L’art pour exister, l’art d’exister: l’engagement artistique des nouveaux migrants.


Synopsis 

Les migrants et plus particulièrement ceux qui ne disposent pas de papiers pour rester légalement sur notre territoire sont souvent invisibilisés dans notre société. Ils n’ont (presque) aucun droit et notamment pas le droit à la parole. Le parcours d’artistes à Cointes a voulu rendre leurs voix au collectif des Sans Papiers de Liège, nous interpellant sur cette invisibilité et nous invitant à réfléchir à l’art comme moyen de rendre la parole aux sans Voix.


Publié par UniverSud – Liège en juin 2018

 

Humain, spontanéité, beauté et force.

Sensibilité, joie, sans peur, légèreté du cœur.

Regards bienveillants.

Avenir possible, je t’écoute[1].

La question de la place des pratiques artistiques dans la vie des migrants reste relativement peu explorée. D’aucuns considèrent qu’elle est futile car lorsque l’on vit dans la précarité juridique, économique et sociale, l’espace restant dans la vie quotidienne pour l’expression artistique serait très restreint voire totalement inexistant. D’autres prétendent que les migrants ne possèdent quoi qu’il en soit pas les codes artistiques de la société dans laquelle ils arrivent. Cette approche ethnocentrique de l’art en fait donc des non-publics et des non-acteurs dans la sphère artistique nationale ou locale. Ces deux justifications du relatif désintérêt pour la thématique de la place des pratiques artistiques des migrants ne résistent pas à l’analyse. En premier lieu, la précarité, la pauvreté, l’oppression et la domination sont souvent des sources majeures de créativité artistique. Ainsi par exemple, une bonne partie de la culture musicale américaine de masse d’aujourd’hui trouve ses racines dans l’esclavagisme qui a nié l’humanité de celles et ceux qu’on appelle aujourd’hui les Africains-Américains. Ils sont en effet à l’origine du Blues, du jazz et donc aussi du hip-hop, le phénomène culturel le plus important de ce début de siècle. En second lieu, s’il est vrai que les migrants récents ne connaissent pas nécessairement la haute culture des pays dans lesquels ils arrivent, ils emmènent souvent avec eux des traditions artistiques que la société gagnerait à mieux connaître et reconnaître. L’exemple du projet musical Refugees for Refugees mené à Bruxelles – qui rassemble des musiciens de différentes régions qui ont toutes et tous en commun d’avoir été des demandeurs d’asile – le montre. Certains des participants à ce projet étaient des vedettes dans leur pays d’origine, des artistes de la culture classique de ces pays dans certains cas. Les considérer comme des êtres a-artistiques ne fait que révéler notre ignorance et parfois notre fermeture d’esprit.

L’art pour rendre visible l’invisible

L’histoire montre que les personnes et les groupes qui n’ont pas d’accès aux institutions politiques et aux médias ont souvent trouvé dans les activités artistiques des moyens d’exister socialement, d’affirmer leur présence, voire de revendiquer des droits et un statut. C’est le cas aussi en Belgique pour une partie des migrants. Le reste de cet article sera précisément consacré aux immigrés sans statut et sans documents qui habitent le territoire de la ville de Liège, et en particulier au collectif de la « Voix des sans papiers de Liège » (VSP). Ce collectif s’est constitué en 2015 au départ de l’occupation de bâtiments inhabités appartenant à l’ONE de Sclessin, avec pour objectif de faire entendre la voix de cette frange de la population liégeoise[2], et de lutter pour la reconnaissance des droits civiques et humains. Les membres du collectif sont pour la plupart des migrants provenant d’Afrique subsaharienne qui ont été déboutés de la procédure d’asile mais qui, tout au long du processus lié à la demande, ont construit des liens socioculturels avec le territoire de Liège et ses habitants. Le refus d’accorder le droit à la résidence a déterminé le changement de statut de ces individus, qui se trouvent à présent en séjour irrégulier à Liège[3], tout en étant insérés dans le tissu local depuis plusieurs années. Leur démarche de prise de parole contre les politiques migratoires actuelles est de réclamer un assouplissement des procédures qui permettrait, si pas leur propre régularisation, une vie plus digne pour tous les migrants d’aujourd’hui et demain.

Ces revendications sont soutenues par plusieurs acteurs locaux : associations et ONG qui œuvrent dans le domaine des migrations et/ou dans le domaine social et culturel de manière plus générale ; services et institutions qui gèrent les questions relatives à la population en situation de précarité, ainsi que les enjeux de la diversité culturelle ; citoyens qui se mobilisent pour le respect des droits humains et civiques des individus. Ce réseau d’acteurs interagit avec les membres de la VSP avec l’objectif, d’une part, d’entamer une lutte transversale visant à combattre la domination des classes précaires et à questionner le système sociopolitique et économique qui constitue le cadre de cette subordination ; et, d’autre part, de visibiliser les migrants et leurs histoires dans l’espace public grâce à la mise en place de lieux d’expression artistique diversifiés : ateliers d’écriture, de théâtre, de peinture, de couture, de cuisine, etc. Les résultats de ce processus sont multiples : des rencontres interpersonnelles et interculturelles se produisent, une dynamique de sensibilisation se met en œuvre. Grâce à l’engagement dans des pratiques artistiques, des individus invisibilisés par les politiques migratoires deviennent visibles. Les arts permettent cela en fournissant des codes de communication différents de la verbalisation, ce qui rend les messages véhiculés compréhensibles à d’autres niveaux du discours (entendu au sens large et incluant tout ce qui touche à la communication) : la corporalité, le visuel, l’audition, la production matérielle, le goût[4]. Le développement, l’expérience et l’usage positif de ces créations artistiques se font grâce au travail partagé entre citoyens ayant différents statuts, différentes histoires et différentes compétences.

Parmi bien d’autres activités artistiques menées par la VSP, Nous, avec ou sans papiers, regards croisés au-delà des murs, que nous narrerons dans le cadre de cet article, constitue un exemple récent de prise de parole des migrants par l’art au niveau de l’espace public. Espace public qui se façonne d’ailleurs, dans ce cas, de manière particulière, car le point de départ est, a priori, un endroit privé. Ce qui rend l’articulation entre les différents lieux d’expression des migrants – et les manières de définir ces lieux – d’autant plus intéressante.

Parcours d’artistes à Cointe

Le parcours d’artistes de Cointe constitue depuis plusieurs années un événement qui vise à ouvrir les  portes des habitations privées de ce quartier liégeois[5] aux visiteurs d’un côté et aux artistes d’un autre côté, permettant la rencontre des deux catégories. Les artistes utilisent ces lieux pour offrir leurs œuvres au regard d’autrui. Certains membres de la VSP, avec des artistes liégeois et d’autres citoyens qui ont rejoint la démarche[6], ont participé cette année à l’initiative culturelle avec un projet intitulé Nous, avec ou sans papiers, regards croisés au-delà des murs. Le projet est ainsi décrit dans l’invitation à cette initiative : « Durant les mois d’Avril et Mai, des artistes liégeois, avec et sans papier, se sont réunis sur ce lieu, inhabité depuis 5 ans, appartenant à Ogéo-Fund[7]. Ils ont voulu mener une réflexion conjointe ayant pour propos: Comment exister sans reconnaissance ? Comment faire entendre sa voix ? Comment se rencontrer et croiser nos regards ? Quels liens tisser entre nous ? »

Plusieurs rencontres, de quelques heures chacune, ont permis aux membres du groupe de vivre ce lieu à la croisée entre espace public et privé, de se laisser inspirer par cette maison, par son histoire et par son présent, afin d’aboutir à des créations artistiques – textes, peintures, productions audiovisuelles – dont les messages pouvaient être recontextualisés dans cet espace.

Les expériences de vie, les revendications en lien avec les enjeux migratoires et, plus généralement, les droits humains et le bien-être de tous ont fait l’objet d’une communication verbale, mais aussi visuelle et auditive : les mots élaborés par les participants étaient associés aux choses (tapisseries, murs, sols, miroirs, éléments de décor, objets de la vie quotidienne, etc.) et aux échos résonnant dans l’espace vide. Durant tout le week-end qu’a duré le parcours d’artistes, la maison s’est chargée d’une symbolique multiple sollicitée par la production artistique : elle a témoigné d’une richesse décadente, elle a aussi rappelé les déloyautés récurrentes dans la société contemporaine, l’iniquité dans la distribution non seulement des richesses, mais également des biens de première nécessité, tels que le logement, un « espace vital ». Par exemple, une installation située dans l’une des nombreuses chambres de la villa montrait que six personnes pouvaient occuper cet espace, rappelant ainsi la condition précaire des membres de la VSP et le paradoxe constitué par l’existence de lieux inexploités[8]. Parmi les textes qui ont été écrits lors de la conception de cette installation, deux récitent : « La vie devient pour soi comme un cercle ou un globe terrestre qui tourne autour de soi. Sur cette terre, chacun doit mener sa vie sans entraver le mode de vie des autres. Dans ce monde, il y a beaucoup de personnes qui vivent dans une précarité incroyable, tout cela provoqué par la méchanceté des autres ; Dans ce monde, précisément en Belgique, il existe des personnes, migrants, hommes, femmes, enfants, en situation irrégulière, appelés sans-papiers, qui peinent à trouver un espace vital. »

Cette symbolique multiple émergeait également dans d’autres créations artistiques réalisées et exposées ces 20 et 21 mai. L’arbre aux questions sans réponse permettait notamment l’expérience visuelle et auditive[9] d’interrogations émergées lors des ateliers d’écriture menés dans la maison, tels que : « Pourquoi si peu de partage de nos richesses ? Pourquoi si peu d’accueil des hommes et des femmes qui fuient leur pays parce qu’ils ont faim, parce qu’ils sont persécutés ? Pourquoi la Belgique ne donne-t-elle pas des papiers ? Pourquoi il n’y a pas de libre circulation des personnes ? Pourquoi sept ans en Belgique sans papier ?Pourquoi ma famille me manque ? Quand et comment remettrons-nous les choses en ordre dans ce monde injuste ? Comment peut-on vivre ensemble ? À qui demander de l’aide ? À quoi ça sert tout ça ? Comment sortir de notre peine ? Où allons-nous après ce long combat ? Quand et comment viendra la fin ? » Les diverses peintures exposées dans les différentes pièces du rez-de-chaussée de la maison comprenaient des créations collectives ayant pour but d’évoquer « le cheminement d’un migrant : le départ, les fantômes, les espoirs ; le périple, le chemin des difficultés ; l’éloignement, l’absence, les racines, l’errance »[10]. D’autres œuvres encore narraient les souvenirs du passé, les difficultés du présent, les espoirs pour le futur.

Dans sa globalité, le projet artistique développé dans la maison de l’Avenue des Ormes 48 à Liège, dans le quartier de Cointe, a permis aux migrants de la Voix des Sans-Papiers de dire leur présence, de se rendre visibles par l’art dans le contexte socioculturel liégeois, alors que le statut qui leur est attribué à cause des politiques migratoires actuelles vise au contraire à les invisibiliser. L’art est le moyen par lequel cette prise de parole se matérialise dans l’espace et s’impose à l’écoute par une expérience multisensorielle. Certes, l’engagement artistique ne peut pas résoudre tous les problèmes vécus par les migrants. Il reste néanmoins que l’art peut demeurer une arme puissante de conscientisation, de renforcement de l’estime de soi, de connaissance de la société, de construction d’interactions sociales et d’expression de revendications, bref, de construction d’une citoyenneté partagée.

Marco Martiniello

Directeur de recherches F.R.S.-FNRS

Vice-Doyen à la recherche

Directeur CEDEM

 

Elsa Mescoli

Anthropologue, chercheuse postdoctorale et Maître de conférences

CEDEM – Centre d’études de l’ethnicité et des migrations

Faculté des Sciences Sociales

Université de Liège

 

 

[1]Mots inscrits sur des étiquettes à planter placées dans le jardin de la villa de l’Avenue des Ormes 48 à Liège.

[2]En dépit de leur statut, certains membres de la VSP vivent à Liège depuis plusieurs années.

[3]Une procédure de régularisation ou un recours de décisions précédentes sont en cours pour seulement quelques-uns d’entre eux.

[4]Ce dernier aspect ne sera pas abordé dans cet article.

[5]Ce « village dans la ville de Liège », zone historique (développée dès le Moyen Âge)[5] et bourgeoise par la composition socio-économique de sa population actuelle.

