Quelle citoyenneté dans l’espace public ?


Synopsis 

Manifestations, occupations, détournements de panneaux publicitaires, etc. l’espace public est un espace d’expression citoyenne. Entre lutte urbaine et consultation citoyenne, transgression et parole sollicitée comment se dessine cette  expression ? Comment garantir qu’elle soit entendue ? Qu’elle puisse être suivie ?


Publié par UniverSud – Liège en juin 2018

L’espace public est devenu l’un des théâtres privilégiés de diverses manifestations de la citoyenneté, qu’il s’agisse de mouvements sociaux visant la réappropriation de cet espace, d’effets explicites de projets urbanistiques voulus par les pouvoirs publics ou encore de lieux dédiés à la festivité et à la rencontre. Si les frontières de cette terminologie d’espace(s) public(s) paraissent aussi floues, à l’instar du terme générique et mal défini de « citoyenneté », c’est qu’elles recouvrent des réalités tantôt distinctes, tantôt se confondant. Le terme, particulièrement au singulier, est ambigu et polysémique. En philosophie politique ou en sociologie, l’espace public peut être identifié à un espace conceptuel. Il correspond, chez Jürgen Habermas, à la sphère publique[1], un espace de discours délibératif et critique rassemblant des individus privés, médiatisant les affaires publiques. Celui-ci aurait émergé, selon le sociologue allemand, à la fin du XVIIIe siècle dans la sphère bourgeoise, en réaction au pouvoir aristocratique. Par ailleurs, la vision de l’espace public comme catégorie politique, rapport entre citoyen et État, a aussi été mise en avant par Hannah Arendt[2] autour des modèles de la cité grecque et de sa démocratie.

Les espaces publics au pluriel, en revanche, sont d’abord des lieux concrets : les places, les parcs publics, les boulevards, les rues. Foisonnant dans les plans urbanistiques ou les discours de réappropriation de l’espace urbain, ces espaces ont comme caractéristique commune d’être des lieux ouverts, au contraire des espaces privés, dont l’accès est restrictif par définition. À l’opposé, les espaces publics ouvrent la possibilité de l’interaction, du croisement ou de la rencontre, structurés par la mobilité dans les villes.

Espace(s) public(s)

Si les deux définitions méritent d’être rappelées et dans un premier temps distinguées, c’est qu’il s’opère souvent une confusion, voire une fusion, entre les deux interprétations. Ce rapprochement n’est pas étranger à la relation qu’entretient l’espace public avec l’idée de citoyenneté. De fait, la citoyenneté, concept désignant à la fois une appartenance à une communauté politique (nationalité), une dimension juridique (droit de vote) ou des conduites civiques, est aussi, dans les démocraties libérales, synonyme de participation active à une communauté sociale et politique. Cette dernière peut s’exercer de différentes manières : on peut penser à la possibilité de participer à la vie politique, à l’interpellation citoyenne, à des formes de protestation, de manifestation ou d’expression. Dans ces exemples, l’espace public recouvre ici les deux dimensions, à différents niveaux d’intensité ou d’occupation : à la fois lieu physique et sphère d’influence sociopolitique. Si l’on pense par exemple à un rassemblement, sur une place, contre une centrale nucléaire, à une manifestation dans les rues de Bruxelles, ou à un moment festif comme l’Échappée urbaine[3] à Liège, les deux dimensions se confondent, cherchant à la fois à produire un message d’occupation territoriale (temporaire ou non) et un propos dans la sphère publique.

Il faut remarquer que l’utilisation de l’expression « espace public » pour désigner des lieux physiques par superposition à une dimension politique est relativement récente. En matière de mouvements sociaux, l’utilisation des mots « espace public » supplante celle de « rue », aux connotations politiques affirmées, comme par exemple dans « prendre la rue ». De la même façon, on parlera plus facilement de « citoyens » que de « peuple », tout en excluant la consécration trop sauvage, voire ingouvernable, de « foule ».

Diapason ou dissonance

L’espace public contient en son sein la dimension « publique », celle d’appartenance de l’espace à tous. Mais s’il peut dès lors induire une notion d’espace possédé par tous, il peut aussi, à la façon d’un négatif, impliquer l’occupation par personne (dans les faits, le « tous » n’exprime jamais qu’une potentialité d’appropriation, jamais réalisée). Cette conception de l’espace public sous-entend en effet une égalité des citoyens le parcourant, une égalité de droits, d’états, de situations. À ce titre, un certain anonymat est la condition première du partage de cet espace, accompagné de conduites civiles et d’un code de comportements. Les différences socioculturelles y font tâche, lorsque trop visibles, tout comme les expressions politiques ou sociales jugées trop vindicatives ou extrêmes. On peut s’exprimer, mais dans la mesure des règles en présence, une certaine neutralité devant être observée.

Dans la ville de Liège, l’idée d’un speaker’s corner, un coin où pourrait s’exprimer par micro toute opinion dans l’espace public (y compris politique et religieuse, dans la limite de la loi) fut rapidement mise de côté. Au-delà des justifications de dispositif trop contraignant à mettre en place (et surveiller), une autre raison pourrait être celle d’une préservation d’un cadre neutre, pacifié, de l’espace public, où toute position se vaut et où les opinions des uns ne peuvent pas heurter celles des autres, et doivent donc être contenues dans un cadre privé. On retrouve cet objectif, neutralisant plutôt que réellement neutre, dans des conceptions tronquées de la laïcité, dans lesquelles rien ne pourrait être affiché ou déclamé en matière d’opinion et de croyance. Du moins, il est convenu de les taire le temps d’un échange dans l’espace public[4]. En ce sens, la citoyenneté exprimée en espace public, et particulièrement celle préconisée et régulée par les pouvoirs publics, via un anonymat et une neutralité politique relatives, tend à « harmoniser l’hétérogénéité de la société »[5]. On part alors du postulat d’une égalité de chacun à pouvoir s’exprimer, échanger et surtout s’accorder dans cet espace de réalité suspendue. Ceci sans forcément prendre en compte ni les différences de capacité à participer à cette harmonisation (ou simplement l’intérêt d’y participer), ni l’antagonisme, voire l’irréductibilité, de certaines positions sociales.

Or, rendre visible la question du désaccord dans les débats, sans forcément l’harmoniser, devrait être une fonction de l’espace public. L’accord sur tout, en tout point, le consensus mou, lui, relève de la stratégie visant à faire croire qu’un territoire fictif et neutralisé peut exister et que l’évidence du bien commun s’impose sans conflit. Il ne s’agit alors pas tant d’être d’accord sur tout, mais de savoir sur quoi cet accord porte. C’est évidemment la meilleure façon de masquer tout signe idéologique, à l’instar de cette société civile imaginaire, non identifiée, sage et unifiée, vantée par le président Emmanuel Macron lors de sa campagne présidentielle. En somme, la dissonance peut révéler davantage les antagonismes, et donc les oppressions éventuelles, que le diapason.

Espace public(itaire)

Pourtant, un type de discours est tout à fait autorisé dans l’espace public, et bénéficie d’ailleurs souvent de largesses de la part des pouvoirs publics. Il s’agit de la publicité : affiches, tracts, stands, marchés, braderies, spots radios, présents dans les rues, à la vue de tous, aux arrêts de bus, occupant l’espace visuel, sonore… et social. La seule exception à  la restriction de l’expression des discours idéologiques est alors celle de la société de consommation et du spectacle, sous couvert d’un aspect inoffensif, non partisan et non orienté. La revendication politique, non ; le message publicitaire, oui. Cette propension de longue date à privilégier – plus précisément à vendre – l’espace public (lieu concret et espace social) à des logiques marchandes est vivement critiquée et combattue sur le terrain militant par des mouvements anti-publicitaires comme « Liège Sans Pub ». Ces derniers enlèvent, remplacent et parodient les affichages publicitaires, opérant de nuit, afin de rencontrer un double objectif de réappropriation et de sensibilisation aux différents côtés néfastes de la publicité.

Espaces de la citoyenneté urbaine

La citoyenneté et l’espace public sont, comme on l’a dit, deux termes aux significations difficiles à cerner, mouvantes. Il faut donc se saisir de cette signification pour la définir et la construire, dans les mots comme dans les faits, en un instrument d’émancipation. Pour ce faire, le recours à la « citoyenneté urbaine » peut s’avérer une piste intéressante à explorer, étant donné la prédominance de ces expressions dans l’espace public en milieux urbains. Cette dernière, étudiée notamment à travers la sociologie des mouvements sociaux, rassemble des caractéristiques semblables aux luttes ouvrières des siècles précédents, les revendications se déplaçant des lieux de productions aux lieux de vie, aux espaces de la vie quotidienne, les liens de voisinage remplaçant dans l’équation ceux des solidarités de métier. Cette citoyenneté urbaine peut prendre différentes formes, mais comprend en son cœur des revendications en lien avec le territoire : manifestation contre la destruction d’un patrimoine commun, opposition à la destruction d’un espace vert. Elle va du comité de quartier se mobilisant au Ry-Ponet (Chênée, Liège) pour la sauvegarde d’un parc à des lieux de réinvention quasi-totale de la société, comme les zones à défendre (ZAD). Ici, l’expérience concrète de la résistance, de l’opposition à des forces contradictoires, aux décisions des pouvoirs publics, est manifeste et permet des convergences, avec la question écologique (Notre-Dame des Landes ou, plus près de nous, le refus du projet de liaison autoroutière Cerexhe-Heuseux-Beaufays) ou avec des thématiques touchant aux droits de l’Homme (opposition à la construction de la prison de Haren). Ces illustrations comportent toutes une dimension plus ou moins forte, plus ou moins assumée, d’occupation de l’espace public, à la fois comme objet de leur intervention et médiatisation de leurs revendications. Ceci est évidemment valable pour les formes spontanées de cette citoyenneté urbaine dans le cadre de luttes territoriales ; un peu moins pour son pendant institutionnel, la participation citoyenne ou la démocratie participative, qu’on retrouve dans la « consultation citoyenne », qui comporte toujours le soupçon d’utiliser le label citoyen comme sauf-conduit afin de faire passer un projet de rénovation urbaine.

Il est cependant vital que ces deux visions de la citoyenneté dans l’espace public – les luttes urbaines et les consultations citoyennes – prennent en compte trois éléments, sous peine de voir le schéma citoyen produire du vent plutôt que des pistes d’émancipation collective. Premièrement, la solidarité entre luttes urbaines, afin d’éveiller une citoyenneté urbaine active non pas dans des réseaux de proximité ou de quartiers uniquement, mais dans une vision globale de la ville, et à plus large échelle. Ensuite, la prise en compte des différentes formes de vie urbaine, à l’heure des migrations transnationales, des métropoles et, donc, de personnes considérées comme des citoyens de seconde zone, n’ayant parfois pas droit à la citoyenneté nationale (c’est le cas des demandeurs d’asile, par exemple). Ceci concerne aussi les publics plus précarisés ou marginalisés, moins enclins à être représentés, en particulier dans les luttes urbaines où seuls ceux qui peuvent se mobiliser sont des citoyens au capital culturel important. Et enfin, en acceptant la conflictualité, voire les fractures, propres aux positions de chaque groupe social, que les revendications et manifestations en tout genre dans l’espace public devraient servir à révéler et non à lisser.

Luca Piddiu

Bibliographie:

  • Arendt,La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy : Paris, 1983
  • Delgado, L’espace public comme idéologie, Editions CMDE : Toulouse, 2107, p.30
  • Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot : Paris, 1978.

[1] J. Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot : Paris, 1978.

[2] H. Arendt,La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy : Paris, 1983

[3]http://www.msh.ulg.ac.be/echappee-urbaine-2-metamorphoses/

[4] Un parallèle peut ici être dressé avec le concept de médiation chez Hegel puis de façon critique chez Marx, par lequel l’État assure un rôle de pacification et de neutralité, de zone tampon pour la société civile.

[5] M. Delgado, L’espace public comme idéologie, Editions CMDE : Toulouse, 2107, p.30.

Les coopératives : Pourquoi ? Comment ?


Synopsis

L’économie est aujourd’hui de plus en plus concentrée dans les mains de quelques actionnaires qui détiennent le capital des entreprises, ce qui leur donne un pouvoir de décision. Cela leur permet d’accaparer de plus en plus de richesses, creusant les inégalités. A contrario, une entreprise gérée par les travailleurs et/ou les usagers sur la base de leurs besoins communs, comme c’est le cas des coopératives, sera a priori moins susceptible de créer ce type d’inégalités. Focus sur ces entreprises, leur histoire et leur potentiel transformateur pour notre économie.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

L’information ne vous a probablement pas échappé : la répartition de la richesse mondiale actuelle est extrêmement déséquilibrée. Concrètement, selon le dernier rapport de l’ONG Oxfam, 50% de la population mondiale n’a absolument pas bénéficié de la croissance économique durant l’année 2017, alors qu’1% des personnes les plus fortunées en bénéficiaient à hauteur de 82%.

Dès lors, que peut-on faire de cette information ? Les inégalités sont aujourd’hui colossales ; aussi, y faire face représente un chalenge substantiel pour la société. Les plus défaitistes nous diront que quoi que l’on fasse, cela n’y changera rien. D’autres nous sembleront peut-être indifférents. Bon nombre de citoyens considèrent toutefois que cette réalité est intolérable, et souhaitent y apporter une réponse adéquate et durable.

Que pouvons-nous faire concrètement pour mieux répartir les richesses, et pour pouvoir répondre aux besoins de tout un chacun ? Depuis plus de 200 ans, c’est notamment dans le terrain fertile de l’économie coopérative que des milliers de personnes ont trouvé des réponses. En effet, l’économie est aujourd’hui de plus en plus concentrée dans les mains de quelques actionnaires qui détiennent le capital des entreprises, ce qui leur donne un pouvoir de décision. Décisions qu’ils prennent souvent dans une optique de maximisation de leur profit, et non d’intérêt général, y compris l’intérêt des travailleurs et des consommateurs. Cela leur permet de concentrer de plus en plus de richesses, creusant les inégalités. A contrario, une entreprise gérée par les travailleurs et/ou les usagers sur la base de leurs besoins communs, comme c’est le cas des coopératives, sera a priori moins susceptible de créer ce type d’inégalités.

Qu’en est-il exactement de cette forme d’économie ? D’où vient-elle ? Sur quel principe se fonde-t-elle ?

Un peu d’histoire

Si l’on retrouve des formes de coopératives depuis l’antiquité, les coopératives modernes prennent leurs racines dans les coopératives ouvrières de la révolution industrielle. En effet, les percées technologiques d’alors vont profondément transformer notre société. Le besoin de main d’œuvre dans les campagnes diminue, et la population rurale cherche du travail en ville. Cet abondant réservoir de main d’œuvre disponible pour les entreprises urbaines leur permet de payer les travailleurs un salaire de misère. La nouvelle classe prolétaire vit dans des conditions de pauvreté extrêmement difficiles, qui les poussent à s’organiser.

« Pionniers équitables de Rochdale » est l’initiative généralement reconnue comme la première forme de coopérative véritablement organisée, qui a abouti à une institution durable. C’est dans une petite ville voisine de Manchester qu’un groupe de salariés tisserands créèrent en 1844 une coopérative de denrées alimentaires, dont la charte (« un homme, une voix », répartition des bénéfices au prorata des achats, etc.) reste la base des principes coopératifs actuels. Cette coopérative se diversifia rapidement en ouvrant ses propres filatures ainsi qu’une caisse d’épargne et de secours.

Sur le terrain des idées, le début du XIXe voit émerger le courant dit « utopiste », qui revendique un système plus juste et égalitaire. Le XIXe est également le siècle de Karl Marx, qui diffuse ses idées révolutionnaires. Il soutient notamment qu’un système où la bourgeoisie s’enrichit en exploitant une classe prolétaire indigente est à renverser, au profit d’un système socialiste et communiste. C’est également l’époque où l’on revendique un système politique plus démocratique. Ces différents courants de pensée ont participé à faire émerger et grandir l’économie coopérative.

Les coopératives aujourd’hui

Aujourd’hui, si le système politique s’est démocratisé, il n’en va pas de même pour le système économique, pour lequel le pouvoir reste en grande partie entre les mains des détenteurs de capitaux, ce qui contribue à maintenir les inégalités. En contrepoids, le système coopératif a grandi, évolué et s’est diversifié pour s’adapter aux besoins d’aujourd’hui, créant ce faisant une alternative au système capitaliste et ouvrant la voie à une démocratisation de l’économie.

Ainsi on retrouve des coopératives dans tous les secteurs de l’économie : coopératives de construction, agricoles, bancaires, d’assurances, de santé, etc. Les coopératives sont omniprésentes dans le monde. On en retrouve de toutes tailles et variétés. Elles ont toutes en commun de rassembler des personnes qui veulent répondre à des besoins communs, par le biais d’une entreprise dont elles sont propriétaires et qu’elles gèrent de manière démocratique. Ces personnes peuvent être les travailleurs, les usagers ou encore les consommateurs de l’entreprise. Selon le SPF économie, PME, classes moyennes et Energie, les sociétés coopératives sont par nature les promotrices d’un entreprenariat socialement responsable. Elles sont encore l’expression de valeurs partagées et se fondent sur la solidarité. Dans une société coopérative, les associés, qui se satisfont d’un dividende limité, poursuivent un objectif commun plus large que la seule recherche de profit et s’impliquent personnellement dans la société. Quelle que soit l’importance de leur investissement financier, tous les associés disposent d’une voix réelle dans la politique de l’entreprise.

C’est principalement cette absence de recherche de profit et le fonctionnement démocratique qui distingue une coopérative d’une entreprise classique. Alors que l’objectif d’une entreprise capitaliste est de maximiser le profit, le salaire reversé aux travailleurs ne correspond d’ailleurs aucunement à la valeur ajoutée de leur travail, les dividendes dans une société coopérative sont limités à 6%. En ce qui concerne le pouvoir de décision, il n’est pas réparti selon les actions de chaque membre comme dans une entreprise classique, où le plus gros investisseur est celui qui a le plus de poids dans les décisions, mais selon le système « une personne, une voix », donnant à chacun un poids égal.

De nouveaux enjeux

Si les inégalités sont toujours bien présentes, de nouveaux enjeux voient également le jour, créant de nouveaux défis pour le secteur de l’économie coopérative. C’est par exemple le cas des questions liées à l’environnement, défi majeur de notre époque, et qui nous concerne tous. Face à l’urgence de la question, des coopératives se mettent en place, en vue de permettre aux citoyens d’avoir recours à des circuits courts, à de l’alimentation biologique, à une énergie plus propre, etc. Nous en découvriront deux exemple dans ce numéro : Ferréole, qui est une coopérative de production d’énergie, et Agricovert, coopérative agricole. On ne pense plus uniquement en termes de consommation de biens, mais en termes de développement durable, ce qui suscite de nouvelles actions collectives.


La coopérative à finalité sociale « Vin de Liège », créée en 2010, en est un bon exemple. Les coopérateurs qui prennent part à ladite coopérative souhaitent, au travers de leurs actions, véhiculer des valeurs humaines et environnementales. Outre la production d’un vin de qualité, les coopérateurs organisent notamment des activités de promotion de l’économie sociale, mais également du recours à des méthodes de développement durable pour la production du vin, en choisissant une  agriculture respectueuse de l’environnement. En outre, la coopérative fait preuve de son soutien pour différents projets d’échanges de tout type, que ce soit économique, culturel ou environnemental, d’éducation permanente, etc.


Pour conclure, notons que les coopératives ont ce mérite infini de questionner le système dans lequel elles évoluent. Les membres qui y prennent part proposent une forme d’économie différente, qui a pour objectif l’intérêt général. En cela, les coopératives permettent d’insuffler à la fois de la dynamique et du sens dans les actions posées par les membres ainsi qu’au sein de la communauté. Elles sont, au travers de cela, porteuses de transformation sociale.

Il serait toutefois piégeant de penser que coopérer coule de source, et il apparaît primordial d’en avoir conscience, si l’on souhaite que le mouvement coopératif puisse prospérer dans une époque qui pousse à l’individualisme. En ce sens, je souhaiterais conclure en citant J. Defourny (2017) « La coopération ne se conceptualise pas seulement ; elle se construit et s’apprend. C’est aussi une condition de sa mise en œuvre et de sa diffusion. »

Mandy Renardy


Les coopératives sont régies par 7 principes formulés en 1995 par l’Alliance coopérative internationale (ACI).

L’ACI a été créée par les coopératives du monde entier, afin de mieux coopérer entre elles et de rendre leurs services plus pertinents.

  1. Adhésion volontaire et ouverte à tous. Quel que soit le sexe, l’allégeance politique, la nationalité, etc., chacun doit pouvoir, s’il le souhaite, s’investir dans la coopérative.
  2. Pouvoir démocratique exercé par les membres. Comme dit précédemment, un membre = une voix.
  3. Participation économique des membres. Chacun contribue au capital de la coopérative. Le surplus généré sert à la développer davantage, à faire des ristournes aux membres, à soutenir d’autres activités,…
  4. Autonomie et indépendance. Ce sont les membres qui gèrent la coopérative. Par exemple, en ce qui concerne la mise en œuvre d’une récolte de fond, ou si les membres souhaitent passer des accords avec d’autres organisations.
  5. Éducation, formation et information. On permet aux membres de suivre les formations nécessaires pour qu’ils puissent contribuer aux mieux au fonctionnement de la coopérative. En outre, les coopératives mettent en place des actions d’éducation permanente.
  6. Coopération entre les coopératives. C’est l’objectif que remplit l’ACI. Cela permet de renforcer le mouvement coopératif, en se référant à un système de valeurs commun.
  7. Engagement envers la communauté.

Bibliographie

         DEFOURNY Jacques & NYSSENS Marthe, 2017, Economie sociale et solidaire : socioéconomie du 3ème secteur, DeBoeck supérieur, Louvain-La-Neuve.

         DEFOURNY Jacques, 2017, « Les conditions d’émergence et de développement des coopératives », En question, Bruxelles, n°123 (oct/nov/dec 2017), pp.26-34.

         SAW-B ASBL, 2011, Coopératives : un modèle tout terrien, les dossiers de l’économie sociale, Monceau-sur-Sambre.

