Pour que nos transitions ne deviennent pas dérisoires

Pour que nos transitions ne deviennent pas dérisoires
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Synopsis

Partout des hommes et des femmes prennent des initiatives pour changer en profondeur un modèle de société qui nous mène à notre perte. Le mouvement de transition est en marche. Ce modèle de société est cependant puisement ancré dans notre culture, il détermine notre fonctionnement. Comment dès lors éviter que les initiatives reproduisent le système existant? qu’elles soient simplement le même autrement? Quels défis doivent relever les initiatives pour remplir pleinement leur potentiel transformateur? Analyse. [1]

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Publié par UniverSud-Liège avril 2019

La situation est grave. La planète est malade. Nous sommes allés trop loin. Depuis trop longtemps. Nos dirigeants ne prennent pas la mesure des enjeux, ils discutent de la position des transatlantiques sur le pont alors que le navire coule[2]. Le besoin de changer radicalement se donne à entendre partout. Jusque dans les écoles et dans la bouche des lycéens. Chacun met désormais son gilet jaune. Et donne de la voix.

Mais il n’y a pas que la parole ni la révolte, il y a aussi l’action : partout des hommes et des femmes, jeunes et moins jeunes, prennent des initiatives. Courageuses. Parfois audacieuses. Ils montrent que d’autres voies sont possibles, que nous ne sommes pas condamnés à consommer sans cesse toujours pour accumuler et s’encombrer toujours plus. Sur cette base, dans de nombreux pays, un vaste mouvement de la transition s’est déclenché. Un mouvement créatif. Généreux et entreprenant. Il touche des domaines très divers : produire et consommer autrement, par exemple en privilégiant les circuits courts, se chauffer autrement, se déplacer autrement, se soigner autrement, cultiver autrement, vendre et acheter autrement, manger autrement et autre chose… Mais aussi vivre autrement et autre chose, et donc travailler autrement, sans s’épuiser ni exploiter ni terroriser, habiter autrement, avec d’autres et pas seulement à leur côté, éduquer autrement, sans abrutir ni généraliser la sélection des plus forts. Vivre autrement jusqu’à ressentir autrement, jusqu’à se sentir autre et autrement dans son corps. Mais pas seul. Donc aussi partager autrement.

Partager autrement. Sans doute est-ce là que se joue une des clefs de l’avenir. Après un demi siècle de compétition généralisée, de jouvence individualiste, chacun réalise petit à petit que les efforts de plusieurs générations pour créer du commun et des communs ont été laminés de sorte que chacun se trouve face à l’immense charge d’assumer seul son salut. Se débrouiller seul face à la complexité. Seul. Même si nous sommes encore largement enfermés dans l’imaginaire de concurrence, chacun, chacune commence à comprendre, parfois confusément, que seul, personne ne s’en sort. D’où la face solidaire et participative des efforts de transition : renouveau des coopératives, entreprises partagées, habitats groupés, financement participatif (crowfunding), monnaies locales … et de multiples autres initiatives de vie commune, de travail partagé, de ressources en commun. On partage les moyens, les espaces, le temps, les opportunités, les plaisirs … On coopère. On s’entraide. Mais pas seulement : on prend aussi soin des autres, des choses et du vivant. Les plantes, les terres, les animaux, les mers. Tout ce qui vit et donc fait vivre.

Transition totale

La transition, si on le voit ainsi, est totale. Elle n’est pas seulement l’affaire de nouvelles technologies, ou de nouvelles économies, ou de résiliences avec le climat. Elle est aussi l’affaire de vivre ensemble, vivre vraiment ensemble, c’est-à-dire pas seulement les uns aux côtés des autres, mais les avec les autres, par les autres, pour les autres autant que pour soi. Après avoir vécu trop longtemps dans des sociétés du « prendre » ou plus exactement du « prendre pour soi tout seul et tant pis pour les autres après moi », les mouvements de la transition proclament que le moment est venu de rentrer dans l’ère du « rendre et du donner » et de bâtir des sociétés du « offrir et du recevoir ». Car la transition n’a de futur que dans les équilibres : je prends mais je rends aussitôt, je donne mais je reçois aussi.

Une telle transition – technologique, sociale, économique – ne peut croître que si elle est aussi politique. La transition est nécessairement politique. C’est-à-dire si elle prend soin aussi des institutions sans lesquels les individus entrent vite en guerre les uns contre les autres. Cela veut dire clairement décider autrement, déléguer autrement, responsabiliser et prendre des responsabilités autrement, planifier autrement, réguler et instituer autrement, faire des lois et les gérer autrement, sanctionner autrement. Localement mais aussi nationalement et internationalement. Cela veut dire repenser l’Etat et son fonctionnement. Radicalement sans doute. En commençant par l’émanciper de la sphère financière dont il est devenu aujourd’hui une sorte d’appendice. Repenser l’Etat et les relations entre les Etats. Repenser les institutions. A l’échelle internationale. Car partager ne se limite pas à son voisinage. Partager et recréer du commun doit se réaliser à toutes les échelles, de son jardin jusqu’à la planète. Avec 7 milliards et bientôt 8 milliards d’hommes et de femmes. Pas de transition sans transition politique. Sans le pouvoir autrement. Sans la construction de nouvelles institutions et de nouveaux liens entre individus et institutions. N’est-ce pas ce que tant de mouvements sociaux dans le monde laisse entendre, depuis les « indignez-vous » et les « Occupy Wall Street » jusqu’aux gilets jaunes ?

Autrement ? Oui, mais quoi autrement ? Comment autrement ? Pour quoi et vers quoi autrement ? Et ce « autrement », d’où viendra-t-il ? C’est là que les efforts de la transition gagnent en pertinence. Ils donnent à voir des réponses qui ne tombent pas du ciel mais qui sortent des mains, de la tête et du cœur d’hommes et de femmes ordinaires qui expérimentent, parfois en prenant des risques, notamment le risque de se tromper. Ils « essaient voient ». Est-ce que ça marche ? Non, on essaie autre chose. Oui ? Comment faire mieux alors ? Pour que ça serve à plus d’autres ? Les autres, ils ont fait comment ? Et ça nous donne quelles idées ?

Voilà en deux mots ce que drainent les mouvements de la transition. L’enthousiasme en plus. Voilà donc ce qui doit nous réjouir. Et nous donner de l’espoir. Car, s’ils sont encore modestes aujourd’hui, demain ils peuvent se généraliser.

 Le risque du « même autrement »

Donc tout va bien ? Non ! Car les mouvements de la transition, quelle que soit leur ampleur, quelle que soit leur réussite, quelle que soit la mobilisation, quelles que soient leur générosité et leur ambition, sont tous menacés, collectivement et individuellement, par un même mal : la dérision. La possibilité que tous ces efforts nourrissent des alternatives dérisoires. C’est-à-dire, pour le dire simplement, qu’ils courent tous le risque de contribuer à perpétuer, sinon même fortifier, sous d’autres formes, avec d’autres mots, avec d’autres visages, en convoquant de nouveaux personnages, le système économique, social et politique qui a généré toutes les impasses contemporaines. Les alternatives sont dérisoires lorsqu’à leur insu, malgré elles, elles construisent implicitement un surcroît de puissance au bénéfice de ce qu’elles combattent explicitement.

La grande question n’est donc pas seulement de promouvoir du tout autre chose, d’en démontrer l’efficacité, de le répandre, c’est également de s’assurer que cette « autre chose » n’est pas simplement du « même autrement ». Fait-on vraiment rupture avec ce qu’on déclare combattre et remplacer ? On va répéter cette question cruciale d’une façon différente et plus directe : dans quelle mesure nos efforts de transition ne  régénèrent-ils pas – en le vivifiant – le capitalisme qui depuis plus de 2 siècles fabriquent l’impasse dans laquelle nous sommes désormais enfermés ? Nos efforts s’attaquent-ils à ce qui est au cœur du capitalisme, à ce qui fait sa force depuis toujours ? Aujourd’hui, rien dans les mouvements de la transition ne permet de l’affirmer avec certitude.

Comment protéger la transition de la dérision ? En veillant à ce que ses alternatives fassent systématiquement et efficacement « couple triple ». C’est-à-dire : (1) qu’elles s’attaquent aux maux qui font souffrir (la pauvreté, l’insécurité, le dérèglement climatique, la guerre, la solitude, le repli sur soi, la  malbouffe …), bref à ce qui corrode le bien être commun, (2) qu’elles s’attaquent spécifiquement et efficacement aux mécanismes qui fabriquent et généralisent ces maux et (3) qu’elles proposent en les expérimentant des alternatives sociétales. Aujourd’hui la première et la troisième condition sont tant bien que mal prises en charge par les mouvements de la transition. Mais pas la seconde. Pas rigoureusement. Pas systématiquement. Pas délibérément.

Six défis

Répétons la question clef : comment aider nos alternatives à s’attaquer à ce qui est vraiment au cœur du capitalisme ? En s’attaquant à quoi ? On va le dire en quelques mots. De manière positive. En parlant des défis à relever.

Premier défi, la raison spéculative. Comment s’émanciper de cette rationalité des petits calculs qui poussent à toujours vouloir gagner plus, encore et encore, en faisant le moins possible ? Gagner aux dépens des efforts et de la peine d’autres ailleurs. Quelques-uns gagnent ici tandis que beaucoup sinon presque tous perdent là-bas. Loin de son regard et de son nez. Il n’existe pas, nulle part aujourd’hui, de création de richesses ici sans création de pauvretés ou de misères là-bas. Comment nos alternatives contribuent à  désamorcer ce mécanisme ? Comment elles nous en émancipent ? Même un peu ?

Deuxième défi, la propriété. Le capitalisme, notamment dans sa version néolibérale contemporaine, repose entièrement sur la possibilité à tout moment, en tout lieu, à tout propos, de prendre pour soi à titre exclusif, privatif et déprivatif, ce qui appartient à tous et chacun, ce qui est le plus souvent le fruit du travail de tous et chacun. Attention, le défi n’est pas d’éradiquer la propriété privée pour basculer dans un communisme primitif (on a déjà vécu ce scénario) mais plutôt de systématiser une simple question : ici, pour cela, quelle sorte de propriété voulons-nous et quelle fonction voulons-nous faire jouer à cette forme de propriété-là pour cette chose-là ? Car il existe plusieurs sortes de propriété : privée, collective, communautaire, commune,… Selon ce qu’on veut, selon la nature du bien, quelle fonction attendons-nous que le régime de propriété choisi joue ? En quoi cette forme de propriété génère-t-elle du bien commun ? En quoi prévient-elle la fabrication des misères ? Comment les alternatives de la transition alimentent-elles la créativité et l’expérimentation en matière de propriété ?

Troisième défi, l’argent et les patrimoines. Il reprend par la bande les deux premiers défis. Comment s’émanciper de l’argent ? Ou, pour le dire de manière différente, au cas où on pense que l’argent serait malgré tout nécessaire à une bonne vie collective, comment alors faire de l’argent un moyen qui ne devienne pas sa propre fin, c’est-à-dire faire que l’argent ne serve pas des fins d’accumulation déprivative ? Comment en faire un bien commun qui répand le bien commun et le bien vivre ensemble ? Dans le même élan, comment éviter que les richesses s’accumulent chez quelques-uns et qu’elles se transmettent de générations en générations aux mêmes privilégiés ? Comment nos alternatives contribuent-elles à relever ce double défi ?

Quatrième défi, la beauté. Comment nos alternatives peuvent-elles répandre la beauté chez tous et chacun en même temps que la beauté de tous et chacun ? Oui, bien sûr, la beauté, ça se discute. Mais peu importe car, par contre, la laideur et l’horreur, tous et chacun peuvent la reconnaître. Rendre belle la vie exige de rendre beaux les cadres de vie.

Cinquième défi, l’altérité et l’interculturalité. Cessons de nous rêver les mêmes partout. Libérons-nous des universalismes. Rendons à chaque peuple ou chaque groupe la dignité d’expérimenter ce qui lui importe. Mais, et c’est le point clef : tout en restant solidairement liés les uns aux autres ! Les autres et l’Autre comme ressources pour soi, et vice versa. Mais dans le dialogue. Et dans la controverse. Comment nos alternatives valorisent-elles – et nous aident à faire bon usage de – l’altérité ? Comment rendent-elles mutuellement fructueuses la rencontre et la collaboration des différents ?

Sixième défi, être à la fois individuel et collectif. Comment articuler les initiatives sur les comportements de chacun et chacune avec un travail sur les institutions ? Ce défi traverse toute initiative. Mais il comporte une exigence : reconstruire la confiance. A trois niveaux : dans le comportement des autres, dans les institutions et … en soi. C’est donc un triple défi[3].

Ces six défis donnent un contenu concret au mot « autrement » que véhiculent partout les mouvements de la transition. En particulier, les deux derniers qui invitent à remplacer la culture de la compétition par celle de la coopération. Coopération des humains entre eux. Coopération à travers leurs institutions politiques. Mais aussi des humains avec les autres « êtres » autour d’eux, vivants, contemporains ou à venir. Et ainsi aspirer à une prévenance généralisée.

Philippe De Leener
Enseignant à l’Université Catholique de Louvain (UCL / CriDIS / IACCHOS)
Président d’Inter-Mondes Belgique
Co-président de la fédération d’entreprise d’économie sociale et solidaire SAW-B

[1]– Cet article s’appuie sur notre ouvrage paru en 2018 auquel nous renvoyons le lecteur (De Leener, P. & Totté, M. (2018). Transitions économiques. En finir avec les alternatives dérisoires. Vulaines-Sur Seine (France) : Editions du Croquant.

[2]– J’emprunte cette belle métaphore à Alain Tihon dans une chronique récente de la revue « Pour ».

[3]– Ce sixième défi – crucial –  m’a été suggéré par Marc Totté (coordinateur d’Inter-Mondes Belgique)