[6] On lit dans la brochure qui introduit l’exposition : « Ce travail est le fruit des regards croisés de Dominique, France, Liliane, Ismaël, Jihuao, Manuela, Honoré, Adam, Jean, Pape, Robert, Elsa, Marie Paule, Nadine, El-Hadj, Soumah, François, Mabad, Cédar, Kadija, Mariam, Bourgmestre, Atu, Fanny, Ronan, Pierre, Myriam et les enfants ainsi que tous ceux et celles qui de près ou de loin ont participé au projet. ».

[7] Fond de pension de Publifin, holding financier public intercommunal contrôlé en majorité par la Province de Liège et récemment objet de scandale au niveau de la gestion de ses finances. La maison ici mentionnée, originairement propriété d’une famille locale, a été achetée pour installer des bureaux, mais les normes urbanistiques de la zone (et notamment le fait qu’il s’agisse d’un parc privé) ne permettent pas cet emploi du bâtiment, ce qui fait que la maison reste inoccupée.

[8] Les bâtiments de l’ex-école communale d’horticulture où ils résident à Burenville ont été vendus à l’entreprise de travail adapté Le Perron. Le nouveau propriétaire a accordé un délai supplémentaire aux habitants afin de trouver un nouveau logement.

[9] Les phrases étaient écrites sur des tissus pendus à des arbres, et un petit haut-parleur audio diffusait un enregistrement de leur lecture par les membres du groupe.

[10]Brochure explicative.

Migrations en Belgique : lieux communs et stéréotypes


Synopsis 

Les préjugés concernant les migrants sont nombreux et tenaces, les déconstruire demande un travail d’argumentation informé. L’objectif de cet article est d’informer et d’outiller le lecteur afin de lutter contre ces préjugés, pour un vivre-ensemble apaisé.


Publié par UniverSud – Liège en juin 2018

Migrations en Belgique : lieux communs et stéréotypes

Comment les déconstruire et y répondre ?

« Personne n’embarque ses enfants sur un bateau de fortune à moins que l’eau ne soit plus sure que la terre. »« Home » de Warsan Shire.

Dans le cadre de la campagne Campus Plein Sud « Les migrations, ça passe aussi par ton campus ! »qui a réuni les différents campus francophones belges autour du thème de la migration durant le mois de mars, UniverSud a organisé une conférence intitulée : «Migrations en Belgique : lieux communs et stéréotypes. Comment les déconstruire et y répondre ? »

Pour en parler, nous avons eu la chance de recevoir trois invités, qui nous ont éclairés de leur brillante expertise, à savoir : Mme Sarah Goffin (ci-après S.G.), militante pour Amnesty International, Mr Jean-Michel Lafleur (ci-après J.M.L), Directeur adjoint du Centre d’Etudes de l’Ethnicité et des Migrations de l’Université de Liège et Mr Altay Manço (ci-après A.M), directeur scientifique de l’Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations  (IRFAM).

Il n’est bien entendu pas aisé de vous partager en quelques pages seulement la richesse de cette discussion, qui nous a captivés pendant près de 2 heures. Néanmoins, il nous tenait à cœur de diffuser au moins en partie les informations qui nous ont été données ce jour-là, car elles constituent de réelles armes pour lutter contre les discours tantôt haineux et abjects, tantôt simplement naïfs ou mal informés, qui entourent l’immigration aujourd’hui. Pour ce faire, nous allons nous concentrer sur trois préjugés qui semblent avoir la peau dure dans les consciences. Mais d’abord, quelques précisions…

Vous avez dit « immigration » ?

J.M.L précise d’emblée que le vocabulaire qui entoure notre sujet est riche, complexe, et qu’il entraîne dès lors énormément de confusion. En effet, une personne qui traversera la frontière afin de venir s’installer en Belgique se verra qualifier d’immigré, de migrant, de sans-papier, d’étranger, d’illégal, etc. Autant de termes qui sont utilisés comme des substituts les uns des autres. Cela fausse notre approche de l’immigration, ne sachant finalement pas de quoi nous sommes en train de parler exactement.

Officiellement, en Belgique, lorsqu’on parle d’immigration, on parle de personnes nées à l’étranger venues s’installer sur le territoire belge. Le terme « population étrangère », quant à lui, recouvre les personnes qui vivent en Belgique, sans avoir la nationalité belge. Dès lors, les statistiques sur l’immigration en Belgique nous donnent toute une série de chiffres quant à l’affluence de personnes qui y entrent, sans préciser pour autant leur situation singulière. Par exemple, un enfant belge né à l’étranger et qui revient vivre en Belgique pour poursuivre ses études sera comptabilisé comme un immigré.

Les statistiques, mais aussi les images de migrants que l’on voit dans les médias, tronquent notre perception de la réalité. Nous sommes constamment confrontés à des photos de personnes migrantes qui, au péril de leur vie, traversent la mer Méditerranée dans l’espoir d’atteindre l’Europe. Ce flux constant d’informations induit la perception qu’un nombre astronomique de migrants parvient à rejoindre l’Europe. Or, aujourd’hui, dans le contexte de la construction européenne, 67% des immigrés en Belgique sont ressortissants européens.

L’exemple du conflit syrien a permis à A.M.de préciser ces propos, puisqu’il nous explique que des pays voisins de la Syrie, tels que la Jordanie, le Liban ou encore la Turquie, accueillent beaucoup plus de personnes déplacées que l’Union Européenne, en terme de proportion de population. S.G. d’ajouter que 84% des réfugiés tout autour du globe se trouvent… dans les pays en voie de développement.

Préjugé n°1 : « Les migrants obtiennent tout dès leur arrivée. C’est plus facile pour eux d’obtenir de l’aide que pour un Belge. »

S.G.explique qu’à leur arrivée, les personnes peuvent introduire une demande d’asile, qui leur donne accès à un hébergement, de la nourriture et un accompagnement médical et psychologique. J.M.Lévoque la « doctrine BBB », entendez « Bed, Bath, Bread »[1], qui constitue l’approche restrictive de la NVA à l’égard de l’asile, et qui est en vigueur depuis 3 ans en Belgique.

S.G.développe son explication ; si la personne obtient le statut de réfugié, autrement dit si la Belgique accepte de la protéger, elle obtient son droit de séjour, lui donnant accès au marché du travail et à l’assistance du CPAS. Toutefois, ces personnes sont confrontées à énormément de discrimination sur le marché du travail, notamment en ce qui concerne l’équivalence des diplômes. A.M ajoute qu’un immigré sur quatre en Europe a un diplôme universitaire, et que seulement 17% d’entre eux travaillent à hauteur de ce diplôme.

Les personnes sans-papiers n’ont d’accès ni au travail, ni à l’assistance du CPAS, et les législations en cours tendent à compliquer les choses en ce qui concerne le respect de leurs droits fondamentaux, tel que l’aide médicale urgente. Malgré cela, ils conservent certains de ces droits, comme l’accès à l’éducation pour leurs enfants, par exemple.

Mais les législations et politiques restrictives ne sont pas exclusives au gouvernement actuel, comme le précise J.M.L. En effet, lors de la mandature en tant que secrétaire d’État à l’asile et à l’immigration de Maggie de Block, des démarches répressives avaient déjà été menées, notamment à l’égard des migrants européens. La rhétorique utilisée pour défendre ces démarches était que la Belgique ne pouvait pas se permettre de jouer un rôle d’aimant pour des migrants à la recherche d’aides sociales. Or, une étude réalisée par le CEDEM à ce sujet a démontré que la problématique ne se résumait pas à des personnes qui se déplacent pour profiter de ce système d’aide. Premièrement, il leur est impossible d’obtenir les aides du CPAS durant les trois premiers mois qui succèdent leur arrivée sur le territoire. Ce n’est pas aussi simple. Ensuite, le travail empirique mené dans le cadre de cette étude a permis de se rendre compte que toute une série de ces personnes ont dû se tourner vers le CPAS malgré le fait qu’elles avaient un travail, parce qu’elles ne gagnaient pas suffisamment d’argent pour pouvoir faire face aux dépenses quotidiennes, telles que les factures de chauffage, par exemple.

Les enquêtes d’opinion menées auprès des Belges indiquent en effet que cette croyance selon laquelle un migrant coûte plus que ce qu’il ne rapporte en matière de finances publiques est bien ancrée. Mais prenons par exemple le cas de l’accueil. Lors de la crise migratoire de 2015, l’accueil a couté 300 millions d’euros, ce qui représente 0,14% des dépenses des administrations en Belgique. Qu’a-t-on fait concrètement de cet argent ? On a rémunéré les travailleurs qui ont assuré cet accueil ; des centres ont été ouverts et des hôtels ont été mis à disposition, ce qui a permis à des bailleurs privés de toucher des loyers payés par l’État pour accueillir les personnes migrantes dans leurs établissements ; des entreprises ont confectionné des repas pour les demandeurs d’asile et ont de ce fait également créé de l’emploi, etc. Certes, l’accueil représente un coût, mais cette dépense permet également de faire tourner l’économie.

A.M.ajoute que la majorité des études économiques, dont celles menées par l’OCDE, démontrent la plus-value apportée par les personnes migrantes dans le pays qui les accueille. En Belgique, l’apport représente 0,75% du PIB.

Il nous invite également à nous questionner sur le bien-fondé de ce préjugé, quand on sait qu’un Belge sur trois à au moins un grand-parent né à l’étranger. Il est dès lors curieux d’affirmer que l’on donne tout aux personnes issues de l’immigration, considérant qu’un Belge sur trois est, d’une manière ou d’une autre, d’origine étrangère.

Préjugé n°2 : « Les migrants nous prennent notre travail ! »

J.M.L nous éclaire quant aux éléments factuels qui entourent ce type de préjugé. Notamment le fait que des entreprises font le choix de faire appel à des travailleurs détachés, portugais, roumains, etc. À cela, les politiques répondent qu’elles sont tributaires des réalités du marché public. La ville de Liège a été témoin récemment de sérieux problèmes d’exploitation de travailleurs dans le secteur de la construction, par le biais de contrats de sous-traitance. Outre les salaires très faibles que touchaient ces travailleurs, on ne leur fournissait pas le matériel nécessaire à leur protection sur le chantier. Certes, il existe des pratiques illégales, et il est indispensable de les dénoncer. Mais jeter la pierre sur les entreprises et les politiques est loin d’être suffisant. Le contexte européen a permis à ce type de pratiques de se développer, et il appartient également à l’Europe de réagir face à ce dysfonctionnement complexe. La perception que l’on a de ces chantiers nourrit très fort ce préjugé, selon lequel les personnes migrantes volent notre travail. Or, ce n’est pas de cela que l’on traite lorsqu’on parle d’immigration, étant donné que ces travailleurs n’ont pas de titre de séjour en Belgique, et ne sont pas des personnes migrantes. On en revient à la confusion que créent les différents termes liés à ces problématiques.

A.M. précise que de nombreuses études économiques empiriques prouvent qu’il y a très peu de recouvrement dans des pays comme la Belgique. Nous ne sommes pas tous égaux sur le marché du travail, ce qui implique que peu de personnes migrantes sont réellement à même d’avoir accès aux mêmes possibilités d’emploi que les Belges.

Préjugé n°3 : « Ils ne veulent pas s’intégrer ! »

Les personnes ne quittent pas leur pays sans raison, précise A.M., et de nombreux espoirs se joignent à la décision de partir. Par exemple, celui de retrouver de la famille qui se trouve déjà sur place. Le désir d’apprendre la langue, de trouver un travail, etc. est bel et bien présent chez bon nombre de ces personnes. Mais l’intégration est un phénomène bidirectionnel, et ces espérances ne se réalisent pas toujours, puisque confrontées à la discrimination dans l’accès au logement, au marché du travail, etc. Les personnes n’ont pas d’autre choix que de mettre en place des stratégies pour faire face à ces obstacles. Cette perception selon laquelle elles refusent de s’intégrer est également liée au fait que des regroupements s’opèrent, mais ceux-ci s’expliquent notamment par les discriminations précitées, étant donné que ces personnes travaillent et vivent bien souvent là où elles le peuvent, et non pas là où elles le veulent. En sus, se regrouper entre personnes de même origine leur permet de s’entraider, et de traverser de manière solidaire les étapes d’une intégration qu’elles sont contraintes de construire elles-mêmes.

Il faut pouvoir trouver l’équilibre entre le besoin légitime d’intimité des populations et la nécessité de se mélanger, de créer des espaces où peut naître le vivre ensemble, où l’on peut apprécier la diversité à sa juste valeur, et où l’on s’enrichit de la créativité et du savoir-faire amenés par tout un chacun. Il nous appartient également d’intégrer les personnes, de mettre en place des politiques effectives qui investissent par exemple dans la formation et la scolarisation, afin que cet enrichissement puisse effectivement porter ses fruits.

S.G. ajoute que lorsqu’on fuit les persécutions et les conflits dans un pays en guerre, on cherche à rejoindre des personnes de notre communauté et qui parlent notre langue. Cela influence l’endroit que l’on privilégie pour se réfugier. On constate aujourd’hui en Belgique que les citoyens pallient le rôle de l’État en ce qui concerne l’accueil des personnes qui y arrivent, comme le démontre le système d’hébergement mis en place par la plateforme citoyenne. Cette plateforme mobilise aujourd’hui 33 000 personnes. Ces citoyens expriment par leur geste leur désir de solidarité et leur indignement face au traitement qu’on réserve à des personnes qui cherchent un endroit où vivre en paix.

J.M.L conclut en abordant le parcours d’intégration, mis en place au début des années 2000 par la Flandre. Bien qu’on lui ait reproché son caractère formaliste et obligatoire, il faut reconnaître que cela a permis de mettre en lumière le fait que les personnes migrantes sont demandeuses de plus de formalisation dans leur parcours, puisqu’avant cela, on avait toujours considéré que cette intégration se ferait naturellement et qu’il ne fallait pas intervenir. Or, les personnes migrantes rencontrent des difficultés quotidiennes. Notons par exemple le fonctionnement de l’administration communale, du triage des déchets, etc. Il est évidemment indispensable de leur donner accès à ce type d’informations. Le parcours d’intégration a également connu des évolutions en région wallonne ces dernières années, bien que des lacunes persistent. Notons que son caractère obligatoire ne s’applique pas aux personnes dites « expatriées ». Par exemple, on considère qu’un ingénieur américain qui immigre en Belgique pour travailler sera intégré, sans avoir recours à ce parcours. A contrario, il sera obligatoire pour un immigré sénégalais, même si celui-ci à le même diplôme. En cela, le parcours d’intégration renforce certains clichés.

Pour conclure…

Cette discussion suscite bien entendu toute une série de questionnements. Nous avons choisi d’en souligner trois :

Premièrement, les préjugés que l’on a évoqués sont souvent liés soit aux réfugiés qui fuient la guerre, soit à des personnes qui chercheraient à profiter de l’aide sociale ou du travail en Belgique. Mais A.M. a également mentionné les personnes contraintes de se déplacer à cause de catastrophes naturelles, ou de conditions naturelles telles que la sécheresse, par exemple. Il est dès lors pertinent d’interroger nos modes de consommation, qui sont au cœur de ces problèmes environnementaux.

S.G., quant à elle, a évoqué la décision du gouvernement belge de collaborer avec les autorités soudanaises afin de procéder à des identifications des demandeurs d’asile, en dévoilant le visage de ces personnes. Certaines d’entre elles ont été renvoyées au Soudan, sans qu’on s’assure qu’elles ne risquaient pas d’y être torturées et maltraitées. Ce faisant, la Belgique a violé l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui établit l’interdiction de la torture. Il convient de se demander si la Belgique tirera une leçon de ses déplorables erreurs, et si elle sera capable à l’avenir de respecter les conventions dont elle est signataire.

Enfin, J.M.L rappelle que la Belgique s’est inscrite au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans une démarche internationale de protection, et de reconnaissance légitime d’un devoir de protection, à l’égard des gens qui fuient des conflits. Rappelons que durant les deux guerres mondiales, des centaines de milliers de Belges ont eux-mêmes cherché une protection à l’étranger, sans forcément parvenir à la trouver. Est-il dès lors réellement pertinent de remettre encore en question notre devoir d’accueillir dignement des êtres humains, en se cachant par exemple derrière des considérations économiques ?

Mandy Renardy

Pour aller plus loin

[1]lit, bain, pain

La Voix des Sans Papier


Synopsis

A Liège vivent des Sans Papiers réunis dans un collectif : la Voix des Sans Papiers. Nous les avons rencontré pour tenter de comprendre ce que signifie de vivre sans papiers. Plus fondamentalement, cet article revient sur le phénomène des Sans Papiers, son origine et l’absurdité auquel cela a conduit, mettant inutilement des personnes dans des situations d’extrême précarité. Plaidoyer pour une régularisation.


Publié par UniverSud – Liège en juin 2018


Un  jour comme les autres

Lundi matin, 6h30. Tout le monde est debout et déjà sur le pied de guerre, prêt à attaquer cette semaine. Enfin, pas tout à fait tout le monde : les enfants, eux, prolongent de quelques secondes leur voyage au pays des rêves. Plus pour très longtemps, cependant. C’est Katia, la maman d’une fratrie de quatre enfants, qui se charge de réveiller cette jeune communauté. Elle s’occupe tout d’abord de la partie gauche des bâtiments, où logent les filles ; elle passe devant chacune des chambres, réveille par sa simple présence certaines, secoue légèrement les plus assoupies, attire d’autres en leur parlant du petit déjeuner qui les attend, tire les rideaux et se dirige vers le quartier des garçons pour répéter ce petit rituel.

Une fois chose faite, Katia rebrousse chemin, déambulant parmi les visages encore fatigués, et retrouve ses filles : Laïla, Saïcha, Lee et Nadia, âgées respectivement de 14, 13, 10 et 8 ans. Si les trois grandes ont déjà vogué vers la cuisine, la petite dernière, elle, trainasse encore, rêvasse tout en préparant son petit sac pour aller à l’école. Nadia est contente d’habiter ici, elle vit avec sa famille et ses amis, elle peut jouer à l’extérieur de sa chambre et peut même aller à l’école, ce qui n’était pas forcément le cas auparavant. Son ancienne maison vient parfois s’imposer à son esprit lorsqu’elle ferme les yeux le soir, endroit qu’elle chérissait et craignait un peu en même temps. Sa grand-mère, son frère et ses oncles sont restés là-bas ; elle ne les a plus revus depuis leur arrivée en Belgique, il y a donc 6 ans environ. Sa maman lui parle souvent de son village et du reste de sa famille restée là-bas, elle aimerait beaucoup les revoir. Mais voilà que Nadia s’attarde encore et qu’elle va être en retard pour l’école. Elle saute dans ses vêtements, ramasse son sac au passage et s’envole rejoindre sa mère l’attendant sur le seuil de la porte. De ses petites jambes elle gambade dans les rues de la ville, en évitant passants, chiens, bus et voitures. Ouf, elle n’est pas en retard et arrive avant que la cloche ne sonne. Elle s’insère dans les rangs avec ses camarades et attend de rentrer en classe. Elle aperçoit un peu plus loin Mathys, un garçon un brin agaçant qui la regarde étrangement depuis qu’ils partagent les mêmes bancs scolaires. Pas grave, elle s’amusera avec les autres enfants. Nadia passera la journée à s’adonner aux mathématiques, au français, à l’histoire et aux sciences, en s’évertuant à en comprendre et assimiler un maximum. Encore que ça ne soit toujours pas très facile : les mots lui semblent parfois compliqués et le français fort différent de sa langue maternelle.

Et voilà que Nadia remonte les rues dans l’autre sens pour retourner à la maison, pendue aux mains de Laïla et Saïcha, Lee les devançant un peu, les bras chargés de sacs en tout genre. Ce soir c’est la fête, il faut s’organiser un tant soit peu et tout préparer. Une fois la grille passée, Nadia s’élance dans la cour, virevolte comme un avion les bras largement ouverts et va rejoindre ses « oncles » adoptifs. Karim est le premier qu’elle va voir, il est artiste peintre et organise comme tous les lundis une activité peinture. Il enseigne son art et aide ses élèves, qui sont tout bonnement les voisins du quartier. Nadia aime l’odeur de la peinture, et la multitude de couleurs qui va avec. Elle contourne les chevalets, salue les étudiants de son oncle Karim et va planter un baiser sur sa joue. Puis elle passe dans la salle de classe voisine, où une ribambelle de femmes et quelques hommes se battent avec des aiguilles, fils et morceaux de tissu pour en faire un vêtement. C’est Marie qui veille et encourage tout un chacun. De fil en aiguille (c’est le cas de le dire !), notre petite demoiselle se retrouve dans une pièce un peu plus grande, ouverte sur l’extérieur, où une multitude de personnes s’évertuent à l’art du théâtre. C’est un de ses endroits préférés ; les acteurs incarnent des personnages tous plus farfelus les uns que les autres, au grand bonheur de Nadia qui y voit là une source d’amusement permanente. Mais aujourd’hui la troupe est très concentrée, un poil nerveuse, dirons-nous : ils se présenteront sur différentes scènes belges dès la semaine prochaine. Elle poursuit sa route et aperçoit au loin son père rentrant du travail. Il court à sa rencontre et la porte sur ses épaules jusqu’à la cuisine. Le père de Nadia travaille dans un garage depuis quelques années déjà. Il assemble des pièces de voiture et en répare d’autres, et ce, à raison d’une dizaine d’heures par jour. Cet homme, depuis son arrivée sur ce territoire européen, a déjà changé plusieurs fois d’employeur il fait du bon, voire du très bon travail, ses chefs insistent et le lui disent souvent. Mais malgré ça, parfois il se présente à son poste un matin pour s’entendre dire qu’il peut rentrer chez lui, qu’on n’a pas besoin de ses services, etc. Cette situation peut durer plusieurs jours. Il vit ainsi sans aucune certitude de travail pour le lendemain, il est alors difficile de rentrer à la maison serein. Le papa de Nadia est aujourd’hui encore un peu plus contrarié, bien que toute la famille soit joyeuse. Il commence à tousser et à tomber malade, mais il sait qu’il devra continuer à travailler coûte que coûte, sous peine d’être mis à la porte et de rentrer les mains vides… Nadia ne s’aperçoit évidemment pas des traits tirés de son père et poursuit sa course folle en humant les bonnes odeurs s’échappant du foyer.

La cuisine bourdonne d’activités, il faut préparer le repas et vite, avant que l’invitée n’arrive. Nadia se souvient de tante Hana, partie de but en blanc en voyage avec des hommes en uniforme six mois plus tôt, sans autre bagage que les vêtements qu’elle portait. Elle rentre enfin de son séjour, épuisée, fragilisée semble-t-il, mais avec un sourire digne de ce nom accroché au visage. Quelle joie ! Cette semaine s’annonce décidément radieuse.


À ce stade du récit, nous pouvons nous rendre à l’évidence : Nadia et sa famille sont des personnes heureuses et, bien qu’étrangères – vous l’aurez deviné –, qui vivent en harmonie avec le système belge. Pourtant, un tout petit détail attire l’attention : ces individus n’ont pas de papiers… Et vous, vous l’auriez cru en lisant la vie quotidienne de Nadia ? Parce que moi, pas du tout. Cette histoire, bien que fictive, nous permet d’avoir un aperçu de la vie menée par les enfants du collectif la Voix des Sans-Papiers, que nous avons rencontrés. Les sans-papiers de Liège, et par extension de toute la Belgique, vivent exactement de la même manière que le reste de la communauté belge, à ceci près que les droits les plus élémentaires, tels le droit d’obtenir un diplôme après ses études, l’accès à des soins médicaux, le droit de travailler en toute sécurité, etc., ne leur sont pas accordés. Si les questions qui reviennent souvent lorsqu’on mentionne les sans-papiers sont plutôt basiques – « Qui sont-ils ? », « D’où viennent-ils ? », « Mais que diable viennent-ils faire en Europe ? » –, les idées qu’on en a le sont tout autant : « Ils en veulent après notre travail ! », « Ils nous volent nos ressources ! », etc. Et si on essayait de comprendre et d’analyser les motivations qui poussent un individu à embarquer sa famille dans un voyage périlleux à destination d’une région non seulement inconnue mais en plus légèrement hostile ? Ces personnes,au contraire d’épuiser nos sols, ne seraient-elles pas une source d’enrichissement et de nouveauté sur laquelle s’appuyer ?

Être sans papier

En général, un individu ne fuit pas son pays d’origine par plaisir, mais il peut s’y voir obligé pour diverses raisons : guerres, catastrophes naturelles, explosions nucléaires, oppressions politiques ou religieuses, ou simplement recherche d’une vie meilleure, etc. L’immigration existe depuis toujours, depuis que l’Homme sait marcher, en fait.