Les circuits courts, un court-circuit temporaire ?


Synopsis

Les circuits courts d’approvisionnement alimentaire connaissent depuis quelques années un développement extraordinaire. GAC, GASAP, AMAP, paniers, vente à la ferme fleurissent un peu partout. États des lieux de cette tendance, des tensions qui l’anime et prescription pour l’avenir.


Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

Ces dernières années, les consommateur-trice-s se sont mis à la recherche d’autres voies de consommation. Face aux divers scandales (la viande de cheval dans les lasagnes ou encore les traces de fipronil dans les œufs, pour ne citer que les plus récents), ils-elles cherchent à être rassuré-e-s. Parmi les dynamiques de transition vers des systèmes alimentaires plus durables, une nouvelle dynamique s’est créée autour d’une nouvelle relation entre les producteur-trice-s et les mangeur-euse-s : les circuits courts.

Ceux-ci peuvent prendre des formes, des identités et des logiques différentes. Comment peut-on les définir ? Quel est le point commun entre ces diverses organisations aux normes, valeurs et pratiques différentes ? Quels sont les principaux défis et atouts de ces modèles ? À quelles évolutions pouvons-nous nous attendre à l’horizon 2030 ?

Une définition des circuits courts ?

Traditionnellement, la notion de circuits courts se base sur le nombre d’intermédiaires entre la production et la consommation finale d’un produit. La Commission européenne, par exemple, définit les circuits courts par un maximum d’un d’intermédiaire et les différencie des marchés locaux, dont le principal critère est la distance kilométrique[1]. La législation belge, elle, ajoute deux critères supplémentaires : la vente dans un rayon maximum de 80 km du site de production et un maximum de 30 % des quantités vendus à un intermédiaire commercial[2].

Pourtant, lorsqu’on observe l’organisation des circuits courts sur le terrain, ces critères ne suffisent plus : que considère-t-on comme intermédiaire ? Doit-on prendre en compte les étapes de transformation ? Dans leur article portant sur la durabilité d’initiatives en circuits courts en Région wallonne, Kevin Maréchal, Lou Plateau et Laurence Holzemer[3] proposent d’élargir la définition  des circuits courts aux dynamiques multiacteurs pour mieux refléter la diversité des formes que peut revêtir la notion de proximité entre producteur-trice-s et consommateur-trice-s.

Pour réaliser leur recherche, les auteurs se sont basés sur l’observation du vécu et de la mise en œuvre des actions sur le terrain et ont veillé à être en résonance avec les acteurs et actrices impliqué-e-s.

Une alternative avantageuse ?

Les circuits courts peuvent présenter de nombreux avantages. Au niveau environnemental, les mérites proviennent notamment d’une réduction des emballages et des ‘déchets’ de production liés à des impératifs de calibrage et d’esthétisme des produits. Lorsque la durabilité environnementale est analysée dans son ensemble, les circuits courts de proximité apparaissent plus performants que les circuits conventionnels, surtout dans le cas où les pratiques agricoles de la chaine locale s’orientent vers le bio et qu’une attention particulière est portée à l’amélioration de la logistique. On peut aussi constater une augmentation de la biodiversité et de la qualité des sols, par les changements induits au niveau des pratiques agricoles. Ils peuvent également être plus avantageux en termes de bénéfices économiques, sociaux et de gouvernance. Cela passe notamment par une meilleure maitrise et la diversification des débouchés ainsi que par la possibilité accrue, pour les producteur-trice-s, d’accéder à une rémunération plus équitable de leur travail. Enfin, les circuits courts permettent aussi une certaine reconnaissance sociale et des échanges avec les consommateur-trice-s et entre les producteur-trice-s[4].

Une structure, plusieurs finalités. Un défi ?

Les organisations de circuits courts sont le plus souvent des structures hybrides qui combinent plusieurs finalités (sociales, environnementales, économiques…) dont les contours peuvent être plus ou moins flous. Les organisations doivent donc jongler avec des pratiques et des normes, tantôt convergentes, tantôt contradictoires. Elles doivent répondre à de nombreuses exigences, notamment en termes d’écologie, d’autogestion, de cohésion sociale et d’autonomie vis-à-vis de l’État et du marché. De par leur position (à la frontière entre les sphères marchandes et non marchandes, entre les sphères privées et publiques), elles sont soumises à de fortes tensions, entre des prescriptions de nature commerciale et des considérations plutôt sociétales, dans une logique que l’on pourrait qualifier de logique de transition[5].

La logique de transition n’échappe pas à d’autres difficultés. La fixation des prix en est un exemple : comment assurer un revenu décent aux producteur-trice-s agricoles, tout en proposant des produits de qualité à bon prix, accessibles pour le plus grand nombre des consommateur-trice-s ? Comment définir un prix juste ? Face à ces enjeux, les organisations en circuits courts font preuve d’innovation (sociale, mais pas uniquement) et constituent de véritables  ‘laboratoires vivants’ qui expérimentent les divers chemins de la transition afin de gérer ces contradictions et trouver des compromis[6].

Les circuits courts, un modèle durable ?

Parmi les enjeux qui conditionnent fortement la durabilité des circuits courts, on retrouve la logistique, les dynamiques de structuration des filières, l’accompagnement des projets et des trajectoires d’acquisition/mobilisation des compétences. De manière transversale, le facteur relationnel se dégage comme un enjeu fondamental. Ce dernier et la densité des interactions peuvent être considérés tantôt comme un frein, tantôt comme un levier à la durabilité des circuits courts. Dans le cadre des dynamiques de filières qui s’organisent, les relations sont indispensables. La densité et la richesse des interactions entre les producteur-trice-s et avec les acteurs des circuits courts permettent de renforcer la connaissance du métier de l’autre, de ses impératifs, de ses besoins, de sa personnalité, de ses motivations, de ses spécificités et de son rôle dans la chaine, et permettent une évolution des pratiques. Le dialogue entre les consommateur-trice-s et les producteur-trice-s ne doit pas non plus être négligé : les nombreux retours et la valorisation de la part des mangeur-euse-s constituent une plus-value sociale et économique indéniable.

Un des enjeux essentiels de l’évolution des circuits courts est donc de valoriser l’ensemble des métiers et des acteur-trice-s impliqué-e-s tout au long de la chaine alimentaire. La durabilité des circuits courts dépendra donc de leur potentiel de structuration et de leur capacité à densifier leur réseau de relation. Cette question souligne le caractère crucial des dynamiques territoriales.


Et l’université dans tout ça?

L’Université, à travers son rôle de recherche, participe à la construction des savoirs relatifs aux circuits courts. Les analyses doivent être contextualisées pour se rapprocher davantage de la représentation qu’ont les acteurs et actrices de leur activité et éviter ainsi un décalage fort avec la réalité vécue sur le terrain. Cette thématique des circuits courts requiert l’adoption de pratiques de recherche innovantes et de nature transdisciplinaire, où les modalités et dispositifs mis en œuvre sont donc co-créés avec les acteurs et actrices de terrain.


Les circuits courts à l’horizon 2030?

Au fil du temps et des expériences, les organisations travaillant en circuits courts ont su développer des réponses aux défis auxquels elles ont été confrontées. Grâce à la mise en discussion de différents acteurs, chacun-e, à sa manière, trouve des solutions pour chercher un équilibre.  Les tensions sont, pour le moment, gérées par chaque initiative de manière plus ou moins isolée. Pour assurer une cohérence et un cadre plus clair, les logiques de circuits courts évolueront-elles vers une séparation nette des différentes finalités ? Finiront-elles par s’institutionnaliser? Suivront-elles une autre trajectoire ?

De nombreuses tensions conditionnent la durabilité des circuits courts, qu’elles se manifestent à travers la question d’un prix juste, du financement, de la logistique ou encore d’un cadre normatif. Le secteur est en perpétuelle évolution. Loin d’être le seul facteur, la qualité et la fréquence des relations entre acteurs et actrices sera une dimension essentielle qui doit être prise en compte par les décideurs et décideuses d’un territoire. Les recherches et réflexions sur ces différents modèles doivent prendre en compte et s’adapter à la complexité des réalités sociales et être soutenues pour faire face aux enjeux de la récupération marketing, à la pression des prix… et que la dynamique des circuits courts ne soit pas uniquement temporaire.

Gwendoline Rommelaere

Bibliographie :

  • Kevin Maréchal, chargé de cours en Économie Écologique à l’ULiège/ Faculté de Gembloux Agro-Bio Tech,
  • Laurence Holzemer, chercheuse au Centre d’Études Économique et Sociale de l’Environnement (CEESE),
  • Lou Plateau, boursier FNRS-FRESH au CEESE-ULB.

[1]RÈGLEMENT DÉLÉGUÉ (UE) No 807/2014 DE LA COMMISSION du 11 mars 2014

[2]AVIS 05-2014, La sécurité alimentaire des circuits courts (dossier Sci Com 2013/01 : auto-saisine), Comité scientifique de l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaine alimentaire (AFSCA).

[3] Voir K. Maréchal, L. Plateau, L. Holzemer : ‘La durabilité des circuits courts, une question d’échelle ? L’importance de court-circuiter les schémas classiques d’analyse’ ou le rapport complet de l’étude sur http://dev.ulb.ac.be/ceese/CEESE/documents/ADDOCC%20Rapport%20final%20CEESE%20-%202016.pdf

[4] SPW, Vade-mecum de la valorisation des produits agricoles et de leur commercialisation en circuit court. Tout savoir, Agriculture, version Juillet 2017.

[5] Voir Maréchal, K et Plateau, L. (2017), ‘Les circuits courts : organisations hybrides sous haute(s) tension(s) ?’, Actes du 22ème Congrès des Économistes Belges de Langues Françaises.

[6] Cassiers, I., Maréchal, K., Meda, D. (Eds) (2017), Post-growth Economics and Society: Exploring the Paths of a Social and Ecological Transition. Routledge, October, 112p.

Harry Potter et l’oppression à travers les animaux fantastiques.


Synopsis

Derrière l’immense succès populaire du jeune sorcier, l’analyse littéraire du monde fantastique d’Harry Potter permet une meilleure compréhension des structures globales des phénomènes d’oppression dans le monde. Cette analyse nous rappelle que la littérature en est l’un des chemins vers l’émancipation, et probablement l’un des meilleurs car il met en mouvement au sein de la pensée du lecteur toutes ses préconceptions et les fait s’entrechoquer avec de nouveaux apprentissages, de nouvelles manières de voir le monde et de le comprendre.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

Un elfe de maison, un gobelin et un centaure entrent dans un bar.

Les romans Harry Potter sont mondialement connus et appréciés par tous les publics pour de nombreuses raisons : la présence de magie, d’un monde fantastique qui défoule les passions et provoque une irrésistible envie de s’envoler dans l’imaginaire, l’ambiance sombre qui entoure les aventures épiques du jeune sorcier, etc. Cependant, les célèbres textes de J. K. Rowling n’ont pas été qu’un phénomène médiatique et culturel. En effet, depuis leur sortie, le monde académique se penche sur les aventures du sorcier en herbe dans toutes sortes de domaines. Des physiciens qui cherchent à créer une véritable cape d’invisibilité, jusqu’aux économistes qui analysent de nouveaux systèmes monétaires, en passant par les historiens qui étudient le déroulement de la seconde guerre mondiale en comparaison avec l’avènement de Lord Voldemort, le mage noir ennemi juré de Harry Potter : tous s’abreuvent de la littérature fantastique de J. K. Rowling pour mener à bien leurs recherches.

C’est ainsi qu’en sociologie, l’analyse littéraire du monde fantastique de Harry Potter permet une meilleure compréhension des structures globales des phénomènes d’oppression dans le monde. Comme le dit si bien Sirius Black, le parrain de Harry : « Si tu veux savoir ce que vaut un homme, regarde donc comment il traite ses inférieurs, pas ses égaux. » Comment J. K. Rowling a-t-elle construit la société magique dans ses romans ? Quelles sont les classes privilégiées et celles dominées ? Peut-on comprendre les classes marginalisées dans les romans en tant que métaphores de la lutte des classes qui continue d’exister dans notre réalité ?

Les animaux fantastiques hiérarchisés

Au centre de l’atrium du Ministère de la Magie trône une fontaine, subtilement dénommée « La Fontaine de la Fraternité Magique » afin de masquer son rôle hiérarchisant. Les sorciers qui se baladent au sein du ministère peuvent admirer un elfe de maison, un gobelin et un centaure, tous trois affichant un regard passionné envers le sorcier et la sorcière qui les surplombent. Présentés de manière hypocrite en tant qu’égaux aux êtres humains, ces trois animaux fantastiques – premièrement discriminés par leur appellation « animaux » malgré leur intelligence semblable à l’intelligence humaine – sont en réalité marginalisés, chacun d’une manière différente, par la société magique tout entière.

Prenons les elfes de maison : l’une de ces petites créatures magiques travaille au sein d’une chaumière au service de ses maîtres sorciers et Harry apprendra très vite, durant sa scolarité, à ne pas se morfondre de la servitude dont ces êtres souffrent, car eux-mêmes sont passionnés par leur travail. Le gobelin, au contraire, n’est pas assujetti aux êtres humains mais travaille pour eux à la gestion de la Banque de Gringotts, la banque des sorciers, écrasé par la méfiance et le dégoût marqué par ces derniers envers sa race. Le centaure, quant à lui, être hybride composé d’un torse humain et d’un corps de cheval, est tout bonnement exclu de la société magique et doit vivre reclus au sein de la Forêt Interdite, une forêt interdite d’accès aux êtres humains.

Ainsi, J. K. Rowling nous décrit un monde fortement hiérarchisé où la liberté ne tient pas une grande place au sein des groupes sociaux que forment les trois êtres fantastiques susmentionnés.

Oppression

Avant d’avancer dans l’analyse littéraire de Harry Potter, il est nécessaire de s’arrêter quelques instants sur la notion d’oppression. En effet, dans toute société, certains groupes sociaux en ont toujours dominé d’autres. Karl Marx appelle cela « la lutte des classes ». La sociologue américaine Ann Cudd développe une définition de la notion d’oppression qui attire l’attention lorsque l’on garde en tête le monde hiérarchisé de J. K. Rowling. Ann Cudd définit l’oppression en tant que désordre social provenant d’une injustice indiscutable entre différents groupes sociaux. Un groupe social est un ensemble de personnes unies par des caractéristiques qui définissent leur appartenance au groupe en comparaison à d’autres groupes sociaux. Dans Harry Potter par exemple, les sorciers et les Moldus sont deux groupes sociaux distincts car les uns sont doués de pouvoirs magiques tandis que les autres n’en possèdent pas.

Brièvement résumé, il ne peut y avoir d’oppression dans une société, selon Ann Cudd, que selon quatre conditions : lorsqu’un groupe social est privilégié par rapport à un autre grâce à sa position, lorsque le groupe social inférieur souffre d’une quelconque manière de sa position, lorsque cette souffrance est infligée à un groupe et non à des individus en particuliers, et lorsque la position d’infériorité découle d’une limitation dans les choix qu’ont les groupes sociaux pour se définir dans la société. Ainsi, les sorciers gagnent en puissance en infériorisant les autres êtres magiques : les elfes de maison voient leurs libertés réduites à tel point qu’ils ne peuvent même pas quitter leur travail et se trouver d’autres maîtres à servir ; les gobelins sont considérés comme dangereux à cause de leur culture ; et les centaures croient dur comme fer qu’ils ont eux-mêmes choisi leur exclusion de la société alors qu’elle leur a été infligée par les sorciers.

Notre monde à l’image du monde magique

La beauté des textes de J. K. Rowling et la fascination qu’ils suscitent proviennent probablement des nombreux parallèles que l’on peut tracer entre son univers imaginaire et notre réalité sociale. De fait, chacun des êtres fantastiques cités dans cet article peuvent illustrer métaphoriquement une condition spécifique vécue, voire subie, par un peuple quelque part dans le monde, qu’il ait subit cette condition dans le passé ou qu’il continue à la subir.

Chacun des lecteurs s’étant plongé dans l’univers de Harry Potter aura reconnu à travers l’image de l’elfe de maison assujetti à un maître la condition même de l’esclavage, qui n’a malheureusement toujours pas été éradiqué de notre monde. Même son apparence trahit la servitude de l’elfe, forcé à se balader dans un simple chiffon crasseux à l’image des esclaves américains des siècles passés qui travaillaient dans les champs au service de leurs propriétaires. De plus, résignés et convaincus jusqu’au bout que leur servitude est la plus belle chose qui puissent leur arriver, les elfes de maison illustrent à la perfection les serfs au Moyen-Âge. Certains pourront aller jusqu’à comparer leur situation à celle des classes prolétaires du XIXe siècle, assujetties par des patrons et leur course à l’enrichissement.

Le groupe le plus facilement identifiable reste celui des gobelins, en ce que leur apparence est décrite dans les romans de manière similaire à celle de la communauté juive, avec tous les stéréotypes qui abondent dans la littérature lorsqu’un auteur désire développer le sujet du racisme culturel. Le sociologue Robert Young, qui a travaillé sur la colonisation des peuples, définit le racisme et la culture comme intrinsèquement liés : il n’existe pas l’un sans l’autre. Autrement dit, le racisme découle de la différence de cultures entre les groupes sociaux, ou encore : la culture est toujours construite racialement, en fonction de ses différences avec les autres groupes sociaux. Lorsqu’un groupe social diffère nettement d’un autre par sa culture, celle-ci est automatiquement considérée comme dangereuse et représente une menace pour les autres, en témoignent les nombreux conflits qui inondent l’actualité à la suite d’un retour vers des communautarismes tristement assumés : qu’ils soient indépendantistes ou unionistes, extrémistes religieux, etc., les conflits sociaux découlent toujours de la peur de voir son confort bouleversé par le mélange de cultures.  À travers ses romans fantastiques, J. K. Rowling remet ainsi au goût du jour le difficile sujet du dégoût et de la haine, qui n’a eu de cesse, à toute époque de l’histoire de l’humanité, d’accabler les communautés différentes des groupes dominants, sous l’absurde prétexte que leurs cultures seraient dangereuses pour l’ordre établi – qu’elles soient juives, arabes, chrétiennes ou même indigènes.

Enfin, les centaures illustrent avec brio la ségrégation dont ont souffert les communautés indigènes lors de la colonisation du continent Américain, ou tout autre peuple destitué de ses droits et libertés et exclus à cause de ses différences physiques ou culturelles. La polémique qui a secoué la société française autour de la situation géographique des Roms, ou celle, plus contemporaine, de l’ignoble traitement infligé aux réfugiés dans la tristement célèbre « jungle de Calais », sont de parfaits exemples du sujet illustré par les centaures dans les romans fantastiques de Rowling.

À quand l’émancipation ?

Doit-on en conclure que J. K. Rowling nous présente nos sociétés de manière pessimiste, comme si même la fiction ne pouvait se défaire des inégalités ? Indéniablement, l’auteure est imprégnée du passé colonial de son pays, le Royaume-Uni. Tout au plus arrive-t-elle à représenter dans ses romans le monde aussi confus et chaotique qu’il soit. Cependant, cette manière de mélanger des problématiques de notre époque comme du passé, d’ici ou d’ailleurs, empêche le lecteur d’en tirer des positions politiques claires. Cela permet toutefois à n’importe quel lecteur, où qu’il soit, de réfléchir à la question de l’oppression qui entoure ou structure la société dans laquelle il vit, dans l’espoir que ses réflexions l’amènent à développer une conscience du problème et le dirigent sur la route de l’émancipation.

Ceci dit, le chemin vers l’émancipation de tous les groupes sociaux opprimés est long. Comment éradiquer l’oppression quand il s’agit d’un phénomène social et difficilement évitable dans sa construction de la société ? La première étape est sans aucun doute la reconnaissance qu’un tel phénomène social et douloureux existe. La littérature en est l’un des moyens, et probablement l’un des meilleurs car il met en mouvement au sein de la pensée du lecteur toutes ses préconceptions et les fait s’entrechoquer avec de nouveaux apprentissages, de nouvelles manières de voir le monde et de le comprendre. Lire, c’est accepter de se détruire pour mieux se reconstruire. En d’autres termes, la culture et la connaissance sont sans nul doute les meilleures armes de construction massive d’un monde nouveau.

Ainsi, et plus globalement, l’on recommandera au système scolaire d’axer l’éducation de nos enfants et de nos ados sur le développement de leur culture générale, afin de leur faire ouvrir les yeux sur les différentes manières d’interpréter le monde. Cette éducation peut aussi s’appliquer à tous les citoyens, au moyen de campagnes politiques par exemple, afin que chacun soit doté de tous les outils utiles pour améliorer l’organisation de nos sociétés humaines et les rendre plus bienveillantes. Groupes de parole, analyses textuelles, mises en situation, jeux de rôle, voyages culturels, etc. : toutes les méthodes sont bonnes pour permettre à tous de se forger un esprit critique redoutable, capable d’enrayer le désir naturel de l’être humain à oppresser son prochain. La Fédération Wallonie-Bruxelles travaille en ce sens depuis 2003, au moyen de soutien aux associations « d’éducation permanente » qui travaillent avec des publics socio-culturellement défavorisés dans le but de développer une connaissance critique des réalités de la société. Le site www.educationpermanente.cfwb.be annonce qu’actuellement « quelques 280 asbl sont reconnues dans le cadre du décret de 2003 ».

Ainsi, à travers ce genre de mesures, il s’agit de faire naître dans nos sociétés le désir politique de combattre les inégalités, de mettre en place des stratégies internationales de soutien aux groupes sociaux opprimés, dans des cadres fixés par l’ONU par exemple, et surtout, sur le plan individuel, de toujours considérer l’autre en tant qu’égal.

Car finalement, comme le dit si bien J.K. Rowling : « Nous n’avons pas besoin de magie pour changer le monde. Nous avons déjà ce pouvoir à l’intérieur de chacun de nous puisque nous avons la capacité d’imaginer le meilleur. »

Luca D’Agostino

Bibliographie :

  • Saga Harry Potter, J.K Rowling
  • Cudd, Ann E. « Psychological explanations of oppression », in Willett, Cynthia, Theorizing multiculturalism: a guide to the current debate, Malden, Massachusetts, 1998.
  • Young J.C. Robert, The idea of english ethnicity, Oxford, Blackwell, 2008
  • www.educationpermanente.cfwb.be

Des coopératives agricoles, pour tous les goûts


Synopsis

De la production à la consommation en passant par la transformation ou encore l’accès à la terre, des coopératives se développent tous le long de la chaine du système alimentaire offrant une alimentation plus juste et équitable. Tours d’horizons de ces entreprises qui donne des idées d’alternatives aux systèmes alimentaires dominants.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

Les coopératives agricoles sont souvent considérées comme des acteurs indispensables de la transition alimentaire, sociale, économique et écologique. Pourtant, les modèles de coopératives sont très variés : ce ne sont pas que des petites structures citoyennes, à finalité sociale ou environnementale. Néanmoins, les coopératives engagées dans la transition sont nombreuses et permettent de penser des solutions pour les paysan-ne-s de nos régions.

Sous l’impulsion d’associations professionnelles d’agriculteur-trice-s, les premières coopératives agricoles belges ont vu le jour pendant la seconde moitié du 20e siècle, généralement sous la forme de laiteries, d’abattoirs ou de criées. Elles avaient pour fonction principale de transformer, distribuer et commercialiser les produits livrés par les agriculteur-trice-s coopérateur-trice-s, qui recevaient ensuite une ristourne proportionnelle à leur apport dans la coopérative. Aujourd’hui, une coopérative agricole est « une association autonome de personnes volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels communs à travers une entreprise détenue collectivement et contrôlée démocratiquement » , agissant dans le domaine agricole. Cette définition est très large et permet donc la coexistence de différents modèles.

Des modèles très variés

De façon schématique, il y a trois types de coopératives actives dans le secteur agricole et alimentaire : les coopératives de production et de transformation, les coopératives de distribution et les coopératives de consommateur-trice-s. Néanmoins, la distinction entre ces trois groupes n’est pas toujours évidente et beaucoup de coopératives occupent simultanément plusieurs de ces fonctions. De plus, les finalités des coopératives peuvent être très diversifiées. Par exemple, en 2011, la plus grosse coopérative agricole belge était le groupe laitier Milcobel, dont le lait sert, entre autres, à produire les fromages Brugge, les produits Inza ou les boissons Yogho !Yogho !. La coopérative traite près d’un milliard et demi de litres de lait par an, compte plus de 2 500 membres et a généré 991 millions d’euros de chiffre d’affaire en 2016. Nous sommes donc là face à un modèle de coopérative relativement éloigné de l’image qu’on peut se faire des modèles de coopératives citoyennes.

Un système de distribution juste et solidaire

Les coopératives peuvent représenter des alternatives justes et solidaires aux systèmes de distribution des grandes surfaces ou des hard discounts: citons, par exemple, Agricovert, coopérative agricole écologique basée à Gembloux. Composée de 34 producteur-trice-s et de plus de 700 consom’acteur-trice-s, elle propose des produits locaux et biologiques dans ses comptoirs et sous la forme de paniers vendus sur internet. Selon Ho Chul Chantraine, administrateur délégué de la coopérative, Agricovert repose sur quatre piliers : la valorisation des produits locaux et biologiques, l’accompagnement continu des producteur-trice-s, la sensibilisation des consommateur-trice-s et l’insertion socio-professionnelle par la création d’emplois stables pour des personnes peu qualifiées.

Ho Chul Chantraine estime qu’il est primordial de contrebalancer la récupération « du bio » par les grandes surfaces. Celles-ci perçoivent une marge financière très importante qui devrait normalement servir à rémunérer les producteur-trice-s. Ainsi, la coopérative a pour objectif d’assurer un prix juste à la fois pour les agriculteur-trice-s et pour les consom’acteur-trice-s . Il ajoute qu’il est également important de différencier le « bio » de « la bio ». Cette dernière fait davantage référence à une philosophie globale qu’à un cahier des charges d’agriculture sans pesticide.

En décembre 2016, la Wallonie comptait 1492 fermes certifiées « biologiques », ce qui représentait 12 % des fermes wallonnes et 9,7 % des terres cultivées. En Belgique, la consommation de produits bios n’a fait qu’augmenter depuis 2008, si bien qu’en 2012, les produits bios représentaient 3,2 % du marché alimentaire. Mais où sont vendus ces produits ? Le principal canal de distribution du bio reste les grandes surfaces, mais la tendance est à la baisse : en 2008, 56 % des produits bios étaient achetés dans des supermarchés, contre 48 % en 2016. Viennent ensuite les magasins bios (22 %), les hard discounts (1 % en 2008 contre 10 % en 2016) ou l’achat direct à la ferme ou sur le marché (3 % chacun) . Les grandes surfaces sont donc les distributeurs principaux de produits bios alors que le niveau de concentration des entreprises dans le milieu agroalimentaire ne permet pas des rapports de force équilibrés entre les producteur-trice-s et les distributeurs : à titre d’exemple, en 2012, sur le marché français, 100 euros dépensés en achat alimentaire par un-e consommateur-trice ne correspondait qu’à 8,2 euros de rémunération pour les agriculteur-trice-s. Bien que les producteur-trice-s en agriculture biologique perçoivent une rémunération légèrement supérieure à celle des producteur-trice-s en agriculture conventionnelle, la situation est loin d’être équitable . Certaines coopératives à finalité sociale et environnementale comme Agricovert, permettent entre autres, une rémunération plus juste pour les agriculteur-trice-s.

Soutenir l’accès à la Terre

Une alimentation durable, locale et biologique n’est possible que grâce au travail d’agriculteur-trice-s passionné-e-s. Pourtant en Belgique, « chaque semaine, 43 fermes disparaissent, 62 agriculteurs quittent la profession et 21 hectares de terres perdent leur affectation agricole » . Ainsi, en 30 ans, le nombre d’exploitations agricoles en Belgique a diminué de 68 % alors que la superficie de ces exploitations a presque triplé au cours de la même période. La Politique Agricole Commune (PAC), de par ses régimes d’aide, a favorisé le développement d’un modèle agricole composé d’exploitations de très grande taille, qui visent à réaliser des économies d’échelle et à produire pour l’exportation plutôt qu’à se diversifier et à contribuer à l’autonomie alimentaire locale. Tandis que les grosses exploitations deviennent toujours plus grosses, et que les petites exploitations ne cessent de disparaître, 80 % des futur-e-s agriculteur-trice-s belges pensent que l’accès à des Terres abordables, via l’achat ou la location, est un problème majeur.

En effet, en 2004, un hectare pouvait coûter jusqu’à 50.000 euros. Cela représente une augmentation de 54 % par rapport au prix d’un hectare en 1995, alors que les revenus des agriculteur-trice-s, eux, n’ont pas bénéficié d’une telle augmentation. Cette hausse des prix est le résultat de différents facteurs : la concurrence entre agriculteur-trice-s, l’achat de terres agricoles perçues comme valeur refuge depuis la crise financière de 2008 ou encore la diminution continue de la surface des terres disponibles pour l’agriculture (au profit de constructions immobilières). La situation est telle qu’à l’heure actuelle, seuls 35 % des agriculteur-trice-s sont propriétaires de leurs terres. En ce qui concerne la location, la situation n’est pas beaucoup plus favorable : l’offre est largement insuffisante, les prix sont très élevés et les modalités du bail à ferme sont strictes et complexes .

C’est pour répondre à ces enjeux que Terre-en-vue tente de faciliter l’accès à la terre pour les agriculteur-trice-s. Elle leur propose un accompagnement leur permettant de développer leurs projets, de se former ou d’élaborer des partenariats. Une coopérative est au service de l’association : elle a déjà permis de soutenir 9 fermes belges. Celle-ci regroupe plus de 1000 coopérateur-trice-s, qui sont détenteur-trice-s d’au minimum une part d’une valeur de 100 euros. C’est un outil d’investissement solidaire qui propose aux citoyen-ne-s d’investir une partie de leur épargne : l’argent disponible sert alors principalement à acheter des terres agricoles afin de leur redonner leur statut de bien commun en les libérant de la spéculation foncière, des modes d’agriculture qui pourraient être néfastes pour l’environnement.

Manger c’est s’engager

En 1961, les ménages belges consacraient en moyenne 36% de leur revenu à l’alimentation. Aujourd’hui, cette part équivaut à 13,4% . Ainsi, les modes de consommation ont bien changé. Néanmoins, une agriculture et une alimentation durables, justes et solidaires sont accessibles grâce, entre autres, aux coopératives mais également à d’autres initiatives, telles que les groupes d’achat (les GASAP et les GAC) : ceux-ci permettent aux citoyen-ne-s d’acheter leurs produits directement auprès des agriculteur-trice-s. Comme le rappelle fréquemment Olivier De Schutter, ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation : « Choisir ce que l’on mange, c’est voter trois fois par jour ».

Pauline Marchand

Bibliographie:

–           https://www.entraide.be

–           https://www.asblrcr.be/gac

La localisation de l’aide humanitaire : Révolution en vue ?


Synopsis

Le système de financement de l’aide humanitaire traduit aujourd’hui encore des inégalités dans les relations Nord-Sud. Le nouveau principe de localisation de  devrait venir rééquilibrer les partenariats entre opérateurs. Cela sera-t-il suffisant? Analyse critique qui nous invite à repenser la façon dont nous construisons nos partenariats avec les acteurs du Sud.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

Malgré l’importante notoriété dont jouit l’aide humanitaire, le secteur fait actuellement face à de nombreux défis. L’accroissement du nombre de chocs et de leur sévérité, l’augmentation des inégalités et de la vulnérabilité à l’échelle mondiale, la recrudescence de la souveraineté des États, l’émergence de nouveaux acteurs ou encore le contexte d’insécurité mettent à mal les pratiques et modèles conventionnels de l’aide. Des critiques, tant sur son efficacité que sur sa moralité, lui sont adressées. Il est devenu indispensable de mener une réflexion sérieuse afin de stimuler une réelle transition humanitaire(1). Le secteur a déjà dû évoluer par le passé. La plupart du temps lorsqu’il se trouvait au pied du mur comme aujourd’hui.

Dans la continuité des réflexions s’attelant à faire émerger une aide plus en phase avec son temps, j’ai choisi de m’intéresser à la récente – et très « en vogue » – notion de « localisation » de l’aide humanitaire. En se penchant dans un premier temps sur les enjeux et effets potentiels de celle-ci pour les ONG humanitaires du Nord (ONGH), l’analyse permettra au passage d’éclairer des limites sérieuses du système humanitaire dans son ensemble.

La localisation de l’aide humanitaire

Mai 2016 vit se tenir le premier Sommet humanitaire mondial à Istanbul. C’est lors de ce rendez-vous que furent conclus les accords du « Grand Bargain ». Passés entre les représentants des 30 principaux bailleurs de fonds et organisations d’aide humanitaire, ils sont destinés à accroître l’efficacité du financement de l’aide d’urgence. Parmi ces engagements, celui qui nous intéresse : la localisation. Répondant à la frustration d’un grand nombre d’acteurs du Sud de n’occuper qu’un rôle de sous-traitants, cette notion fait référence à une aide qui serait entreprise au niveau des acteurs locaux (2). Une aide qui, autant que possible, partirait des organisations locales et des communautés et serait dirigée par celles-ci plutôt qu’orchestrée par des organismes étrangers. Au départ portée principalement par des réseaux d’ONG du Sud, la localisation entend agir sur quatre points principaux :

  • La visibilité : Accorder une plus grande reconnaissance et visibilité aux efforts, rôles et apports des acteurs locaux.
  • Les capacités : Un soutien plus efficace pour renforcer les capacités locales et nationales, et ainsi moins les compromettre (en embauchant par exemple le personnel local le plus qualifié).
  • Les fonds : Un financement plus direct pour les acteurs locaux. L’engagement du « Grand Bargain » est d’augmenter le financement direct des acteurs locaux, en passant de moins de 2% aujourd’hui à 25% d’ici 2020. Les acteurs locaux exigent également un financement de meilleure qualité (c’est-à-dire à plus long terme, plus flexible et couvrant les frais de base).
  • Les partenariats : Moins de relations de sous-traitance et des partenariats plus égalitaires.

Si les grandes lignes de la localisation peuvent surprendre par leur évidence, la percée actuelle de ces principes peut être expliquée par le fait qu’il devient largement reconnu que de nombreux acteurs du Sud sont désormais aussi compétents que leurs homologues occidentaux.

Outre l’aspect de bon sens voulant que chacun puisse répondre à ses besoins de façon autonome, des arguments pratiques peuvent également être mobilisés afin de défendre cet appel à une aide « aussi locale que possible et aussi internationale que nécessaire » (3). Après un choc, les premières heures sont souvent cruciales. Étant logiquement les premiers sur les lieux et ayant une connaissance du terrain, les acteurs locaux réalisent un travail d’ampleur en général injustement passé sous silence. Aussi, promouvoir une aide localisée participerait, via le renforcement des mécanismes de réponse endogène, à la réduction des risques et à l’avènement de sociétés plus résilientes. Cette notion instituerait donc un humanitaire plus préventif.

À première vue, tous les ingrédients semblent réunis pour induire une rupture avec le modèle traditionnel de « faire de l’humanitaire ». Envisageons les effets possibles de cette notion au niveau des rapports entre aid workers du Nord et du Sud et de leurs rôles respectifs afin de vérifier son potentiel réformateur.

Des rapports Nord-Sud plus égalitaires ?

Tout d’abord, quelques éléments quant à l’état des rapports entre acteurs humanitaires du Nord et du Sud. De façon assez directe, on peut dire que le système humanitaire « international » demeure majoritairement « occidental ».

Les rapports entre acteurs occidentaux et ceux originaires de sociétés traditionnellement bénéficiaires de l’aide sont structurés autour de partenariats. Si en théorie ces collaborations véhiculent des idéaux d’égalité, de complémentarité, de participation et sont présentées comme des moyens afin d’atteindre une plus grande efficacité, la pratique dévoile souvent des relations moins enchantées. Dans les faits, il n’est pas rare que les partenariats débouchent plutôt sur des rapports de patronage (4). Ils deviennent alors le lieu de tensions et de rapports de pouvoir entre partenaires.

La différence de moyens entre les parties y est pour beaucoup. L’une des deux dépend de l’autre. Une relation transactionnelle est établie. Les acteurs du Sud, pour se voir accorder des fonds, sont obligés de se conformer aux règles du partenaire-bailleur du Nord. En effet, une fois les partenariats contractualisés, c’est le partenaire-bailleur qui fixe les objectifs humanitaires et les moyens pour les atteindre.

Le souci majeur est que ces normes imposées sont pour la plupart culturellement orientées. Les difficultés à s’y adapter peuvent se traduire, pour les locaux, par des entraves à l’accès aux financements. Ces normes, issues de la culture managériale imposée par la bureaucratie des principaux bailleurs, engendrent une violence symbolique. Elles se matérialisent essentiellement en tâches administratives lourdes relatives à la recherche d’efficacité et au contrôle des activités et des dépenses.

Source évidente de frustration, les non-conformités sont considérées comme des manques et des inaptitudes. À défaut de pouvoir s’adapter, des acteurs, bien que potentiellement légitimes auprès de leur population, peuvent être laissés sur le carreau. À titre d’exemple, les actes de violence s’observent de façon ordinaire dans les réactions de mépris ou à travers les formes d’abus de pouvoir à l’égard de certains partenaires du Sud, en réponse à leur possible manque de maîtrise du jargon, de la temporalité, des normes ou autres procédures. Ces inadéquations des dispositifs d’accès et de contrôle profondément occidentaux alimentent également des représentations d’infériorité des acteurs du Sud.

L’apport le plus ambitieux et novateur de la localisation est sans conteste la volonté d’augmenter la part des fonds directement alloués aux acteurs locaux. En quoi celle-ci pourrait-elle influencer les rapports à l’avantage des acteurs du Sud ? Il semble évident que les questions de pouvoir ne peuvent se délier de celles relatives au financement. Comme relaté ci-dessus, les inégalités financières expliquent en grande partie l’asymétrie des rapports. Ces fonds pourraient être investis pour répondre aux ressources manquantes (humaines, matérielles, immobilières, etc.) et ainsi faciliter l’adaptation aux standards requis par les partenaires-bailleurs. Les 25% pourraient engendrer de meilleures relations entre partenaires et aider à combattre les représentations d’infériorité dues aux difficultés éventuelles à se conformer. Cela pourrait aussi permettre d’établir des partenariats moins transactionnels, les acteurs du Sud étant alors en mesure de se reposer sur des « fonds propres » accrus. L’obtention d’un financement ne serait donc plus l’objectif premier et penser la complémentarité et l’apport de l’un et de l’autre dans un rapport équilibré deviendrait plus facile.

En ce qu’elle contribuerait à réduire le gap entre partenaires, la localisation pourrait donc avoir un effet positif concernant les rapports entre acteurs « implémenteurs ». Cependant, l’exclusivité culturelle pourrait ne pas s’en voir changée. Cela dépendra des modalités de mise en œuvre et des critères retenus par rapport à ce financement direct. Ceux-ci détermineront réellement si la localisation permettra d’entamer la distribution du pouvoir. Sans permettre une marge de manœuvre quant à l’affectation des fonds, on peut penser que les acteurs du Sud ne deviendront que de nouveaux intermédiaires standards, plus directs, au service de bailleurs inchangés. Les 25% ne permettraient alors pas de s’attaquer à ce qui semble être la principale source du problème : le besoin de mettre en cohérence les procédures et les outils de standardisation du système de l’aide avec les différents contextes et perspectives qui existent. Les centres de décision, de pouvoir et d’influence ne changeraient pas de mains. Il est dès lors possible de penser que les cartes ne seraient redistribuées qu’entre acteurs « exécuteurs ».

Quel rôle pour les ONGH du Nord ?

Ce nouveau paradigme ferait-il l’affaire de tous ? Aujourd’hui, les ONGH du Nord sont à plus d’un égard semblables à des entreprises à but non lucratif particulières. Professionnalisation, salariat, concurrence pour l’obtention de subventions, etc. : les ONGH sont à présent en partie guidées par des enjeux économiques et des logiques de marché. Si les principes de la localisation étaient véritablement respectés, les ONGH occidentales auraient probablement affaire à une nouvelle source de concurrence provenant des ONG du Sud.

L’élément faisant mandat, clé de l’accès au terrain et du renouvellement de leurs ressources, est la légitimité qu’on leur reconnaît. Il y a donc un lien très étroit entre leur survie organisationnelle et la valeur ajoutée, réelle ou pensée, perçue par les financeurs (bailleurs ou donateurs).

Afin d’être en phase avec les principes de la localisation, les bailleurs pourraient de façon croissante être tentés de passer directement par les organismes locaux. Ces derniers, de plus en plus développés, deviendraient plus compétitifs grâce à l’éventuelle économie d’intermédiaires et à leur ancrage. Tels des entreprises, il faudra aux organismes occidentaux trouver de « nouveaux marchés », de façon à garantir une fonction légitime afin de préserver leur position forte.

Dans ce souci, et en parfaite adéquation avec la localisation, un domaine d’action semble particulièrement se dégager et être bénéficiable à l’ensemble. Toutes les organisations du Sud ne sont pas aussi expérimentées et prêtes. Pour parvenir à léguer un maximum d’opérations aux locaux et œuvrer à leur autonomisation, un travail de renforcement des capacités par les acteurs plus expérimentés sera nécessaire. Cela sera, entre autres, l’occasion d’aborder le respect des normes, des codes de conduite et des principes fondamentaux.

Peut-on penser que les ONGH du Nord s’orienteront vers cette voie ? L’analyse met en lumière le fait qu’il existe une tension entre ce que les ONGH du Nord reconnaissent comme globalement enviable et ce qui serait souhaitable pour leurs entreprises (5). Malgré le fait que les ONGH du Nord admettent l’importance de renforcer les capacités des locaux, la part de ces activités au sein de leur organisation reste très faible. Un ensemble d’impératifs d’ordre bureaucratique peut expliquer un certain désintérêt pour ce type d’activités. Tout d’abord, la survie institutionnelle devient une priorité en tension avec la mission sociale. Les ONGH doivent impérativement protéger leur « image de marque » et le maintien d’une présence au Sud participe de cette stratégie marketing. Les ONGH se comportent comme des acteurs rationnels. Elles privilégieront donc toujours les options leur étant le plus propices. En définitive, elles auront tendance à se substituer aux capacités locales afin d’assurer leur survie. À l’opposé des objectifs de la localisation, les ONGH n’effectuent le renforcement des locaux que lorsque ceux-ci ne risquent pas d’être directement en concurrence avec elles. De véritables activités de transfert de compétences ne sont entreprises que lorsque des obligations contractuelles ou normes coercitives l’imposent.

Si, avec le capacity building, un espace d’action assuré semblait se dégager et permettre aux ONGH du Nord une fonction légitime garante de leur pérennité, l’analyse du système indique plutôt que la transition ne se fera pas naturellement. Dans un contexte hautement concurrentiel, des intérêts opposés ressortent.

En conclusion…

Premièrement, sans amendement du système prenant en compte les logiques internes et les enjeux propres à ses acteurs, espérer le respect des principes de la localisation de manière non-contraignante semble naïf.

Deuxièmement, au vu des éléments précédemment relatés, il est possible de penser que la localisation n’induirait probablement pas une rupture majeure avec le modèle d’aide traditionnel.

Troisièmement, l’analyse permet d’éclairer les limites du modèle ONG. Le système humanitaire doit être appréhendé comme un Marché. Tout comme le secteur privé à but lucratif, il est soumis à un ensemble de contraintes d’ordre bureaucratique. Ainsi, les acteurs répètent les comportements bénéfiques de leurs concurrents, tout en évitant ceux qui pourraient leur être préjudiciables. Cela peut provenir d’une certaine résistance au changement et forcer les agents à reléguer l’intérêt général au second plan.

Je ne voudrais pas paraitre crédule. Il est évident que les travailleurs humanitaires ne peuvent se soustraire aux réalités de notre monde, posséder tous les moyens, espérer œuvrer sans aucune entrave. Ce qui semble parasiter le secteur dans ce cas me semble cependant particulier. L’analyse laisse entrevoir une situation paradoxale où les aidants deviendraient un obstacle à l’émancipation de leurs « bénéficiaires ». L’entreprise par défaut qu’est censée être l’aide est devenue opportune pour certains. Peut-on demander à un agent de travailler à sa propre désuétude ?

Alors, que faire ? Peut-être faudrait-il commencer par « désangéliser » notre regard afin de nous poser les bonnes questions. Les solutions restent à trouver. On peut déjà exhorter le système à s’adapter pour permettre le renforcement des sociétés du Sud, que cela soit bon pour le business de l’aide ou non. En tant que citoyen, on peut aussi favoriser les acteurs du Nord qui entretiennent des relations équilibrées avec leurs partenaires du Sud – il y en a ! –, voire soutenir directement ces derniers. Enfin, nul doute que des types d’aide alternatifs restent à trouver. À cet effet, l’économie collaborative et les nouvelles technologies, pour ne citer qu’elles, pourraient bien faire partie des terrains d’investigation féconds.

Loic Gustin

Bibliographie :

(1) MATTÉI Jean-François, TROIT Virginie, 2016, « La transition humanitaire », Médecine/Sciences, vol. 32, n° 2.

(2) GRUNEWALD François, DE GEOFFROY Véronique, CHÉILLEACHAIR Réiseal Ní, 2017, More than the money – Localisation in practice, [URL : http://www.urd.org/IMG/pdf/More_than_the_money_Trocaire_Groupe_URD_1-6-2017.pdf].

(3) SINGH S. Sudhanshu, 2016, « As local as possible, as international as necessary : humanitarian aid international’s position on localisation », Charter For Change, [URL : https://charter4change.org/2016/12/16/as-local-as-possible-as-international-as-necessaryhumanitarian-aid-internationals-position-on-localisation].

(4) BOUJU Jacky, AYIMPAM Sylvie, 2015, « Ethnocentrisme et partenariat : la violence symbolique de l’aide humanitaire », Les papiers du Fonds Croix-Rouge française, décembre 2015, n° 1.

(5) AUDET François, 2016, Comprendre les organisations humanitaires : développer les capacités ou faire survivre les organisations ?, Presses de l’Université du Québec, Québec.

Voix Solidaires (UniverSud) #12 – Coopératives : prendre part

Si la démocratie est un principe largement partagé en politique, il n’en va pas de même en économie, secteur qui reste en grande partie entre les mains de gros actionnaires. Pourtant, un système économique plus démocratique existe: l’économie coopérative.  Partez à la découverte des coopératives et…prenez-y part!

Les coopératives citoyennes d’énergie : le cas Ferréole


Synopsis 

A l’heure où la sortie nucléaire se fait de plus en plus urgente et que le dérèglement climatique devient plus que préoccupant, des citoyens mobilisent leur épargne pour investir dans une énergie plus verte. Exemple avec la coopérative d’énergie Ferréole. Une invitation aux citoyens et aux pouvoirs publics à soutenir ces initiatives.


Publié par UniverSud – Liège en mars 2018

En 2016, sur les 79,8 TWh (Térawatt-heure) produit par la Belgique, la majorité provenait de l’énergie nucléaire (51,7%) et des énergies fossiles (29%). La part du renouvelable dans la production d’électricité n’était que de 19,3% (1). Ainsi, tout semble se passer comme si le nucléaire était une énergie sûre et que le dérèglement climatique n’avait pas lieu. En Belgique, il n’est un secret pour personne que le parc nucléaire vieillit plutôt mal. À Doel 3 et Tihange 2, la détection de milliers de fissures dans les cuves a entraîné la mise à l’arrêt des réacteurs pendant près de deux ans (2). Leur redémarrage a ensuite provoqué l’indignation et l’inquiétude de nos voisins Allemands et Néerlandais. Certains hauts responsables politiques allemands avaient même qualifié de « rafistolage » la gestion des réacteurs par Electrabel quand d’autres décrivaient des réacteurs « tombant en ruine » ou encore considéraient que le gouvernement belge jouait « à la roulette russe » (2). De plus, une récente enquête a mis en lumière les faiblesses de la sécurité nucléaire face aux attaques terroristes : une fois encore, la Belgique s’est illustrée comme étant l’un des plus mauvais élèves (3).

Face à ce constat alarmant, les autorités publiques semblent en dessous des défis à relever. En 2015, la Belgique se présente à la COP21 sans accord climatique (4), les différents ministres en charge de l’environnement n’arrivant pas à s’entendre sur le texte. Plus récemment, le pacte énergétique a donné lieu à un véritable « sketch » : le 11 décembre 2017, les quatre ministres chargés de l’environnement annoncent cette fois un accord sur le pacte énergétique ; le 12 décembre 2017, la N-VA annonce son refus de signer le texte alors même que ce parti est au gouvernement, tant au niveau fédéral que flamand.

Nous pourrions énumérer longuement les turpitudes de la politique belge en matière d’énergie, nous pourrions continuer à dresser ce constat accablant, bref, nous pourrions passer notre temps à dénoncer ce qui nous indigne. Mais pendant ce temps, certains s’organisent, agissent et obtiennent des résultats. En Wallonie, il existe pas moins de 13 coopératives citoyennes investissant dans les énergies renouvelables et permettant actuellement de couvrir la consommation de 8500 ménages (5). Ces coopératives sont regroupées dans une fédération appelée REScoop Wallonie (5), elle-même faisant partie d’une fédération européenne de coopératives regroupant 1250 coopératives : REScoop.eu (6). Cet essor a été permis par la libéralisation du marché de l’énergie voulue par l’Union européenne. Celle-ci n’a pas laissé que de bons souvenirs : 1) hausse des prix de l’électricité alors que la mise en concurrence était supposée les baisser ; 2) complexification de la facture d’électricité, illisible pour la plupart des clients à cause de la multiplication des intermédiaires – producteurs, transporteurs, distributeurs et fournisseurs. Malgré ces inconvénients majeurs, certaines personnes ont su profiter de l’occasion pour fonder des coopératives de production d’énergie et, plus récemment, un fournisseur d’énergie 100% renouvelable et citoyen : COCITER (Comptoir Citoyen des Energies) (7).

L’exemple de Ferréole

Il n’est pas nécessaire d’être une grande entreprise privée ou d’État pour produire de l’électricité. Certains précurseurs ont tenté l’aventure ; il leur a fallu une bonne dose de motivation et de ténacité. Nous retracerons ici l’exemple de Ferréole, une coopérative citoyenne d’énergie créée à Ferrières (8). Il faut tout d’abord distinguer les « coopératives citoyennes » des « coopératives industrielles ». Sur ce point, le président de Ferréole, Jean-François Cornet, nous éclaire : « Une coopérative citoyenne doit être née d’une initiative citoyenne et le pouvoir de décision réel doit être dans les mains des coopérateurs ». Ce critère permet déjà de faire facilement le tri. De manière concrète, les coopératives citoyennes se distinguent des coopératives industrielles par une démocratie interne importante (« un coopérateur, une voix »), pas d’actionnaire prépondérant, un conseil d’administration accessible à tout le monde, une grande transparence, des dividendes limités à 6 %, etc. Grâce à l’ensemble de ces dispositions statutaires, Ferréole est agréée par le CNC (Conseil National de la Coopération). La coopérative a par ailleurs signé la Charte « énergie citoyenne » de l’Alliance coopérative internationale (9).

Ceci étant dit, Jean François Cornet nous raconte l’histoire de Ferréole. Cette coopérative citoyenne est née en 2011 à la suite d’une « réunion d’information préalable » – ou RIP pour les habitués – menée dans le cadre d’un projet éolien se situant dans la commune de Ferrières. L’idée initiale était d’obtenir du promoteur qu’une des quatre éoliennes prévues soit propriété des habitants – qu’elle soit gérée par et pour les habitants. La région Wallonne n’ayant pas octroyé le permis, le projet fut abandonné. Mais le groupe de citoyens était là ; il s’est peu à peu organisé et le 7 décembre 2012, la coopérative Ferréole est née. Dès l’origine, le double objectif poursuivi était de promouvoir la production d’énergie renouvelable en Wallonie et de proposer un mode de production et de fourniture d’énergie géré par les citoyens, dans le souci du bien commun.

À l’heure actuelle, Ferréole compte 301 coopérateurs. Ils sont co-propriétaires (12%) avec deux autres coopératives d’une éolienne citoyenne à Arlon, et se sont portés tiers investisseurs pour l’installation de panneaux photovoltaïques sur une ferme bio. Avec d’autres coopératives, Ferréole a également répondu à un appel à projet de la SOFICO (Société wallonne de financement complémentaire des infrastructures) pour installer des éoliennes sur certaines aires d’autoroute. L’association de coopératives a obtenu la concession pour deux aires. Les coopératives doivent maintenant financer la partie appelée « développement » (faisabilité du projet, étude d’incidences, demande de permis, etc.) qui coûte en moyenne entre 100.000 et 200.000 euros (10). Ceci constitue un investissement à risque car si la Région refuse le permis, alors cet argent sera perdu. Ceci dit, étant donné que cet appel à projet a été lancé par la Région Wallonne via la SOFICO, les coopérateurs espèrent bien l’obtention du permis. Cependant, la route est longue et difficile pour les projets éoliens en Wallonie, ce ne sont pas les coopérateurs de Ferréole qui diront le contraire : Ferréole a déjà suivi trois projets éoliens refusés par la Région Wallonne, et un autre projet est en attente depuis 2015.

Des partenaires publics pas toujours à la hauteur

Malgré une volonté d’indépendance, les coopératives citoyennes restent soumises au bon vouloir des décideurs politiques. À ce sujet, le gouvernement wallon a montré une certaine incapacité à donner un cap clair à l’éolien en Wallonie. Cela s’est traduit par une baisse du nombre d’éoliennes installées par an entre 2010 et 2015 (11), ne permettant pas d’atteindre les objectifs wallons en matière d’éolien (2437 GWh d’ici 2020) (12). Cela avait pourtant bien commencé : en 2013 le Gouvernement wallon avait lancé un Cadre de référence éolien ambitieux. Malheureusement, mystère politique oblige, celui-ci n’a pas été soumis au vote du parlement dans les temps de la législature et n’a donc pas pu être traduit en décret. Par la suite, les gouvernements ont changé et le projet a été enterré. Le Cadre actuel reste un « canard boiteux » : il constitue certes une référence pour les projets éoliens mais il n’est pas contraignant. C’est ce vide juridique qui permet aux organisations d’opposants de déposer des recours quasi systématiques au Conseil d’État, retardant ainsi le développement de l’éolien wallon (11). La situation crée une incertitude et une insécurité dans ce type d’investissement énergétique – cela n’est d’ailleurs pas sans rappeler le cadre mouvant du photovoltaïque en Belgique. Malgré ces nombreuses difficultés et en accord avec le Cadre de référence éolien actuel, les coopératives de la fédération REScoop Wallonie demandent aux promoteurs de projets éoliens de réserver 24,9 % du parc éolien aux coopératives citoyennes. Même insuffisant, ce texte constitue clairement une aide pour celles-ci, comme en témoigne Jean-François Cornet.

Au vu des risques connus du nucléaire et de la pollution engendrée par les ressources fossiles, il est urgent que les politiques aillent au-delà des demi-solutions et qu’ils soutiennent les initiatives citoyennes. Les indicateurs sont au vert pour le renouvelable. Une étude réalisée par des chercheurs de Standford montre que la Belgique ainsi que 138 autres pays peuvent passer à 100% d’énergie renouvelable d’ici 2050 (13). Le modèle proposé induirait la création nette de 24,3 millions d’emplois à travers le monde (13). En Belgique, les deniers sont là pour la transition énergétique : en 2016, l’épargne atteignait 265 milliards d’euros malgré des taux d’intérêt en dessous de l’inflation (14). Chaque épargnant pourrait mobiliser une partie de ses économies pour investir dans les coopératives citoyennes, et par là devenir acteur de la transition énergétique. Les citoyens qui le peuvent ont donc un grand pouvoir, celui de changer les choses en transformant leur porte-monnaie en acte politique. Attendra-t-on un accident nucléaire ou la récolte des avocats en Wallonie ? Les coopératives citoyennes sont prêtes, elles n’attendent qu’un coup de pouce des politiques et des citoyens pour déployer leurs ailes.

Nicolas Pierre

Bibliographie

  • 1-https://www.febeg.be/fr/statistiques-electricite
  • 2-http://www.liberation.fr/planete/2016/02/02/pourquoi-le-parc-nucleaire-belge-provoque-t-il-des-inquietudes_1430440
  • 3-https://www.arte.tv/fr/videos/067856-000-A/securite-nucleaire-le-grand-mensonge/
  • 4-http://www.lalibre.be/actu/planete/la-belgique-debarque-a-la-cop-21-sans-accord-climatique-565c01b135709322e70a529e
  • 5-http://www.rescoop-wallonie.be/
  • 6-https://www.rescoop.eu/
  • 7- http://www.cociter.be/
  • 8-http://www.ferreole.be/
  • 9-http://www.zonnewindt.be/Rescoop/images/Documents_FR/Charte_REScoopBE_FR.pdf
  • 10-http://www.uvcw.be/impressions/toPdf.cfm?urlToPdf=/articles/0,0,0,0,3446.htm
  • 11-http://www.renouvelle.be/fr/actualite-belgique/mais-sur-quoi-butte-leolien-wallon
  • 12-https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_l-eolien-wallon-loin-du-rythme-de-croissance-poursuivi?id=9506697
  • 13- http://www.rewallonia.be/wp-content/uploads/2017/09/CountriesWWS.pdf
  • 14-https://www.rtbf.be/info/economie/detail_plus-de-265-milliards-d-euros-places-sur-les-comptes-d-epargne?id=9396460

Université de Liège : Pour une solidarité exemplaire

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Synopsis

L’Université dans ses missions de production et de transfert de connaissances et en tant qu’écosystème a un rôle d’avant-garde à jouer en matière de solidarité et de développement durable. Est – elle à la hauteur ? Quelles orientations prendre pour qu’elle le devienne ? Table ronde.

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Publié par UniverSud – Liège en janvier 2018

Quel est le rôle de l’université en matière de solidarité et de développement durable ? Comment ce rôle peut et doit évoluer à l’horizon 2030 ? Afin de répondre à ces questions, nous avons réunis plusieurs acteurs qui au sein de l’Uliège ont une position de leader sur ces problématiques : Didier Vrancken Vice-recteur à la citoyenneté, Rachel Brahy coordinatrice de la Maison des Science de l’Homme, Pierre Ozer et Sybille Mertens respectivement climatologue et économiste, tous deux professeurs impliqués dans la réflexion pour une université en transition et enfin Pierre Delvenne chercheur qualifié FNRS en sciences politiques et directeur-adjoint au centre de recherches Spiral. Cette table ronde a été animée par Julie Luong journaliste indépendante.

L’avenir de l’université ne peut se penser exclusivement en termes de compétitivité, de « ranking » et de « branding ». Dans une société en transition, de nouvelles formes d’engagement et de solidarité sont nécessaires : au sein de l’institution, dans la cité, par-delà ses frontières.

« Dans ses définitions comme dans ses mises en acte, la solidarité est à un moment charnière de son histoire », rappelle Didier Vrancken, vice-recteur à la citoyenneté, aux relations institutionnelles et internationales de l’Université de Liège. « Aujourd’hui, se sentir solidaire, ça signifie se sentir solidaire moralement : il y a un retour de la morale au détriment de la solidarité effective, financière, contributive », commente Rachel Brahy, coordinatrice de la Maison des Sciences de l’Homme (MSH). À l’heure où les acquis sociaux se détricotent, la solidarité emprunte de nouvelles voies identifiées par Alain Supiot[1] selon trois modalités : la solidarité écologique ; l’articulation des solidarités locales, nationales et internationales ; la responsabilité sociale des entreprises et des institutions.

Transfert de connaissances

Depuis quelques années, diverses initiatives nées au sein de l’université explorent ces métamorphoses possibles du lien social, qu’il s’agisse des activités de la MSH, de Réjouisciences, d’UniverSud, des Doc’Cafés ou encore du récent Festival du film Hugo, dédié aux migrations et aux changements environnementaux. « Quand on voit comment les politiques s’emparent du sujet des migrations de manière parfois fantasmagorique, on se dit qu’il faut y aller », témoigne le géographe et climatologue Pierre Ozer, à l’initiative de cet événement. « Les gens ont besoin de grilles de lecture. Nous n’amenons pas la science infuse, mais nous amenons des clefs de compréhension autres que celles proposées par les décideurs. » Ce transfert de connaissances ne se limite d’ailleurs pas à la cité. « Sur ces questions, notre responsabilité est aussi d’amener notre expertise vers les pays du sud, notamment en Afrique de l’Ouest qui est un réservoir immense de déplacés, mais où ces questions ne sont ni étudiées ni débattues », poursuit Pierre Ozer, qui organisera en février prochain un colloque sur ce thème à Ouagadougou.

La circulation des savoirs, bien sûr, n’est pas à sens unique. « Comment pourrais-je donner cours sur l’évolution des systèmes économiques si je ne suis pas sur le terrain en train de voir ce qui se passe ? », commente Sybille Mertens, chargée de cours à HEC Liège et membre du Centre d’Économie Sociale. « J’envisage notre rôle comme celui de passeurs de frontières », explique pour sa part Pierre Delvenne, chercheur qualifié FNRS en sciences politiques et directeur-adjoint au centre de recherches Spiral, où il travaille notamment sur les méthodologies participatives. « Nous sommes aujourd’hui face à des savoirs de plus en plus lisses, de plus en plus utilitaires, qui ont parfois tendance à endormir l’esprit critique. Nous devons aussi, à travers des modalités plus hybrides de participation, apprendre à réactiver les ressources imaginatives. Car ce qu’on sait du monde est toujours indissociable de ce que l’on veut y faire. » Didier Vrancken identifie pour sa part les attentes « de plus en plus existentielles – mes préoccupations, ma planète, mon handicap » de citoyens à la fois exigeants et critiques vis-à-vis du savoir universitaire. « Pour nous qui sommes habitués à “monter en abstraction” dès qu’une question nous est adressée par un collègue ou un étudiant, c’est un vrai défi de répondre à ces attentes », commente-t-il.

Sortir de sa « tour d’ivoire » exige donc un investissement conséquent, en termes de temps, d’énergie, de prise de risque. A fortiori dans un environnement de plus en plus compétitif, où la valeur académique se mesure à l’aune du nombre de publications. « Quelque part, il y a l’idée que ceux qui passent leur temps à parler à l’extérieur le feraient parce qu’ils ne sont pas en mesure de faire de la science », témoigne Sybille Mertens. Voilà pourquoi on perçoit, dans le discours de ces chercheurs qui s’engagent, de l’enthousiasme mais parfois aussi de la fatigue. À l’horizon 2030, leurs actions pourront-elles se déployer sans l’entremise d’un soutien – moral, intellectuel, matériel – de la communauté universitaire dans son ensemble ? « Il y a aujourd’hui un défaut d’opérateurs capables d’appuyer les initiatives citoyennes, interdisciplinaires, qui émanent de l’université », témoigne Rachel Brahy, qui constate une augmentation croissante des demandes adressées à la MSH. « Nous devons aussi travailler à des méthodologies qui permettent une participation autre que la conférence ou l’article de presse », poursuit-elle. « Demain, le chercheur pourra être commissaire d’exposition, contributeur dans un ouvrage de vulgarisation, fournir un accompagnement méthodologique dans des conseils d’administration d’associations. Ce sont des choses beaucoup plus discrètes, mais qui vont travailler sur la structure de la société. »

L’université comme écosystème

Le « service à la collectivité » a beau être la troisième mission de l’université, aux côtés de la recherche et de l’enseignement, il semble en réalité moins bien considéré, comme s’il arrivait toujours « de surcroît ». « À mon sens, évaluer le service à la collectivité serait contre-productif et l’exact opposé des raisons qui fondent ce type d’engagement », estime à ce propos Pierre Delvenne. « Il y a déjà assez d’ego en jeu sans que l’on vienne ajouter ce nouveau mode de reconnaissance. Ce que l’université doit faire, c’est promouvoir une culture de l’engagement dans la cité. » Dans un futur proche, il est probable que l’institution – si pas les personnes – soit cependant évaluée sur cette responsabilité sociétale. Au risque que celle-ci devienne un critère de compétitivité comme un autre ? « Pour mesurer l’impact social, il faut d’abord se mettre d’accord sur une vision du monde à laquelle on veut contribuer. Si on ne le fait pas, on risque de se rabattre sur des critères standards de création d’emplois, de chiffre d’affaires généré, de salaire que les étudiants peuvent obtenir », explique Sybille Mertens.

Pour Pierre Ozer, l’université ne doit d’ailleurs pas se contenter d’être responsable : elle doit être exemplaire. « Nous attendons des politiques l’exemplarité, mais nous devons aussi l’attendre de l’université. Il y a par exemple longtemps que l’université devrait être indépendante d’un point de vue énergétique », estime le climatologue, qui pointe une institution « en retard » sur la société. « Comment se fait-il que nous ayons adopté le tri des déchets en 2010 alors que le Liégeois fait le tri depuis 2000 ? » La même question se pose aujourd’hui pour l’alimentation durable ou le bien-être du personnel. Car c’est en s’affirmant elle-même comme un écosystème innovant, respectueux de l’humain, que l’université pourra déployer à l’extérieur ses solidarités. Et inversement. « L’ancrage dans la cité nous permet aussi de dire que nous voulons aujourd’hui développer un autre modèle d’université : une université qui voit du sens autre part que dans le ranking et le nombre de publications », estime Sybille Mertens. « L’imaginaire de la compétition repose sur une naturalisation de choses qui n’ont rien de naturel ou d’inévitable. C’est un imaginaire qui stérilise la solidarité », ajoute encore Pierre Delvenne. À l’heure où le malaise gronde au sein de la communauté universitaire, le temps est peut-être venu de réinventer un imaginaire de la solidarité.

Julie Luong

[1] Alain Supiot, La solidarité, enquête sur un principe juridique, Paris, Odile Jacob, coll. « Collège de France », 2015.

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques