les expériences du « local ». Variations et tensions autour de l’alimentation locale dans la région marseillaise. Natures Sciences Sociétés, 30, 58-71. https://doi.org/10.1051/nss/2022019

Enabel (2021). Enquête d’opinion consommation responsable. Rapport complet. https://www.tdc-enabel.be/wp-content/uploads/2021/09/Rapport-complet_enquete_consommation-res_2021.pdf

Enabel (2023). Le commerce équitable local belge et européen. 2ème édition. https://usercontent.one/wp/www.tdc-enabel.be/wp-content/uploads/2023/03/Le-commerce-equitable-belge-et-europeen-2e-Ed.pdf?media=1639485290

Favreau, L. (2005). Commerce équitable, économie sociale et coopération internationale : les nouveaux croisements. Revue Interventions économiques [En ligne], 32 | 2005, https://doi.org/10.4000/interventionseconomiques.878

Le Velly, R. (2011). Si loin, si proches : la difficile association entre circuits courts et commerce équitable. Revue Tiers Monde, 207, 133-149. https://doi.org/10.3917/rtm.207.0133

Oxfam-Magasins du Monde (2023). Rapport annuel 2023. Consulté le 22 juin 2024 à l’adresse https://oxfammagasinsdumonde.be/content/uploads/2024/06/Rapport-Annuel-2023-1.pdf?_gl=1*a32yve*_gcl_au*NTk5MjI4OTEuMTcxNjk4MTA1NQ..*_ga*ODA2NTE2MDgwLjE3MDg4NzE5OTE.*_ga_4TFCC4HR49*MTcxOTA1NTIzNy45LjEuMTcxOTA1NjA4Mi41MS4wLjA

Poret, S. (2007). Les défis du commerce équitable dans l’hémisphère Nord. Économie rurale, 302, 56-70. https://doi.org/10.4000/economierurale.2083

Salliou, N. (2018). Le commerce équitable : d’un projet alternatif à l’accompagnement de la mondialisation. Pour, 234-235, 135-141. https://doi.org/10.3917/pour.234.0135

Veltz, P. (2020). Le tournant local : puissant et ambivalent. Constructif, 55, 39-45. https://doi.org/10.3917/const.055.0039

 

Notes de bas de page

[1] Le tiers-mondisme est un courant de pensée et un mouvement politique, idéologique et militant qui a émergé dans les années 1950-60. Il s’agit d’une vision solidaire envers les pays du « tiers-monde » (terme désignant les nations en développement).

[2] Faire un swipe à droite fait référence aux applications de rencontre comme Tinder.  Quand le  profil d’un potentiel partenaire vous plait, vous glissez sa photo de profil vers la droite de l’écran. Ensuite, vous espérez qu’il fera de même avec votre photo afin que l’application vous permette de discuter ensemble.

[3] https://www.labelinfo.be/fr

[4] http://www.bftf.be/IMG/pdf/guide_des_labels_bftf_internet-compresse.pdf

[5] Cette analyse est une production originale inspirée du mémoire « Comment l’adoption du commerce équitable Nord-Nord transforme-t-il le commerce équitable au niveau de ses stratégies de vente ainsi que de son identité ? » , mémoire réalisé par Nathalie Blondlet dans le cadre du master en sciences de la population et du développement en 2024 de ULIEGE. https://matheo.uliege.be/handle/2268.2/21265

Fabriek Paysanne : construire la souveraineté technologique dans l’ère du « tout numérique » – Analyse


Une analyse de Coline PREVOST, diplômée du master en agroécologie (ULiège/ULB)

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Alors que l’agriculture numérique s’impose comme une voie unique pour répondre aux crises agricoles et écologiques, des collectifs paysans militants dessinent d’autres chemins d’innovation, en marge des logiques capitalistes et au plus près des communautés paysannes. 

À la fin de l’été 2023, la faculté de Gembloux (ULiège) clôturait le projet AGreenSmart Erasmus+ avec plusieurs conférences sur l’agroécologie et l’agriculture numérique : Smart technology to support Agro-ecological transition | Opportunity or obstacle ?1 Si l’agroécologie dénonce et lutte en son sein contre l’agriculture industrielle, la technologie n’a pas d’antonymes. Pourtant le mariage des deux termes fait souvent débat. Bien que certains objectifs soient semblables entre la Smart Agriculture et l’agroécologie (alimentation saine et durable, amélioration des conditions de travail et de vie), ces deux paradigmes mobilisent des narratifs, des acteur·rices, et des stratégies parfois contrastées qui auront des conséquences sociotechniques radicalement différentes sur nos façons d’innover – dans quelles infrastructures, avec quel·les acteur·rices et quels moyens, etc. – et plus largement sur nos sociétés – les formes de travail, les modèles économiques, la justice sociale, les modes de gouvernance, la distribution des ressources. 