Dans les années 60, des personnes, encouragées par le gouvernement belge en plein boom économique, vont commencer à aborder notre région pour y trouver un travail et entamer une nouvelle vie. C’est ainsi que des Italiens, puis des Turcs et des Marocains, s’installent sur le territoire belge et descendent chaque jour dans les mines (quel Belge se risquerait encore à travailler sous terre ? C’est tellement pénible…). Mais dès 1974, la récession pousse le gouvernement à stopper cette politique migratoire. Cela se traduit notamment par une fermeture des frontières et un durcissement drastique quant à l’obtention du permis de travail (sanctions envers les employeurs engageant de la main d’œuvre étrangère). C’est dans ce contexte qu’émergent la doctrine « immigration zéro » et le phénomène des sans-papiers, qui ne cesse de s’intensifier depuis les années 90. De manière générale, les sans-papiers n’ont pas de documents d’identité conformes au pays d’accueil, même s’ils peuvent être en possession de ceux de leur pays d’origine. Parmi eux, nous trouvons notamment des demandeurs d’asile déboutés, des personnes arrivées clandestinement ou avec un visa touristique qui a expiré, d’anciens étudiants qui ne sont pas rentrés dans leur pays d’origine après leurs études, etc.

En janvier 2000, le gouvernement belge a organisé, durant trois semaines (il s’agissait d’une mesure temporaire), une campagne de régularisation basée sur un certain nombre de critères, et ce, suite notamment à la mobilisation des sans-papiers et des organisations de défense du droit des étrangers. À cette occasion, 32 600 dossiers impliquant 50 600 personnes ont été introduits et la majorité des demandes ont reçu une réponse positive.

Néanmoins, pour les dossiers introduits dans les années qui ont suivi cette campagne de régularisation, la pratique en matière de régularisation est redevenue ce qu’elle était auparavant : pas de critères clairs quant aux conditions à remplir pour être régularisé, qui semblent au contraire être laissés à la simple appréciation des instances juridiques ; une procédure exclusivement écrite, l’audition du demandeur étant impossible.

En juillet 2009, le gouvernement est parvenu à trouver un accord au sujet de l’application de l’article 9bis de la loi du 15/12/1980[1]dans le cadre d’une « instruction » ministérielle. Ce texte prévoyait un certain nombre de critères permanents de régularisation, ainsi qu’une mesure temporaire pour les personnes présentant un « ancrage local durable ». Ces personnes pouvaient introduire une demande de régularisation entre le 15/09 et le 15/12/2009. Malgré l’annulation de l’article 9bis par le Conseil d’État, 45 000 personnes auront pu être régularisées sur la base de l’instruction de 2009.

Après 2009, le traitement des demandes de régularisation s’est à nouveau basé sur les circonstances exceptionnelles de l’article 9bis de la loi du 15/12/1980 et le pouvoir d’appréciation discrétionnaire de l’administration, en l’absence de critères plus précis dans la loi. En 2015, 5 998 demandes de régularisation ont été introduites, soit le plus faible nombre observé depuis 2005. 67% des demandes invoquaient des raisons humanitaires, 33% invoquaient des motifs médicaux. 883 décisions ont été positives et ont permis la régularisation de 1 396 étrangers en 2015. Depuis 2005, il n’y a jamais eu aussi peu de régularisations, et le nombre de sans-papiers ne cesse d’augmenter.

Une rencontre

Pour en savoir un peu plus sur les sans-papiers, et surtout essayer de comprendre qui sont ces personnes, nous nous sommes rendus à la Voix des Sans-Papiers de Liège, qui nous a généreusement ouvert ses portes le temps d’une soirée. Nous avons eu l’occasion d’échanger avec des hommes, femmes, enfants, parents, professeurs, ingénieurs, médecins, écrivains, politiciens, étudiants, artistes, sportifs, penseurs, rêveurs, passionnés et engagés, bref, avec toute une communauté. Ils se sont peu à peu livrés et nous ont expliqué leur quotidien. À l’instar des citoyens liégeois, les membres de la VSP se consacrent durant la journée à l’apprentissage pour les enfants et les étudiants, et au travail pour les adultes. La soirée est quant à elle dédiée aux activités, que nous détaillerons par la suite. Mais là s’arrêtent les ressemblances, car les sans-papiers ne sont que tolérés sur le territoire et il s’en suit une différence juridique considérable avec le reste de la population liégeoise. Voyons ensemble quelques exemples frappants : les étudiants en fin de parcours n’obtiendront pas de diplôme reconnu par l’État, et seront donc dans l’incapacité de le faire valoir. Les travailleurs n’ont aucune garantie concernant leur emploi ; ils peuvent être éconduits du jour au lendemain sans plus de formalité. Bien souvent, ils ne peuvent occuper la fonction qu’ils exerçaient dans leur pays (nous avons l’exemple d’un ingénieur forcé de se reconvertir en mécanicien dans un garage). Leur sécurité au travail est également compromise dans la mesure où ils n’ont pas de protection sociale et à une assurance couvrant les accidents. Mieux vaut ne pas tomber et se briser un membre…

Tout citoyen pouvant travailler et payer sa contribution à l’État a le droit d’occuper une habitation, d’avoir un toit sous lequel vivre. Ceci n’est pas forcément le cas pour les sans-papiers. Lorsque nous nous sommes rendus dans leurs quartiers, ils nous expliquaient bien tristement qu’après plusieurs années passées au même endroit, ils allaient devoir quitter leur foyer pour un lieu incertain. Tous ces droits (travail, sécurité, etc.) qui nous sont acquis ne le sont pas pour les membres de la VSP, qui doivent lutter au quotidien. Nous nous devons aussi de mentionner les discriminations qu’ils peuvent subir tous les jours, et aussi les arrestations parfois abusives et leur enfermement dans des centres de « détention ». La grande question est : est-ce que nous, Belges, nous pourrions supporter une telle vie ? Les sans-papiers de Liège nous ont en tout cas prouvé qu’il était possible, malgré toutes ces difficultés, de sourire et de croire en un avenir meilleur. Nous parlions un peu plus haut de toutes les activités qu’ils mettent en place : il est temps d’en parler un peu plus. Le collectif des Sans-Papiers de Liège organise des ateliers de couture, de théâtre, de peinture, de débats, de cuisine, etc. Soulignons leur volonté de partager leur savoir et d’aller à la rencontre de l’Autre, puisque certaines activités sont proposées aux habitants belges et que la troupe de théâtre se produit dans plusieurs villes de Belgique. Cela fait de sacrées journées pour eux !

Des papiers pour une vie digne

Et puis en arrière-plan, n’oublions pas leur combat de chaque instant pour être régularisés et enfin obtenir le sésame qui leur permettra de s’intégrer pleinement dans la société. En Belgique, la régularisation soulève beaucoup d’inquiétudes et de problèmes, alors qu’au fond donner des documents d’identité à des personnes occupant le territoire et y travaillant depuis de nombreuses années semble relever du bon sens. Cela permettrait en effet de réduire considérablement le travail sur le marché noir, de valoriser pleinement le travail qualifié des sans-papiers, de faire en sorte qu’ils participent à l’économie en payant des cotisations et bénéficient de la protection sociale, d’enrichir notre culture grâce à leur savoir-faire et coutumes, de réduire la pauvreté et aussi, à bien des égards, la discrimination et le phénomène de marginalisation.

On compte aujourd’hui 130 000 et 150 000 sans-papiers sur le territoire belge ; ce sont autant de familles, comme celle de Nadia, qui luttent au quotidien pour avoir le droit de travailler, de consulter un docteur, de voyager sans se soucier du lendemain, bref, de vivre comme vous et moi. Nadia ne le sait pas encore, mais elle devra se battre pour s’imposer et se construire un futur plus qu’incertain.

En résumé, citons un membre de VSP : « Ce sont des hommes, des femmes, des parents, des travailleurs, des étudiants, des vieux, des jeunes, des gens remplis de rêves et d’espoir. Ils ont des besoins de reconnaissance et des besoins sociaux. Au-delà de leur survie, ils se battent pour que la société qui les qualifie de sans-papiers les reconnaisse comme des êtres humains à part entière, avec des droits et des obligations aussi. Ils veulent construire avec nous une société plus juste. Ils veulent y participer activement comme tous les citoyens de ce pays. »

Céline Briatte
Amirhossein Firozi

Si vous aussi vous souhaitez les rencontrer et apprendre à les connaitre, voici leur page facebook : https://fr-fr.facebook.com/vspliege/

Bibliographie:

– A. Morelli, L’immigration dans son contexte historique, dans l’observatoire, n°6/95, page 19.

– A. Morelli, Les émigrants belges, Bruxelles, EVO-HISTOIRE, pages 2-3, 17-38, 101-112, 259-273.

https://vivre-ensemble.be/La-Voix-des-Sans-Papiers-de-Verviers

https://www.rtbf.be/info/societe/detail_les-sans-papiers-elisent-leur-representant-pour-la-belgique-parmi-quatre-candidats-ce-dimanche?id=9785576

https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/152442/1/Immigration_Final_26_11_12.pdf

[1]https://dofi.ibz.be/sites/dvzoe/FR/Documents/19801215_F.pdf

Quelle citoyenneté dans l’espace public ?


Synopsis 

Manifestations, occupations, détournements de panneaux publicitaires, etc. l’espace public est un espace d’expression citoyenne. Entre lutte urbaine et consultation citoyenne, transgression et parole sollicitée comment se dessine cette  expression ? Comment garantir qu’elle soit entendue ? Qu’elle puisse être suivie ?


Publié par UniverSud – Liège en juin 2018

L’espace public est devenu l’un des théâtres privilégiés de diverses manifestations de la citoyenneté, qu’il s’agisse de mouvements sociaux visant la réappropriation de cet espace, d’effets explicites de projets urbanistiques voulus par les pouvoirs publics ou encore de lieux dédiés à la festivité et à la rencontre. Si les frontières de cette terminologie d’espace(s) public(s) paraissent aussi floues, à l’instar du terme générique et mal défini de « citoyenneté », c’est qu’elles recouvrent des réalités tantôt distinctes, tantôt se confondant. Le terme, particulièrement au singulier, est ambigu et polysémique. En philosophie politique ou en sociologie, l’espace public peut être identifié à un espace conceptuel. Il correspond, chez Jürgen Habermas, à la sphère publique[1], un espace de discours délibératif et critique rassemblant des individus privés, médiatisant les affaires publiques. Celui-ci aurait émergé, selon le sociologue allemand, à la fin du XVIIIe siècle dans la sphère bourgeoise, en réaction au pouvoir aristocratique. Par ailleurs, la vision de l’espace public comme catégorie politique, rapport entre citoyen et État, a aussi été mise en avant par Hannah Arendt[2] autour des modèles de la cité grecque et de sa démocratie.

Les espaces publics au pluriel, en revanche, sont d’abord des lieux concrets : les places, les parcs publics, les boulevards, les rues. Foisonnant dans les plans urbanistiques ou les discours de réappropriation de l’espace urbain, ces espaces ont comme caractéristique commune d’être des lieux ouverts, au contraire des espaces privés, dont l’accès est restrictif par définition. À l’opposé, les espaces publics ouvrent la possibilité de l’interaction, du croisement ou de la rencontre, structurés par la mobilité dans les villes.

Espace(s) public(s)

Si les deux définitions méritent d’être rappelées et dans un premier temps distinguées, c’est qu’il s’opère souvent une confusion, voire une fusion, entre les deux interprétations. Ce rapprochement n’est pas étranger à la relation qu’entretient l’espace public avec l’idée de citoyenneté. De fait, la citoyenneté, concept désignant à la fois une appartenance à une communauté politique (nationalité), une dimension juridique (droit de vote) ou des conduites civiques, est aussi, dans les démocraties libérales, synonyme de participation active à une communauté sociale et politique. Cette dernière peut s’exercer de différentes manières : on peut penser à la possibilité de participer à la vie politique, à l’interpellation citoyenne, à des formes de protestation, de manifestation ou d’expression. Dans ces exemples, l’espace public recouvre ici les deux dimensions, à différents niveaux d’intensité ou d’occupation : à la fois lieu physique et sphère d’influence sociopolitique. Si l’on pense par exemple à un rassemblement, sur une place, contre une centrale nucléaire, à une manifestation dans les rues de Bruxelles, ou à un moment festif comme l’Échappée urbaine[3] à Liège, les deux dimensions se confondent, cherchant à la fois à produire un message d’occupation territoriale (temporaire ou non) et un propos dans la sphère publique.

Il faut remarquer que l’utilisation de l’expression « espace public » pour désigner des lieux physiques par superposition à une dimension politique est relativement récente. En matière de mouvements sociaux, l’utilisation des mots « espace public » supplante celle de « rue », aux connotations politiques affirmées, comme par exemple dans « prendre la rue ». De la même façon, on parlera plus facilement de « citoyens » que de « peuple », tout en excluant la consécration trop sauvage, voire ingouvernable, de « foule ».

Diapason ou dissonance

L’espace public contient en son sein la dimension « publique », celle d’appartenance de l’espace à tous. Mais s’il peut dès lors induire une notion d’espace possédé par tous, il peut aussi, à la façon d’un négatif, impliquer l’occupation par personne (dans les faits, le « tous » n’exprime jamais qu’une potentialité d’appropriation, jamais réalisée). Cette conception de l’espace public sous-entend en effet une égalité des citoyens le parcourant, une égalité de droits, d’états, de situations. À ce titre, un certain anonymat est la condition première du partage de cet espace, accompagné de conduites civiles et d’un code de comportements. Les différences socioculturelles y font tâche, lorsque trop visibles, tout comme les expressions politiques ou sociales jugées trop vindicatives ou extrêmes. On peut s’exprimer, mais dans la mesure des règles en présence, une certaine neutralité devant être observée.

Dans la ville de Liège, l’idée d’un speaker’s corner, un coin où pourrait s’exprimer par micro toute opinion dans l’espace public (y compris politique et religieuse, dans la limite de la loi) fut rapidement mise de côté. Au-delà des justifications de dispositif trop contraignant à mettre en place (et surveiller), une autre raison pourrait être celle d’une préservation d’un cadre neutre, pacifié, de l’espace public, où toute position se vaut et où les opinions des uns ne peuvent pas heurter celles des autres, et doivent donc être contenues dans un cadre privé. On retrouve cet objectif, neutralisant plutôt que réellement neutre, dans des conceptions tronquées de la laïcité, dans lesquelles rien ne pourrait être affiché ou déclamé en matière d’opinion et de croyance. Du moins, il est convenu de les taire le temps d’un échange dans l’espace public[4]. En ce sens, la citoyenneté exprimée en espace public, et particulièrement celle préconisée et régulée par les pouvoirs publics, via un anonymat et une neutralité politique relatives, tend à « harmoniser l’hétérogénéité de la société »[5]. On part alors du postulat d’une égalité de chacun à pouvoir s’exprimer, échanger et surtout s’accorder dans cet espace de réalité suspendue. Ceci sans forcément prendre en compte ni les différences de capacité à participer à cette harmonisation (ou simplement l’intérêt d’y participer), ni l’antagonisme, voire l’irréductibilité, de certaines positions sociales.

Or, rendre visible la question du désaccord dans les débats, sans forcément l’harmoniser, devrait être une fonction de l’espace public. L’accord sur tout, en tout point, le consensus mou, lui, relève de la stratégie visant à faire croire qu’un territoire fictif et neutralisé peut exister et que l’évidence du bien commun s’impose sans conflit. Il ne s’agit alors pas tant d’être d’accord sur tout, mais de savoir sur quoi cet accord porte. C’est évidemment la meilleure façon de masquer tout signe idéologique, à l’instar de cette société civile imaginaire, non identifiée, sage et unifiée, vantée par le président Emmanuel Macron lors de sa campagne présidentielle. En somme, la dissonance peut révéler davantage les antagonismes, et donc les oppressions éventuelles, que le diapason.

Espace public(itaire)

Pourtant, un type de discours est tout à fait autorisé dans l’espace public, et bénéficie d’ailleurs souvent de largesses de la part des pouvoirs publics. Il s’agit de la publicité : affiches, tracts, stands, marchés, braderies, spots radios, présents dans les rues, à la vue de tous, aux arrêts de bus, occupant l’espace visuel, sonore… et social. La seule exception à  la restriction de l’expression des discours idéologiques est alors celle de la société de consommation et du spectacle, sous couvert d’un aspect inoffensif, non partisan et non orienté. La revendication politique, non ; le message publicitaire, oui. Cette propension de longue date à privilégier – plus précisément à vendre – l’espace public (lieu concret et espace social) à des logiques marchandes est vivement critiquée et combattue sur le terrain militant par des mouvements anti-publicitaires comme « Liège Sans Pub ». Ces derniers enlèvent, remplacent et parodient les affichages publicitaires, opérant de nuit, afin de rencontrer un double objectif de réappropriation et de sensibilisation aux différents côtés néfastes de la publicité.

Espaces de la citoyenneté urbaine

La citoyenneté et l’espace public sont, comme on l’a dit, deux termes aux significations difficiles à cerner, mouvantes. Il faut donc se saisir de cette signification pour la définir et la construire, dans les mots comme dans les faits, en un instrument d’émancipation. Pour ce faire, le recours à la « citoyenneté urbaine » peut s’avérer une piste intéressante à explorer, étant donné la prédominance de ces expressions dans l’espace public en milieux urbains. Cette dernière, étudiée notamment à travers la sociologie des mouvements sociaux, rassemble des caractéristiques semblables aux luttes ouvrières des siècles précédents, les revendications se déplaçant des lieux de productions aux lieux de vie, aux espaces de la vie quotidienne, les liens de voisinage remplaçant dans l’équation ceux des solidarités de métier. Cette citoyenneté urbaine peut prendre différentes formes, mais comprend en son cœur des revendications en lien avec le territoire : manifestation contre la destruction d’un patrimoine commun, opposition à la destruction d’un espace vert. Elle va du comité de quartier se mobilisant au Ry-Ponet (Chênée, Liège) pour la sauvegarde d’un parc à des lieux de réinvention quasi-totale de la société, comme les zones à défendre (ZAD). Ici, l’expérience concrète de la résistance, de l’opposition à des forces contradictoires, aux décisions des pouvoirs publics, est manifeste et permet des convergences, avec la question écologique (Notre-Dame des Landes ou, plus près de nous, le refus du projet de liaison autoroutière Cerexhe-Heuseux-Beaufays) ou avec des thématiques touchant aux droits de l’Homme (opposition à la construction de la prison de Haren). Ces illustrations comportent toutes une dimension plus ou moins forte, plus ou moins assumée, d’occupation de l’espace public, à la fois comme objet de leur intervention et médiatisation de leurs revendications. Ceci est évidemment valable pour les formes spontanées de cette citoyenneté urbaine dans le cadre de luttes territoriales ; un peu moins pour son pendant institutionnel, la participation citoyenne ou la démocratie participative, qu’on retrouve dans la « consultation citoyenne », qui comporte toujours le soupçon d’utiliser le label citoyen comme sauf-conduit afin de faire passer un projet de rénovation urbaine.

Il est cependant vital que ces deux visions de la citoyenneté dans l’espace public – les luttes urbaines et les consultations citoyennes – prennent en compte trois éléments, sous peine de voir le schéma citoyen produire du vent plutôt que des pistes d’émancipation collective. Premièrement, la solidarité entre luttes urbaines, afin d’éveiller une citoyenneté urbaine active non pas dans des réseaux de proximité ou de quartiers uniquement, mais dans une vision globale de la ville, et à plus large échelle. Ensuite, la prise en compte des différentes formes de vie urbaine, à l’heure des migrations transnationales, des métropoles et, donc, de personnes considérées comme des citoyens de seconde zone, n’ayant parfois pas droit à la citoyenneté nationale (c’est le cas des demandeurs d’asile, par exemple). Ceci concerne aussi les publics plus précarisés ou marginalisés, moins enclins à être représentés, en particulier dans les luttes urbaines où seuls ceux qui peuvent se mobiliser sont des citoyens au capital culturel important. Et enfin, en acceptant la conflictualité, voire les fractures, propres aux positions de chaque groupe social, que les revendications et manifestations en tout genre dans l’espace public devraient servir à révéler et non à lisser.

Luca Piddiu

Bibliographie:

  • Arendt,La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy : Paris, 1983
  • Delgado, L’espace public comme idéologie, Editions CMDE : Toulouse, 2107, p.30
  • Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot : Paris, 1978.

[1] J. Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot : Paris, 1978.

[2] H. Arendt,La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy : Paris, 1983

[3]http://www.msh.ulg.ac.be/echappee-urbaine-2-metamorphoses/

[4] Un parallèle peut ici être dressé avec le concept de médiation chez Hegel puis de façon critique chez Marx, par lequel l’État assure un rôle de pacification et de neutralité, de zone tampon pour la société civile.

[5] M. Delgado, L’espace public comme idéologie, Editions CMDE : Toulouse, 2107, p.30.

Les coopératives : Pourquoi ? Comment ?


Synopsis

L’économie est aujourd’hui de plus en plus concentrée dans les mains de quelques actionnaires qui détiennent le capital des entreprises, ce qui leur donne un pouvoir de décision. Cela leur permet d’accaparer de plus en plus de richesses, creusant les inégalités. A contrario, une entreprise gérée par les travailleurs et/ou les usagers sur la base de leurs besoins communs, comme c’est le cas des coopératives, sera a priori moins susceptible de créer ce type d’inégalités. Focus sur ces entreprises, leur histoire et leur potentiel transformateur pour notre économie.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

L’information ne vous a probablement pas échappé : la répartition de la richesse mondiale actuelle est extrêmement déséquilibrée. Concrètement, selon le dernier rapport de l’ONG Oxfam, 50% de la population mondiale n’a absolument pas bénéficié de la croissance économique durant l’année 2017, alors qu’1% des personnes les plus fortunées en bénéficiaient à hauteur de 82%.

Dès lors, que peut-on faire de cette information ? Les inégalités sont aujourd’hui colossales ; aussi, y faire face représente un chalenge substantiel pour la société. Les plus défaitistes nous diront que quoi que l’on fasse, cela n’y changera rien. D’autres nous sembleront peut-être indifférents. Bon nombre de citoyens considèrent toutefois que cette réalité est intolérable, et souhaitent y apporter une réponse adéquate et durable.

Que pouvons-nous faire concrètement pour mieux répartir les richesses, et pour pouvoir répondre aux besoins de tout un chacun ? Depuis plus de 200 ans, c’est notamment dans le terrain fertile de l’économie coopérative que des milliers de personnes ont trouvé des réponses. En effet, l’économie est aujourd’hui de plus en plus concentrée dans les mains de quelques actionnaires qui détiennent le capital des entreprises, ce qui leur donne un pouvoir de décision. Décisions qu’ils prennent souvent dans une optique de maximisation de leur profit, et non d’intérêt général, y compris l’intérêt des travailleurs et des consommateurs. Cela leur permet de concentrer de plus en plus de richesses, creusant les inégalités. A contrario, une entreprise gérée par les travailleurs et/ou les usagers sur la base de leurs besoins communs, comme c’est le cas des coopératives, sera a priori moins susceptible de créer ce type d’inégalités.

Qu’en est-il exactement de cette forme d’économie ? D’où vient-elle ? Sur quel principe se fonde-t-elle ?

Un peu d’histoire

Si l’on retrouve des formes de coopératives depuis l’antiquité, les coopératives modernes prennent leurs racines dans les coopératives ouvrières de la révolution industrielle. En effet, les percées technologiques d’alors vont profondément transformer notre société. Le besoin de main d’œuvre dans les campagnes diminue, et la population rurale cherche du travail en ville. Cet abondant réservoir de main d’œuvre disponible pour les entreprises urbaines leur permet de payer les travailleurs un salaire de misère. La nouvelle classe prolétaire vit dans des conditions de pauvreté extrêmement difficiles, qui les poussent à s’organiser.

« Pionniers équitables de Rochdale » est l’initiative généralement reconnue comme la première forme de coopérative véritablement organisée, qui a abouti à une institution durable. C’est dans une petite ville voisine de Manchester qu’un groupe de salariés tisserands créèrent en 1844 une coopérative de denrées alimentaires, dont la charte (« un homme, une voix », répartition des bénéfices au prorata des achats, etc.) reste la base des principes coopératifs actuels. Cette coopérative se diversifia rapidement en ouvrant ses propres filatures ainsi qu’une caisse d’épargne et de secours.

Sur le terrain des idées, le début du XIXe voit émerger le courant dit « utopiste », qui revendique un système plus juste et égalitaire. Le XIXe est également le siècle de Karl Marx, qui diffuse ses idées révolutionnaires. Il soutient notamment qu’un système où la bourgeoisie s’enrichit en exploitant une classe prolétaire indigente est à renverser, au profit d’un système socialiste et communiste. C’est également l’époque où l’on revendique un système politique plus démocratique. Ces différents courants de pensée ont participé à faire émerger et grandir l’économie coopérative.

Les coopératives aujourd’hui

Aujourd’hui, si le système politique s’est démocratisé, il n’en va pas de même pour le système économique, pour lequel le pouvoir reste en grande partie entre les mains des détenteurs de capitaux, ce qui contribue à maintenir les inégalités. En contrepoids, le système coopératif a grandi, évolué et s’est diversifié pour s’adapter aux besoins d’aujourd’hui, créant ce faisant une alternative au système capitaliste et ouvrant la voie à une démocratisation de l’économie.

Ainsi on retrouve des coopératives dans tous les secteurs de l’économie : coopératives de construction, agricoles, bancaires, d’assurances, de santé, etc. Les coopératives sont omniprésentes dans le monde. On en retrouve de toutes tailles et variétés. Elles ont toutes en commun de rassembler des personnes qui veulent répondre à des besoins communs, par le biais d’une entreprise dont elles sont propriétaires et qu’elles gèrent de manière démocratique. Ces personnes peuvent être les travailleurs, les usagers ou encore les consommateurs de l’entreprise. Selon le SPF économie, PME, classes moyennes et Energie, les sociétés coopératives sont par nature les promotrices d’un entreprenariat socialement responsable. Elles sont encore l’expression de valeurs partagées et se fondent sur la solidarité. Dans une société coopérative, les associés, qui se satisfont d’un dividende limité, poursuivent un objectif commun plus large que la seule recherche de profit et s’impliquent personnellement dans la société. Quelle que soit l’importance de leur investissement financier, tous les associés disposent d’une voix réelle dans la politique de l’entreprise.

C’est principalement cette absence de recherche de profit et le fonctionnement démocratique qui distingue une coopérative d’une entreprise classique. Alors que l’objectif d’une entreprise capitaliste est de maximiser le profit, le salaire reversé aux travailleurs ne correspond d’ailleurs aucunement à la valeur ajoutée de leur travail, les dividendes dans une société coopérative sont limités à 6%. En ce qui concerne le pouvoir de décision, il n’est pas réparti selon les actions de chaque membre comme dans une entreprise classique, où le plus gros investisseur est celui qui a le plus de poids dans les décisions, mais selon le système « une personne, une voix », donnant à chacun un poids égal.

De nouveaux enjeux

Si les inégalités sont toujours bien présentes, de nouveaux enjeux voient également le jour, créant de nouveaux défis pour le secteur de l’économie coopérative. C’est par exemple le cas des questions liées à l’environnement, défi majeur de notre époque, et qui nous concerne tous. Face à l’urgence de la question, des coopératives se mettent en place, en vue de permettre aux citoyens d’avoir recours à des circuits courts, à de l’alimentation biologique, à une énergie plus propre, etc. Nous en découvriront deux exemple dans ce numéro : Ferréole, qui est une coopérative de production d’énergie, et Agricovert, coopérative agricole. On ne pense plus uniquement en termes de consommation de biens, mais en termes de développement durable, ce qui suscite de nouvelles actions collectives.


La coopérative à finalité sociale « Vin de Liège », créée en 2010, en est un bon exemple. Les coopérateurs qui prennent part à ladite coopérative souhaitent, au travers de leurs actions, véhiculer des valeurs humaines et environnementales. Outre la production d’un vin de qualité, les coopérateurs organisent notamment des activités de promotion de l’économie sociale, mais également du recours à des méthodes de développement durable pour la production du vin, en choisissant une  agriculture respectueuse de l’environnement. En outre, la coopérative fait preuve de son soutien pour différents projets d’échanges de tout type, que ce soit économique, culturel ou environnemental, d’éducation permanente, etc.


Pour conclure, notons que les coopératives ont ce mérite infini de questionner le système dans lequel elles évoluent. Les membres qui y prennent part proposent une forme d’économie différente, qui a pour objectif l’intérêt général. En cela, les coopératives permettent d’insuffler à la fois de la dynamique et du sens dans les actions posées par les membres ainsi qu’au sein de la communauté. Elles sont, au travers de cela, porteuses de transformation sociale.

Il serait toutefois piégeant de penser que coopérer coule de source, et il apparaît primordial d’en avoir conscience, si l’on souhaite que le mouvement coopératif puisse prospérer dans une époque qui pousse à l’individualisme. En ce sens, je souhaiterais conclure en citant J. Defourny (2017) « La coopération ne se conceptualise pas seulement ; elle se construit et s’apprend. C’est aussi une condition de sa mise en œuvre et de sa diffusion. »

Mandy Renardy


Les coopératives sont régies par 7 principes formulés en 1995 par l’Alliance coopérative internationale (ACI).

L’ACI a été créée par les coopératives du monde entier, afin de mieux coopérer entre elles et de rendre leurs services plus pertinents.

  1. Adhésion volontaire et ouverte à tous. Quel que soit le sexe, l’allégeance politique, la nationalité, etc., chacun doit pouvoir, s’il le souhaite, s’investir dans la coopérative.
  2. Pouvoir démocratique exercé par les membres. Comme dit précédemment, un membre = une voix.
  3. Participation économique des membres. Chacun contribue au capital de la coopérative. Le surplus généré sert à la développer davantage, à faire des ristournes aux membres, à soutenir d’autres activités,…
  4. Autonomie et indépendance. Ce sont les membres qui gèrent la coopérative. Par exemple, en ce qui concerne la mise en œuvre d’une récolte de fond, ou si les membres souhaitent passer des accords avec d’autres organisations.
  5. Éducation, formation et information. On permet aux membres de suivre les formations nécessaires pour qu’ils puissent contribuer aux mieux au fonctionnement de la coopérative. En outre, les coopératives mettent en place des actions d’éducation permanente.
  6. Coopération entre les coopératives. C’est l’objectif que remplit l’ACI. Cela permet de renforcer le mouvement coopératif, en se référant à un système de valeurs commun.
  7. Engagement envers la communauté.

Bibliographie

         DEFOURNY Jacques & NYSSENS Marthe, 2017, Economie sociale et solidaire : socioéconomie du 3ème secteur, DeBoeck supérieur, Louvain-La-Neuve.

         DEFOURNY Jacques, 2017, « Les conditions d’émergence et de développement des coopératives », En question, Bruxelles, n°123 (oct/nov/dec 2017), pp.26-34.

         SAW-B ASBL, 2011, Coopératives : un modèle tout terrien, les dossiers de l’économie sociale, Monceau-sur-Sambre.

Les circuits courts, un court-circuit temporaire ?


Synopsis

Les circuits courts d’approvisionnement alimentaire connaissent depuis quelques années un développement extraordinaire. GAC, GASAP, AMAP, paniers, vente à la ferme fleurissent un peu partout. États des lieux de cette tendance, des tensions qui l’anime et prescription pour l’avenir.


Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

Ces dernières années, les consommateur-trice-s se sont mis à la recherche d’autres voies de consommation. Face aux divers scandales (la viande de cheval dans les lasagnes ou encore les traces de fipronil dans les œufs, pour ne citer que les plus récents), ils-elles cherchent à être rassuré-e-s. Parmi les dynamiques de transition vers des systèmes alimentaires plus durables, une nouvelle dynamique s’est créée autour d’une nouvelle relation entre les producteur-trice-s et les mangeur-euse-s : les circuits courts.

Ceux-ci peuvent prendre des formes, des identités et des logiques différentes. Comment peut-on les définir ? Quel est le point commun entre ces diverses organisations aux normes, valeurs et pratiques différentes ? Quels sont les principaux défis et atouts de ces modèles ? À quelles évolutions pouvons-nous nous attendre à l’horizon 2030 ?

Une définition des circuits courts ?

Traditionnellement, la notion de circuits courts se base sur le nombre d’intermédiaires entre la production et la consommation finale d’un produit. La Commission européenne, par exemple, définit les circuits courts par un maximum d’un d’intermédiaire et les différencie des marchés locaux, dont le principal critère est la distance kilométrique[1]. La législation belge, elle, ajoute deux critères supplémentaires : la vente dans un rayon maximum de 80 km du site de production et un maximum de 30 % des quantités vendus à un intermédiaire commercial[2].

Pourtant, lorsqu’on observe l’organisation des circuits courts sur le terrain, ces critères ne suffisent plus : que considère-t-on comme intermédiaire ? Doit-on prendre en compte les étapes de transformation ? Dans leur article portant sur la durabilité d’initiatives en circuits courts en Région wallonne, Kevin Maréchal, Lou Plateau et Laurence Holzemer[3] proposent d’élargir la définition  des circuits courts aux dynamiques multiacteurs pour mieux refléter la diversité des formes que peut revêtir la notion de proximité entre producteur-trice-s et consommateur-trice-s.

Pour réaliser leur recherche, les auteurs se sont basés sur l’observation du vécu et de la mise en œuvre des actions sur le terrain et ont veillé à être en résonance avec les acteurs et actrices impliqué-e-s.

Une alternative avantageuse ?

Les circuits courts peuvent présenter de nombreux avantages. Au niveau environnemental, les mérites proviennent notamment d’une réduction des emballages et des ‘déchets’ de production liés à des impératifs de calibrage et d’esthétisme des produits. Lorsque la durabilité environnementale est analysée dans son ensemble, les circuits courts de proximité apparaissent plus performants que les circuits conventionnels, surtout dans le cas où les pratiques agricoles de la chaine locale s’orientent vers le bio et qu’une attention particulière est portée à l’amélioration de la logistique. On peut aussi constater une augmentation de la biodiversité et de la qualité des sols, par les changements induits au niveau des pratiques agricoles. Ils peuvent également être plus avantageux en termes de bénéfices économiques, sociaux et de gouvernance. Cela passe notamment par une meilleure maitrise et la diversification des débouchés ainsi que par la possibilité accrue, pour les producteur-trice-s, d’accéder à une rémunération plus équitable de leur travail. Enfin, les circuits courts permettent aussi une certaine reconnaissance sociale et des échanges avec les consommateur-trice-s et entre les producteur-trice-s[4].

Une structure, plusieurs finalités. Un défi ?

Les organisations de circuits courts sont le plus souvent des structures hybrides qui combinent plusieurs finalités (sociales, environnementales, économiques…) dont les contours peuvent être plus ou moins flous. Les organisations doivent donc jongler avec des pratiques et des normes, tantôt convergentes, tantôt contradictoires. Elles doivent répondre à de nombreuses exigences, notamment en termes d’écologie, d’autogestion, de cohésion sociale et d’autonomie vis-à-vis de l’État et du marché. De par leur position (à la frontière entre les sphères marchandes et non marchandes, entre les sphères privées et publiques), elles sont soumises à de fortes tensions, entre des prescriptions de nature commerciale et des considérations plutôt sociétales, dans une logique que l’on pourrait qualifier de logique de transition[5].

La logique de transition n’échappe pas à d’autres difficultés. La fixation des prix en est un exemple : comment assurer un revenu décent aux producteur-trice-s agricoles, tout en proposant des produits de qualité à bon prix, accessibles pour le plus grand nombre des consommateur-trice-s ? Comment définir un prix juste ? Face à ces enjeux, les organisations en circuits courts font preuve d’innovation (sociale, mais pas uniquement) et constituent de véritables  ‘laboratoires vivants’ qui expérimentent les divers chemins de la transition afin de gérer ces contradictions et trouver des compromis[6].

Les circuits courts, un modèle durable ?

Parmi les enjeux qui conditionnent fortement la durabilité des circuits courts, on retrouve la logistique, les dynamiques de structuration des filières, l’accompagnement des projets et des trajectoires d’acquisition/mobilisation des compétences. De manière transversale, le facteur relationnel se dégage comme un enjeu fondamental. Ce dernier et la densité des interactions peuvent être considérés tantôt comme un frein, tantôt comme un levier à la durabilité des circuits courts. Dans le cadre des dynamiques de filières qui s’organisent, les relations sont indispensables. La densité et la richesse des interactions entre les producteur-trice-s et avec les acteurs des circuits courts permettent de renforcer la connaissance du métier de l’autre, de ses impératifs, de ses besoins, de sa personnalité, de ses motivations, de ses spécificités et de son rôle dans la chaine, et permettent une évolution des pratiques. Le dialogue entre les consommateur-trice-s et les producteur-trice-s ne doit pas non plus être négligé : les nombreux retours et la valorisation de la part des mangeur-euse-s constituent une plus-value sociale et économique indéniable.

Un des enjeux essentiels de l’évolution des circuits courts est donc de valoriser l’ensemble des métiers et des acteur-trice-s impliqué-e-s tout au long de la chaine alimentaire. La durabilité des circuits courts dépendra donc de leur potentiel de structuration et de leur capacité à densifier leur réseau de relation. Cette question souligne le caractère crucial des dynamiques territoriales.


Et l’université dans tout ça?

L’Université, à travers son rôle de recherche, participe à la construction des savoirs relatifs aux circuits courts. Les analyses doivent être contextualisées pour se rapprocher davantage de la représentation qu’ont les acteurs et actrices de leur activité et éviter ainsi un décalage fort avec la réalité vécue sur le terrain. Cette thématique des circuits courts requiert l’adoption de pratiques de recherche innovantes et de nature transdisciplinaire, où les modalités et dispositifs mis en œuvre sont donc co-créés avec les acteurs et actrices de terrain.


Les circuits courts à l’horizon 2030?

Au fil du temps et des expériences, les organisations travaillant en circuits courts ont su développer des réponses aux défis auxquels elles ont été confrontées. Grâce à la mise en discussion de différents acteurs, chacun-e, à sa manière, trouve des solutions pour chercher un équilibre.  Les tensions sont, pour le moment, gérées par chaque initiative de manière plus ou moins isolée. Pour assurer une cohérence et un cadre plus clair, les logiques de circuits courts évolueront-elles vers une séparation nette des différentes finalités ? Finiront-elles par s’institutionnaliser? Suivront-elles une autre trajectoire ?

De nombreuses tensions conditionnent la durabilité des circuits courts, qu’elles se manifestent à travers la question d’un prix juste, du financement, de la logistique ou encore d’un cadre normatif. Le secteur est en perpétuelle évolution. Loin d’être le seul facteur, la qualité et la fréquence des relations entre acteurs et actrices sera une dimension essentielle qui doit être prise en compte par les décideurs et décideuses d’un territoire. Les recherches et réflexions sur ces différents modèles doivent prendre en compte et s’adapter à la complexité des réalités sociales et être soutenues pour faire face aux enjeux de la récupération marketing, à la pression des prix… et que la dynamique des circuits courts ne soit pas uniquement temporaire.

Gwendoline Rommelaere

Bibliographie :

  • Kevin Maréchal, chargé de cours en Économie Écologique à l’ULiège/ Faculté de Gembloux Agro-Bio Tech,
  • Laurence Holzemer, chercheuse au Centre d’Études Économique et Sociale de l’Environnement (CEESE),
  • Lou Plateau, boursier FNRS-FRESH au CEESE-ULB.

[1]RÈGLEMENT DÉLÉGUÉ (UE) No 807/2014 DE LA COMMISSION du 11 mars 2014

[2]AVIS 05-2014, La sécurité alimentaire des circuits courts (dossier Sci Com 2013/01 : auto-saisine), Comité scientifique de l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaine alimentaire (AFSCA).

[3] Voir K. Maréchal, L. Plateau, L. Holzemer : ‘La durabilité des circuits courts, une question d’échelle ? L’importance de court-circuiter les schémas classiques d’analyse’ ou le rapport complet de l’étude sur http://dev.ulb.ac.be/ceese/CEESE/documents/ADDOCC%20Rapport%20final%20CEESE%20-%202016.pdf

[4] SPW, Vade-mecum de la valorisation des produits agricoles et de leur commercialisation en circuit court. Tout savoir, Agriculture, version Juillet 2017.

[5] Voir Maréchal, K et Plateau, L. (2017), ‘Les circuits courts : organisations hybrides sous haute(s) tension(s) ?’, Actes du 22ème Congrès des Économistes Belges de Langues Françaises.

[6] Cassiers, I., Maréchal, K., Meda, D. (Eds) (2017), Post-growth Economics and Society: Exploring the Paths of a Social and Ecological Transition. Routledge, October, 112p.

Harry Potter et l’oppression à travers les animaux fantastiques.


Synopsis

Derrière l’immense succès populaire du jeune sorcier, l’analyse littéraire du monde fantastique d’Harry Potter permet une meilleure compréhension des structures globales des phénomènes d’oppression dans le monde. Cette analyse nous rappelle que la littérature en est l’un des chemins vers l’émancipation, et probablement l’un des meilleurs car il met en mouvement au sein de la pensée du lecteur toutes ses préconceptions et les fait s’entrechoquer avec de nouveaux apprentissages, de nouvelles manières de voir le monde et de le comprendre.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

Un elfe de maison, un gobelin et un centaure entrent dans un bar.

Les romans Harry Potter sont mondialement connus et appréciés par tous les publics pour de nombreuses raisons : la présence de magie, d’un monde fantastique qui défoule les passions et provoque une irrésistible envie de s’envoler dans l’imaginaire, l’ambiance sombre qui entoure les aventures épiques du jeune sorcier, etc. Cependant, les célèbres textes de J. K. Rowling n’ont pas été qu’un phénomène médiatique et culturel. En effet, depuis leur sortie, le monde académique se penche sur les aventures du sorcier en herbe dans toutes sortes de domaines. Des physiciens qui cherchent à créer une véritable cape d’invisibilité, jusqu’aux économistes qui analysent de nouveaux systèmes monétaires, en passant par les historiens qui étudient le déroulement de la seconde guerre mondiale en comparaison avec l’avènement de Lord Voldemort, le mage noir ennemi juré de Harry Potter : tous s’abreuvent de la littérature fantastique de J. K. Rowling pour mener à bien leurs recherches.

C’est ainsi qu’en sociologie, l’analyse littéraire du monde fantastique de Harry Potter permet une meilleure compréhension des structures globales des phénomènes d’oppression dans le monde. Comme le dit si bien Sirius Black, le parrain de Harry : « Si tu veux savoir ce que vaut un homme, regarde donc comment il traite ses inférieurs, pas ses égaux. » Comment J. K. Rowling a-t-elle construit la société magique dans ses romans ? Quelles sont les classes privilégiées et celles dominées ? Peut-on comprendre les classes marginalisées dans les romans en tant que métaphores de la lutte des classes qui continue d’exister dans notre réalité ?

Les animaux fantastiques hiérarchisés

Au centre de l’atrium du Ministère de la Magie trône une fontaine, subtilement dénommée « La Fontaine de la Fraternité Magique » afin de masquer son rôle hiérarchisant. Les sorciers qui se baladent au sein du ministère peuvent admirer un elfe de maison, un gobelin et un centaure, tous trois affichant un regard passionné envers le sorcier et la sorcière qui les surplombent. Présentés de manière hypocrite en tant qu’égaux aux êtres humains, ces trois animaux fantastiques – premièrement discriminés par leur appellation « animaux » malgré leur intelligence semblable à l’intelligence humaine – sont en réalité marginalisés, chacun d’une manière différente, par la société magique tout entière.

Prenons les elfes de maison : l’une de ces petites créatures magiques travaille au sein d’une chaumière au service de ses maîtres sorciers et Harry apprendra très vite, durant sa scolarité, à ne pas se morfondre de la servitude dont ces êtres souffrent, car eux-mêmes sont passionnés par leur travail. Le gobelin, au contraire, n’est pas assujetti aux êtres humains mais travaille pour eux à la gestion de la Banque de Gringotts, la banque des sorciers, écrasé par la méfiance et le dégoût marqué par ces derniers envers sa race. Le centaure, quant à lui, être hybride composé d’un torse humain et d’un corps de cheval, est tout bonnement exclu de la société magique et doit vivre reclus au sein de la Forêt Interdite, une forêt interdite d’accès aux êtres humains.

Ainsi, J. K. Rowling nous décrit un monde fortement hiérarchisé où la liberté ne tient pas une grande place au sein des groupes sociaux que forment les trois êtres fantastiques susmentionnés.

Oppression

Avant d’avancer dans l’analyse littéraire de Harry Potter, il est nécessaire de s’arrêter quelques instants sur la notion d’oppression. En effet, dans toute société, certains groupes sociaux en ont toujours dominé d’autres. Karl Marx appelle cela « la lutte des classes ». La sociologue américaine Ann Cudd développe une définition de la notion d’oppression qui attire l’attention lorsque l’on garde en tête le monde hiérarchisé de J. K. Rowling. Ann Cudd définit l’oppression en tant que désordre social provenant d’une injustice indiscutable entre différents groupes sociaux. Un groupe social est un ensemble de personnes unies par des caractéristiques qui définissent leur appartenance au groupe en comparaison à d’autres groupes sociaux. Dans Harry Potter par exemple, les sorciers et les Moldus sont deux groupes sociaux distincts car les uns sont doués de pouvoirs magiques tandis que les autres n’en possèdent pas.

Brièvement résumé, il ne peut y avoir d’oppression dans une société, selon Ann Cudd, que selon quatre conditions : lorsqu’un groupe social est privilégié par rapport à un autre grâce à sa position, lorsque le groupe social inférieur souffre d’une quelconque manière de sa position, lorsque cette souffrance est infligée à un groupe et non à des individus en particuliers, et lorsque la position d’infériorité découle d’une limitation dans les choix qu’ont les groupes sociaux pour se définir dans la société. Ainsi, les sorciers gagnent en puissance en infériorisant les autres êtres magiques : les elfes de maison voient leurs libertés réduites à tel point qu’ils ne peuvent même pas quitter leur travail et se trouver d’autres maîtres à servir ; les gobelins sont considérés comme dangereux à cause de leur culture ; et les centaures croient dur comme fer qu’ils ont eux-mêmes choisi leur exclusion de la société alors qu’elle leur a été infligée par les sorciers.

Notre monde à l’image du monde magique

La beauté des textes de J. K. Rowling et la fascination qu’ils suscitent proviennent probablement des nombreux parallèles que l’on peut tracer entre son univers imaginaire et notre réalité sociale. De fait, chacun des êtres fantastiques cités dans cet article peuvent illustrer métaphoriquement une condition spécifique vécue, voire subie, par un peuple quelque part dans le monde, qu’il ait subit cette condition dans le passé ou qu’il continue à la subir.

Chacun des lecteurs s’étant plongé dans l’univers de Harry Potter aura reconnu à travers l’image de l’elfe de maison assujetti à un maître la condition même de l’esclavage, qui n’a malheureusement toujours pas été éradiqué de notre monde. Même son apparence trahit la servitude de l’elfe, forcé à se balader dans un simple chiffon crasseux à l’image des esclaves américains des siècles passés qui travaillaient dans les champs au service de leurs propriétaires. De plus, résignés et convaincus jusqu’au bout que leur servitude est la plus belle chose qui puissent leur arriver, les elfes de maison illustrent à la perfection les serfs au Moyen-Âge. Certains pourront aller jusqu’à comparer leur situation à celle des classes prolétaires du XIXe siècle, assujetties par des patrons et leur course à l’enrichissement.

Le groupe le plus facilement identifiable reste celui des gobelins, en ce que leur apparence est décrite dans les romans de manière similaire à celle de la communauté juive, avec tous les stéréotypes qui abondent dans la littérature lorsqu’un auteur désire développer le sujet du racisme culturel. Le sociologue Robert Young, qui a travaillé sur la colonisation des peuples, définit le racisme et la culture comme intrinsèquement liés : il n’existe pas l’un sans l’autre. Autrement dit, le racisme découle de la différence de cultures entre les groupes sociaux, ou encore : la culture est toujours construite racialement, en fonction de ses différences avec les autres groupes sociaux. Lorsqu’un groupe social diffère nettement d’un autre par sa culture, celle-ci est automatiquement considérée comme dangereuse et représente une menace pour les autres, en témoignent les nombreux conflits qui inondent l’actualité à la suite d’un retour vers des communautarismes tristement assumés : qu’ils soient indépendantistes ou unionistes, extrémistes religieux, etc., les conflits sociaux découlent toujours de la peur de voir son confort bouleversé par le mélange de cultures.  À travers ses romans fantastiques, J. K. Rowling remet ainsi au goût du jour le difficile sujet du dégoût et de la haine, qui n’a eu de cesse, à toute époque de l’histoire de l’humanité, d’accabler les communautés différentes des groupes dominants, sous l’absurde prétexte que leurs cultures seraient dangereuses pour l’ordre établi – qu’elles soient juives, arabes, chrétiennes ou même indigènes.

Enfin, les centaures illustrent avec brio la ségrégation dont ont souffert les communautés indigènes lors de la colonisation du continent Américain, ou tout autre peuple destitué de ses droits et libertés et exclus à cause de ses différences physiques ou culturelles. La polémique qui a secoué la société française autour de la situation géographique des Roms, ou celle, plus contemporaine, de l’ignoble traitement infligé aux réfugiés dans la tristement célèbre « jungle de Calais », sont de parfaits exemples du sujet illustré par les centaures dans les romans fantastiques de Rowling.

À quand l’émancipation ?

Doit-on en conclure que J. K. Rowling nous présente nos sociétés de manière pessimiste, comme si même la fiction ne pouvait se défaire des inégalités ? Indéniablement, l’auteure est imprégnée du passé colonial de son pays, le Royaume-Uni. Tout au plus arrive-t-elle à représenter dans ses romans le monde aussi confus et chaotique qu’il soit. Cependant, cette manière de mélanger des problématiques de notre époque comme du passé, d’ici ou d’ailleurs, empêche le lecteur d’en tirer des positions politiques claires. Cela permet toutefois à n’importe quel lecteur, où qu’il soit, de réfléchir à la question de l’oppression qui entoure ou structure la société dans laquelle il vit, dans l’espoir que ses réflexions l’amènent à développer une conscience du problème et le dirigent sur la route de l’émancipation.

Ceci dit, le chemin vers l’émancipation de tous les groupes sociaux opprimés est long. Comment éradiquer l’oppression quand il s’agit d’un phénomène social et difficilement évitable dans sa construction de la société ? La première étape est sans aucun doute la reconnaissance qu’un tel phénomène social et douloureux existe. La littérature en est l’un des moyens, et probablement l’un des meilleurs car il met en mouvement au sein de la pensée du lecteur toutes ses préconceptions et les fait s’entrechoquer avec de nouveaux apprentissages, de nouvelles manières de voir le monde et de le comprendre. Lire, c’est accepter de se détruire pour mieux se reconstruire. En d’autres termes, la culture et la connaissance sont sans nul doute les meilleures armes de construction massive d’un monde nouveau.

Ainsi, et plus globalement, l’on recommandera au système scolaire d’axer l’éducation de nos enfants et de nos ados sur le développement de leur culture générale, afin de leur faire ouvrir les yeux sur les différentes manières d’interpréter le monde. Cette éducation peut aussi s’appliquer à tous les citoyens, au moyen de campagnes politiques par exemple, afin que chacun soit doté de tous les outils utiles pour améliorer l’organisation de nos sociétés humaines et les rendre plus bienveillantes. Groupes de parole, analyses textuelles, mises en situation, jeux de rôle, voyages culturels, etc. : toutes les méthodes sont bonnes pour permettre à tous de se forger un esprit critique redoutable, capable d’enrayer le désir naturel de l’être humain à oppresser son prochain. La Fédération Wallonie-Bruxelles travaille en ce sens depuis 2003, au moyen de soutien aux associations « d’éducation permanente » qui travaillent avec des publics socio-culturellement défavorisés dans le but de développer une connaissance critique des réalités de la société. Le site www.educationpermanente.cfwb.be annonce qu’actuellement « quelques 280 asbl sont reconnues dans le cadre du décret de 2003 ».

Ainsi, à travers ce genre de mesures, il s’agit de faire naître dans nos sociétés le désir politique de combattre les inégalités, de mettre en place des stratégies internationales de soutien aux groupes sociaux opprimés, dans des cadres fixés par l’ONU par exemple, et surtout, sur le plan individuel, de toujours considérer l’autre en tant qu’égal.

Car finalement, comme le dit si bien J.K. Rowling : « Nous n’avons pas besoin de magie pour changer le monde. Nous avons déjà ce pouvoir à l’intérieur de chacun de nous puisque nous avons la capacité d’imaginer le meilleur. »

Luca D’Agostino

Bibliographie :

  • Saga Harry Potter, J.K Rowling
  • Cudd, Ann E. « Psychological explanations of oppression », in Willett, Cynthia, Theorizing multiculturalism: a guide to the current debate, Malden, Massachusetts, 1998.
  • Young J.C. Robert, The idea of english ethnicity, Oxford, Blackwell, 2008
  • www.educationpermanente.cfwb.be

Des coopératives agricoles, pour tous les goûts


Synopsis

De la production à la consommation en passant par la transformation ou encore l’accès à la terre, des coopératives se développent tous le long de la chaine du système alimentaire offrant une alimentation plus juste et équitable. Tours d’horizons de ces entreprises qui donne des idées d’alternatives aux systèmes alimentaires dominants.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

Les coopératives agricoles sont souvent considérées comme des acteurs indispensables de la transition alimentaire, sociale, économique et écologique. Pourtant, les modèles de coopératives sont très variés : ce ne sont pas que des petites structures citoyennes, à finalité sociale ou environnementale. Néanmoins, les coopératives engagées dans la transition sont nombreuses et permettent de penser des solutions pour les paysan-ne-s de nos régions.

Sous l’impulsion d’associations professionnelles d’agriculteur-trice-s, les premières coopératives agricoles belges ont vu le jour pendant la seconde moitié du 20e siècle, généralement sous la forme de laiteries, d’abattoirs ou de criées. Elles avaient pour fonction principale de transformer, distribuer et commercialiser les produits livrés par les agriculteur-trice-s coopérateur-trice-s, qui recevaient ensuite une ristourne proportionnelle à leur apport dans la coopérative. Aujourd’hui, une coopérative agricole est « une association autonome de personnes volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels communs à travers une entreprise détenue collectivement et contrôlée démocratiquement » , agissant dans le domaine agricole. Cette définition est très large et permet donc la coexistence de différents modèles.

Des modèles très variés

De façon schématique, il y a trois types de coopératives actives dans le secteur agricole et alimentaire : les coopératives de production et de transformation, les coopératives de distribution et les coopératives de consommateur-trice-s. Néanmoins, la distinction entre ces trois groupes n’est pas toujours évidente et beaucoup de coopératives occupent simultanément plusieurs de ces fonctions. De plus, les finalités des coopératives peuvent être très diversifiées. Par exemple, en 2011, la plus grosse coopérative agricole belge était le groupe laitier Milcobel, dont le lait sert, entre autres, à produire les fromages Brugge, les produits Inza ou les boissons Yogho !Yogho !. La coopérative traite près d’un milliard et demi de litres de lait par an, compte plus de 2 500 membres et a généré 991 millions d’euros de chiffre d’affaire en 2016. Nous sommes donc là face à un modèle de coopérative relativement éloigné de l’image qu’on peut se faire des modèles de coopératives citoyennes.

Un système de distribution juste et solidaire

Les coopératives peuvent représenter des alternatives justes et solidaires aux systèmes de distribution des grandes surfaces ou des hard discounts: citons, par exemple, Agricovert, coopérative agricole écologique basée à Gembloux. Composée de 34 producteur-trice-s et de plus de 700 consom’acteur-trice-s, elle propose des produits locaux et biologiques dans ses comptoirs et sous la forme de paniers vendus sur internet. Selon Ho Chul Chantraine, administrateur délégué de la coopérative, Agricovert repose sur quatre piliers : la valorisation des produits locaux et biologiques, l’accompagnement continu des producteur-trice-s, la sensibilisation des consommateur-trice-s et l’insertion socio-professionnelle par la création d’emplois stables pour des personnes peu qualifiées.

Ho Chul Chantraine estime qu’il est primordial de contrebalancer la récupération « du bio » par les grandes surfaces. Celles-ci perçoivent une marge financière très importante qui devrait normalement servir à rémunérer les producteur-trice-s. Ainsi, la coopérative a pour objectif d’assurer un prix juste à la fois pour les agriculteur-trice-s et pour les consom’acteur-trice-s . Il ajoute qu’il est également important de différencier le « bio » de « la bio ». Cette dernière fait davantage référence à une philosophie globale qu’à un cahier des charges d’agriculture sans pesticide.

En décembre 2016, la Wallonie comptait 1492 fermes certifiées « biologiques », ce qui représentait 12 % des fermes wallonnes et 9,7 % des terres cultivées. En Belgique, la consommation de produits bios n’a fait qu’augmenter depuis 2008, si bien qu’en 2012, les produits bios représentaient 3,2 % du marché alimentaire. Mais où sont vendus ces produits ? Le principal canal de distribution du bio reste les grandes surfaces, mais la tendance est à la baisse : en 2008, 56 % des produits bios étaient achetés dans des supermarchés, contre 48 % en 2016. Viennent ensuite les magasins bios (22 %), les hard discounts (1 % en 2008 contre 10 % en 2016) ou l’achat direct à la ferme ou sur le marché (3 % chacun) . Les grandes surfaces sont donc les distributeurs principaux de produits bios alors que le niveau de concentration des entreprises dans le milieu agroalimentaire ne permet pas des rapports de force équilibrés entre les producteur-trice-s et les distributeurs : à titre d’exemple, en 2012, sur le marché français, 100 euros dépensés en achat alimentaire par un-e consommateur-trice ne correspondait qu’à 8,2 euros de rémunération pour les agriculteur-trice-s. Bien que les producteur-trice-s en agriculture biologique perçoivent une rémunération légèrement supérieure à celle des producteur-trice-s en agriculture conventionnelle, la situation est loin d’être équitable . Certaines coopératives à finalité sociale et environnementale comme Agricovert, permettent entre autres, une rémunération plus juste pour les agriculteur-trice-s.

Soutenir l’accès à la Terre

Une alimentation durable, locale et biologique n’est possible que grâce au travail d’agriculteur-trice-s passionné-e-s. Pourtant en Belgique, « chaque semaine, 43 fermes disparaissent, 62 agriculteurs quittent la profession et 21 hectares de terres perdent leur affectation agricole » . Ainsi, en 30 ans, le nombre d’exploitations agricoles en Belgique a diminué de 68 % alors que la superficie de ces exploitations a presque triplé au cours de la même période. La Politique Agricole Commune (PAC), de par ses régimes d’aide, a favorisé le développement d’un modèle agricole composé d’exploitations de très grande taille, qui visent à réaliser des économies d’échelle et à produire pour l’exportation plutôt qu’à se diversifier et à contribuer à l’autonomie alimentaire locale. Tandis que les grosses exploitations deviennent toujours plus grosses, et que les petites exploitations ne cessent de disparaître, 80 % des futur-e-s agriculteur-trice-s belges pensent que l’accès à des Terres abordables, via l’achat ou la location, est un problème majeur.

En effet, en 2004, un hectare pouvait coûter jusqu’à 50.000 euros. Cela représente une augmentation de 54 % par rapport au prix d’un hectare en 1995, alors que les revenus des agriculteur-trice-s, eux, n’ont pas bénéficié d’une telle augmentation. Cette hausse des prix est le résultat de différents facteurs : la concurrence entre agriculteur-trice-s, l’achat de terres agricoles perçues comme valeur refuge depuis la crise financière de 2008 ou encore la diminution continue de la surface des terres disponibles pour l’agriculture (au profit de constructions immobilières). La situation est telle qu’à l’heure actuelle, seuls 35 % des agriculteur-trice-s sont propriétaires de leurs terres. En ce qui concerne la location, la situation n’est pas beaucoup plus favorable : l’offre est largement insuffisante, les prix sont très élevés et les modalités du bail à ferme sont strictes et complexes .

C’est pour répondre à ces enjeux que Terre-en-vue tente de faciliter l’accès à la terre pour les agriculteur-trice-s. Elle leur propose un accompagnement leur permettant de développer leurs projets, de se former ou d’élaborer des partenariats. Une coopérative est au service de l’association : elle a déjà permis de soutenir 9 fermes belges. Celle-ci regroupe plus de 1000 coopérateur-trice-s, qui sont détenteur-trice-s d’au minimum une part d’une valeur de 100 euros. C’est un outil d’investissement solidaire qui propose aux citoyen-ne-s d’investir une partie de leur épargne : l’argent disponible sert alors principalement à acheter des terres agricoles afin de leur redonner leur statut de bien commun en les libérant de la spéculation foncière, des modes d’agriculture qui pourraient être néfastes pour l’environnement.

Manger c’est s’engager

En 1961, les ménages belges consacraient en moyenne 36% de leur revenu à l’alimentation. Aujourd’hui, cette part équivaut à 13,4% . Ainsi, les modes de consommation ont bien changé. Néanmoins, une agriculture et une alimentation durables, justes et solidaires sont accessibles grâce, entre autres, aux coopératives mais également à d’autres initiatives, telles que les groupes d’achat (les GASAP et les GAC) : ceux-ci permettent aux citoyen-ne-s d’acheter leurs produits directement auprès des agriculteur-trice-s. Comme le rappelle fréquemment Olivier De Schutter, ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation : « Choisir ce que l’on mange, c’est voter trois fois par jour ».

Pauline Marchand

Bibliographie:

–           https://www.entraide.be

–           https://www.asblrcr.be/gac

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques