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Ancash, ses montagnes et ses petits rongeurs. Témoignage d’une étudiante au Pérou.
Je suis étudiante vétérinaire en dernière année. J’ai toujours eu une attirance pour l’Amérique latine et au cours des mois de juillet et août 2018, j’ai eu la chance d’être sélectionnée pour partir au Pérou pour un projet en association avec Diaconia et Eclosio. Ma mission, et je l’ai acceptée, était d’effectuer un inventaire des pathologies dont souffrent les cobayes et en particulier de résoudre le problème de lymphadénite cervicale que présente de plus en plus ces rongeurs dans la région montagneuse d’Ancash. Mon objectif était de leur proposer des méthodes de prophylaxie afin de diminuer les maladies.
Après 16 heures d’avion, me voilà, enthousiaste à l’idée de rencontrer mon premier éleveur de cobayes : je prends donc le metropolitano (le bus local) et rejoins tôt dans la matinée Luis Gomero, un pionnier en la matière, située au nord de Lima.
Je me rends vite compte que son élevage est bien aménagé comparé à ceux que je vais visiter dans les montagnes d’Ancash. C’était enrichissant d’avoir cette personne passionnée par son élevage et répondant à toutes mes interrogations sur cette espèce que je ne connaissais visiblement que trop peu dans son habitat péruvien, loin de l’animal de compagnie de chez nous.
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L’accueil chaleureux des éleveurs
Le reste de mon séjour, je l’ai passé dans les montagnes, en alternant avec le village de La Merced, la ville de Huaraz, et tous les villages en périphérie. Lors de ma première journée à La Merced, j’étais entourée des deux ingénieurs agronomes de Diaconia Wili et Christian avec lesquels j’ai travaillé quotidiennement pendant tout mon séjour (avec leurs beaux chapeaux sur la photo), Eric Capoen, conseiller en agroécologie et gestion de savoirs du programme régional zone andine de l’asbl Eclosio au Pérou (mon maître de stage), et un couple d’éleveurs. Je garde un excellent souvenir de cette première rencontre avec ces « campesinos », qui m’ont expliqué et montré comment ils vivaient et comment ils s’occupaient de leurs bêtes (cobayes, lapins, cochons, poules, moutons) comme s’ils parlaient à leur fille. C’est ce jour-là que j’ai aussi réalisé que je répondais à un besoin réel des éleveurs, ils attendaient beaucoup de moi.
La suite de mon travail s’est déroulé dans la même atmosphère chaleureuse que les premiers jours. Je sentais que les éleveurs avaient envie d’avoir mon opinion sur la gestion de leurs animaux et étrangement je n’avais pas du tout cette sensation d’être la petite étudiante belge qui vient leur apprendre ce qu’ils savent depuis des générations, mais bien une vétérinaire en devenir qui les conseille et qui avance avec eux.
S’en est suivi des réunions au sommet (c’est le cas de le dire !) où Willi m’emmenait discuter avec les éleveurs et où lui leur parlait de leur agriculture. En effet, l’élevage de cobayes ne représentent, pour les ¾ des personnes rencontrées, qu’une infime partie de leur revenu qui provient essentiellement de la pomme de terre. Chaque visite se terminait par un bon repas où j’ai pu évidemment goûter le « cuy frito » et ça ne m’a pas déplu !
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Partage de connaissances
Dernière réunion avant mon départ, je présente les résultats de mon travail, j’expose aux promoteurs et promotrices d’Ancash les différentes maladies dont souffrent leurs cobayes et comment les éviter, en insistant sur la lymphadénite cervicale, pathologie qu’ils n’avaient pas connue auparavant. S’en est suivie une longue discussion entre eux et avec moi pour décider de ce qu’ils pourraient mettre en place pour éviter ses maladies. J’ai beaucoup insisté sur la prévention avec des méthodes prophylactiques de « base » comme se laver les mains avant de manipuler et entre les manipulations d’animaux, isoler les animaux malades et les traiter (ou les tuer si le traitement est trop cher) etc…Encore une fois ils m’ont montré leur fabuleuse hospitalité en m’écoutant puis en partageant leurs idées tous ensembles autour d’un verre de quinoa (un breuvage nouveau pour moi).
Tout ce séjour a été marqué par la chaleur humaine des péruviens, j’appréhendais de partir seule, isolée à 4000 mètres d’altitude avec des personnes dont je connais trop peu la culture…et pourtant je n’ai qu’une hâte c’est d’y retourner ! J’ai été parfaitement intégrée à leur quotidien, je n’étais pas une touriste mais bien une personne avec laquelle ils ont partagé tellement de choses (et je ne parle pas que des conversations « boulots »). Il suffit de se poser le soir autour d’une infusion pour se rendre compte de tout ce qu’on peut apprendre des autres.
Merci à l’Académie de recherche et d’enseignement supérieur (ARES) de la fédération Wallonie-Bruxelles de m’avoir donnée cette bourse sans laquelle je n’aurai pu partir et bien évidemment merci de tout cœur à Eclosio de m’avoir choisi pour vivre cette belle expérience.
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Pourquoi partir ?
Je recommande vivement de partir, à tous celles et ceux qui désirent apprendre d’une autre culture, ceux qui veulent vivre une expérience unique, ceux qui sont curieux de voir ce qu’il se fait en matière de développement durable dans un pays totalement différent du nôtre. N’ayez pas peur de vous lancer, nous sommes encadrés du début à la fin et cela vaut vraiment le détour !
Mathilde D.
Légendes :
- Photo n°1 : exploitation de Luis Gomero, élevage de cobayes en cage surélevées, en périphérie de Lima
- Photo 2 et 3 : La Merced, première journée en visite d’exploitation, ici avec Elena et son mari Glicerio (au centre), les ingénieurs Wili Valverde et Christian Florencio qui m’ont encadré au quotidien, et Eric Capoen mon maître de stage.
- Photo 4 : Réunion au pied des montagnes entre les producteurs de pomme-de-terre et Willi Valverde, l’ingénieur agronome de l’association Diaconia qui supervise les projets d’agroécologie dans la région d’Ancash.
- Photo 5 : Dans le cadre de la recherche-action, j’expose mes résultats aux promoteurs et promotrices d’Ancash afin qu’ils puissent mettre en place des mesures de prophylaxie convenables.
- Photo n°6: La dueña Maxima m’initiant aux tenues des péruviennes, moment complice dans ma terre d’accueil
Témoignage de stage : À la découverte de la Teranga sénégalaise
Février 2018, me voilà posant le pied sur le territoire Sénégalais pour 4 mois. Au programme : découverte d’un nouveau continent, d’une nouvelle culture et d’une nouvelle façon de voir le monde. Mais avant tout, immersion au sein de la population locale afin de mener mes enquêtes pour mon mémoire. En un mot : une expérience hors du commun, hors des sentiers battus et du confort qu’on connait.
Pour me présenter brièvement, je suis étudiante en dernière année d’un master en agronomie spécialisation environnement à la Haute École Charlemagne de Huy. Dans le cadre de mon mémoire de fin d’études, je souhaitais acquérir une expérience à l’étranger. Adhérant tout de suite à la vision d’Eclosio et des actions que l’organisme mène dans une logique de gestion durable des ressources naturelles et de développement économique générateur d’autonomie et de solidarité, je me suis naturellement orientée vers eux pour réaliser mon mémoire. Je me suis ainsi retrouvée au Sénégal pour mener une étude sur les besoins en bois des populations de la Réserve de Biosphère du Delta du Saloum et de la capacité des plantations d’Eucalyptus camaldulensis à y répondre.
À la découverte d’une autre culture
Ce stage au Sénégal m’a permis d’aborder une autre culture avec une vision différente de ce que mon éducation occidentale ne m’avait jamais enseigné. Cela ne s’apparentait ni à des vacances ni à une détente et la dure réalité du terrain me rattrapait parfois. Il faut être préparé à affronter quotidiennement la chaleur, la vision de la pauvreté, les insectes, la barrière de la langue, etc. Pendant tout mon séjour, mes repas furent constitués presque exclusivement de riz et de poissons. Je m’y suis vite habituée, mais ce serait mentir de dire que parfois je ne rêvais pas d’un bon steak frites ou d’un petit bout de fromage. Les moustiques m’ont également accompagné tout au long de mon séjour, curieux de voir à quoi ressemblait la vie d’une Belge au Sénégal. Mais outre cela, je retiens surtout l’hospitalité des Sénégalaises et Sénégalais. Avec Évelyne, une autre stagiaire d’Eclosio, nous avons été chanceuses d’être accueillies dans une famille sénégalaise où nous étions considérées comme des membres à part entière. Cela m’a permis de voir de plus près la vie d’une famille nombreuse, de percevoir l’importance de la religion et surtout d’apprendre ce qu’est la « Teranga sénégalaise ». Après le terrain et de longs trajets en moto ou en pirogue, les moments de détente avec un verre d’Attaya (thé en sénégalais) à la main étaient toujours appréciés à leur juste valeur.
Un enrichissement professionnel
Travailler au sein de l’ONG Eclosio m’a également permis d’avoir un sentiment nouveau de satisfaction lorsqu’on partage avec les villageois·e·s et qu’ils vous font part de leur gratitude. Cette vision nouvelle permet d’avoir une image différente du monde et une ouverture d’esprit plus large. Ce stage m’a également permis de voir la complexité des choses, à ne pas s’arrêter aux difficultés rencontrées et d’approfondir les sujets d’études et d’expérimentations. Le stage a été caractérisé par une grande autonomie et des prises de décisions, d’initiatives. Ce contexte aura permis de m’affirmer dans mes choix, de me poser les bonnes questions « du pourquoi je fais cela » et de me remettre en question quant aux choix et à la mise en œuvre de mon stage.
Étant constamment en contact avec les populations locales, j’ai du également faire preuve d’une bonne communication. Établir un questionnaire et le remplir nécessite de savoir pourquoi on fait cela, quelles sont les bonnes questions à poser au bon interlocuteur et interlocutrices et ce que cela peut apporter aux deux parties. Afin de concevoir la méthode, il est essentiel de préparer le terrain et d’avertir de son arrivée. J’ai donc appris qu’il est coutume d’aller voir le chef de village pour lui expliquer le projet, lui faire comprendre l’intérêt pour les villageois·e·s du respect de la nature et des études menées dans ce sens et obtenir son autorisation pour interroger « ses villageois·e·s ». Le respect du protocole est très important et seul garant de succès. Il convient ensuite de diffuser le même message auprès des villageois·e·s qui ont également le droit de connaître les raisons de notre intrusion, le bien-fondé de la recherche et le bénéfice qu’ils peuvent en tirer. J’ai donc développé un système de communication respectueux des populations locales, capable de les convaincre de la pertinence de notre point de vue et ainsi légitimer notre intervention.
Par ailleurs, la récolte de données dans des conditions précaires nécessite une rigueur absolue dont les résultats ne peuvent être interprétés qu’en les corrélant à d’autres facteurs qui influencent les réponses obtenues.
Le stage réalisé au sein d’Eclosio m’a finalement permis de percevoir le fonctionnement d’une ONG dans le monde de la coopération, avec ses acteurs, ses contraintes, ses forces et ses faiblesses, son côté décourageant, mais aussi et surtout l’espoir qu’il peut susciter. Impliqué à la base même du fonctionnement de l’ONG et du travail de terrain, j’ai réalisé la réalité du monde qui nous entoure et l’immensité du travail qui attend notre génération et celles qui nous suivront.
J’ai en effet découvert la satisfaction que l’on peut ressentir en coopérant avec les populations défavorisées et en travaillant pour le bien de la nature et de l’environnement, les deux facteurs étant bien sûr étroitement liés.
Futur stagiaire ? Voici quelques conseils…
Si tout comme moi, vous êtes tentés par l’expérience d’un stage à l’étranger, Eclosio est une ONG qui vous permet réellement d’être immergé dans le contexte local des pays d’interventions. C’est une expérience incroyable. Cependant, pour en profiter pleinement, il faut oser sortir de sa bulle de confort pour aller vers l’inconnu. C’est la meilleure méthode pour se découvrir pleinement ainsi que la culture locale. Soyez également prêts à travailler en autonomie et préparez bien votre travail avant votre départ afin de rentabiliser au maximum votre temps là-bas. Vous verrez, le temps passe plus vite que ce qu’on pourrait croire.
Sandrine Van den Bossche – Stagiaire chez Eclosio (2018)
Photo 1 – Sujet d’étude – quantité de bois utilisé par les ménages quotidiennement pour la cuission
Photo 2 – Immersion totale dans les cultures sénégalaises avec notre famille d’accueil, les Mbaye
Photo 3 – Plantations d’Eucalyptus dans lesquelles des mesures étaient effectuées.
L’agroécologie, l’alternative aux besoins alimentaires mondiaux ?
Synopsis
La destruction de l’environnement et la malnutrition qui concerne encore plus d’un milliard de personnes amènent à interroger le modèle agricole industriel qui domine depuis les années 50. Et si l’agroécologie pouvait nourrir la planète tout en répondant aux défis environnementaux ? Pour y répondre nous avons invité Marc Dufumier, agro-économiste, professeur émérite à l’Agroparistech et spécialiste des systèmes agraires et de leur évolution.
Publié par UniverSud – Liège en décembre 2018
Retour sur une conférence de Marc Dufumier
Les climatoseptiques ne nous contrediront pas : l’été 2018 a été marqué par deux canicules particulièrement inquiétantes dans toute l’Europe. Les experts sont unanimes, les phénomènes météorologiques extrêmes vont se multiplier dans les années à venir : pluies extrêmes, sécheresses, tempêtes tropicales, etc. Le changement climatique est pointé du doigt comme responsable, nous considérons qu’il n’en est que le symptôme. En effet, c’est bien notre modèle de développement et plus particulièrement nos modes de production et de consommation des denrées alimentaires qui épuisent les ressources naturelles de la planète et font s’accumuler des tonnes de déchets. Pourtant considéré comme très rentable sur le plan économique, ce modèle, très peu soucieux des inégalités écologiques et sociales, nous impose un prix fort à payer : la planète meurt et nous aussi.
Mais comment mieux consommer ? Comment enrayer un phénomène aussi global que le changement climatique ? Comment relever les défis environnementaux, énergétiques et alimentaires d’aujourd’hui ? Nous prenons le pari de croire que l’agroécologie est l’alternative à ces défis. Nous avons donc invité Marc Dufumier, agro-économiste, professeur émérite à l’Agroparistech et spécialiste des systèmes agraires et de leur évolution, il nous a présenté les enjeux de cette science lors d’une conférence.[1]
Une partie du monde se nourrit mal, l’autre ne peut pas se nourrir
Pour Marc Dufumier, la cause profonde des désastres climatiques est la manière de cultiver : « les pesticides – le glyphosate notamment – et les perturbateurs endocriniens qu’ils contiennent amènent de nombreuses maladies ». Il évoque également l’usage de toxines dans le poulet, les antibiotiques dans la viande, les hormones dans le lait, etc. Une grande partie de la planète se nourrit donc mal.
L’autre partie du monde ne peut pas se nourrir. Pourtant, d’après Marc Dufumier, ce n’est certainement pas à cause d’une insuffisance alimentaire dans le monde, au contraire : « pour nourrir un habitant correctement, il faut produire de l’ordre de 200 kilos de céréales par an par habitant et aujourd’hui, la production mondiale est de l’ordre de 350 kg de céréales ». Malheureusement, les 150 kilos excédentaires ne servent pas à nourrir le reste du monde : « ils sont gaspillés, la nourriture est jetée avant la date de péremption, les grandes surfaces font usage de chlore pour éliminer les invendus, la nourriture est destinée à l’alimentation animale, sans doute en nombre excessif, on utilise la nourriture pour en faire du carburant, etc. ».
Si le monde a faim, c’est principalement le fruit de l’inégalité de revenus à l’échelle mondiale : « certaines populations ne parviennent même pas à acheter leur propre production ». En effet, les équipements ultras perfectionnés en Europe permettent de produire en très grande quantité des céréales comme le blé. On pourrait penser qu’en exportant l’excédent de blé à des populations qui ont des difficultés à se nourrir permettrait de faire reculer la fin dans le monde, mais c’est le contraire. L’agro-économiste l’explique : « exporter l’excédent de blé dans ces conditions-là vient concurrencer, sur un même marché mondial, le travail de gens qui sont équipés de leurs mains. Le prix des produits est équivalent alors que le matériel pour produire les équipements est différent (mains versus grosse machine) ». Cette situation contribue à l’exode rural : les paysan·ne·s ne parviennent plus à se nourrir en cultivant, rejoignent dès lors les grandes villes, déjà surpeuplées où ils peinent à trouver un emploi.
L’agroécologie, l’alternative aux défis alimentaires mondiaux ?
Notre modèle de développement basé sur la croissance à tout prix, est très rentable sur le plan économique, est également trop peu centré sur des inégalités écologiques et sociales. Tout comme Marc Dufumier, nous pensons que l’agroécologie est l’alternative à l’agriculture intensive.
« L’agroécologie est l’une des alternatives qui s’est développée à l’origine dans les pays du Sud pour répondre à ce besoin de recentrer l’agriculture autour de l’humain et de la nature. Elle a fait l’objet de différentes études et rapports scientifiques, qui l’envisagent comme une alternative crédible et durable au problème de l’insécurité alimentaire et aux multiples défis environnementaux, sociaux, économiques et démographiques. Elle propose des solutions concrètes face aux changements climatiques et contribue à la préservation des ressources naturelles indispensables à une production agricole durable. Elle favorise le maintien d’un tissu social car elle crée de l’emploi et des opportunités économiques dans des régions fortement touchées par l’exode rural et la pauvreté. Enfin, elle répond aux défis de l’insécurité alimentaire et de la malnutrition qui sévissent dans les zones rurales car elle favorise une production diversifiée et saine, prioritairement destinée à la consommation locale »[2].
Avant d’arriver à correctement et durablement nourrir la population mondiale, l’agroécologie nous impose un changement de vie profond, en changeant notre manière de cultiver et de nous nourrir. Marc Dufumier nous propose quelques pistes d’actions concrètes :
En tant qu’agriculteur :
- En cultivant localement et donc en renonçant à des subventions destinées à des produits bas de gamme qui contribuent à ruiner la paysannerie du Sud ;
- En privilégiant la qualité à la quantité : cultiver des produits de meilleures qualité et bios et diminuer le rendement, permet d’accroitre la valeur ajoutée et de créer de l’emploi. En effet, les produits labellisés pour leur « bonne » qualité bio comme « Nature et Progrès », « Biodynamie », « Demeter » sont vendus plus chers et dans des circuits plus courts, ces deux caractéristiques augmentent la part et le volume de la valeur ajoutée allant au producteur. De plus, puisqu’ils n’utilisent ni herbicide ni pesticide, ces systèmes sont plus demandeurs en main d’œuvre (surtout en maraîchage).
En tant que politicien·ne, en prenant des décisions politiques, notamment à l’échelle de l’Union européenne, à travers la politique agricole commune :
- En stoppant les aides proportionnelles liées à la surface cultivée et en rémunérant correctement les agriculteurs et agricultrices afin de leur assurer des conditions de travail décentes ;
- En instaurant des droits de douane sur les excédents alimentaires que nous produisons ici et que nous exportons là-bas. Ou plus radicalement, en stoppant l’exportation des excédents agricoles, phénomène qui ruine certain·e·s agriculteur·trice·s du Sud ;
- En choisissant la nourriture labélisée comme seule alternative pour bénéficier d’une alimentation sans pesticides et sans perturbateurs endocriniens dans nos aliments, sans glyphosate dans l’eau du robinet, etc. ;
- En provoquant un changement radical sur l’idée qu’il faut accroitre à tout prix notre production et, pour cela, remplacer les hommes et les femmes par des machines ;
- En résistant aux influences des multinationales telles que Monsanto, Danone, Bayer etc.
Si tous ces efforts étaient mis en place, selon Marc Dufumier, les impacts au Sud seraient également positifs : « Les peuples du Sud, à l’abri de ces droits de douane, pourraient commencer à épargner pour pouvoir s’équiper. Il y aurait moins de mouvements migratoires, moins d’exode rural, les paysans là-bas pourraient travailler dignement dans leur pays et pourraient répondre par eux-mêmes aux besoins alimentaires de leur peuple sans avoir à dépendre de nos céréales ».
Aux pistes d’actions proposées par Marc Dufumier, nous voulions ajouter des pistes d’actions qui nous concernent tous et toutes en tant que consommateurs et consommatrices. Une alimentation à la fois locale, durable, responsable et saine est possible. Pourtant, seul·e, dans un supermarché, il peut être très difficile de s’y retrouver : comment opérer des choix éthiques, écologiques et économiques sur chaque aliment dans des quotidiens souvent déjà surchargés ?
Des alternatives en Belgique existent comme les achats en circuit court, les commerces spécialisés comme efarmz, les groupes d’achat en commun (GAC). Mais elles ont aussi certaines limites et freins comme le prix des aliments ou la gamme limitée de produits. C’est pour cette raison que de nombreuses coopératives voient le jour en Belgique. La Beescoop à Bruxelles en est un exemple. Cette coopérative permet notamment l’accès à l’alimentation durable à un maximum de personnes ; encourage une économie locale en créant des partenariats sur le long terme avec des producteurs de la région ; crée un espace convivial permettant de renforcer la cohésion sociale ; mettre en place une politique du prix juste : un prix le plus accessible possible pour les consommateurs tout en rémunérant correctement le travail du producteur ; propose une politique de transparence de l’information sur les produits et sur le fonctionnement du supermarché.
L’agroécologie, alternative aux défis énergétiques mondiaux ?
L’usage des énergies fossiles joue encore un rôle essentiel dans le changement climatique. Pourtant, en plus d’être polluantes, ces ressources sont de moins en moins disponibles. Mais vivre sans pétrole semble encore être inimaginable en 2018. De plus en plus de productions agricoles ne sont pas destinées à nourrir des humains, mais bien à produire des carburants. Pour Marc Dufumier, le problème réside également dans l’énergie dépensée pour produire les engrais de synthèse et les produits phytosanitaires (soins à donner aux végétaux).
C’est à ce défi que l’agroécologie répond également : l’utilisation intensive des ressources que la nature produit par exemple l’énergie du soleil, l’azote, ou encore le carbone. En plus d’êtres gratuites, ces ressources sont produites en quantité illimitée dans la nature et se renouvellent en permanence.
Par exemple, en ce qui concerne l’énergie solaire, Marc Dufumier nous explique qu’il faut optimiser la capacité de la plante à produire de l’alimentation par le fait qu’elle intercepte les rayons solaires, que nous ne sommes pas en mesure de valoriser directement.
Conclusion
Les constats climatiques sont inéluctables. Les changements se doivent d’être radicaux et collectifs. L’agroécologie permet de contribuer à relever ces défis aussi bien sur le plan agronomique, social, écologique, économique que nutritionnel. Elle permettrait, pour Marc Dufumier, « de nourrir le monde entier sans dommage pour les générations futures et sans dommages pour la planète ».
Mais elle nécessite avant tout de remettre en question notre notion actuelle de progrès basé sur l’efficacité et la rentabilité. Aujourd’hui, le progrès, c’est de tout mettre en place pour qu’un jour chaque personne puisse se nourrir et vivre dignement, tout en respectant les limites de la nature, sans laquelle, nous ne serions rien.
Claire Brouwez
[1] En novembre 2017, à Liège et à Gembloux. Cette conférence était organisée par « Ile de Paix », en collaboration avec Gembloux Agro-Bio Tech – ULiège, Universud, ADG et la Coopération belge au développement.
[2]L’agroécologie : reconnecter l’homme à son écosystème, ADG, novembre 2016, disponible sur www.ong-adg.be/docs/publications/adg-agroy-cologie-vf-ld.pdf
Quelle protection sociale pour le travailleur du numérique ?
Synopsis
La généralisation du numérique a fait apparaitre de nouvelles formes d’organisation du travail, notamment l’économie de plateforme. Cette « uberisation » en s’insérant dans un vide juridique accélère et renforce la précarisation des travailleurs. Comment faire entrer le droit du travail dans le XXIieme siècle en maintenant une protection des travailleurs ?
Publié par UniverSud – Liège en décembre 2018
L’économie numérique a fait naître de nouvelles formes de production et d’emploi, dont l’économie de plateformes. À celle-ci est associé le terme crowdworking (de crowd, la foule, et work, le travail), qui consiste à externaliser le travail vers une foule d’individus – la communauté en ligne – plutôt qu’auprès des travailleurs ou des fournisseurs traditionnels[1].Les travaux proposés sur les plateformes sont variés : petits travaux ménagers ou de bricolage, transport de personnes ou de repas, baby-sitting, réalisation de logos, traductions, classement de fichiers, etc. Les prestataires, qui, la plupart du temps, sont considérés par la plateforme comme des indépendants, sont payés à la tâche. La langue française propose, pour désigner le crowdworking, l’expression « cybertâcheronnage » ou « tâcheronnage numérique », qui renvoie à l’image de l’artisan ou de l’ouvrier qui effectue des travaux payés à la tâche, qui n’offre que sa main d’œuvre, qui exécute, avec application, des tâches sans prestige[2].
Ce modèle économique présente divers atouts pour les entreprises et pour les travailleurs, notamment en terme de flexibilité, mais il est aussi la source de nouvelles formes de travail précaire. Les bouleversements apportés par le phénomène d’ « ubérisation »– externalisation, triangulation des rapports de travail, flexibilisation accrue permettant d’offrir aux entreprises « la main d’œuvre juste à temps »[3] en éliminant le coût du temps improductif, etc. – apparaissent peut-être moins comme une mutation que comme une exacerbation, favorisée par le numérique, d’une tendance constatée depuis plusieurs décennies : la précarisation du travail, d’une part, par le jeu des formes d’emploi atypiques caractérisées par l’intermittence et qui s’inscrivent dans un schéma triangulaire (modèle « de l’emploi bref ») et, d’autre part, par l’augmentation de l’activité indépendante aux dépens de l’emploi salarié (modèle de « l’emploi sans employeur »)[4].
Le droit social, l’une des plus grandes réalisations du XXe siècle
Le droit social est, sur le plan juridique, l’une des plus grandes réalisations du XXe siècle. À quelques exceptions près, l’essentiel du droit du travail du XXe siècle a d’abord été élaboré en Europe de l’Ouest en réaction, tant aux excès de la révolution industrielle, qu’à l’abus des droits reconnus par le droit civil du XIXe siècle.
Le droit civil, né de la révolution française, est façonné sur la base des principes de liberté et d’égalité des citoyens. Ceux-ci sont libres, donc ils peuvent conclure des contrats. Ils sont égaux, donc ils négocient sur un pied d’égalité juridique avec leurs partenaires (il n’y a plus de privilège comme dans l’Ancien Régime). L’égalité juridique peut conduire à des situations inacceptables lorsque les parties n’ont pas une capacité de négociation comparable : le travailleur, le consommateur, le locataire, etc., ne sont pas en situation de négocier d’égal à égal avec leur partenaire contractuel, qui est en position de force pour dicter les conditions du contrat. Le droit civil et la révolution industrielle vont se conjuguer pour faire progressivement glisser les travailleurs vers un état de misère matérielle et morale : salaires dérisoires ; journée de travail de treize, quatorze voire seize heures ;occupation de jeunes enfants ; sécurité et hygiène déplorables ; accidents nombreux aux conséquences mal ou pas réparées ; etc.
Le droit du travail est né de la volonté de porter remède à cette situation misérable, en limitant la liberté des parties au contrat de travail de choisir leurs conditions contractuelles. Il s’est ensuite développé, surtout après la première guerre mondiale, au gré du rapport de force entre le patronat et les salariés. Il est à la recherche d’un équilibre entre les réclamations des salariés en termes de justice sociale et les contraintes économiques des employeurs.
Ce droit est né avec la civilisation de l’usine : la société industrielle et sa production de masse, une concentration des travailleurs en un même lieu, l’usine. La protection du droit du travail est offerte aux travailleurs subordonnés, c’est-à-dire qui obéissent à un patron. Ce critère est très important : c’est lui qui déclenche l’application de tout le système protecteur élaboré par la loi (limitation de la durée quotidienne et hebdomadaire de travail, congé de maternité, congés payés, sécurité sociale des salariés), protection qui est refusée au travailleur indépendant. Celui-ci négocie à égalité avec ses partenaires contractuels les conditions auxquelles il accomplit ses prestations et finance lui-même une couverture sociale plus modeste que celle du salarié.Il bénéficie d’une protection moindre pour des raisons tenant à l’histoire de la naissance du droit social. L’indépendant subit parfois de fortes contraintes économiques de la part de ses commanditaires – par exemple le franchisé, ou le petit sous-traitant d’une grosse entreprise, qui n’a qu’elle comme cliente. Or, le critère qui déclenche la protection du droit du travail n’est pas le déséquilibre économique d’une relation mais, comme on l’a dit, l’obligation d’obéir.
Le travailleur de plateforme est-il un salarié, un indépendant ou un travailleur d’un troisième type ?
Dans un certain nombre d’hypothèses, le statut d’indépendant des prestataires de plateforme correspond à la réalité (par exemple, ceux qui offrent des services ponctuels de jardinage ou bricolage ne peuvent guère être considérés comme des salariés de la plateforme). Dans d’autres cas, le point de vue de la plateforme est plus discutable parce que le contrôle exercé par elle sur les prestataires est plus serré de sorte que la détermination de l’existence ou de l’absence d’un lien de subordination juridique pose plus de difficultés. C’est singulièrement le cas des chauffeurs Uber et des coursiers de Deliveroo, dont les actions en vue de la reconnaissance d’un statut de salarié sont régulièrement relayées par la presse. Pourtant, jusqu’ici, à de très rares exceptions près, la justice des différents pays concernés n’a pas reconnu le statut de salariés à ces travailleurs.
La difficulté provient, notamment, du fait que le modèle industriel qui a inspiré le droit du travail est dépassé par la révolution numérique. Grâce aux outils numériques de communication, bon nombre de travailleurs d’aujourd’hui bénéficient d’une autonomie inimaginable il y a une vingtaine d’années. Mais cette autonomie, en retour, risque de les « pousser en dehors du droit du travail »[5], parce qu’elle rend difficile l’identification du lien de subordination, qui est la condition pour bénéficier de la protection du droit du travail. On assiste à un brouillage des frontières traditionnelles entre le travail et les loisirs et entre le salariat et l’indépendance.
Alors qu’à partir de la fin du XIXè siècle, le droit du travail s’est érigé contre les conditions sanitaires déplorables et les journées de travail inhumainement longues, menaçant la santé et la vie des salariés, aujourd’hui c’est la liberté que confèrent la technologie et une souplesse assumée dans l’organisation du travail qui menace la condition des travailleurs : la dépendance économique et la précarité, mais aussi l’isolement, peu propice à l’organisation de la défense des intérêts professionnels.
L’économie numérique fait redouter à tout le moins la substitution au travail salarié d’une forme de travail indépendant intermittent, échappant à la protection procurée par le droit du travail ; par un effet de domino, c’est la fragilisation de la sécurité sociale qui préoccupe. Si le travailleur du XXIème siècle est constamment confronté à la nécessité, pour assurer sa subsistance, de conclure une multitude de contrats en vue de la réalisation de diverses micro-tâches faiblement rémunérées, l’objectif de sécurisation de l’emploi, poursuivi par le droit du travail, et celui de redistribution des richesses par le truchement de la sécurité sociale s’évanouiront rapidement.
Pistes de solution pour un nouveau modèle de droit du travail ?
L’émergence de la culture de la liberté, amplifiée par le numérique, la dilution de la subordination des travailleurs dotés d’une autonomie toujours plus grande ainsi que la situation de faiblesse économique de nombreux travailleurs qui se trouvent dans une zone grise entre l’indépendance et le salariat, zone qui s’est développée bien avant l’économie numérique, font converger de nombreuses réflexions, de part et d’autre de l’Atlantique, sur l’avenir du droit du travail.
Faut-il modifier le critère d’application du droit du travail, troquer la subordination contre la dépendance économique ? Cette idée, très ancienne, est régulièrement débattue mais ne prospère pas, en raison de sa difficile mise en application.
Faut-il plutôt sortir de la dichotomie salariat/indépendance par la création d’une catégorie intermédiaire de travailleurs, ni indépendants ni subordonnés, qui absorberait toutes les personnes accomplissant leur travail avec un fort degré d’autonomie (les crowdworkers mais aussi les franchisés, les sous-traitants, les concessionnaires de vente, les agents commerciaux, etc.) ? Aussi séduisante que puisse paraître la mise en place d’un troisième statut, cette solution présente plus d’inconvénients que d’avantages, si l’on suit l’expérience des pays qui l’ont mise en place (Espagne, Italie, Royaume-Uni, Allemagne, Canada, notamment). En effet, le risque de classer les travailleurs sous un statut inapproprié, de contourner les règles en principe applicables au profit de règles moins coûteuses socialement n’est pas épargné. En outre, en instaurant un statut juridique intermédiaire tout en étant moins protecteur, on risque de susciter un déplacement du salariat vers ce nouveau statut, effet opposé à celui recherché par le législateur.Enfin, il est parfois relevé que la création d’un statut qui serait propre aux travailleurs des plateformes numériques « sonne comme un aveu d’échec : l’échec des politiques de l’emploi à améliorer la formation de jeunes et faire reculer le niveau du chômage des travailleurs les moins qualifiés »[6].
Le législateur belge doit donc réfléchir à une autre manière d’apporter une protection sociale aux travailleurs du numérique. Le défi est important, la réalisation s’avère complexe du point de vue juridique[7]. Faire entrer le droit du travail dans le XXIè siècle, c’est réfléchir à un cadre juridique ajusté à la société contemporaine pour en accompagner l’évolution. C’est aussi tirer les leçons de l’histoire et éviter de reproduire les conséquences désastreuses que, au XIXè siècle, une totale dérégulation a engendrées. La solution à ces questions dépend non du juriste mais du politique ; il lui faut combiner le souci de ne pas tuer le dynamisme des entreprises innovantes et la préoccupation de ne pas laisser une partie des travailleurs sans protection, sans un minimum de garanties de conditions de travail décentes – que ce soit en termes de santé et sécurité au travail, de stabilité d’emploi, de rémunération décente, etc. Assurément, il y a, pour répondre aux défis lancés par la transition numérique aux conditions de travail et à l’organisation du travail, de la place pour un projet politique ambitieux.
Fabienne Kéfer,
Professeur de droit du travail à l’Université de Liège
[1] C. Degryse, Les impacts sociaux de la digitalisation de l’économie, E.T.U.I., 2016, p. 38 (disponible surhttp://www.etui.org/fr/Publications2/Working-Papers/Les-impacts-sociaux-de-la-digitalisation-de-l-economie).
[2]http://www.cnrtl.fr/definition/t%C3%A2cheron.
[3]V. De Stefano, « The Rise of the “Just-in-Time Workforce”: On-Demand Work, Crowdwork, and Labor Protection in the “Gig-Economy” », Comparative Labor Law & Policy Journal, 2016, vol. 37, n° 3.
[4] Y. Kravaritou, « Les nouvelles formes d’embauche et la précarité de l’emploi », R.I.D.C, vol. 42, n° 1, 1990, pp. 129 et s.
[5] P. Lokiec, Il faut sauver le droit du travail !, Paris, Odile Jacobs, 2015, p. 30.
[6] L. Gratton, « Ubérisation de l’économie et droit social », Les conséquences juridiques de l’ubérisation de l’économie, Paris, IRJS Editions, 2017, p. 113.
[7] Pour des pistes de solutions, cons. F. Kéfer, Q. Cordier et A. Farcy, « Quel statut juridique pour les travailleurs des plateformes numériques ? », in F. Hendrickx et V. Flohimont (éd.), La quatrième révolution industrielle et le droit social, Bruges, la Charte, à paraitre, 2019.
Si même Nicolas Hulot a échoué, que puis-je faire ?
Synopsis
Alors que les scientifiques tirent la sirène d’alarme depuis plusieurs années sur les changements climatiques et que les mouvements sociaux s’intensifient pour réclamer une réponse politique, les pouvoirs publics peinent à se mettre en mouvement ? Pourquoi ? la cause est-elle dans l’organisation de notre démocratie ? Si oui, comment la repenser ?
Publié par UniverSud – Liège en aout 2018
Le changement climatique est bien présent. Ses effets et les modifications qu’il entraîne sur les écosystèmes et la société humaine (sécheresses, déplacements de populations, …) se font sentir. La cause principale de ces transformations est clairement liée à nos activités, qu’elles soient individuelles ou collectives. Cela fait quelques années que des alarmes ont été tirées mais rien n’y fait. Nous n’avons pas modifié notre modèle économique. Nous avons tenté de l’adapter mais cela ne change pas grand-chose ; les quantités de carbone rejetées dans l’atmosphère ne décroissent pas et la pollution ne diminue pas. Il est grand temps d’inventer et d’agir.
Nous, les étudiants du master en agroécologie, pensons que les processus pour prendre des décisions politiques liées à l’écologique sont trop lents par rapports aux enjeux climatiques. Ces processus fonctionnent sur les principes de la démocratie : chacun peut s’exprimer et c’est le consensus qui fera advenir la volonté générale. Mais, vu les projections des scientifiques sur l’état possible de la planète si nous ne changeons pas rapidement et radicalement nos façons de produire et de consommer, il est légitime de se poser la question de savoir si la démocratie est le logiciel politique adéquat pour répondre à ces transformations. Ou encore, quelle forme la démocratie doit-elle revêtir pour s’adapter elle-même à ces changements ? Faut-il opérer ces transformations dans l’urgence ? Comment se positionner en tant que citoyen face à l’urgence climatique ? C’est pour répondre à ces questions que nous avons organisé une conférence en avril 2018 sur le thème : « Enjeux environnementaux et démocratie : comment répondre à l’urgence ? ». Son objectif était de permettre aux citoyens de se rendre compte de l’importance du débat sur les modes de gouvernance dans la situation d’urgence actuelle, ainsi que de leur permettre de se positionner.
La conférence s’est organisée sur base de l’intervention et de la mise en débat de 4 intervenants, à savoir :
- Olivier de Schutter. Il est l’ancien rapporteur spécial pour l’ONU pour les questions de l’alimentation. Il est l’auteur d’un rapport essentiel qui met en avant une alternative à l’agriculture conventionnelle : l’agroécologie[1]. Pour lui, le système actuel ne peut perdurer dans sa façon de fonctionner. Il milite et agit activement pour un changement de paradigme socio-économique en se basant sur les mouvements de la transition, l’agroécologie et les nouvelles formes de gouvernance.
- Agnès Sinaï. Elle est directrice de l’institut Momentum qui est le premier centre de recherche interdisciplinaire sur la collapsologie[2]. Elle a coordonné l’écriture de plusieurs ouvrages dont Economie de la décroissance – Politiques de l’Anthropocène, avec différents scientifiques et politologues comme Yves Cochet, Pierre Bihouix, François Roddier, …
- Céline Parotte. Elle est docteure et chercheuse en sciences politiques et sociales. Elle s’est spécialisée dans les systèmes de gouvernance et de gestion de certains types de déchets dangereux comme les résidus hautement radioactifs.
- Patrick Steyaert. Il est professeur à l’Université de Liège et ingénieur de recherche à l’INRA. Ses travaux portent sur les processus d’accompagnement et de changement sociaux dans le domaine de l’action publique, en ce qui concerne la gestion durable des ressources naturelles.
La conférence a confirmé qu’il s’agit d’un débat important mais qu’il est nécessaire d’y apporter un regard sociologique. C’est-à-dire qu’il est indispensable de regarder qui sont les personnes derrière les discours, quel type de discours et de rhétorique est employé et pour quel(s) objectif(s), qu’ils soient avoué(s) ou caché(s). Seuls les faits sont neutres. C’est la façon dont les hommes vont les utiliser et les faire parler qui va influencer leur direction. Prenons l’exemple d’informations liées aux dérèglements climatiques et voyons comment elles sont récupérées et interprétées par différents groupes sociaux. Chaque groupe les interprète et propose ses solutions en fonction de son agenda. Le discours catastrophiste est donc utilisé par certains pour faire passer des idées et des façons d’agir. Le changement climatique peut aussi être exploité pour justifier une accélération des progrès technologiques, car certains groupes peuvent penser que la technologie est capable de régler tous les problèmes. Pour d’autres encore, les mêmes faits peuvent être employés pour justifier des changements de régime politique et de doctrine économique. La conférence a donc mis en lumière le fait que le citoyen se doit d’être critique vis-à-vis de l’information qu’on lui donne car celle-ci peut être délivrée par des personnes qui ont des intentions politiques.
Cela ne doit pas empêcher le citoyen de prendre ses propres décisions. Mais il semble important – dans ce monde rempli d’intérêts et de « fake news » – que le citoyen développe son sens critique. Les scientifiques nous apportent des informations factuelles qui ne peuvent être remises en question dès lors que la façon dont cette information a été collectée et vérifiée a été pensée pour être juste et vraie. Ainsi, la validité d’une information scientifique suppose à la fois un protocole scientifique clair et répétable, la reconnaissance des travaux par la communauté scientifique et le fait que l’utilisation des informations dans d’autres domaines amène de nouveaux résultats concordants. Par exemple, le fait que la Terre est ronde est un fait scientifique indiscutable car les expériences pour le prouver sont connues et peuvent être reproduites ; la communauté scientifique reconnaît la pertinence de ces expériences et leurs résultats ; enfin, l’utilisation de l’information selon laquelle la Terre est ronde dans d’autres secteurs d’activité (aérospatial, aéronautique, communication, …) a toujours corroboré la théorie scientifique. Si elle répond à ces critères, le citoyen doit accepter une information scientifique.
En ce qui concerne le réchauffement climatique et l’urgence de prendre des décisions, il est difficile de nier que cela est un fait scientifique vu les critères présentés ci-dessus. Par exemple, il est démontré que l’industrie éjecte de grandes quantités de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, notamment le dioxyde de carbone (CO2) ; ce dernier provoque une augmentation des températures du globe ; par ailleurs, on observe une accélération de la fonte des icebergs provoquée par un réchauffement ; cette fonte aura des répercussions sur les niveaux des mers, les courants marins, les masses d’air chaud et froid et leur mouvement ; et par conséquent, sur l’ensemble de nos activités. Ces faits sont basés sur des recherches scientifiques dont la véracité ne doit plus faire débat.
Comment s’en sortir dans ces conditions ? Comment doivent s’analyser les décisions que la société prend ? Il est nécessaire de penser le monde selon de nouvelles valeurs. Il s’agit de compléter les valeurs sociétales actuelles – liberté, égalité, collectivité – par des concepts comme la résilience[3] et la durabilité. Ceux-ci devraient s’intégrer dans les débats démocratiques et dans les prises de décisions. Par exemple, quand un responsable politique doit résoudre un problème, il devrait se poser la question de savoir si la solution envisagée est résiliente et durable. Ces concepts devraient bien-sûr faire l’objet d’un débat démocratique. Ce sont les citoyens, collectivement, pour la communauté, qui devraient définir ensemble ce qu’ils entendent par résilience et durabilité. Toute décision serait alors analysée selon ces critères.
En outre, la conférence a bien démontré que nous n’étions pas prêts à sacrifier la démocratie sur l’autel de l’écologie. Le monde de demain est incertain mais cela n’est pas une raison suffisante pour se perdre dans des « dictatures vertes » ou des « éco-fascismes ». Mais la démocratie doit peut-être se réinventer, se relocaliser, se ralentir. Il est paradoxal de parler de ralentir dans des temps d’urgence, mais faut-il traiter l’urgence dans l’urgence ? Est-ce qu’une décision prise rapidement, dans un état de stress, est la réponse la plus adéquate à une solution compliquée ? Notre société moderne va très vite. L’information est omniprésente et se réinvente à chaque instant. Des décisions prises à Tokyo ont des répercussions dans l’instantané à New-York ou à Londres. Sommes-nous adaptés et prêts à suivre un tel rythme ? Peut-être pas. La démocratie doit se réapproprier son propre temps. Le temps de la décision collective humaine. Il s’agit d’un chantier intéressant pour tout politologue de penser la forme de la démocratie de demain, dans un monde transformé et dont l’évolution est incertaine. En fait, la seule chose qui est certaine, c’est que le monde sera incertain.
En conclusion, la conférence a soulevé beaucoup de questions et peu de réponses. Mais nous espérons qu’elle permettra aux citoyens intéressés de s’engager dans ce chantier collectif et/ou de prendre des décisions avec un plus grand sentiment de responsabilité et de choix. L’éducation doit être le vecteur de ces adaptations de la société. C’est par ce biais qu’il est possible d’apprendre le sens critique, la responsabilité, l’importance de notions comme la résilience ou la durabilité. Avant de prendre une décision en raison et en émotion, il est bien de se renseigner (vérifier l’exactitude des faits, s’intéresser aux personnes et aux discours employés, …) et c’est aussi pour cela que ce type de conférence est important. Il n’y a pas de solution « clef-sur-porte », mais nous devons la créer ensemble, chacun à son niveau. C’est ça aussi la politique et la reprise en main de son destin.
Vincent Dauby
Master en agroécologie
[1]L’agroécologie est un ensemble de pratiques agricoles qui se veulent respectueuses de l’environnement. Elle se base sur des unités de production plus petites, ancrées dans leur territoire. Elle rejette l’utilisation de produits chimiques de synthèse dans ses processus de production. Elle se base sur une meilleure connaissance de l’écologie de la ferme pour produire efficacement. Par ailleurs, l’agroécologie est un mouvement social qui pose la question du système alimentaire global et promeut plus de respect des populations locales, des paysans, une économie locale basée sur des circuits-courts. L’agroécologie est également un domaine de recherche scientifique qui utilise les connaissances actuelles en écologie, en climatologie, en biologie, en agronomie pour produire en limitant les impacts négatifs pour l’environnement et les hommes. L’agroécologie scientifique étudie également les processus sociaux qui sont mis en place pour réussir cette transition agronomique et économique.
[2]La collapsologie est un domaine de recherche transdisciplinaire qui s’intéresse aux causes et aux raisons des effondrements des civilisations humaines, et utilise ses connaissances acquises pour projeter un regard critique sur les sociétés contemporaines.
[3] On entend la résilience comme la faculté d’un système à maintenir ses fonctions et processus après avoir subi des perturbations ou des chocs.
Animations en espace public : concepts, dispositifs et pratiques
Synopsis
Porteur de parole, T-Shirt débat, crieur public, voici trois dispositifs expérimentés par nos volontaires pour susciter le débat dans l’espace public. Mais qu’est-ce que l’espace public ? Que signifie un débat dans l’espace public ? Qui touche-t-on ? A côté de qui risquons-nous de passer ? Comment garantir que l’outil choisi soit en adéquation avec l’espace dans lequel on suscite le débat et ceux avec qui ont le suscite? Cette étude est l’occasion d’une prise de recul réflexive sur nos pratiques en vue de les améliorer.
Publié par UniverSud – Liège en décembre 2018
Une réflexion critique sur trois outils d’animation en espace public, entre éducation à la citoyenneté et éducation populaire
Épuisement des ressources, dérèglement climatique, consommation responsable, urgence migratoire, autonomie alimentaire, résurgence de l’intolérance, déficit démocratique, inégalités hommes-femmes. Autant de thématiques on ne peut plus contemporaines dont des jeunes de 18 à 25 ans, voire parfois plus, veulent se saisir. C’est du moins ce qu’il ressort des activités que nous menons depuis maintenant plusieurs années avec UniverSud-Liège sur le campus de l’Université de Liège et avec les étudiant·e·s de l’enseignement supérieur. L’émotion est toujours présente à travers ces questions, Tout comme l’est la volonté de changements, de transmettre des informations au plus grand nombre, de les vulgariser, du besoin de convaincre, de débattre, de s’organiser. Parmi les outils que nous avons à disposition pour ce faire et que nous proposons à ces jeunes hommes et femmes, les outils d’animation en espace public ont la particularité de toucher un public large, dans une tentative de décloisonner ces préoccupations, de les sortir du monde universitaire et associatif, du « cercle des initiés ».
L’étude que nous menons ici est à envisager comme une exploration théorique des concepts de citoyenneté mondiale et solidaire, d’espace public mais aussi des dispositifs pratiques mis en place pour tendre à une réappropriation de l’espace public par les citoyen·ne·s. Il sera notamment question d’interroger deux dimensions liées à ces activités d’animation en espace public. D’une part, différents éléments des dispositifs pratiques mis en œuvre : dimensions spatiales, temporelles, et matérielles, type d’interactions recherchées. En bref, tous les éléments pratiques constituant l’activité, du lieu dans lequel elle est menée (place, rue, quartier, etc.) à la tenue purement matérielle de celle-ci (affichage, interpellation, pancartes, démonstration théâtrale, etc.). D’autre part, il s’agira d’étudier les discours soutenant et produits par ces outils. Les animations en espace public, de par leur forme (qui n’est, cela dit, pas fixée dans le marbre) et leur contenu, sont révélatrices d’une façon de concevoir la citoyenneté mondiale. Nous prenons le parti qu’une étude réflexive et critique de ces formes et contenus pourrait servir à penser une conception plus politique, plus radicale et moins consensuelle de l’engagement citoyen, et en affecter ses pratiques.
A contrario, cette étude n’aura pas pour but de questionner la réception de ces discours et pratiques, pas plus que d’analyser les facteurs de changements, en raison d’une absence de données à ce sujet. Il faut toutefois noter qu’une telle entreprise d’évaluation ayant pour but de mesurer les changements de perception, de représentations ou de pratiques nécessiterait un appareillage méthodologique complexe, notamment via le recours d’enquêtes quantitatives et qualitatives rigoureuses.
Le cadre de l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire
Avant de développer une réflexion sur l’espace public et les outils utilisés dans le cadre de nos activités, il convient d’aborder le cadre plus général dans lequel celles-ci s’inscrivent. Plus précisément, il s’agit du cadre de l’Éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire (ci-après, repris sous le terme d’ECMS), anciennement « Éducation au développement ». Celle-ci constitue un ensemble de pratiques et d’activités éducatives dont l’objectif est « de contribuer à la construction de sociétés justes, durables, inclusives et solidaires en suscitant et renforçant l’action individuelle et collective de citoyen-ne-s conscient-e-s des enjeux mondiaux et qui s’en sentent co-responsables. »[1]
L’UNESCO définit plus vaguement l’ECMS comme « un cadre conceptuel qui comprend les connaissances, les compétences, les valeurs et les comportements dont les apprenants ont besoin pour assurer l’émergence d’un monde plus juste, plus pacifique, plus tolérant, plus inclusif, plus sûr et plus durable. » Historiquement, l’éducation au développement change d’appellation pour « éducation à la citoyenneté mondiale »[2] afin de s’inscrire dans un contexte international où différents acteurs ont harmonisé l’appellation « ECM » et, dans le même temps, mettre en avant l’aspect solidaire nécessaire aux actions d’ECMS, étant donné les interdépendances du sujet « mondial » ou « global » que revendiquent celles-ci.