L’agriculture 4.0

L’agriculture numérique est un « ensemble d’outils, de pratiques et de plateformes « high-tech » pouvant être appliqués à l’agriculture, des drones et robots de récolte jusqu’aux sites d’e-commerce en passant par les cultures génétiquement modifiées » (L’autonomie confrontée à l’AgTech, 2023)

Les systèmes agricoles ont toujours été source et terrain d’innovations et d’améliorations. Si les objectifs recherchés ont sensiblement toujours été les mêmes – optimiser les systèmes de production, améliorer la qualité et la productivité des semences, améliorer les conditions de travail des humains –, la méthodologie employée pour innover a beaucoup changé. Les communautés agricoles, pendant des milliers d’années protagonistes des nouvelles techniques agricoles, ont progressivement disparu du processus d’innovation en agriculture qui s’est déplacé dans les universités et centres de recherche, mais aussi dans les entreprises privées. Cette privatisation du savoir a transformé l’innovation en un lieu de spéculation et de promesses spectaculaires, l’agriculture numérique étant la dernière en date. 

L’agriculture numérique, ou AG 4.0 se matérialise via diverses technologies numériques, lesquelles reposent de manière générale sur un système économique globalisé (de l’extraction des ressources premières à la commercialisation en passant par leur utilisation), et une lourde infrastructure sociale, réunissant différents acteurs de l’agro-industrie, de l’industrie numérique, des biotechnologies et de la finance (A growing culture et al., 2023). Les orientations technico-économiques en agriculture sont donc le fruit d’un consortium de personnes et d’organisations éloignées des réalités socio-matérielles de l’agriculture, produisant ainsi des solutions techniques standardisées, parfois coûteuses, et souvent déconnectées des besoins agricoles. Or, c’est à celles et ceux qui subissent la transformation de leurs conditions de travail et de vie engendrée par les nouvelles technologies agricoles d’en déterminer l’horizon2. 

Si l’agriculture numérique paraît parfois futuriste3, elle est la continuité logique du modèle corporatiste et dirigiste qui oriente les décisions technico-économiques en agriculture depuis une soixantaine d’années. En d’autres termes, les entreprises (semences, produits phytosanitaires, engrais, machines agricoles) et les Etats (via les subventions, les régulations, etc.) jouent un rôle central dans les orientations agricoles. Aujourd’hui, les entreprises qui investissent dans le Big Data4 agricole sont les mêmes que celles qui contrôlent le marché des semences, des OGM5 et des intrants chimiques, et l’on peut craindre un contrôle des systèmes alimentaires par quelques grandes corporations.   

 

Eclosio_ Fabriek Paysanne : construire la souveraineté technologique dans l’ère du « tout numérique »_Par Coline PREVOST, diplômée du master en agroécologie (ULiège/ULB)

Clarote for Coding Rights (Numéro de licence CC BY-NC-ND)

 

Bien qu’elle promette des solutions révolutionnaires, l’agriculture numérique ne modifie pas, ou superficiellement, les structures de pouvoir actuelles telles que la mainmise de quelques grands groupes sur le marché des semences, des engrais, de l’irrigation, ou encore la faible rémunération des agriculteur·rices quand les grandes surfaces réalisent de grands profits6. Le développement technologique est pensé dans les mêmes structures qu’à la seconde moitié du XXe siècle (entreprises, start-ups, centres de recherche, gouvernements) et motivé par des impératifs similaires : perspectives de profit, impératif de productivité, nécessité de nourrir une population grandissante, compétitivité internationale. Il n’y aurait donc « rien de neuf sous le soleil avec l’agriculture numérique » (Martin & Schnebelin, 2023), avec un discours sensiblement similaire à celui d’après-guerre. L’agriculture numérique, ou de précision, incorpore cependant les critiques historiques qui sont faites à la modernisation agricole au travers de nouvelles promesses : diminution des émissions de gaz à effet de serre, stockage de carbone, réduction de l’utilisation de produits phytosanitaires en les appliquant juste là où c’est nécessaire. Elle est par ailleurs marquée par l’arrivée de nouveaux acteurs importants, notamment des technologies numériques et du Big Data : Microsoft, Amazon, Google, etc. En effet, le numérique alimente d’une façon nouvelle le capitalisme via les nombreuses données qui sont générées sur les fermes, et qui permettent aux entreprises du Big Tech de s’enrichir en se les appropriant. Il y a donc un double mouvement de reproduction de discours et de technologies dominantes présumées plus « vertes » ; et de renouvellement des formes d’accumulation capitalistes via la génération et l’appropriation des données numériques7 

« Au-delà d’une transition effective des pratiques, les technologies numériques en agriculture se sont imposées avant tout comme un secteur d’investissement public et privé dans l’innovation. » (Oui, 2023) 

Gouvernance technologique

Dans les pays du Nord, les programmes d’innovation pour l’agriculture8 s’orientent vers la promotion des technologies numériques et y voient un moyen de lier écologie et compétitivité. L’agriculture numérique remplit le vide laissé par les gouvernements et leur permet de repousser certaines décisions politiques, renforçant ainsi des situations d’oppression injustes. Par exemple, aux Etats-Unis, où les élevages laitiers font intervenir beaucoup de main d’œuvre immigrée, le robot de traite permet d’automatiser cette activité sans répondre à la demande de reconnaissance des droits sociaux des travailleur·ses migrant·es (Nelson et al., 2024). L‘agriculture numérique joue la carte de la promesse auprès des agriculteur·rices ; celle de produire plus, de travailler moins, de vivre mieux en somme. Elle propose des solutions concrètes et rapides à mettre en place pour répondre à des problèmes urgents : le manque de rémunération, les dettes, la charge de travail, etc. L’effet d’annonce est grand et les technologies numériques sont promettantes. Oui, mais à quel prix ? (Carolan, 2023). 

L’accélération de la numérisation empêche d’appréhender les incertitudes qui l’accompagnent : le coût environnemental de cette transition, le renforcement des inégalités, le risque de laisser de côté les agriculteur·rices qui n’adoptent pas ces technologies, le renforcement de la séparation nature/culture du fait de l’abstraction liée à ces outils9, la perte de savoir-faire et de compétences laissés aux technologies (par exemple la traite, l’observation des cultures, ou encore la prise de décision). La numérisation agricole n’est pas neutre : elle transforme durablement nos façons de travailler et de communiquer, nos territoires et nos corps. On peut par exemple voir que les circuits sur lesquels reposent le développement et le fonctionnement des technologies numériques reproduit une géographie coloniale10: d’apparence verte chez nous, elle est source de pollution et d’oppression ailleurs11. L’agriculture numérique est une des façons de répondre à l’urgence écologique et sociale mais elle a tendance – de par la vision unique du progrès qu’elle transporte, du pouvoir décisionnel et opérationnel des acteurs et des structures qui la soutiennent – à effacer les autres manières d’y faire face (Arora et al., 2020) 

L’agroécologie paysanne est une de ces alternatives. Elle propose des balises intéressantes pour penser d’autres façons d’innover et de faire société – justice sociale ; déconstruction des dominations de genre, de race et de classe ; ancrage sur le terrain ; valorisation des connaissances et des savoir-faire des paysan·nes et agriculteur·rices – réinventant le rapport entre technologie et agriculture. On dit aussi que l’agroécologie paysanne est une agroécologie « forte » car elle intègre les questions politiques et sociales inhérente à la transition des systèmes alimentaires (vision des mouvements sociaux, tels que La Via Campesina), à l’inverse d’une agroécologie « faible » qui s’intéresse surtout aux questions techniques, agronomiques et de biodiversité (souvent la vision des gouvernements).

A ce propos, Growing Culture et ETC Group proposent un guide méthodologique pour décoder les récits que les entreprises développent autour de l’AgTech, ou agriculture numérique (A growing culture et al., 2023) :

  • Qui propose ces solutions ? Pour qui ?
  • Quelle vision de l’agriculture soutiennent ces solutions ?
  • À qui profitent-elles ? Qui est laissé de côté ?
  • Qui peut refuser ces technologies ?
  • Quelle est la place des agriculteur.rices dans le développement de la technologie et dans sa maintenance ?
  • Sur quels types de liens sociaux et économiques reposent ces technologies ?
  • Est-ce que le dispositif est reproductible ? Par qui ?

Méthodiquement posées et pensées comme des boussoles, ces questions permettent de garantir les conditions d’un développement technologique au service de l’autonomie paysanne.

Pensée dans la continuité de la souveraineté alimentaire12 et d’une agroécologie « forte », la souveraineté technologique s’inscrit dans une démarche d’autonomisation des paysan·nes vis-à-vis des espaces de décision et de développement usuels. Il y a donc une dimension contestataire et technocritique13 au sein de ce mouvement. 

Fabriek Paysanne14

Fabriek Paysanne est un collectif paysan basé à Bruxelles qui accompagne les paysan·nes dans leur souveraineté technique. Au départ de Fabriek Paysanne, il y a une volonté collective de contribuer au changement écologique et social, et de réfléchir à une façon de travailler qui a du sens et qui s’articule autour de valeurs partagées – autogestion, travail des mains, anticapitalisme, horizontalité – et d’un constat : « la question agricole et paysanne est au cœur des luttes écologiques, sociales, antipatriarcales, décoloniales » (Ol de Fabriek Paysanne, 2024). Le militantisme de Fabriek Paysanne se matérialise à travers des outils, et ces derniers sont envisagés au-delà de leur dimension fonctionnelle ; ils sont la démonstration concrète d’une alternative aux chemins classiques d’innovations en agriculture. 

Le collectif accompagne les paysan·nes dans leur autonomie technique via la co-conception d’outils agricoles, la réalisation de réparations ou de chantiers sur ferme et la formation à l’autoconstruction (travail du métal et prise en main d’outils). Ces espaces sont tous des lieux de construction collective, d’échanges de savoirs et de connaissances, mais diffèrent dans leur mécanique et le type d’autonomisation qu’ils permettent. Par autonomisation on entend le fait, pour un groupe social donné, de disposer de ressources matérielles, cognitives, et de savoir-faire dans un milieu donné, afin de répondre à des besoins définis collectivement. Par exemple les outils agricoles développés en co-conception sont réparables à la ferme, avec peu de matériel, et les formations permettent d’acquérir les compétences nécessaires pour faire ces réparations. Les différents espaces d’accompagnement technique dialoguent et construisent ensemble un terrain d’autonomie technique pour les paysan·nes. 

Pourquoi « paysan·ne » ?

Le terme paysan·ne a connu de nombreuses variations historiques et géographiques mais il est aujourd’hui utilisé pour se démarquer politiquement de l’agriculteur·trice, et par extension de l’agriculture conventionnelle. Auparavant terme d’oppression, plusieurs organisations syndicales et/ ou associatives qui luttent pour la reconnaissance et la défense de ce mode d’agir paysan se sont réapproprié le terme afin d’inspirer l’action collective des mouvements ruraux (Edelman, 2013). C’est un terme qui diffère de l’agriculteur·trice et qui met en avant d’autres valeurs et façons de travailler. Dans Que ma joie demeure, Giono (1998) raconte les paysans qui « sèment pour eux » tandis que les ouvriers agricoles « sèment contre eux ». Van der Ploeg identifie plusieurs caractéristiques de la condition paysanne : la recherche de minimisation des coûts et des intrants, la diversification des cultures, la préférence pour les relations coopératives aux relations monétaires, la quête d’autonomie (Van der Ploeg, 2009, cité dans Edelman, 2013).

Des outils par et pour les paysan·nes

J’ai choisi d’explorer15 le dispositif de co-conception afin de comprendre la particularité du processus d’innovation de Fabriek Paysanne, et de mettre en évidence la méthodologie employée par le collectif en retraçant le parcours de développement d’un outil réalisé en co-conception : la Kabalèze. Cette démarche permet de mettre à jour comment sont négociés les choix techniques, comment sont prises les décisions, qui intervient dans le processus, et constitue un moyen intéressant pour développer une réflexion critique sur les objets qui nous entourent car oui, les objets sont politiques (Winner, 1980). 

Prenons l’exemple de la faux et de la moissonneuse. Ces deux outils ont la même fonction, celle de faucher, mais se distinguent par les environnements sociotechniques et les imaginaires auxquels ils renvoient car ils s’adressent à des échelles de production, des usager·es, des pratiques culturales et des rythmes de travail différents (les moissonneuses sont par exemple équipées de lumières et permettent ainsi de travailler la nuit). Ils incluent certain·es usager·es et leurs pratiques, en excluent d’autres, et reposent sur des ressources sociales et matérielles différentes. La faux pourrait être qualifiée d’ « outil paysan » en ce qu’elle permet une « maîtrise intellectuelle et pratique du fonctionnement des outils » (Sallustio, 2020), tandis que la moissonneuse suggère de plus grandes échelles de production, quoique pas nécessairement industrielles. 

Ainsi, la Kabalèze, un des outils développés en co-conception par Fabriek Paysanne, semblait être un point de départ intéressant pour développer ce type d’analyse politique de l’outillage. La co-conception a été pensée par le collectif dès le début comme une façon de produire des outils en partant des besoins du terrain et des pratiques des paysan·nes. Plusieurs idées et besoins convergeaient vers l’idée d’une charrette de récolte qui serait plus stable et plus grande qu’une brouette.  

« J’avais envie de développer l’équipement le plus léger possible et non motorisé. Donc c’était l’idée d’avoir un outil qui permettait de repiquer, de récolter de manière non motorisée et qui optimisait un petit peu le fonctionnement qu’on avait de base. » (Sébastien, maraîcher, 2024)

Image d'une kabalèze

Photo personnelle, ferme de la Grange Cocotte, juin 2024

 

Si l’idée paraît simple au départ, il s’agit d’un parcours non-linéaire qui fait montre d’un réel arbitrage collectif et de mises en débat. La Kabalèze traverse des épreuves successives sur le terrain (pratiques des maraîcher·es, topographie) et à l’atelier (contraintes et capacités techniques), qui permettent un réajustement continu des besoins auxquels répond l’outil. Il ne s’agit pas ici de décrire en détail le parcours de cet outil, mais certains exemples illustrent bien les compromis qui sont faits pendant son parcours. 

Les premières Kabalèze sont construites avec des roues de vélo réemployées. Le recyclage n’est pas envisagé comme une pratique vertueuse en soi, mais comme un moyen de permettre aux maraîcher·es de changer facilement une roue qui viendrait à se casser. Le recyclage est donc un moyen pour rendre la charrette réparable à la ferme. C’est en produisant huit prototypes de Kabalèze à la chaîne que la Fabriek s’est rendu compte des inconvénients de ce choix technique : le recyclage prend du temps. L’un des objectifs de Fabriek Paysanne est cependant de produire les outils les moins chers possibles afin qu’ils restent économiquement accessibles. Tout au long du processus d’innovation, des valeurs sont ainsi négociées – ici entre l’accessibilité et la réparabilité.  

Par ailleurs, certain·es maraîcher·es ne sont pas présent·es au départ des discussions collectives mais nourrissent l’évolution de la Kabalèze autrement, notamment en la testant sur leur champ et en proposant des ajouts/modifications. Ainsi, la mise à l’épreuve de la Kabalèze dans plusieurs fermes met à jour de nouveaux besoins, qui seront intégrés ou pas dans l’outil selon qu’ils sont complexes et chronophages à réaliser, mais qui feront en tout cas l’objet d’une discussion collective au sein de la Fabriek et avec les maraîcher·es.  

« Dans toutes nos options on avait besoin de savoir si les changements qu’on allait faire qui allaient influencer la Kabalèze est-ce que c’était un vrai problème pour les gens qui l’utilisent maintenant » (Vic de Fabriek Paysanne, 2024) 

Les valeurs et priorités négociées – accessibilité, réparabilité, inclusivité – sont engagées vers une démarche de rupture avec les logiques capitalistes de production standardisée et de diffusion à grande échelle. La co-conception est un moyen de socialiser la production d’outils agricoles et d’en faire une activité créatrice, collective et politique au service d’intérêts collectifs plutôt que privés. 

Renouveler la culture technique…et les imaginaires

Les adaptations et les réglages sont inhérents aux outils paysans. C’est leur propre que de s’adapter aux conditions pédoclimatiques et au projet cultural de la ferme (Clerc, 2020). Des chercheuses parlent de « technologie fluide » pour décrire l’objet technique dont « les frontières ne sont pas trop rigoureusement fermées, qui ne s’impose pas mais sert, qui est adaptable, flexible et répondant » (de Laet & Mol, 2000, p. 252). Fabriek Paysanne, en ouvrant la porte aux adaptations, et ce même dans la phase de mise en production de plusieurs modèles en série, démontre sa capacité à intégrer la diversité, plutôt qu’exclure les spécificités. Si le collectif s’adapte aux conditions de terrain, aux paysan·nes et à leurs pratiques, c’est parce qu’il est pensé dans une volonté de mise au service des paysan·nes plutôt que dans une recherche de profit et de mise à l’échelle. 

La structure-même de Fabriek Paysanne est donc une innovation socio-technique en ce qu’elle rend possible un développement technologique en agriculture désintéressé et en dehors des espaces d’innovation habituels. C’est en quelque sorte une contre méthodologie qui répond Fabriek Paysanne met en place une gouvernance qui intègre les usager·es dans le processus, leur permettant ainsi d’être actif·ves dans la définition des équipements qui leurs sont utiles et légitimes à proposer des améliorations selon leurs pratiques culturales et leurs préférences. On parle aussi de pratique du care16 pour qualifier ce mode d’action au plus près des paysan·nes, accompagnant les pratiques situées et s’y adaptant sans projeter de conceptions dominantes, ou « top-down », sur l’évolution des outils et les pratiques agricoles qu’ils soutiennent. 

« En fait la charrette finalement on utilisait pas uniquement pour la récolte, mais plutôt comme table roulante, multi-usage en fait. Pour rincer les légumes par exemple […] ou pour faire un marché, ou… Finalement c’est assez multi-usage. (Anna, maraîchère, 2024)

 

Ainsi, au regard des nombreuses questions – sociales, économiques, éthiques, épistémiques – que soulève le développement de l’agriculture numérique, on peut légitimement s’y arrêter un peu afin de porter une analyse critique et d’imaginer d’autres modèles d’innovation en agriculture, au service d’une agroécologie paysanne et collaborative plutôt qu’au nom du progrès et de la modernité. Cela passe notamment par le développement d’organisations décentralisées, capables d’accompagner politiquement et techniquement les agriculteur·rices vers plus d’autonomie vis-à-vis des structures dominantes de l’outillage agricole. 

Si ce sont principalement des « paysan·nes », et plus particulièrement des maraîcher·es, qui participent à la co-conception, Fabriek Paysanne pourrait aussi travailler avec des agriculteur·rices plus « conventionnel·les », ou « historiques », afin d’accompagner toutes les fermes vers plus d’autonomie technique. Si la question de l’équipement en agriculture paraît apolitique, la réappropriation de nos outils de travail via la réflexion collective et l’échange d’expériences de terrain est l’amorce d’une réflexion plus globale sur ce que l’on produit, pour qui, comment ; ainsi que sur nos besoins et les moyens appropriés d’y répondre. 

Le manque que la société industrielle entretient avec soin ne survit pas à la découverte que les personnes et les communautés peuvent elles-mêmes satisfaire leurs besoins (Illich, 1973) 

Notes

1 Voir ici : https://www.gembloux.uliege.be/cms/c_11140475/fr/agreensmart-symposium 

2 Voir le site internet du Mouton Numérique : https://mouton-numerique.org/association/raison-detre/ 

3 Voir l’Agriculture du Futur sur le site web de Digital Wallonia :  https://www.digitalwallonia.be/agriculture/ 

4 Le Big Data « désigne des ensembles de données si volumineux et variés qu’ils dépassent les capacités des systèmes traditionnels de gestion de bases de données.  https://www.lebigdata.fr/definition-big-data 

5 Organismes génétiquement modifiés 

6 Pour aller plus loin, voir : https://beyondthegreen.media 

7 Pour en savoir plus sur ce nouvel ordre économique qu’est la propriété de la donnée, aussi appelé « techno-féodalisme », voir :  https://open.spotify.com/show/1AE4pciq0WlLQc2PKEKM36?si=d6de85102d6c4940&nd=1&dlsi=b196a031ff0f4f4f 

8 Voir par exemple le rapport #AgricultureInnovation2025, 30 projets pour une agriculture compétitive & respectueuse de l’environnement de Bournigal et al. (2015)  

9 Les agriculteur·rices/travailleur·ses agricoles ont moins de contact avec le vivant et passent plus de temps sur les écrans pour lire des données, programmer des outils, etc.  

10 Voir la carte de Clarote : INTERNET CARTOGRAPHIES | clarote. Le travail de Clarote rend visible les rapports de pouvoir qui imprègnent l’ensemble du fonctionnement du web, de la couche d’infrastructure physique à la sphère des décisions algorithmiques. « De quels territoires sont extraits les ressources minérales pour ce développement technologique ? Où vont les déchets électroniques ? Quels sont les valeurs intégrées dans les algorithmes des réseaux sociaux ? Qui bénéficie de la connectivité, et qui est laissé de côté ? […] Internet est un territoire en conflit qui affecte l’avenir de nos démocraties et les voies vers la justice climatique et socio-environnementale. » 

11 Amnesty International alerte quant aux conséquences dramatiques de l’extraction des minerais au Congo : République démocratique du Congo. L’extraction industrielle de cobalt et de cuivre pour les batteries rechargeables entraîne de graves atteintes aux droits humains – Amnesty International 

12 La souveraineté alimentaire est « le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite par des méthodes écologiquement respectueuses et durables, et leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles ». Pour en savoir plus : https://viacampesina.org/fr/la-souverainete-alimentaire-un-manifeste-pour-lavenir-de-notre-planete/ 

13  La technocritique désigne la « critique du progrès technique et de ses implications sociales, morales, philosophiques ». https://maisouvaleweb.fr/technocritique-starter-kit/#La_technocritique_en_tres_bref. Pour mieux comprendre cette notion on peut notamment se tourner vers Jacques Ellul ou Ivan Illich. 

14 Voir leur site Fabriek Paysanneet leur adresse mail : contact@fabriekpaysanne.org 

15 Bien qu’inspirée de son travail de fin d’étude, cette analyse est une production originale réalisée par l‘auteure en collaboration avec Eclosio. 

16 Arora et al. (2020) définissent la pratiques du care comme l’ « adaptation décentralisée […] et la réparation de leurs processus et produits à travers des pratiques situées d’utilisation et d’élimination ». À l’inverse, une pratique orientée vers des perspectives de profit recherche davantage la diffusion à grande échelle de produits finis.  

Bibliographie

A growing culture, ETC Group, & La Via Campesina. (2023). L’autonomie confrontée à l’AgTech (p. 73). https://viacampesina.org/fr/wp-content/uploads/sites/4/2024/01/Autonomy-in-the-Face-of-Agtech-FR.pdf 

Arora, S., Van Dyck, B., Sharma, D., & Stirling, A. (2020). Control, care, and conviviality in the politics of technology for sustainability. Sustainability: Science, Practice and Policy, 16(1), 247262. https://doi.org/10.1080/15487733.2020.1816687 

Bournigal, J.-M., Houllier, F., Lecouvey, P., & Pringuet, P. (2015). #AgricultureInnovation2025. 30 projets pour une agriculture compétitive & respectueuse de l’environnement. 

Carolan, M. (2023). Digital agriculture killjoy: Happy objects and cruel quests for the good life. Sociologia Ruralis, 63(S1), 3756. https://doi.org/10.1111/soru.12398 

Clerc, F. (2020). L’Atelier Paysan ou les Low-Tech au service de la souveraineté technologique des paysans. La Pensée écologique, 5(1), 33. https://doi.org/10.3917/lpe.005.0003 

de Laet, M., & Mol, A. (2000). The Zimbabwe Bush Pump: Mechanics of a Fluid Technology. Social Studies of Science, 30(2), 225263. 

Illich, I. (1973). La convivialité (Editions du Seuil). https://ia801705.us.archive.org/18/items/illich-convivialite/Illich_Convivialite.pdf 

Martin, T., & Schnebelin, É. (2023). Agriculture numérique: Une promesse au service d’un nouvel esprit du productivisme. Natures Sciences Sociétés, 31(3), 281298. https://doi.org/10.1051/nss/2023046 

Nelson, I. L., Faxon, H. O., & Ehlers, M.-H. (2024). Feminist political ecologies of agrarian technologies: Knowing the digital differently. The Journal of Peasant Studies, 51(6), 13031330. https://doi.org/10.1080/03066150.2024.2308637 

Oui, J. (2023). L’agriculture rêve-t-elle de moutons électriques ?Paradoxes des technologies numériques pour la transition environnementale de l’agriculture. Multitudes, 92(3), 6672. https://doi.org/10.3917/mult.092.0066 

Prévost, C. (2024). Faire paysan autour de la co-conception d’outils agricoles en collectif. Le cas d’une charrette maraîchère. Matheo. https://matheo.uliege.be/handle/2268.2/21106?locale=fr 

Winner, L. (1980). Do Artifacts Have Politics? Daedalus, 109(1), 121136. 

 

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques