Le mouvement de la Transition : jusqu’où l’inclusion ?

Le mouvement de la Transition : jusqu’où l’inclusion ?
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Synopsis

En réponse aux multiples crises que connait aujourd’hui notre monde, le mouvement de la transition cherche à construire une société plus résiliente, plus juste et plus écologique en mettant en place une série d’initiatives qui réinventent l’économie et reconstruisent le lien social. A y regarder de plus prêt, les profils des personnes impliquées dans ces projets sont fort similaires. Ne risque-t-on pas dès lors de reproduire les inégalités sociales au lieu de les supprimer? Sans place pour les personnes défavorisées dans ces initiatives ne risque-ton pas de renforcer leur marginalisation? Une réflexion qui invite à rester attentifs à ce que tous puissent prendre le train de la transition

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Publié par UniverSud-Liège Avril 2019

Depuis quelques années fleurissent aux quatre coins de la Belgique des initiatives citoyennes. Répondant au nom d’initiatives de Transition, celles-ci transforment nos campagnes et nos quartiers en cherchant à redonner du sens à l’échelle locale dans un monde de plus en plus anxiogène. Face aux enjeux posés par l’accélération des changements climatiques et de leurs impacts ainsi que par l’épuisement des ressources naturelles, ces initiatives prennent le pari de cultiver aujourd’hui le monde de demain par des actes quotidiens visant à construire des communautés résilientes, inclusives et conviviales à même de (sur)vivre à un éventuel effondrement de notre société basée sur la consommation de masse.
Il y aurait bien plus à dire à propos de ce mouvement. Certes. Mais l’objectif de ce texte n’est pas d’être exhaustif. Ici, je me concentrerai plutôt sur un point précis : la manière dont ces initiatives modifient l’espace public. Plus précisément, il s’agit d’interroger l’étanchéité de la frontière entre la mixité sociale et conviviale souhaitée par les transitionnaires et une certaine forme de gentrification[1]. La « convivialisation » voulue par les transitionnaires est-elle réellement vécue comme conviviale par celles et ceux étrangers au mouvement ? – Est-elle même tout simplement vécue ? – Quels risques pourraient se dissimuler derrière la réalisation de ces initiatives ? « L’enfer est pavé de bonnes intentions » dit la maxime, mais faut-il pour autant lui donner raison ?

Que fait une initiative de Transition ?

Avant toute chose, il importe de savoir de quoi on parle. Au cœur des initiatives de transition se trouve le souhait de réinventer l’économie et notre rapport à elle, de se la réapproprier et de la relocaliser. Soit, de la réencastrer dans la communauté et, par extension, dans le social. Concrètement, les initiatives s’ancrent dans des pratiques telles que des GAC[2], des SEL[3] ; lancent des cafés citoyens, des repair-cafés ; mettent en place des monnaies locales, des potagers partagés, des activités de maraîchage urbain, etc. En tant que citoyens, les transitionnaires agissent sur leur rôle de consommateurs en se transformant en « consom’acteurs ». À travers cet aspect de consommation critique, pointant du doigt l’impact de nos choix de consommation sur nos écosystèmes, les transitionnaires œuvrent à tisser et à renforcer une nouvelle économie, locale et au service de la société, par opposition à une société au service d’une économie globalisée. Au-delà de l’aspect économique, c’est la recherche de la convivialité qui se trouve au cœur du mouvement. Ainsi, les transitionnaires organisent également des évènements festifs et culturels où les habitants d’un même quartier et d’ailleurs peuvent se retrouver et se rencontrer. L’objectif est de remplacer le côtoiement anonyme par une convivialité communautaire.

C’est qui une initiative de Transition ?

Qui dit communauté dit individus ; dit également sentiment d’appartenance. Pour savoir quel public touche le mouvement des villes en Transition, quoi de mieux que de se pencher sur qui l’anime ? En posant le regard sur les initiateurs et initiatrices de ce mouvement, un tableau relativement homogène apparaît rapidement. On retrouve principalement des individus issus de la classe moyenne, disposant d’un bon niveau d’instruction, appartenant à des catégories socio-professionnelles aisées et portant en leur cœur des sensibilités écologistes. Bref, sans trop de surprises, le transitionnaire est rarement quelqu’un en situation de précarité et est plus souvent cadre qu’ouvrier.

Vers quelle économie, vers quel monde ?

Une question doit être alors posée : malgré cette volonté de créer un monde plus juste et plus durable demain, n’y a-t-il pas également un risque de transférer des responsabilités ? En laissant certains citoyens prendre la responsabilités d’actions et de pratiques transformant l’espace public, ne risque-t-on pas d’encourager à la fois une certaine forfaiture des pouvoirs publics et une appropriation de l’espace public par une minorité favorisée ? Ce faisant, ne risque-t-on pas de laisser les plus vulnérables de notre société sur le carreau ? Tandis que la chasse aux aides sociales se poursuit ; que les coupes se répandent dans les budgets publics (éducation, santé, transports en commun, etc.) ; que les privatisations se multiplient, notre planète se dérègle et, face aux impacts, les plus vulnérables sont les plus démunis. Les réalités sociales d’un tel contexte sont nombreuses, je me contenterai de n’en citer qu’une seule, mais non des moindres : selon une étude de l’IWEPS[4] publiée en 2013, un Wallon sur cinq risquait de sombrer dans la pauvreté – une situation qui ne va malheureusement pas en s’améliorant.

Prenons-nous au jeu d’une expérience de pensée l’espace de quelques instants. Nous vivons actuellement un contexte où les mesures d’austérité affaiblissent de plus en plus les solidarités institutionnelles alors que le retrait de l’État de la vie publique s’accélère. Dans le même temps, des initiatives citoyennes favorisent l’émergence de nouvelles formes de solidarité communautaires. N’y-a-t-il pas un risque d’invisibilisation des formes de solidarités institutionnalisées ? Dans le cas des GAC ou des SEL, tout le monde n’a pas le temps et l’argent que pour y participer. Les gains en termes d’alimentation saine et de convivialité risquent dès lors d’avoir du mal à se matérialiser de manière inclusive à travers les seules solidarités communautaires. Allons plus loin. Si les pratiques des initiatives de Transition devaient continuer à se développer sans réussir à inclure – ou tout du moins à dialoguer avec – les individus issus de classes sociales moins favorisées[5], n’encourrions-nous pas le risque de faire de ces initiatives une caution écologique pour les responsables économiques et politiques ? Les inégalités sociales ne seront pas plus supportables sous un vernis vert. Le risque de construire le monde de demain sur un modèle segmenté, sclérosé de ségrégations sociales reste réel.

Partager et débattre nos utopies, une nécessité démocratique

Loin de moi l’idée de soutenir que les transitionnaires n’ont cure des inégalités sociales. Il s’agit ici de souligner que concevoir la Transition comme un objectif partagé par tous équivaut peut-être à rêver pour les autres. Cela équivaut également peut-être à louper l’opportunité de rencontrer d’autres manières d’envisager un futur durable.

Trop souvent, les personnes vulnérables à la pauvreté se retrouvent enfermées dans un rôle de « victimes » passives, voire coupables, de leur situation. Se limiter à cette vision pourrait également nous conduire à les ignorer ou à nous enfermer dans un rôle de « sauveurs ». Nous n’aurions alors pas besoin de construire avec les autres, nous pourrions nous contenter de construire pour eux, ou, tout du moins, de leur indiquer la « bonne marche à suivre ». Mais il me semble que nous ne pouvons plus nous permettre ce luxe.
La transition écologique doit se penser et s’articuler dès aujourd’hui. Nous sommes tous dans le même bateau face aux enjeux de ce siècle. Si nous voulons que demain soit démocratique et vivable, nous devons veiller à ce que tout le monde monte à bord, sur un même pied d’égalité. Il est dès lors urgent d’aller vers ceux qu’on ne côtoie pas au quotidien. Il est urgent de percer ces bulles dans lesquelles nous et d’autres vivons séparés mais ensemble, dans l’anonymat de notre société si pressée et pourtant sur le point de trébucher. Nous ne pouvons nous contenter d’énoncer des espaces comme ouverts et inclusifs. Si nous n’allons pas vers les autres ils ne seront ouverts qu’à nous. Il est urgent de rompre cet anonymat pour que nous puissions puiser tant dans les pratiques écologiques des classes populaires que dans celles des classes plus embourgeoisées. On doit pouvoir puiser tant dans la consommation critique des uns que dans la débrouille des autres.

À travers cette optique, nous pourrions peut-être tous devenir des transitionnaires. Je le dis timidement mais convaincu, aller vers celles et ceux ne partageant pas nos quotidiens mais partageant notre société et les écouter, dialoguer, s’engueuler, se réconcilier avec eux peut être le début d’une voie pour libérer la démocratie des urnes et nous réapproprier notre société afin de mieux transformer celle-ci.

Que faire ?

Loin de moi l’idée – et la capacité – d’écrire un manuel montrant par A+B comment réaliser une transition écologique inclusive. Toutefois, voici quelques pistes de réflexion que je vous partage.

Sortons de nos bulles de confort et rencontrons-y des inconnus. Changeons le monde autour d’un verre. Débattons. Si vous en avez les moyens, tentez de consommer moins et mieux. Si vous êtes dans une initiative de Transition, allez à la rencontre des personnes qui habitent dans les quartiers moins « verts » ; montez un groupe de travail ; mettez-vous en contact avec les organisations et institutions qui travaillent avec les plus vulnérables d’entre nous.

Et surtout : politisons-nous. Il ne s’agit pas forcément de nous mettre sous les drapeaux d’un parti. Il s’agit avant toute chose de revendiquer nos droits, de rappeler à nos élus qu’ils nous sont redevables et qu’ils se doivent de porter nos choix de société pour aujourd’hui et demain.

Scott Fontaine

Pour poursuivre la réflexion :

Luc BOLTANSKI & Ève CHIAPELLO (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard.

Boaventura DE SOUSA SANTOS (2006), The Rise of the Global Left: The World Social Forum and Beyond, Zed Books Ltd.

Paul ARIÈS (2015), Les modes de vie populaires au secours de la planète, Savoir/Agir 33(3): 13-21.

Philippe DE LEENER & Marc TOTTÉ (2017), Transitions économiques – En finir avec les alternatives dérisoires, Éd. du Croquant.

[1] La gentrification est un processus où des individus issus de classes socio-économiques plus aisées s’installent progressivement dans des quartiers habités au départ par des individus moins nantis. Progressivement les commerces et services changent, les prix grimpent, etc. et le quartier devient moins, voire plus du tout, accessible aux anciens habitants.

[2] Les Groupes d’Achats Communs (GAC) visent à regrouper des consommateurs pour acheter directement – c’est-à-dire sans passer par des intermédiaires – des produits alimentaires à des producteurs locaux, permettant à ce dernier de pouvoir plus facilement écouler sa production.

[3] Les Services d’Échanges Locaux (SEL) sont constitués par des individus organisés en réseau d’échange de services et/ou de produits.

[4] Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique.

[5] Bien que mes recherches m’ont permis d’observer chez les acteurs de la Transition une conscience des frontières sociologiques du mouvement, des pistes de sortie peinent à émerger. Ceci est peut-être dû à la jeunesse du mouvement en Wallonie (moins de 10 ans tandis que son essor n’a vraiment pris que depuis 2012-2013).