Au contraire d’activités comme des conférences ou des ateliers participatifs rassemblant un public en partie déjà captif ou des citoyens engagés, l’animation en espace public tend à confronter les pratiques d’ECMS avec un public inhabituel, plus large et, d’une certaine façon, incertain quant à sa disposition et à la réception d’un discours d’ECMS.
Qui plus est, de manière plus large, les animations en espace public font traditionnellement partie d’outils pédagogiques utilisés dans l’histoire de l’éducation populaire et plus généralement au sein des mouvements sociaux. Il faut cependant établir la parenté entre éducation populaire (et donc éducation permanente) et l’ECMS. Bien que l’ECMS comporte des éléments lui étant propres comme – à travers l’information ou la conscientisation, d’enjeux mondiaux, d’interdépendances mondiales et locales comme « Nord » et « Sud », des changements de comportements de consommation, entre autres exemples – il n’en reste pas moins que l’ECMS partage avec l’éducation populaire bien des traits communs. Dans les deux cas, il s’agit de développer du savoir critique, favoriser la mobilisation citoyenne, permettre l’expression démocratique. Depuis quelques années, le dialogue et la compréhension interculturelle sont également des caractéristiques communes aux deux nominations qui, dans les faits, tendent à se confondre dans le chef d’associations et d’organismes de la société civile.
L’éducation permanente plus spécifiquement, vise « à l’analyse critique de la société, la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits sociaux, culturels, environnementaux et économiques dans une perspective d’émancipation individuelle et collective des publics en privilégiant la participation active des publics visés et l’expression culturelle ». Si l’éducation permanente vise par ces termes des moyens plus précis (la « participation active et l’expression culturelle »), elle reprend également l’idée d’émancipation à mettre en parallèle avec la façon de concevoir une éducation citoyenne, dans une perspective émancipatrice. Les dimensions « mondiales » et « solidaires » sont absentes, mais on retrouve bien la conception centrale d’une citoyenneté « active », porteuse d’analyse critique.
Citoyenneté mondiale et solidaire, historique et limitations du concept
Le concept de citoyenneté recouvre traditionnellement une idée d’appartenance à une communauté politique (d’une cité, d’un État-nation) ainsi que les droits et devoirs allant de pair. Dans cette première et plus commune acceptation juridico-politique, la citoyenneté comprend donc droits et des devoirs, civiques et politiques, et sous-entend également un droit d’exercice de la souveraineté[3]. Cette citoyenneté d’appartenance reste limitée, par exemple aux nationaux ou aux personnes majeures. Par conséquent, celle-ci reste restrictive et controversée notamment dans le cas des personnes migrantes ou des minorités culturelles n’ayant pas ou peu d’accès à la citoyenneté nationale.
Dans une signification dépassant l’appartenance nationale, le citoyen est pensé comme « du monde », cosmopolite. C’est celle que l’on retrouve derrière la base idéologique de l’ECMS, à savoir faire prendre conscience au public qu’il est lui-aussi citoyen à part entière d’un système-monde. Dans ce cas, aucun cadre juridique ne vient arrêter une définition de la citoyenneté mondiale (ou internationale dans le cas de l’appellation française ECSI « Éducation à la Citoyenneté et à la Solidarité Internationales). Il s’agit plutôt d’un ensemble de conceptions communes autour des enjeux mondiaux, d’une interdépendance de ces éléments à l’heure d’une économie mondialisée et d’un impératif de solidarité.
La citoyenneté mondiale et solidaire trouve l’origine principalement dans le mouvement altermondialiste, voulant apporter une réponse à l’idée de mondialisation, de village globalisé. Cette désignation n’est pas sans avoir une certaine pertinence au regard des problématiques globales et des interdépendances entre différentes régions de la planète : il suffit de penser au réchauffement climatique et aux problématiques des migrations pour se convaincre que ces sujetssont désormais globaux, bien que vécus plus localement. Et ce quand bien même la citoyenneté conçue comme contrepartie de la démocratie occidentale ne s’appliquerait pas à tous les régimes politiques, voire à toutes les réalités culturelles.
Il est cependant important d’interroger les concepts de citoyenneté dans nos pratiques éducatives et de mobilisation, afin que celle-ci ne devienne ni un mot vide de sens, fourre-tout, ni un dogme. Selon les auteurs Numa Murard et Étienne Tassin, la citoyenneté est une idée politique relevant de deux types de « politiques » en fonction des acteurs qui la promeuvent. La citoyenneté encouragée par les instances étatiques ou les collectivités locales est d’un premier ordre de « politique civilisationnelle », c’est-à-dire une politique promouvant la civilité, l’image des bons comportements citoyens, encourageant notamment les participations collectives cadrées et les conduites civiques. C’est, pour reprendre les termes des auteurs, « le projet de « faire » de la cohésion sociale en intervenant sur l’espace, projet relevant d’un processus de civilisation, de cohésion, de constitution d’une socialité ou d’une civilité pacifiée, harmonieuse, en tout cas la moins conflictuelle possible. Ce projet est gestionnaire ». En revanche, et de façon paradoxale, en réponse à cette volonté « civilisationnelle », Murard et Tassin[4] développent l’idée d’une citoyenneté qui ne dit pas son nom, une mystique « insurrectionnelle », faite de désobéissances, de refus, d’entraves, d’irréductibilité contre la bonne sociabilité. En somme, ce « politique y est toujours d’opposition, de contestation. Une citoyenneté du non »[5]. Il n’est pas évident de placer la citoyenneté mondiale et solidaire dans cette polarisation de conceptions, car cette dernière recouvre à la fois des aspects civilisationnels (prescription de comportements responsables, durables, plaidoyer institutionnel) mais donne également à voir des aspects plus protestataires comme en témoignent certaines actions d’ECMS en collaboration avec la plateforme d’hébergement citoyenne, par exemple.
Animation en espace public et éducation populaire
Avant une présentation du contenu des activités déployées, nous procéderons à un bref rappel de l’histoire de l’éducation populaire et de ses pratiques. Comme d’autres appellations utilisées de par-delà les époques, l’éducation populaire est à la fois un terme désignant un ensemble hétéroclite de pratiques dont les acteurs sont pleinement conscients et des définitions conceptuelles plus vagues, qui tendent à se préciser lorsqu’elles revêtent un aspect plus institutionnel, notamment quand il s’agit de politiques publiques. C’est le cas par exemple de l’éducation permanente en Belgique qui recouvre certains aspects de ce qu’il était autrefois convenu d’appeler éducation populaire, dans un décret de la Fédération Wallonie-Bruxelles. L’éducation populaire est à l’origine un projet de radicalisation démocratique, au sens où son projet est de démocratiser, via une éducation informelle (hors des institutions éducatives classiques), la vie politique comme la vie économique. Il s’agit de valoriser et de construire une éducation par le peuple, et non pas de le paternaliser en postulant de son incompétence. Par ce fait, l’éducation populaire promeut une culture et une émancipation partant « du bas », et non une culture descendante.
On peut retracer son origine au XIXe siècle, époque où l’expression « populaire » était un synonyme de chose publique, là où le qualificatif populaire est aujourd’hui souvent connoté négativement, comme « éducation du peuple ». En 1793, en France, Condorcet évoque cette éducation populaire dans un rapport à l’Assemblée nationale française. Cette éducation connaît d’autres évolutions dès les années 1850, alors que le mouvement ouvrier s’autonomise, notamment via des pratiques et des lieux éducatifs propres, liés à l’émancipation de la classe ouvrière et, plus tard, sa représentation dans les organes politiques, en France comme en Belgique. Dans ces lieux et espaces, qui préfigurent les maisons des peuples, il sera question de professionnalisation, de développement culturel et d’éducation politique, notamment sur les questions sociales, émancipatrices, voire révolutionnaires, qui traverseront les XIX et XX siècles. En Belgique, les années 1920, avec un mouvement politique ouvrier fort, et l’après-guerre, verront différents éléments s’institutionnaliser, via des lois votées (constitution des asbl, notamment, le 27 juin 1921), mais aussi par la création de grandes institutions comme des bibliothèques, des théâtres et, surtout, les universités populaires[6]. De ces nombreuses pratiques et outils d’éducation populaire découlent une série de dispositifs visant à l’interpellation et la construction de pouvoirs et de savoirs, comme la prise de parole et l’information « dans la rue », aujourd’hui désigné en tant qu’espace public. Il ne s’agit donc pas d’éduquer le peuple, mais d’éduquer par le peuple, à savoir par son langage, ses connaissances, son vécu, son histoire, etc.
En Belgique, les pratiques d’éducation populaire sont représentées sous différentes formes et ont été appropriées par des champs allant du mouvement ouvrier aux organismes actifs dans la solidarité internationale[7] en passant par les initiatives de renforcement des mouvements sociaux[8], es organismes d’éducation à l’environnement ou des manifestations sociales moins institutionnalisées comme les groupes d’action directe.
Quel espace public ?
Les différents outils présentés dans les pages suivantes supposent l’animation dans un espace public. ? Mais qu’est-ce que l’espace public, si souvent utilisé dans les discours de la citoyenneté ?
Espace public ou espaces publiques, de quoi parle-t-on ? La terminologie d’espace(s) public(s) recouvrent des réalités distinctes mais pouvant dans leur utilisation se confondre. L’espace public au singulier désigne en philosophie politique à un espace conceptuel en philosophie politique. Il correspond, chez le sociologue allemand Jürgen Habermas à la sphère publique[9] : « un espace de discours, délibératif et critique rassemblant des individus privés, médiatisant les affaires publiques. ». Celui-ci aurait émergé, selon le sociologue allemand, à la fin du XVIIIe siècle dans la sphère bourgeoise en réaction au pouvoir aristocratique. Par ailleurs, la vision de l’espace public comme catégorie politique, rapport entre citoyen et État a aussi été mise en avant par la politologue allemande Hannah Arendt[10] autour des modèles de la cité grecque et de sa démocratie.
Les espaces publics au pluriel, quant à eux, désignent des lieux concrets de la vie urbaine : les places, les parcs publics, les boulevards, les rues. Présents dans les plans urbanistiques ou les discours de réappropriation de l’espace urbain, ces lieux ont comme caractéristique commune d’être ouverts, à l’inverse des espaces privés, dont l’accès est restrictif par définition. En miroir, les espaces publics ouvrent la possibilité de l’interaction, du croisement ou de la rencontre, structurées par la mobilité dans les villes.
Or, il est courant d’avoir une confusion, et même une fusion, entre les deux interprétations. Ce rapprochement n’est pas étranger à la relation qu’entretien l’espace public avec l’idée de citoyenneté. De fait, la citoyenneté, concept désignant à la fois une appartenance à une communauté politique (nationalité), une dimension juridique (droit de vote) ou des conduites civiques, est aussi, dans les démocraties libérales, synonyme de participation active à une communauté sociale et politique. Cette dernière peut s’exercer de différentes manières : on peut penser à la possibilité de participer à la vie politique, à l’interpellation citoyenne, à des formes de protestation, de manifestation ou d’expression. Dans ces exemples, l’espace public recouvre ici les deux dimensions, à différents niveaux d’intensité ou d’occupation : à la fois lieu physique et sphère d’influence socio-politique. L’utilisation d’espace public pour désigner des lieux physiques par superposition à une dimension politique est relativement récente. En terme de mouvements sociaux et de société civile, l’utilisation du nom « espace public » supplante celle de « rue », aux connotations politiques affirmées, comme par exemple « prendre la rue ».
Cette double définition de l’espace public suppose la présence d’un public imagé, à la fois différencié dans le hasard de la rencontre fortuite et unifié, théorique, au sens générique de « grand public ». Or, sur le terrain, les situations sont toujours changeantes, singulières, qu’il s’agisse de la réalité spatiale d’un quartier particulier ou plus prosaïquement de la différence qu’il existe entre une place, une rue ou un espace vert. La dissonance qui peut se révéler entre les attentes d’un espace public complètement harmonisé et les nombreuses réalités des espaces publics peut provenir de la confusion, déjà mentionnée, entre espaces publics-lieux et espace public-sphère. Cette superposition d’une dimension spatiale et politique peut conduire à des impensés sur la manière d’aborder une animation, conséquente à une absence de préparation face aux discours attendus puis reçus.
Le citoyen dans l’espace public
Le citoyen, être informe et général, n’existe pas en tant que tel. Il existe à contrario une pléthore de réalités sociales et culturelles différentes. Cela constitue, en un sens, un impensé des animations ayant pour cible le citoyen, considéré comme neutre de toute réalité sociale. D’abord, dans une neutralité de conviction, où les croyances sont renvoyées à l’ordre de la sphère privée. Ensuite, dans une neutralité politique, dans laquelle on n’affiche pas ouvertement ses préférences politiques sur la place publique. Enfin, dans une neutralité sociale où toute une série de règles doivent être respectées pour interagir avec un concitoyen dans l’espace public, au risque d’être immédiatement disqualifié, et ce y compris les stigmates physiques par exemple qui indiqueraient des appartenances sociales.
Il faut aussi prendre en compte le caractère bref et volontairement intrusif de ces animations en espace urbain, qui sont soumises à des contraintes d’anonymat et de temps. Erwin Goffman parle de “principe de non-interférence” : c’est à dire une capacité à converser tout en restant relativement anonymes, étrangers, dans un espace et un temps limités, comme une animation-débat sur une place, par exemple. Il n’est pas rare dans ce cas de courir le risque d’aller échanger des avis et des paroles qui n’auront pas plus de suite qu’un tract distribué et puis jeté l’instant suivant à la poubelle. Ce qui transparaît alors, c’est l’absence de continuité, le caractère passager et anonyme d’une interaction en espace-public sans dispositif de suivi et de participation plus engageante.
Il convient également d’interroger les fonctionnalités des espaces publics dans lesquels les animations prennent place. Les rues, les boulevards, les places, les halles sont-ils tous des lieux propices au type d’éducation citoyenne que promeuvent les animations en espace public ?
En effet, les espaces publics contemporains sont particulièrement conçus comme des espaces de passage et non des lieux de rencontre. Cet état de fait a été observé par de nombreux analystes. Dans un diagnostic appliqué aux sociétés occidentales modernes (et post-modernes), le géographe David Harvey met en évidence un resserrement du temps et donc un rétrécissement des durées de la vie sociale (et particulièrement de déplacements) depuis l’apparition des moyens de transports modernes : voiture, train, avion. Plus spécifiquement, le déplacement dans les villes – la mobilité – est apparenté à des flux, devant circuler, ne pas s’arrêter.
Nos villes et les espaces publics qui la composent sont entre autres caractérisés par cette mobilité de flux, où l’immobilité et le stationnement ne sont pas souhaités. L’occupation de ces lieux, encore moins. Dans le cas précis des places, lieux emblématiques de l’utilisation des animations dont il est question, celles-ci sont à l’origine conçues pour comme épicentre de la chose publique. Il est extrêmement courant de retrouver des symboles et des lieux de la décision démocratique au centre des places : maison communale, parlement, etc. L’agora grecque est conçue de la même manière comme rassemblement des affaires publiques de la cité.
Or, certains aménagements de places, notamment ceux de type haussmanniens en étoile, se retrouvent enchevêtrés dans la mobilité urbaine. Phénomène contradictoire, de nombreuses places – et en particulier celles des métropoles occidentales – sont également sujettes à la patrimonialisation dues au tourisme : elles deviennent des musées à ciel ouvert où, comme dans un musée, le seul usage préconisé semble être la prise de photos, de bâtiment en bâtiment, là non plus sans réelle rencontre ni occupation.
Pourtant, la place constitue un exemple emblématique d’espace public comportant une double dimension (espace physique et sphère politique) ayant par le passé revêtu une dimension politique bien plus marquée que ses itérations présentes. De nombreux travaux soulignent l’identification de l’agora grecque comme étant un des premiers lieux confondant les deux fonctions.[11].
La place est régulièrement un lieu de revendication privilégié par les mouvements sociaux modernes, notamment les mouvements des places (Occcupy, les Indignés, place Tarhir, Nuit Debout[12]). Ces mouvements « ont concentré leur énergie sur une mise en œuvre réflexive d’une démocratie participative et horizontale dans leurs assemblées et dans les quartiers »[13]. Ces espaces à nouveau occupés peuvent ainsi passer d’une expérience de la manifestation brève à des « espaces suffisamment autonomes et distants de la société capitaliste et des rapports de pouvoir pour permettre aux acteurs de vivre selon leurs propres principes, de tisser des relations sociales différentes et d’exprimer leur subjectivité »[14].
Comme le démontre Cynthia Ghorra-Gobin[15], l’espace public est soumis à différents risques, malgré son primat d’accessibilité « publique ». L’auteure évoque d’abord la tentation de la patrimonialisation, c’est-à-dire la façon dont l’accès, pour les places publiques ou les rues historiques d’une ville, est pensé et aménagé pour le touriste, prescrivant ainsi l’utilisation du lieu à des visées touristiques et fortement balisées. D’autre part, la « muséification » tend à figer les utilisations de l’espace public. De la même manière, la marchandisation de l’espace public, qui peut être un corollaire de l’incidence du tourisme, mais pas uniquement, recommandent des utilisations réglementées et dont la primauté est donnée à l’utilisation commerciale. La dimension de bien commun de l’espace public est bien souvent négligée par les autorités publiques, qui y voient, via des instruments urbanistiques, une manière de commander à ses utilisations. Manifestations festives, commerciales, touristiques, culturelles, mais laissant peu de place à l’occupation imprévue, à l’arpentage, et encore moins à la revendication plus politique.
Trois dispositifs d’animation en espace public
Au sein de cette analyse, nous prendrons comme cas concrets 3 types d’animations en espace public, dont nous procéderons d’abord à une description, tout en en rappelant les contextes respectifs.
Le porteur de parole
Méthode d’animation de débat de rue, ce dispositif vise à recueillir des témoignages tranchés, marqués sur une question qui fait débat, qui appelle à des points de vue différents. A titre d’exemple : “Vous êtes précaires, quelles sont vos galères ? », « Vous sentez-vous en crise ? », « Pouvez-vous imaginer d’autres façons de faire de la politique ? »”. Le dispositif consiste à afficher la question sur un panneau dans l’espace public. Les porteurs de parole abordent ensuite des passants avec des questionnements, suscitant interactions, échanges et débats, mais recueillant aussi les propos qu’ils valorisent en les affichant à côté de la question. Le dispositif peut se décliner sous différentes variantes : les porteurs de parole peuvent être mobiles, portant les panneaux sur eux ou fixes dans un espace public donné (place, rue, etc.).
Dans les fiches pratiques et méthodologiques détaillant cette animation, l’accent est mis sur la faculté qu’a cet outil d’aller échanger avec les personnes là où elles se trouvent, à la différence d’autres activités éducatives circonscrites à un public déjà présent et captif.
Entre autres objectifs annoncés, celui de « de remettre l’individu à sa place au sein de la société en lui montrant l’intérêt public de son opinion. (…) L’individu se sent valorisé et s’intéresse plus largement aux débats ou controverses actuels. C’est une première étape à l’engagement citoyen de chacun ! »[16]. Nous verrons cependant par la suite comment cette affirmation, bien que louable dans la démarche, se heurte à de nombreuses limitations, tant du dispositif que du type de discours véhiculé.
Le t-shirt débat
Cette animation est présentée comme un « un outil d’expression démocratique ». Une question est inscrite sur un t-shirt, généralement une question ouverte et interpellante, voire une phrase considérée comme choc comme par exemple : « Ton père c’est Bob Marley, parce que t’es bien roulée », utilisée lors de l’édition 2018 du festival Esperanzah. Par la suite, les animateurs vont à la rencontre de personnes dans l’espace public pour ouvrir le débat avec elles. Dans une certaine mesure, l’outil se rapproche du porteur de parole, au détail près que les réponses ne sont pas affichées. L’outil peut être utilisé dans plusieurs cadres, comme le souligne la trame en annexe : « Etudes ou diagnostics Jeunesse / Animation de quartier / Outil de Communication Sociale… ».
Le crieur public
Il s’agit d’un « dispositif de recueil et de restitution de paroles ». Lié au spectacle vivant, l’outil du crieur public consiste à rassembler les témoignages d’individus dans l’espace public, de les compiler, puis de les crier à haute voix dans un lieu fréquenté. Cette animation « rassemble là où on ne s’y attend pas, (…) fait rire, sourire, interpelle, invitant ses auditeurs à partager ensemble un moment d’émotion collective ou bien à écouter d’une même oreille des informations, un programme. ».
Le crieur public diffère des deux outils précédents dans la mesure où il peut aussi fonctionner comme « un média de proximité interactif ». La dimension informative est donc à considérer au-delà de l’interpellation, dans la mesure où cet outil peut servir de moyen de diffusion dans le cadre de collectivités locales (quartiers, par exemple), lors d’événements festifs, mais aussi pour la « valorisation » de territoires.
Dans un premier temps, nous nous proposons de commenter chaque dispositif, un par un, quant à leurs limites en termes de logistique pure. A partir d’observations de terrains lors de différentes utilisations des outils, nous pourrons dresser un inventaire des limites.
Le porteur de parole
Dans le cas du porteur de parole, un premier obstacle à son utilisation est dû au côté fixe (dans l’une des variantes que nous avons pu utiliser). Le choix du lieu est stratégique et les réussites en la matière varient en fonction d’un choix éclairé de ces endroits. Les espaces comme les places, où le temps d’arrêt peut être marqué, sont plus favorables que les axes de circulation (rues, quais). La présence d’une animation pour interpeller le passant est d’ailleurs souvent nécessaire.
La langue constitue un autre frein, dans la mesure où la question et les réponses doivent être lues et bien comprises : en conséquence, il est nécessaire d’expliciter la question ou la revendication centrale, voire de la traduire en d’autres langues.
Remarquons que l’occupation de l’espace public traditionnellement dévolu à la publicité ou à des dérivées commerciales (sollicitations monétaires, même dans le cas d’ONG pratiquant le démarchage) ne facilite pas à considérer cet espace comme un espace d’expression démocratique.
Le t-shirt débat
La première et plus visible observation concernant les limitations de cet outil est celle de sa visibilité. Le t-shirt débat demande d’être relativement proche des personnes pour qu’ellesils puissent saisir son message.
Une deuxième remarque préalable est que le t-shirt débat demande une préparation conséquente dans le cadre d’un débat suivant l’interpellation. Si un objectif d’information ou de recueil de témoignages peut être rempli assez aisément, le but recherché d’une mise en débat sur une thématique précise peut s’avérer piégeux. Lors d’une de nos utilisations, les messages affichés concernaient l’égalité homme-femme, les questions de genre, pour prendre cet exemple vécu par les participants, exigent une préparation au débat et une capacité de médiation qui ne sera pas vécue de la même manière selon l’approche, le message ou l’animateur (un animateur vers un groupe de femmes, une animatrice vers un groupe d’homme). Il existe un risque réel de reproduire des situations confinant au dialogue de sourd, au mieux, ou à la reproduction d’une prise de parole (il)légitime.
Le crieur public
Nous pouvons également formuler une remarque générale sur l’utilisation de la langue française, à l’oral et à l’écrit, dans le cadre des animations mentionnées. Si les besoins d’une langue commune sont compréhensibles dans le cadre d’une activité d’éducation citoyenne en raison de la taille des dispositifs (simple pancarte, t-shirt) ou d’un impératif de compréhension par le plus grand nombre, nous pouvons toutefois noter que l’utilisation d’une seule langue, en l’occurrence française, comporte le risque d’exclusion d’une partie de la population immigrée (de première ou de seconde génération), des personnes réfugiées, des individus maîtrisant mal la langue (personnes analphabètes, par ex.) voire des touristes. Celle-ci est rarement prise en compte dans les dispositifs de participation. Dans certains cas, cette limite peut être compensée par des traducteurs ou par une déclinaison en différentes langues, au risque peut-être de brouiller la clarté du message et la simplicité du dispositif.
Un discours en question
A travers cette étude, nous cherchons également à replacer les animations en espace public dans leur contexte d’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire. Si une définition préalable a déjà été donnée en amont, il convient toutefois de lire nos animations présentées à la lumière d’une critique, toujours afin d’y apporter d’éventuelles améliorations et, peut-être, d’esquisser un éventuel dépassement.
Pour cela, le discours interne sous-tendant les animations en espace-public sera analysé, au regard des trames dont nous disposons (voir annexes) et du cadre d’éducation à la citoyenneté mondiale dans lequel ces animations prennent place. Nous analyserons, dans un second temps trois thématiques centrales présentes dans les discours véhiculés par la production de l’animation : à savoir ce qui figure sur les panneaux, feuilles, t-shirts et autres supports.
Nous ne commenterons pas, en revanche, les témoignages de citoyens recueillis lors de ces activités et de procéderons pas à une évaluation de l’efficacité de ces animations, et ce pour deux raisons. Premièrement, notre étude se contente ici de dresser un inventaire réflexif d’une certaine méthodologie, et non d’en mesurer la validité étant donné le peu de données d’évaluation recueillies lors de ces activités. Deuxièmement, et il s’agit d’une conséquence logique du point précédent, nous n’aurons pas l’occasion de développer une réflexion sur une thématique particulière, comme le genre ou le sujet des migrations, tant en terme de circonscription du sujet que de données à notre dispositions (nous voulons ainsi éviter un effet “micro-trottoir” que pourrait revêtir une telle étude). Nous pourrons toutefois constater que les discours produits dans le cadre d’animations, pris à titre d’exemples, reflètent bien une certaine façon de concevoir l’espace public, d’une part, et l’idéologie de la citoyenneté, d’autre part.
S’adresser au citoyen, mais quel citoyen ?
Qui est le citoyen ? Figure abstraite, à la fois tout le monde, mais aussi, par corollaire, personne.
Glissement sémantique du qualificatif « “social »” à « “citoyen »”.
Lorsqu’on parcourt la trame de l’animation du crieur public, on peut y lire les objectifs suivants :
- “Améliorer la bonne circulation de l’information de quartier, dans la proximité, et la continuité ;
- Proposer aux habitants un moyen d’expression, d’écoute et d’échange, propice à l’émergence de nouveaux projets.”
Ces deux buts spécifiques mettent en lumière le caractère vague et imprécis du discours citoyen sur des questions aussi importantes que celles de « “l’information »” ou des « “nouveaux projets »”. En effet, de quelle information parle-t-on ? De quels projets parle-t-on ? De ceux d’une association ? D’une collectivité locale ? D’un parti politique ? Cette absence de précision peut être mise sur le compte d’une grande adaptabilité de l’outil, mais elle est également révélatrice du rôle d’activateur de citoyenneté, prôné par l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire, ainsi que par l’éducation permanente. La trame de l’outil porteur de parole prône un « “engagement citoyen »”. Dans la lignée des modèles de la participation citoyenne, l’idée sous-jacente est celle du citoyen comme acteur de changement, à un niveau local ou global, via une démocratie participative complémentaire à la démocratie représentative.
Il y a cependant deux écueils à cette perspective. Le premier est celui d’un postulat d’une distinction de nature entre société civile et institutionnalisation politique (les partis, les parlements, les représentants politiques de tous bords). Il y a là une présupposition d’un parlementarisme dépassé au profit d’un universalisme des intérêts (de classe, notamment, mais aussi en termes de sous-groupes sociaux racisés ou genrés), qui imaginerait des accords se faisant au nom d’une éthique supérieure, pour un bien de l’humanité qui échapperait à la dissension politique. Or, la question du conflit, de l’accord et du désaccord, ne sont pas mystérieusement absentes de la société civile, qui présente par ailleurs ses niveaux d’institutions, ses luttes de pouvoirs et ses divergences. Au contraire, ces divergences gagneraient à se refléter dans les discours véhiculés par les outils. En se pensant citoyen du monde, en accord avec toutes et tous, le biais de confirmation n’est jamais loin. De telles présuppositions peuvent conduire les animateurs des outils à une certaine naïveté quant au contenu hautement politique, et quelque part, parfois dépolitisés, des thématiques « citoyennes ».
Le second écueil serait de voir dans l’État et ses institutions un médiateur neutre au regard des oppressions inhérentes au système capitaliste. Un outil d’émancipation collective n’a pas automatiquement comme objectif de s’adosser au pouvoir existant, en informant ou échangeant pour sauvegarder le rapport de force tel qu’il est ou en « l’améliorant », mais bien – parfois – de lutter de façon conflictuelle avec ce dernier et ses représentations structurelles. On peut penser à l’État, au libéralisme économique, à la privatisation des moyens de production, mais cela est aussi valable pour le patriarcat, dans le cas des questions de genre. En ce sens, certains outils d’animation en espace public n’ont qu’une fonction limitée de sensibilisation. A l’inverse, une animation en espace publique peut très bien être le produit d’une consultation citoyenne en vue, par exemple, d’imposer un projet d’urbanisme clé-sur-porte n’ayant de participatif que le nom. Ce type d’outil, présenté comme un dispositif légitimant, comporte bel et bien la potentialité de reconduire et valider les positions tacites dans les rapports sociaux.
Le citoyen du monde existe-t-il ?
La citoyenneté étendue (mondiale, internationale) reste pertinente pour penser les catégories politiques de nation ou de peuple ; cependant, pour beaucoup, les cadres des États-nations restent une réalité institutionnelle véritable. Pour une partie de la population peu habituée à l’échange interculturel ou à la réflexion sur sa consommation, l’expérience de la mondialisation peut à juste titre se faire négative et être reliée à des pertes de valeurs. Cette globalisation est perçue dans le quotidien via l’échange marchand (biens de consommations allant jusqu’aux produits culturels, à forte dominance anglo-saxonne), tandis que le vécu de l’internationalisme l’est par le tourisme. Cette réalité ne peut être évincée et il serait erroné de considérer chacune des personnes amenées à participer à une animation comme de facto « citoyen du monde » potentiel. En ce sens, et même si le discours a pour objet de convaincre de cet état de fait, les réalités quotidiennes et socio-économiques restent avant tout nationales et locales.
De la même façon, cette vision d’un monde aux intérêts unifiés échoue (ou feint d’échouer) à prendre en considération la conflictualité du monde, telle que décrite par Étienne Balibar. Non pas un prétendu « “choc des civilisations »”, mais plutôt le processus selon lequel la mondialisation n’aurait pas homogénéisé toutes les différences. Au contraire, elle les aurait rendues plus visibles à certains égards. C’est justement à l’encontre d’un monde global, où toutes les appartenances se seront fondues en une identité anonyme qu’il faut mettre en garde. Une telle utopie, si elle paraît être un cadre idéal pour penser les défis climatiques, énergétiques, démographiques, postule la fin de toute autre appartenance, dans une grande communion d’intérêts. La conflictualité, le différent, est ici balayé au nom d’un intérêt commun qui tait son nom, mais dont on subodore l’idée d’un gouvernement mondial[17] (qui n’aurait que de démocratique que le nom) ou d’une gouvernance technocratique du marché.
La citoyenneté mondiale suppose donc l’existence d’une communauté politique unifiée qui ne comporterait non seulement aucune frontière, mais aucun effet politique à part celui de la posture morale comme l’analyse le philosophe Frédéric Lordon : « Le genre humain rassemblé dans une communauté politique unique, puisque tel est bien le corrélat du No Border, n’est qu’une posture vide de sens tant qu’on n’a pas produit la forme politique sous laquelle cette communauté pourrait se réaliser »[18]. De la même façon, un citoyen dépourvu de cité, donc épousant l’idée du village global de la mondialisation, participe à un objectif de le « retirer de la res publica [chose publique] afin de le livrer entièrement et sans résistance à la res economica. »[19] dans une volonté de neutraliser l’action politique (publique ou collective) sur un territoire donné, à défaut de prise sur d’un monde inaccessible, lointain, diffus.
Genre, discriminations raciales, développement durable : quelques exemples thématiques
Lors de nos différentes expérimentations de nos outils d’animation en espace public, plusieurs thèmes chers aux participants des ateliers comme, de manière plus générale, aux thématiques d’ECMS, ont été élaborés. Le plus souvent, cependant, ils l’ont été en amont et n’ont pas forcément été construits pour et par les lieux, ni pour et par les publics de réception. A travers ces exemples, nous tenterons aussi d’y démontrer l’apparition d’une grille de lecture morale et universaliste prenant le pas sur une grille de lecture qui serait (ou pourrait potentiellement être) plus politique, tendant vers des analysées structurelles des problématiques et donnant à voir la conflictualité des groupes sociaux, entre dominants et dominés.
Le genre
Au sujet du genre, les participants ont été amenés à écrire et à porter des messages interrogeant tantôt le genre, tantôt les inégalités hommes-femmes. Une première difficulté dans ce cadre reste les contextes nationaux et culturels différents dans lesquels les différents groupes de création des outils sont plongés, les participants étant issus de pays, donc de réalités socio-culturelles relativement différentes, particulièrement en matière de genre. La recherche d’une proposition consensuelle – pour ne pas heurter les sensibilités des uns et des autres – a bien souvent restreint l’exploration du sujet. De façon quelque peu similaire, les inégalités ou oppressions dont se sentent victime les hommes sont également régulièrement pris en compte et sur le même pied d’égalité dans ces activités afin de ne laisser personne en dehors de la participation. Si la démarche est louable, en termes d’inclusion, elle met en avant la responsabilité individuelle et l’action choisie, cartésienne, même si la déconstruction des stéréotypes peut venir endiguer cette première analyse. Toujours est-il qu’au prix d’une volonté égalitariste, la question de structures sociales comme le patriarcat, qui offriraient un cadre d’interprétation plus constructif en termes d’émancipation, mais surtout de construction d’outils éducatifs critiques, est passée sous silence. En termes de méthodes, son application pourrait par exemple conduire à la création de groupes non-mixtes pour la créations d’outils, à partir non pas d’une volonté d’exclusion, mais du besoin d’espace-temps clos et propre, point de départ d’échanges d’expériences non altérés par les structures patriarcales (libération de parole, absence de subordinations implicites, etc.) et comme point de focale des oppressions ressenties[20].
Discriminations, antiracisme, interculturalité et relations Nord-Sud
La question du racisme, bien que moins souvent abordée dans les animations en espace public, fut toutefois riche en enseignement. Elle comprend des questionnements et des messages de l’ordre de : « As-tu déjà été victime de discrimination ? » ; « Le racisme existe-t-il encore ? » ; « Naît-on tous libre et égaux ? ».
La faculté d’exercer une discrimination reposant sur la « race » ou une autre appartenance culturelle (comme la religion) semble souvent lue comme étant individuelle, intentionnelle ou non (donc basée sur des stéréotypes) mais susceptible d’être balayée suite une prise de conscience soudaine. Il n’est que rarement question des incarnations et reproductions institutionnelles de ces logiques de domination. Il est en effet rare d’aborder la question épineuse de l’appareil répressif d’État et son rapport avec le racisme, quand bien même cette accointance tend à être démontrée, que ce soit par l’actualité de la question migratoire que sur les études réalisées à ce sujet.[21].
En revanche, la prise en compte d’inégalités en au « Nord » et au « Sud » offre ici souvent une grille de lecture politique intéressante, mais qui mérite d’être approfondie en terme d’hégémonie culturelle occidentale, d’histoire du colonialisme (et sa responsabilité collective), ainsi que d’impérialisme toujours présent (allant jusqu’à la remise en question des politiques étrangères nationales), ou d’intégration républicaine sur le modèle français.
De la même façon, il serait intéressant d’explorer le rôle passé et actuel des ONG dans la complexité de leur rapport aux pays bénéficiaires de leurs aides ou de la co-construction de solutions. Il est rarement évoqué une réflexion, dans le cadre de ces outils, sur le rôle de normalisation occidentale, volontaire ou non, des instances comme les ONG via « de nouveaux concepts comme celui de gouvernance [qui] sont mis en avant par la globalisation technocratique, c’est-à-dire l’idéologie globale »[22].
Écologie, consommation responsable, développement durable
Le sujet de l’écologie, quant à lui, sera souvent abordé à travers le prisme de la consommation, de l’action individuelle, de la consommation personnelle d’énergie. « Quelle action fais-tu pour économiser de l’énergie ? » ; « Tries-tu tes déchets ? » ; « Combien de fois prends-tu l’avion par an ? ». L’attention est ici portée à l’action individuelle et au sentiment moral, alors que les causes structurelles et politiques sont rarement abordées, si ce n’est sous l’angle des solutions de consommation durable. Or, cette consommation durable est, d’une partie, une réponse parcellaire aux crises à répétition du capitalisme et, plus généralement, à la crise climatique. Les actions du quotidien, en supposant le primat de la demande sur l’offre, ont du mal à articuler un discours responsabilisant – accusant, devrait-on dire, les plus grands pollueurs, riches et industriels[23]. Par ailleurs, le besoin d’un discours politique critique et de solutions macro reste présent, sil l’on ne veut pas tomber dans ce que, à la suite de Frédéric Lordon, il est convenu d’appeler des « discours sans suite »[24], c’est-à-dire dire des appels aux bonnes consciences sans effets. Par ailleurs, on peut noter que le discours sur la consommation durable et responsable porte des marqueurs de classe, vu par certains publics – et parfois à juste titre – comme un luxe et un facteur de démarcation sociale, ce qui peut bloquer la réception d’un tel discours.
Pistes de réflexion et conclusions
Saisir l’esprit des lieux
Le philosophe Pierre Ansay[25] défend la vision d’espaces publics aménagés de façon à pouvoir y délibérer de façon démocratique, des aménagements de l’espace disposés à la réflexion, voire à la délibération, ou, au contraire, qui peuvent justement empêcher cela. Pour cela, il semble nécessaire, dans le cadre de la préparation à un atelier d’animation de rue ou d’espace public, de connaître l’esprit des lieux, c’est-à-dire, de prendre des précautions méthodologiques quant aux lieux qui vont être explorés. Une ville n’est pas l’autre : dans le cas de grandes villes ou de métropoles, chaque quartier est précédé de son histoire – une histoire qui n’est pas uniquement l’Histoire officielle, mais qui témoigne de l’emprunte urbanistique, sociale, politique laissée dans ces lieux. Il nous paraît dès lors nécessaire, si le temps le permet, de s’en saisir un minimum, en précisant aux participants l’historicité des lieux, notamment dans certains quartiers. Pour reprendre les mots de Pierre Ansay dans un article de la revue Politique datant de 2018 : « Les citoyens mobilisés dans l’espace public de discussion portent aussi une attention à la protection du patrimoine mémoriel : les rues, les places, la trame urbaine, autant que des édifices prestigieux confectionnent « la personnalité » d’une ville. ». Ainsi, la compréhension de l’esprit habitant l’espace public, espace qui n’est jamais neutre, permet de dépasser en partie la vision du citoyen anonyme dans l’espace public et de le recontextualiser, temporairement et de façon parcellaire, certes, comme un individu faisant partie intégrante d’identités collectives, et habituées de conflictualité, de paradoxes, d’histoire. Cette « carte d’identité collective », au niveau d’une ville ou d’un quartier, n’est qu’un élément parmi d’autres permettant de connaître davantage un public, mais il peut servir d’appui à la production d’un discours adapté et non pensé en dehors des réalités locales. De la même façon, la dimension « mondiale » et universalisante de l’ECMS est mise en tension par des représentations socio-historiques, dont le discours sur l’articulation du global-local trouve parfois ses limites. Au contraire, une connaissance accrue des contextes d’action dans des espaces publics personnalisés et historicisés peut faciliter cette démarche.
Permanent ou éphémère ?
La temporalité et la permanence des animations en espace public constituent une question importante, commune aux dispositifs artistiques de réappropriation de l’espace public. Les mobilisations ayant une permanence dans l’espace public ont un objectif de visibilité certaine : manifestations, occupations, blocages. Qu’il s’agisse d’une permanence totale ou d’une récurrence, ces investissements de l’espace public ont pour objectif de durer, en allant dans certains cas jusqu’à soustraire aux pouvoirs publics ou aux organismes privés leur légitimité à gouverner ces espaces. Il s’agit dans ce cas de montrer, dans le temps et dans l’espace, une réappropriation par le bas de ces espaces, là où les appropriations marchandes comme les limites de la démocratie représentative sont pointées du doigt. Paradoxalement, la permanence de ce type d’occupation peut très rapidement être « contrôlée », par un encadrement symbolique et moral (les règles de bonne conduite), législatif (l’autorisation d’une action ou sa tolérance) ou policier (l’encadrement des manifestations, par exemple). La lourdeur de ces dispositifs ou leur objectif de permanence conduit à une plus grande vulnérabilité au contrôle et à l’expression non-contrainte.
A contrario, les actions rapides, légères et éphémères peuvent être répétées et présentent l’avantage de ne pas devoir être soumis à des contrôles extérieurs excessifs. Les animations en espace public, comprenant des dispositifs légers, disposent de cette faculté à pouvoir être déplacés et répétés. Le seul écueil étant que, si échange d’informations et confrontations d’opinions il doit y avoir, ces animations demandent un temps y étant pleinement consacré. Nous sommes à ce moment davantage dans un objectif visant à la confrontation d’idées et à un processus pédagogique que dans l’intervention artistique ou médiatique. Il est dès lors nécessaire de bien connaître – et donc penser –- ses objectifs lors de l’élaboration d’une animation et en fonction des moyens à disposition. La nature de l’outil intervient également : le crieur public aura davantage fonction de performance et d’interpellation, tandis que le t-shirt débat porte, littéralement, des qualités plus propice à l’échange et au débat.
Une occasion festive ou politique ?
Les animations en espace public peuvent être utilisées dans des cadres plus festifs, ou au contraire plus militants, bien ces deux caractéristiques ne soient pas immédiatement antagonistes. Il y a cependant une tension existante en termes de publics, les évènements à caractère festifs étant plus propices à toucher un public large et peu engagé (au sens où l’ECMS l’entend, du moins), tandis qu’un événement à caractère politique peut rebuter par son côté ouvertement militant, comme le sont les démonstrations de manifestation, où, dans une plus grande mesure, le répertoire d’action collective de l’action directe.
En ce sens, il est peut-être nécessaire, dans le cadre de certaines animations, d’adopter une posture n’étant pas uniquement celle d’animations de nature ludique ou festive (bien que celle-ci puisse être rassembleuse), mais de réintroduire un aspect de conflictualité ou de la confrontation d’opinions opposées et éventuellement non-conciliables. Pour être plus précis, c’est à la fois avoir à l’esprit que l’universalisme bienveillant proposé par le discours de la citoyenneté mondiale n’est ni commun à tous, ni souhaité par tous, et ne pas fuir devant des idées et des méthodes imprégnées d’une certaine radicalité politiques, ayant un potentiel de désaccord fort. Et cela parfois au risque faire le deuil de ne pas « pouvoir parler à tous » ou « rassembler un maximum ». Dès lors, c’est tout le concept de citoyenneté (à fortiori mondiale) qui est à repenser – mais peut-être faudrait-il préférer les mots d’émancipation ou ceux d’autonomie populaire – non pas comme une « posture, naïve et embryonnaire, qui pense que tout le monde peut s’entendre pour peu qu’on prenne le temps de s’écouter et de se comprendre, y compris avec ceux qui veulent votre destruction »[26] mais comme pouvant prendre en compte la nature même du fait politique, à savoir le clivage et le désaccord. En 2016, lors de Nuit Debout, Frédéric Lordon mettait déjà en garde contre « le citoyennisme intransitif, qui débat pour débattre, mais ne tranche rien, ne clive rien, et est conçu pour que rien n’en sorte».
Créer un outil en dispositif participatif
Enfin, il nous parait important de proposer des voies d’adaptation des outils d’animation en espace public, afin que ceux-ci puissent bénéficier à un public pensé en amont et non seulement via des rencontres au hasard, dans un espace public généralisé. Il s’agit de penser des dispositifs de participation citoyenne dans la conception-même de ces outils. Afin de tendre à une participation ciblée, il est nécessaire de connaître les réalités locales des espaces publics concernés, d’identifier les objectifs et ainsi de déterminer la thématique adéquate. Si l’animation a pour but de se dérouler dans un quartier paupérisé, nous pouvons tout à fait imaginer un croisement des publics, en collaboration avec le public d’un centre culturel, par exemple, qui serait impliqué dans la conception et l’animation de l’outil. L’avantage premier de cette méthode est d’impliquer directement le citoyen « local » dans la démarche de participation, bien que celle-ci soit évidemment limitée par la création d’espaces ad-hoc, officialisés ou légitimés. En effet, « ce ne sont pas les participants qui ne viennent pas là où ils sont attendus, ce sont les dispositifs participatifs qui ne sont pas hospitaliers »[27]. A ce stade, la récolte d’informations dans le cadre d’un dispositif comme le t-shirt débat permet d’entrevoir une complémentarité des deux méthodes, une participation limitée avec un public ciblé dans un premier temps, puis une diffusion plus large lorsqu’il s’agit d’interpeller dans l’espace public. Sherry Arnstein classifie les méthodes participatives selon une échelle croissante à trois niveaux[28] : la non-participation (1. manipulation, 2. thérapie) ; la coopération symbolique (3. information, 4. consultation, 5. conciliation) ; et le pouvoir citoyen (6. partenariat, 7. délégation de pouvoir, 8. contrôle citoyen). Si l’on reprend cette classification, l’utilisation d’une animation en espace public, ayant tantôt pour objectif d’interpeller, suspendre l’attention, tantôt de récolter des opinions, voire de créer une amorce de débat, se situe entre des niveaux de coopérations symboliques, grosso modo de l’information à la consultation. Soit des niveaux de participation pouvant toucher un public potentiellement large, mais dont la participation en tant que telle reste limitée. C’est pourquoi une articulation avec un dispositif participatif dans la création de l’outil nous semble importante.
Quelques clés pour un dispositif participatif inclusif
Penser la participation, c’est aussi créer les conditions de son existence, tout en étant conscient des limites inhérentes à des dispositifs participatifs, mais auxquelles il est possible d’agencer des esquisses de solution. Voici, de façon non-exhaustive, quelques points-clés issus de nos expériences dans la conception de ces outils.
– Dans le cadre de la création de ces outils, l’animateur doit être attentif aux informations considérées comme non-conformes : la personne qui hausse la voix, qui peut être agressive, celle qui monopolise la parole ou encore celle qu’on considère comme incompréhensible ou fauteur de trouble, ce qui peut être le marqueur d’une inadaptation sociale ou culturelle. Ces interruptions peuvent paraître intempestives ou déplacées mais interroge la légitimité de « qui » aà droit à prendre la parole, et surtout, comment, de quelle façon. Ces interventions inhabituelles sont souvent considérées comme du non-discours, du « bruit ». Or, il ne s’agit pas seulement de s’exprimer librement, dans un dispositif participatif, mais de peser sur la détermination démocratique, c’est-à-dire les décisions. L’animateur et les participants doivent dès lors exprimer les règles et contraintes inhérentes à chaque dispositif, « rendre ces exigences à la fois légitimes et accessibles »[29]. Plus qu’un rôle de médiateur, l’animateur doit veiller à responsabiliser collectivement le groupe, garant de ce principe égalitariste, notamment dans le cadre d’animations interculturelles ou avec des publics socialement différents, là où la rupture de conformité est susceptible d’être présente. Le processus de création peut être le lieu de mise en évidence de ces asymétries de communication et de légitimité à prendre la parole (mais aussi à décider).
– De l’importance de la communication : en raison de distance culturelle, parfois de niveaux d’éducations, entre des publics, une bonne communication s’impose. Plutôt que de vulgariser, il serait plus exact de parler de traduction ou de correspondance. Il s’agit dès lors de prendre la problématique de la communication sous l’angle d’un changement de structure de parole, et non uniquement de vocable. Le partage d’expériences vécues comme des affects, à la base de nos actions et mobilisations, peuvent servir comme dénominateurs communs à des situations. De la même manière, simplifier les idées et éviter les concepts propres à certains milieux culturels ou sociaux. Le concept de « citoyens », par exemple, demande un certain niveau d’abstraction et de connaissance politique pour en appréhender la portée. Il revêt également – comme déjà évoqué – peu de portée mobilisatrice en termes d’identification. Des concepts plus politisés, comme ceux de « peuple » ou de « classe sociale », quoique délaissés pendant un temps, connaissent des résurgences régulières comme l’actualité nous l’a montré avec les manifestations des gilets jaunes en novembre-septembre 2018. Certains concepts, non simplifiés, peuvent être difficiles à traduire, mais il nous parait essentiel d’en garder l’essence et de les traduire via des mises en situations, des échanges d’expériences, etc. Il n’est, à titre d’exemple, pas exclu d’aborder des questions de structures socio-économiques influençant les rapports quotidiens (à la culture, à l’alimentation, à la décision politique) à condition de donner aux participants un moyen de visualiser ces influences diverses.
– Autonomiser le fonctionnement du groupe : l’animateur occupe par défaut une fonction d’autorité et de légitimation des paroles et des décisions au sein du groupe. L’augmentation des fréquences des prises de parole, une certaine souplesse dans leur émergence peut aussi favoriser l’autonomie du groupe, tout en veillant à la répartition démocratique des prises de décisions. Si l’animateur se doit de contrôler des paramètres comme la gestion du temps, les objectifs, les revendications, les moyens et, surtout, les processus de décisions internes pour y parvenir doivent faire l’objet d’une relative liberté. Liberté qui trouve sa concrétisation dans la réduction de l’influence de l’animateur, dans l’émancipation du collectif de son statut de récepteur pour s’orienter vers une co-création des savoirs.
– Préparer les participants à l’espace public : les participants à la création d’outils d’animation sont, dans ce cadre spécifique, des animateurs potentiels de ces outils. Compte tenu des éléments avancés précédemment sur l’identification les lieux – historiques, sociaux, humanisés – et le caractère anonymisant de l’espace public, il nous parait important de préparer les futurs animateurs aux conditions réelles de leurs animations, non seulement via une compréhension des lieux (des visites et arpentages peuvent être envisagées, par exemple) mais également par une préparation à l’échange et au débat d’idée, à la confrontation d’opinions tout comme à l’adaptation d’un vocable adéquat.
Pour conclure, les outils d’animation en espace public comportent un vrai potentiel d’éducation à la citoyenneté, mais nous devrions ici parler plutôt d’émancipation des publics concernés, ayant par ailleurs pris le parti de penser que la désignation par la langue portrait en elle des significations et conséquences sur le monde social. Ces potentiels sont évidemment à travailler via les pistes que nous avons esquissées : déploiement d’un langage adapté, considération des spécificités des lieux, des histoires, des contextes sociaux, temporalité, réintroduction du propos politique clivant et critique plutôt que d’énoncés consensuels basés sur la responsabilité, mais, surtout, méthodes de conceptions des outils avec les publics visés. Cette dernière voie, plus chronophage, moins « prêt à porter », pourrait cependant s’avérer la plus productive en matière d’émancipation des publics, de désenclavement des savoirs et permettrait d’offrir une solution intermédiaire entre deux publics à priori irréconciliables, un public « captif » peu nombreux mais co-constructeur de l’outil et le « grand public » imagé et éphémère.
Luca Piddiu
[1] La définition peut être trouvée sur le référentiel ACODEV, disponible en PDF téléchargeable à l’adresse : http://www.acodev.be/node/30804
[2] https://aspnet.unesco.org/fr-fr/Pages/Education-%C3%A0-la-citoyennet%C3%A9-mondiale.aspx
[3]Davies L., Global Citizenship: abstraction or Framework for Action?”, Educational Review, 2006, Vol. 58, No. 1, pp. 5-25.
[4] Murard N., Tassin É., « La citoyenneté entre les frontières », L’Homme & la Société, 2006/2 (n° 160-161), p. 17-35.
[5] Ibid.
[6] Pour en savoir plus sur l’histoire de l’éducation populaire en Belgique et en France, voir Degée J-L., L’éducation populaire interrogée par son histoire, analyses de l’IHEOS n°126, juillet 2015, p.4, disponible en ligne : [www.ihoes.be/PDF/IHOES_Analyse126.pdf]
[7] Au premier plan desquels figurent les ONG, mais aussi des associations comme ITECO
[8] Le Cepag, Tout Autre Chose, etc.
[9]Habermas J., L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot : Paris, 1978.
[10]Arendt H.,La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy : Paris, 1983.
[11] Delavictoire Q., « Retour sur les concepts de citoyenneté et d’espace public chez Hannah Arendt et Jürgen Habermas pour penser la continuité du politique de l’Antiquité à la Modernité », disponible en ligne à l’adresse : [www.revue-sociologique.org/sites/default/files/Article%20Quentin%20Delavictoire%20-%20Retour%20sur%20les%20concepts.pd]
[12] Les mouvements et expérimentations démocratiques sur les places ont fait l’objet de recherche en Espagne (Ganuza et Nez, 2013 ; Feixa et Nofre, 2013), mais en Turquie (Shahin, 2012) ou en Grèce (Tambakaki, 2011).
[13] Pleyers G. & Glasius M., « La résonance des « mouvements des places » : connexions, émotions, valeurs », Socio, 2 | 2013, 59-80.
[14] Pleyers, G., Alter-Globalization: Becoming Actors in a Global Age, Cambridge, Polity, 2010.
[15] Ghorra-Gobin Cynthia, « L’espace public : entre privatisation et patrimonialisation », Esprit, 2012/11 (Novembre), p. 88-98
[16] Annexe : Le porteur de parole
[17]Voir à ce propos des textes foncièrement libéraux comme celui Pascal Perez exhortant à la création d’une gouvernance mondiale, seule solution capable, selon l’auteur, de faire reculer à la fois les replis nationaux, des pouvoirs publics liberticides et les forces économiques. Perez P. « L’homme monde, ou la citoyenneté globale », Après-demain, 2009, vol. N ° 9.
[18] Lordon F., « Dire ensemble les conditions des classes populaires et des migrants », revue Ballast, décembre 2018 [en ligne], disponible à l’adresse : https://www.revue-ballast.fr/frederic-lordon-dire-ensemble-la-condition-des-classes-populaires-et-des-migrants-1-3/
[19] Talbourdel A. « Du citoyen du monde au village planétaire : chronique du capitalisme », Le Comptoir.org [en ligne], disponible à l’adresse : https://comptoir.org/2018/10/25/du-citoyen-du-monde-au-village-planetaire-chronique-du-capitalisme/
[20] Au sujet du besoin d’espaces non-mixtes dans les collectifs militants, lire : Kruzynski Anna, « Trajectoires de militantes dans un quartier ouvrier de Montréal : trente ans de changement·s », Nouvelles Questions Féministes, 2005/3 (Vol. 24), p. 86-104.
[21] Etude police/état/répression/racisme
[22] Hours B., « Les ONG : outils et contestation de la globalisation », Journal des anthropologues, 94-95 | 2003, 13-22.
[23] Kempf H., « Plus on est riche, plus on pollue. Entretien avec Lucas Chancel », Reporterre, 13 juin 2018. Disponible en ligne à l’adresse : https://reporterre.net/Lucas-Chancel-Plus-on-est-riche-plus-on-pollue
[24] Lordon F., « Appels sans suite (1) », 12 octobre 2018, disponible en ligne à l’adresse : https://blog.mondediplo.net/appels-sans-suite-1
[25] www.revuepolitique.be/espace-public-et-democratie-deliberative/
[26] Sourice B., « Le citoyennisme est une posture naïve », revue Ballast, janvier 2018 [en ligne], disponible à l’adresse suivante : https://www.revue-ballast.fr/benjamin-sourice-citoyennisme-posture-naive/
[27] Charles J., « L’égalité, fondement ou illusion de la participation ? » Journal de l’alpha n°210 : La participation, 2018/3.
[28] Arnstein S. : a ladder of citizen participation, in Journal of the American Institute of Planners, vol. 35, n°4, 1969.
[29] Charles J., op.cit.
Comment bien réussir l’effondrement de notre civilisation ?
Synopsis
La multiplication des crises actuelles serait-elle le signe que notre civilisation est au bord de l’effondrement ? Possible. Ce n’est pourtant pas pour autant que nous courrons au chaos. Nous pouvons d’ores et déjà construire notre résilience et planter les graines de la civilisation de demain. Quelques pistes…
Publié par Eclosio (UniverSud) – Liège en décembre 2018
L’effondrement de notre civilisation industrielle est de plus en plus fréquemment considéré comme une issue possible à la multitude de crises auxquelles nous faisons face. De nouvelles générations de chercheurs contribuent aujourd’hui à crédibiliser et populariser cette hypothèse, si bien que l’on parle aujourd’hui de « collapsologie », une discipline qui étudie l’effondrement de notre civilisation, en espérant que porter ce débat sur la table permette de mieux nous préparer à ces perspectives.
Mais quelles sont les implications de l’émergence de la collapsologie ? Comment faire en sorte qu’un discours si complexe soit vecteur de changement plutôt que d’immobilisme ?
Toute civilisation humaine s’effondre un jour. Qu’il s’agisse de l’Empire romain, du bloc soviétique ou de la civilisation Maya ; une société passe tôt ou tard, par cette « réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale, sur une zone étendue et durée importante[1] ».
Force est de constater qu’on observe aujourd’hui dans le monde de nombreux signes avant-coureurs typiques d’un effondrement, dans des proportions jamais égalées. Citons notamment :
- La poursuite d’un paradigme non-soutenable, soit la croissance économique indéfinie. Cette croissance se base notamment sur l’hypothèse d’un cadre physique infini – or la terre a bien des limites.
- La dépendance à des ressources non-renouvelables. Cela concerne tout d’abord les combustibles fossiles, comme le pétrole, dont le pic de production a été atteint en 2006[2]. Une vue d’ensemble permet aussi de constater qu’aucun mix énergétique ne parviendra à satisfaire la demande énergétique dans les prochaines décennies[3]. Mais la production, le stockage et la distribution d’énergie à échelle industrielle dépendent aussi de métaux rares également fossiles. Et ceux-ci, au même titre que d’autres ressources surexploitées comme l’eau ou le sable, se dirigent également vers des pics de production. La convergence de tous ces pics menace donc notre système industriel à moyen terme[4].
- La destruction en cascade des systèmes naturels. Qu’il s’agisse du réchauffement climatique que l’on ne présente plus, de la 6ème extinction de masse de la biodiversité ou d’autres limites planétaires[5], ces changements d’origine anthropique ne vont cesser de menacer les conditions de vie sur Terre.
- La fragilité extrême du système. Notre système industriel, mondialisé, tend vers une efficience toujours plus grande au prix d’une fragilité incroyable. L’interconnexion et l’hypersensibilité des systèmes, notamment économique et financier, est un facteur d’instabilité dont la crise de 2008 était un avant-goût. Les modes d’approvisionnement en flux-tendu et la diminution des stocks notamment, diminuent la sécurité alimentaire des grandes villes mondiales et leur autonomie à quelques jours, voire quelques heures. La fracture sociale, la concentration des capitaux au sein d’une classe dominante minoritaire et la gestion des rapports Nord-Sud sont, également, des facteurs fragilisants[6].
Un effondrement est plutôt un long processus inégal dans le temps et l’espace, qu’un évènement brusque et généralisé. En ce sens, on peut considérer par exemple que l’effondrement de la biodiversité est largement entamé, ou encore, que des effondrements socioéconomiques sont en cours dans la plupart des pays du monde, y compris dans ceux dits « démocratiques ». Par exemple, les initiatives d’auto-organisation en Grèce ou encore l’émergence de mouvements de contestation de masse comme celui des gilets jaunes pourraient être considérées comme des réactions logiques face à l’abandon du dialogue social dans un contexte de domination de classes. Et si ces évènements n’étaient pas des crises passagères mais plutôt des symptômes que la société civile perd la foi en son gouvernement et en une logique libérale de marchés vertueux ?[7]
La dimension systémique d’un effondrement est cruciale : les liens étroits entre plusieurs éléments déclenchent des effets de rupture en cascade relativement irréversibles. Par exemple, si l’on tentait de résoudre la crise énergétique par l’utilisation massive des biocarburants sans réduire notre consommation énergétique, nous serions contraints d’y allouer la presque totalité des terres arables disponibles sur la planète, ce qui précipiterait l’effondrement des écosystèmes, le réchauffement climatique (par une déforestation de masse) et la faim dans le monde (puisqu’aucune terre arable ne resterait disponible pour la production de nourriture). Ou encore, une situation de stress hydrique dans un territoire donné peut provoquer des tensions communautaires, voire une situation géopolitique tendue qui aggravera encore la situation des communautés sur place.
L’effondrement : une fatalité ?
Alors bien sûr, pour assister à un effondrement dramatique et généralisé de notre civilisation dans les prochaines années, le plus simple est encore de continuer notre business as usual. Et difficile d’y changer quoi que ce soit, puisque des discours catastrophistes suscitent des réactions de déni et d’immobilisme. Parler d’écologie avec un ton anxiogène a souvent un effet contre-productif, tout comme annoncer des catastrophes peut provoquer des mouvements de panique dont peuvent découler d’autres catastrophes.
Un autre danger est la récupération et le détournement de concepts transformateurs. Le terme de « développement durable », par exemple, permet l’association paradoxale d’un développement économique et d’une société durable, alors que l’économie mondiale est déjà insoutenable depuis les années 1970 ! De cette récupération a pourtant émergé un imaginaire abondant, fait de croissance verte, greenwashing, smart cities et autres inventions technoptimistes. Prétendument révolutionnaires, ces concepts font le pari risqué que nos problèmes actuels, et à venir, seront résolus par des progrès technologiques futurs. Et pour cause, ce récit est propagé par les mêmes puissances politiques et économiques en place qui assurent ainsi leur propre subsistance[8], plutôt que de risquer une remise en question.
Ainsi, la plus grande cause de notre effondrement pourrait bien être l’inertie du système en place.
La nécessité de nouveaux narratifs
« On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré » Albert Einstein
Il est aujourd’hui nécessaire de casser radicalement avec notre système actuel. Il s’agit d’avoir la volonté politique suffisante pour poser les vraies questions (nécessité d’une descente énergétique, d’une justice climatique, sociale, fiscale, migratoire, etc.). Des intérêts économiques privés, par exemple, ne peuvent interférer sur ces décisions et maintenir un immobilisme (comme la protection de certains privilèges ou le pouvoir de persuasion de lobbys économiques).
Pour espérer mobiliser efficacement la société civile et provoquer un tel changement de cap, il est indispensable de créer de nouveaux narratifs, visions alternatives au système en place, à la fois assez tangibles et positives que pour proposer un contre-discours à opposer au discours dominant. Il ne suffit plus de se positionner contre une vision de la société, il faut aussi proposer un autre cap pour mobiliser les énergies. L’occasion aussi d’adopter une vision moins anthropocentrée, qui considère les enjeux écologiques comme cruciaux et indispensables, y compris pour assurer notre propre pérennité.
L’effondrement : une opportunité de Transition ?
Au vu de la situation actuelle, il est de notre devoir de ne plus se cacher la réalité. L’effondrement de notre civilisation est effectivement devenu une possibilité crédible, il est donc nécessaire d’amener le débat sur la table. Cependant, la manière d’aborder ce sujet complexe a son importance, comme nous l’avons abordé. Parlons d’effondrement, oui, mais parlons-en bien. Ne confondons pas regard lucide et résignation.
Selon le prisme de vision qu’on adopte, un effondrement peut aussi être une opportunité à saisir pour passer plus rapidement d’un système à un autre, en repartant sur des bases saines de tout rapport de domination sociale, naturelle, de genre… C’est un véritable basculement des visions de société, l’abandon de certaines croyances – notamment la foi en la Croissance, une des religions monothéistes mondiales qui a le plus d’adeptes, la recherche de l’Emploi, du confort matériel, du progrès technologique… – et l’émergence de nouvelles valeurs – simplicité, entraide, vie collective, etc.
La collapsologie, de par le constat sans appel qu’elle fait du monde, ne peut pas se permettre d’être une discipline dépolitisée. Elle ne peut se détacher du monde par le prisme de l’observateur. Au contraire, elle doit porter un fort message de mobilisation. L’action citoyenne individuelle et surtout collective, les innovations sociales et les pouvoirs publics ont tous une responsabilité à jouer dès aujourd’hui dans cette transformation, le tout selon deux axes principaux, tous deux indispensables :
Axe de la résilience active
Au vu des risques de ruptures systémiques, il est capital d’améliorer la résilience de nos systèmes, c’est-à-dire de développer notre capacité à encaisser ces chocs et à s’adapter. Cela demande une lecture systémique des risques (rupture des systèmes alimentaires, énergétiques, etc., avec des impacts notamment sur la santé, la sécurité alimentaire et nucléaire, l’éducation…). Des systèmes résilients sont diversifiés, autonomes, redondants, adaptatifs.
Concrètement, cela signifie par exemple améliorer l’autonomie de nos territoires à plusieurs échelles (ménage, collectivité, territoire, biorégion) et dans plusieurs secteurs (alimentation, énergie, santé, logement, etc.). Une coordination à plus grande échelle doit aussi se mettre en place pour prévoir des enjeux plus globaux, tels que les effets du changement climatique, la sécurité nucléaire, sanitaire, etc. Le tout dans un contexte de descente énergétique, c’est-à-dire en se passant le plus possible d’énergies fossiles et industrielles telles que le pétrole. Les moyens techniques à mettre en place dans ce cadre particulier sont en priorité des solutions low-tech, soit des outils simples, économes, réparables et conviviaux[9]. Si toutes ces mesures peuvent sembler de prime abord restrictives pour notre qualité de vie, ce sont bien des choix qui sont expérimentés avec succès (notamment par le mouvement des Initiatives de Transition, lancé par Rob Hopkins en 2006). Ce type d’initiative reçoit parfois le soutien des gouvernements locaux comme à Ungersheim, commune française qui a vu sa résilience s’améliorer de pair avec une dynamique de démocratie participative.
Axe de la résistance active
Face à l’inertie des systèmes en place, il apparaît de plus en plus clairement qu’une résistance active doit accompagner la résilience. Il s’agit ici de lutter contre des acteurs d’une oligarchie qui déploient une énergie incroyable pour maintenir en place, et à tout prix, un système à l’agonie. Le lien entre géopolitique mondiale et multinationales est à ce titre, indiscutable. Sous des tendances capitalistes, patriarcales, extractivistes et productivistes, c’est un hold-up des ressources mondiales et un saccage des écosystèmes qui monte en puissance chaque année.
Par exemple, de nombreuses multinationales jouent un double jeu : pour ne citer que l’enjeu du climat, alors qu’elles ont une responsabilité énorme dans les changements climatiques (100 multinationales sont responsables de 70% des émissions de gaz à effet de serre depuis 1988)[10], elles mettent plutôt en avant les responsabilités individuelles des populations quant à cet enjeu, parfois avec un discours culpabilisant[11], tout en entravant toute action climatique ambitieuse par ailleurs[12].
Dans ce contexte, il est nécessaire de mettre en place un rapport de force pour interpeller ces responsables et permettre de réelles actions. Il ne s’agit pas ici de trouver des boucs émissaires, mais de lever les blocages à une réelle transformation citoyenne. Il semble en effet que des mobilisations massives (désobéissance civile, boycott, dialogue démocratique direct, interpellations…)[13] soient à présent indispensables, à défaut de démocraties réellement représentatives et participatives. L’action collective doit donc s’organiser et converger autour d’un nouveau projet de société, et faire monter la pression nécessaire pour provoquer des changements radicaux et nécessaires.
Ende Gelände, par exemple, est un rassemblement récurrent de milliers d’activistes environnementaux qui vise à lutter contre le changement climatique et les désastres environnementaux causés par les industries fossiles. Via des actions de désobéissance civile, le mouvement compte à son actif de nombreuses victoires, comme le blocage d’une des plus grandes mines de charbon d’Europe avec des impacts médiatiques certains.
Le Tribunal Monsanto est un tribunal citoyen informel et muni de juges professionnels, ayant jugé entre 2016 et 2017 l’entreprise Monsanto responsable d’écocides et de viols de droits humains fondamentaux. Ce tribunal est précurseur de droit environnemental international. De telles initiatives se multiplient aujourd’hui via des collectifs de citoyens, ONG, personnalités et municipalités qui attaquent en justice des multinationales ou instances de décision quant à leur responsabilité environnementale.
Les écotaxes sont un outil fiscal à disposition des États pour réguler les activités économiques en faveur d’impacts environnementaux plus respectueux. Lorsque de tels outils sont adoptés judicieusement et préviennent les dérives possibles, notamment leur adoption à échelle internationale pour éviter l’exil fiscal, elles peuvent constituer un outil restrictif et incitatif puissant avec des effets vertueux. L’écotaxe doit s’accompagner d’une politique systémique ; par exemple, une taxe sur les carburants doit aller de pair avec une offre de transport en commun démocratique et de qualité pour ne pas pénaliser des populations précaires.
Face au constat de l’effondrement de notre civilisation, nous pouvons soit attendre les chocs – et il y en aura – en espérant qu’ils atteignent le moins possible notre confort occidental, soit s’emparer de la question et devenir chacun, chacune, un moteur de transformation. Nos enfants ne le feront pas à notre place.
« Ne doutez jamais qu’un petit groupe d’individus conscients et engagés puisse changer le monde. C’est même de cette façon que cela s’est toujours produit. » Margaret Mead
Pierre Lacroix
[1] J. Diamond, « Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie », Gallimard, « Folio », 2009 [2005], p. 16
[2] Agence internationale de l’énergie, « World Energy Outlook 2010 »
[3] G.E. Tveberg, “Converging energy crises – and how our current situation differs from the past”, Our Finite World, 2014
[4] Philippe Bihouix, L’âge des low tech: vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, coll Anthropocène, Paris, 2014
[5] Steffen et al., Planetary Boundaries : Guiding human development on a changing planet, Science, 2015, Vol. 347, n° 6223.
[6] S. Landsley, The Cost of Inequality : Three Decades of the Super-Rich and the Economy, Gibson Square Books Ltd, 2011
[7] D. Orlov, The Five Stages of Collapse : Survivor’s Toolkit, New Society Publishers, 2013
[8] Corentin Debailleul et Mathieu Van Criekingen, « Critique de la ville intelligente », conférence du 05/12/2017, PointCulture Bruxelles
[9] Au sens qu’en donneraient Philippe Bihouix et Ivan Illich
[10] Carbon Disclosure Project, The Carbon Majors Database. CDP Carbon Majors Report 2017
[11] Jordan Brown, Forget Shorter Showers. Court-métrage, 2015
[12] Pour exemple, cette circulaire interne d’un lobby économique dévoilée par Greenpeace, qui enjoint à utiliser un discours hypocrite et contre-productif quant à une action climatique ambitieuse : Business Europe, Discussion note for energy & climate WG meeting on 19/09/2018
[13] Quelques idées sur www.sorrychildren.com/fr/today
Témoignage d’une stagiaire au Sénégal
Bonjour à tous !
Je m’appelle Evelyne et je viens de terminer mes études de bio-ingénieure en Gestion des Forêts et des Espaces Naturels à la faculté de Gembloux Agro-Bio Tech (Université de Liège). Lors de l’année académique écoulée, je me suis spécialisée dans le domaine tropical avec une première expérience en terre africaine au Cameroun en octobre 2017 – module de cours de foresterie tropicale – et la réalisation de mon mémoire au Sénégal de mars à juin 2018 – en partenariat avec l’ONG Aide au Développement Gembloux (devenue depuis Eclosio).
Une nouvelle expérience africaine
Suite à mon expérience intense en terre camerounaise, j’ai éprouvé une réelle envie de m’investir dans le monde de la coopération internationale. Je désirais par-dessus tout réaliser un mémoire qui ait du sens et qui aide les autres, de préférence en zone tropicale.
J’ai donc répondu à l’offre d’Eclosio proposant de travailler sur l’évaluation des besoins en bois des ménages du Delta du Saloum, au Sénégal. Cette thématique m’attirait beaucoup et je m’y projetais déjà un peu… Ce stage était déjà pourvu (cf témoignage de Sandrine Van den Bossche) mais mon profil plus « forestier » les intéressait.
J’en ai réalisé une évaluation écologique – via la mesure de paramètres biologiques et environnementaux – et sociale – avec une enquête menée auprès de 116 personnes issues de 12 villages de la zone.
Mon mémoire a finalement porté sur les reboisements de mangrove ayant eu lieu depuis une vingtaine d’années dans la Réserve de Biosphère du Delta du Saloum. J’en ai réalisé une évaluation écologique – via la mesure de paramètres biologiques et environnementaux – et sociale – avec une enquête menée auprès de 116 personnes issues de 12 villages de la zone.
Des différences qui enrichissent
Le changement brutal des températures a été assez intense à vivre. En quelques jours, je suis donc passée de 5 à environ 40°C, avec 46°C certains jours de terrain ! Autant vous dire que ces jours-là je buvais 4,5 litres d’eau par jour !
La ferveur religieuse des personnes rencontrées m’a fortement marquée (pour information, 95% des Sénégalais·e·s sont musulman·e·s). La religion rythme leur vie avec 5 prières par jour à heures fixes, et également une période de ramadan qui dure un mois. Pendant celle-ci, ils se privent de toute nourriture, boisson et relation sexuelle entre le lever et le coucher du soleil. Il s’agit d’un grand mois de prière où l’on se purifie des événements de l’année écoulée. Leur détermination à réaliser ce qu’ils pensent être juste pour eux m’a vraiment impressionnée.
Une curiosité de ce voyage a été nos déplacements à moto vers les différents villages de la zone terrestre. Il n’était pas rare qu’au détour d’un village, les enfants courent derrière nous en nous faisant signe de la main et en criant « toubaaaaab ! » – ce qui signifie « blanc » en langue locale. Ces villages sont assez reculés et la présence de personnes blanches est plutôt rare.
Par ailleurs, la teranga sénégalaise m’a beaucoup touchée :
l’hospitalité est offerte à toute personne étrangère (sénégalaise ou non) arrivant dans un village. Il n’y avait d’ailleurs pas besoin de prendre un en-cas pour midi lors des déplacements sur le terrain, on allait d’office nous préparer à manger au village ! Ce qui m’a le plus frappé c’est que ces gens sont
« très pauvres » (d’un point de vue occidental et monétaire) mais qu’ils donnent et partagent sans compter. Parfois, alors que j’étais accueillie avec bonté dans un village, j’avais un peu honte car si eux venaient chez nous, ils ne seraient sans doute pas accueillis de la même manière… Cela a été une grande leçon pour moi.
Ma rencontre avec la mangrove
Comment vous parler de mon stage sans mentionner la mangrove… J’ai entendu parler de cet écosystème pour la première fois lors d’un cours de première bachelier et cela m’avait fait rêver ! Le fait d’avoir eu l’occasion de m’y rendre m’a emplie de gratitude.
La mangrove est un ensemble d’arbres et d’arbustes périodiquement inondés par de l’eau marine. On les retrouve le long des côtes tropicales et subtropicales sur des sols salés, vaseux et peu oxygénés.
La mangrove de la zone terrestre était malheureusement assez dégradée, ce qui m’a fait de la peine, mais de gros efforts de reboisements sont déployés chaque année par la population en partenariat avec diverses ONG. J’ai beaucoup de respect pour leur travail.
La mangrove de la zone terrestre était malheureusement assez dégradée, ce qui m’a fait de la peine, mais de gros efforts de reboisements sont déployés chaque année par la population en partenariat avec diverses ONG. J’ai beaucoup de respect pour leur travail.
Dans la zone insulaire, la mangrove naturelle est beaucoup plus présente. La différence est frappante et j’ai trouvé cet écosystème tellement beau ! Le lien des populations à la mangrove est très fort là-bas car les gens en vivent – via la récolte de produits halieutiques (poissons, fruits de mer), de miel, de bois et de produits médicinaux… Les habitant·e·s m’ont fourni une quantité impressionnante d’informations sur l’écosystème dans lequel ils vivent. J’ai vraiment apprécié les échanges que j’ai eus avec eux.
De nombreux apprentissages !
Mener à bien ce mémoire m’a appris bien plus qu’à simplement mettre en œuvre des connaissances.
En effet, cette expérience m’a permis d’en apprendre beaucoup concernant les ficelles du métier de bio-ingénieur, par exemple lors de la planification des activités ainsi que la gestion du budget, des équipes et de la logistique pour se rendre sur le terrain.
En effet, cette expérience m’a permis d’en apprendre beaucoup concernant les ficelles du métier de bio-ingénieur, par exemple lors de la planification des activités ainsi que la gestion du budget, des équipes et de la logistique pour se rendre sur le terrain.
Par ailleurs, j’ai beaucoup appris sur moi-même, ma facilité de contact avec des personnes d’une culture différente et mes capacités à faire face aux « aléas du terrain ». Je ressors grandie de cette expérience. J’en ai également appris davantage sur les relations humaines, dans leurs bons comme dans leurs moins bons côtés.
Finalement, j’ai découvert l’envers du décor de la coopération internationale, avec certaines désillusions quant au fonctionnement des projets de développement.
Remerciements
Je tiens vraiment à remercier Eclosio pour cette incroyable opportunité qui m’a été offerte. Un grand remerciement aussi à Sandrine Van den Bossche avec qui j’ai réalisé la plupart de mes journées de terrain. Sans toi mon séjour n’aurait pas été le même ! Djérédief également à la famille Mbaye qui m’a invitée à manger midi et soir pendant toute la durée de mon séjour à Foundiougne. Je les considère d’ailleurs comme faisant partie de ma famille de cœur!
Je vous souhaite de trouver un stage qui vous épanouisse et vous fasse grandir autant que le mien.
Evelyne Bocquet
photo 1: Déplacements sur le terrain avec des volontaires forestiers
photo 2: Réalisation de questionnaires
photo 3: Dernier soir avec la famille Mbaye
Maliki Agnoro témoigne de sa participation au stage méthodologique en appui à l’innovation en agriculture familiale
Après environ trois mois et demi d’intenses activités, Eclosio a interviewé Maliki AGNORO, l’un des lauréats de la promotion 2016-2017, qui a bien voulu nous partager ses impressions.
Le Stage méthodologique en appui à l’innovation en agriculture familiale est un stage international organisé en Belgique par ADG (devenue depuis Eclosio) en collaboration avec la Faculté de Gembloux Agro-Bio Tech. Il vise à renforcer les compétences d’acteurs et actrices du secteur à identifier et mettre en œuvre des actions innovantes, contribuant au développement de l’agriculture familiale.
Après environ trois mois et demi d’intenses activités, Eclosio a interviewé Maliki AGNORO, de la promotion 2016-2017, qui a bien voulu nous partager ses impressions.
Eclosio : Bonjour Maliki, Pouvez-vous vous présenter ?
MA : Je me nomme Maliki AGNORO, Directeur exécutif de l’association à but non lucratif Jura-Afrique Bénin. Cette association intervient dans l’accompagnement du monde rural, la promotion de l’emploi des jeunes et de la bonne gouvernance au nord-Ouest du Bénin. Je suis béninois, marié, sans enfants, et je vis dans la commune de Tanguiéta située à près de 600 km de Cotonou, capitale économique du Bénin et à 50 km environ de la frontière du Burkina.
Eclosio : Pourquoi avoir choisi de participer à ce stage ?
MA : Pour plusieurs raisons notamment pour vivre de nouvelles expériences et contribuer en retour à enrichir et améliorer la qualité de nos interventions. C’était aussi un défi de prendre part à ce stage très sélectif et très apprécié de par le monde. Je m’en réjouis de faire partie de l’actuelle promotion et félicite les organisateur-trice-s pour le professionnalisme dont ils ont fait objet durant la phase de sélection des candidats.
Eclosio : Que retenez-vous de votre promotion ?
MA : Notre promotion était constituée de 14 personnes, dont 3 femmes. Huit pays étaient représentés : le Bénin, le Burkina, le Cameroun, la République du Congo, le Madagascar, le Niger, le Sénégal et le Vietnam. Les profils étaient très variés : sociologue, économiste, anthropologue,… mais la majorité étaient agronomes. Les expériences étaient également diversifiées et complémentaires : des agents de développement rural et des ONG locales, des chercheurs, des chercheuses, des acteur-trice-s de la microfinance et des universitaires. Quant à la dynamique du groupe, je note une bonne unité dans la diversité. La cohésion a été fort impressionnante et très appréciable malgré certaines petites coquilles qui relèvent du genre humain. Je me souviendrai encore et encore de Christien, le malgache aux mille idées ; des impressionnantes démonstrations du burkinabais Badolo, des théories d’économies de Paddy, des expressions linguistiques qui font sourire de Nguyet. Je n’oublierai point ici la famille Bénino-malgache constituée par Fidèle avec la reine des abeilles comme mère, deux autres malgaches comme ses enfants et moi comme leur tonton. Quelle originalité, n’est-ce pas !!! Je n’oublierai pas non plus le conseiller du chef village, le grand Bike et le représentant du grand Senghor, le sénégalais Zale.
Eclosio : Quelles sont vos impressions du stage ?
MA : Ce stage m’a fait vivre une expérience unique. En effet, de toutes mes expériences professionnelles, ce stage a été celui le plus long et le plus formidable sur le sol européen. Je me réjouis très sincèrement d’avoir non seulement eu l’occasion d’approfondir mes expériences, dans un contexte multiculturel fort diversifié et une dynamique interactive, sur des thématiques pertinentes liées à l’agriculture, mais aussi d’acquérir de nouvelles aptitudes sur la gestion du cycle de projet et la gestion axée sur les résultats.
Eclosio : Comment comptez-vous valoriser cette expérience et ces connaissances ?
MA : Ce stage m’a permis d’affiner le projet dont j’étais porteur et ainsi de contribuer fondamentalement à l’évolution des problématiques liées au bien-être des petits agriculteur.trice.s de ma région à travers la promotion de la recherche-action paysanne. Je nourris aussi fortement l’ambition de renforcer notre association et impulser une nouvelle dynamique dans la commune de Tanguiéta à travers cette expérience incommensurable.
Eclosio : Qu’est-ce qui vous a marqué en Belgique ?
MA : Beaucoup de choses m’ont marqué. Je vais juste citer trois anecdotes que j’ai eu le temps de confirmer en Belgique. D’abord, on vient en pleurant (le temps et les réalités sociales étant différents du nôtre) et on y repart en pleurant (puisqu’on finit par s’y habituer et on laisse derrière beaucoup d’amis). En second lieu, on y trouve ici aussi des comportements à dormir debout ; c’est le cas de la cérémonie d’initiation de certains nouveaux étudiants en lapin. Enfin, comme partout en Europe, vous vivez au rythme de votre horloge alors que nous prenons le temps en Afrique.
Eclosio : Avez-vous un dernier mot pour nos lecteurs et lectrices ?
MA : Un ouf de soulagement et une énorme gratitude à Dieu pour avoir survécu après 4 mois dans un environnement inhabituel fait de stress et de vitesse. Un grand merci à toutes et tous les Belges ayant manifesté leur sympathie et leur affection à toute notre promotion durant ce séjour. Par ailleurs, j’exprime toute ma plus profonde reconnaissance et mon admiration à nos encadreurs et encadreuses pour leur professionnalisme et leur noble initiative pour l’encadrement des jeunes professionnel.le.s du Sud.
Enfin, je m’en voudrais de ne pas remercier du fond du cœur tous mes collègues promotionnaires pour m’avoir fait l’honneur de me choisir comme chef du village de la promotion 2017. Ce fut une véritable expérience de conduire la destinée d’un minuscule village à huit capitales. Je repars ainsi au Bénin avec sept autres nationalités à la fois très fier de retrouver les miens et le cœur un peu serré parce que nous manquerons certainement à la Belgique ; que dis-je, la Belgique nous manquera.