Les limites de l’action des institutions internationales : le catalyseur du conflit Syrien


Le conflit syrien et en particulier les réactions de la communauté internationale aux attaques chimiques du régime envers sa population braquent le projecteur sur la complexité et les limites de l’action au sein des institutions internationales, garantes du droit internationale et de la paix mondiale. Étude de cas et réflexions.[1]


7 avril 2018, à Douma dans la Ghouta orientale, le régime syrien lance une frappe aérienne contre un bastion rebelle. Résultat : au moins 40 victimes civiles selon les estimations. Cette attaque n’est pourtant pas de type classique, car tout semble prouver qu’elle est « non conventionnelle » puisque d’origine chimique. C’est en réponse à ces allégations qu’une coalition composée du Royaume-Uni, des Etats-Unis et de la France vont frapper Damas le 14 avril.

Deux problèmes principaux émergent et témoignent des limites des institutions internationales à faire face à ces situations: d’une part la difficulté d’obtenir des preuves « officielles » par l’Organisation Internationale pour l’interdiction des Armes Chimiques (OIAC), nécessaires pour réagir proportionnellement, et d’autre part la réaction de la coalition sans l’aval du conseil de sécurité de l’ONU.

L’impasse diplomatique

Le conflit Syrien cristallise une grande partie des problèmes géopolitiques du moyen orient et de celles des grandes puissances mondiales. Un « dilemme de sécurité » symbolise ce conflit, où les différents Etats, se sentant mis en danger par les politiques d’autres Etats accroissent leur puissance en réaction aux risques environnants dans ce conflit afin d’assurer leur sécurité et perpétuent ainsi l’escalade de tensions dans la région.

Face à cela, les institutions internationales se retrouvent impuissantes, les divergences de discours au sortir de cette crise sont édifiantes: le président Poutine (allié du régime de Bachar El-Assad) parle d’agression à un Etat souverain et d’une violation au droit international ; quand Donald Trump parle d’une manœuvre de dissuasion envers le régime Syrien qui produit et utilise de telles armes [chimiques] et d’une réponse qui en va de la sécurité américaine.

Dans son discours Vladimir Poutine fait référence au chapitre 7 de la charte de l’ONU, selon lequel un Etat seul ne peut agir sans l’aval du conseil de sécurité. Il faut en effet une décision unanime de celui-ci, or, la Russie étant alliée du régime de Bachar El-Assad, bloque depuis le début du conflit les propositions d’actions qui vont à l’encontre des intérêts du régime syrien. Aussi, lorsqu’il a été question d’accorder, à l’OIAC, un mandat pour rechercher le type et les origines des composés (présumés) chimiques utilisés sur le terrain, la Russie a posé son véto concernant le traçage des origines. De plus, ils ont évoqué, avec le régime Syrien, des « problèmes de sécurité » pour retarder l’accès à ce théâtre indigne aux experts de l’OIAC. On est face à un véritable double jeu entre la volonté d’agir et les actions mises en œuvre, orchestré bien malheureusement par la Russie et l’Occident, au sein des organisations internationales qui nécessitent un consensus dans leurs actions. Et cela nuit à la légitimité de celles-ci … Sans les preuves apportées par l’OIAC, le conseil de sécurité ne peut acter d’une telle situation et donc prendre les mesures nécessaires pour la résoudre. Or, si certains Etats s’opposent à la poursuite de l’enquête, ou contribuent à entraver celle-ci, aucun constat fiable ne peut être porté par le conseil de sécurité devant la Cour pénale internationale …

 En parallèle, s’opposent différents médias dans une guerre médiatique pour relayer ces attaques, qui semblent fortement corroborer les allégations des différentes parties prenantes à cette crise : les médias occidentaux, les chaines suédoise TV4 et américaine CBS témoignaient via leurs envoyés sur place d’odeur de chlore et d’une atmosphère irrespirable quand leurs homologues pro Damas n’auraient, quant à elles, réunies aucun indice susceptible d’incriminer le régime de Damas. Chacun manipule son opinion publique pour soutenir ses stratégies.

Dans le cadre du conflit syrien, les attaques du régime n’étaient pas d’ordre classique, selon les allégations, mais d’ordre chimique. C’est ainsi sur un tout autre scénario que s’appuie la coalition puisque l’utilisation de ce type d’arme va à l’encontre du « code de la guerre » qui prend son origine au début des années soixante. Pourtant, quelque atrocité de ce genre soit-elle, rien n’existe, dans le droit international pour qu’un Etat agisse seul en réponse à cela. Aussi, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France ont avancé l’Etat de nécessité, qui consiste à autoriser une action illégale pour empêcher la réalisation d’un dommage plus grave pour justifier les frappes répressives. D’un point de vue sociétal, la réaction apparait donc plus que louable ; d’autant que le régime Syrien semble coutumier des attaques sur sa population, au nom d’une tactique politico-militaire qui vise à briser les foyers révolutionnaires et forcer les civils y résidants à fuir (ou mourir). La coalition a donc ainsi sciemment violé le droit international pour mieux le protéger par la suite, en réponse au tabou suprême dans « l’art de la guerre » qu’est l’utilisation des armes chimiques, quitte à faire malgré elle de nombreuses victimes civiles …

Quid du droit international ?

Le paradoxe qui ressort des législations internationales est celui-ci : on a au départ un principe d’interdiction générale quant à l’utilisation de telles armes mais il n’y a personne de légitime pour juger les infractions.

Pour revenir sur les législations concernant les armes chimiques, il est nécessaire de rappeler plusieurs choses. En premier lieu, il existe une interdiction générale de fabriquer, de stocker et d’utiliser des armes dites « chimiques ». Les traités internationaux successifs ont contribué à définir trois types de produits chimiques : ceux que l’on pourrait appeler les « armes chimiques » à proprement dit comme le sarin (neurotoxique puissant, classé arme de destruction massive en 1993) qui sont strictement interdites, ensuite viennent les « éléments » qui peuvent contribuer à détruire ou les « composants » (les « ingrédients » du sarin par exemple) et enfin les « sous composants ». Ce sont ces derniers qui ont d’ailleurs fait l’objet d’un scandale en Belgique. En effet, ils sont autorisés sauf exception car ils ont des usages courants, dans l’agriculture ou les hydrocarbures par exemple. Pourtant, trois PME belges, sont poursuivies pour avoir envoyé de manière plus ou moins dissimulée de l’isopropanol (un sous composant du sarin) en Syrie. Or, si en l’état ce produit n’est pas interdit, il incombait la responsabilité des douaniers belges de refuser l’export de tels produits vers la Syrie qui aurait déjà eu recours au sarin lors d’attaque en 2017 sur son territoire. On est là encore devant une faille des organisations internationales.

 Cela dit, le problème majeur provient du cadre général du droit international. Tous les Etats n’ont pas ratifiés la charte instaurée par la Cour pénale internationale. Les Etats-Unis, par exemple, ont demandé des exemptions et des Etats commetant des violations graves, comme la Syrie, n’en font plus partie. Comme nous l’avons vu précédemment, la sanction internationale est soumise à l’unanimité des Etats, or dans cette région du moyen Orient, on fait face à des Etats qui défendent leurs propres intérêts, ils ne voteront pas pour que leurs alliés soient sanctionnés et, qui voterait pour s’affliger une punition ? Comment avancer dans cette impasse si le système de régulation des conflits n’est pas réformé ? Pour l’instant il reste impensable de revenir sur le principe de consensus pour tendre vers une majorité qualifiée ou simple, tant le conflit syrien cristallise les tensions internationales !

Entre un système de décision du conseil de sécurité basé sur le consensus, un manque d’organe de justice compétent face aux violations des traités internationaux et des accords internationaux non ratifiés par les principaux accusés … le conflit syrien expose au grand jour toute la complexité des organisations internationales à faire face à ce genre de situations. Une réforme semblerait, a priori, nécessaire pour régler ce conflit. Mais cela n’est-il pas LA solution occidentale pour obtenir les pleins pouvoirs ? Comment ne pas créer de nouvelles tensions ou conflits en excluant la Russie, allié d’un régime jugé criminel et terroriste par l’occident ? Quelle position adopter lorsque l’on parle de « guerre juste » ou d’action humanitaire pour justifier, au monde entier, les frappes d’une coalition qui touchent aussi, malheureusement, les populations civiles ? Peut-on adopter une position de justicier du monde quand même nos entreprises fournissent des armes à nos ennemis ?

Ces questions semblent bien résumer la complexité de ce conflit : des prises de décisions rendues impossibles par une structure de décision extrêmement ardue, des actions militaro-politiques sous forme de guerre froide au nom de la justice pour les uns et du droit souverain pour d’autres …

Le résultat ? Près de 400 000 morts selon l’observatoire Syrien des Droits de l’Homme.

Théo François
Stagiaire Eclosio

[1] L’article s’appuie sur une interview de Quentin Michel, politologue Uliège et directeur d’unité d’étude européenne, et Jonathan Piron responsable des publications chez Etopia. L’entretien a été mené par Mandy Renardy et Luca Piddiu dans le cadre de l’émission Voix Solidaires S02E15 : Armes non conventionnelles, quelle législation ? Quel contrôle ? Quelle transparence ?

Les « non indigné·e·s »

Les « non indigné·e·s »

Article original publié dans le quotidien bolivien La Razón, 25.08.2019

Gonzalo Colque, 20.08.19, Directeur de Fundación TIERRA, institution bolivienne partenaire d’Eclosio (traduit par Diana Gérard, volontaire Eclosio)

Le « Mouvement vers le socialisme » (Movimiento al Socialismo – MAS) est immunisé contre ses adversaires politiques et contre ses propres actes. Il se maintient debout sans se soucier d’avoir abandonné ses idéaux de gauche, si bien qu’aujourd’hui, il encourage avec diligence le capitalisme spoliateur des ressources naturelles ou le fait que le binôme Evo-Álvaro se présente pour une quatrième réélection en faisant fi de la constitution et du 21F[1]. Ses militant·e·s, sympathisant·e·s et « invité·e·s » regardent avec impassibilité l’échec du « processus de changement ».

Le Mouvement vers le Socialisme fut une incarnation populaire du ras-le-bol face à la politicaillerie néolibérale. Si on accepte une analogie entre ce mouvement du début du nouveau millénaire et les « indignés » d’Espagne de 2011-2015, on peut dire que les premiers se sont forgés très tôt comme critiques radicaux du libre-échange et du système politique exclusif, mais les choses ont changé. Aujourd’hui il serait plus opportun de les appeler les « non indignés ». Les derniers sondages électoraux portent à penser qu’ils constitueraient une majorité : 6 électeurs et électrices potentiel·le·s sur 10, dont 4 en faveur du MAS et deux encore indécis. Il est frappant de constater que ces derniers, même s’ils envisagent les alternatives, ne rejettent pas complètement le projet d’Evo Morales et de ses partisans de se maintenir au pouvoir.

Se demander qui et pourquoi ils constituent cette masse décisive a du sens, bien que ce ne soit pas le cas pour les opposants qui ont besoin du vote populaire. Essayons une dissection rapide. Tout d’abord, le noyau dur du MAS est formé de partisan·ne· devenu·e·s fonctionnaires publics. La bureaucratie étatique a pris de l’ampleur en même temps que le boom économique et a explosé avec les entreprises étatiques. D’après l’INE, en 2017, le secteur public employait plus de 402.000 fonctionnaires, sans compter les travailleurs et travailleuses temporaires. Ce qui veut dire que dans la Bolivie extractive et rentière, l’emploi dans la fonction publique représente plus de la moitié du travail salarié.

Ensuite viennent les bénéficiaires de l’« effet de ruissellement » de la croissance économique. Ce sont ces travailleuses et travailleurs informel·le·s ou indépendant·e·s qui, encouragé·e·s par l’augmentation de la demande interne, ont su importer et introduire via la contrebande des biens de consommation et dynamiser le secteur des services. Le gouvernement lui-même encourage l’économie informelle en employant des entrepreneurs et entrepreneuses de circonstance ou des consultant·e·s en ligne, par exemple, en dépensant des millions dans le montage de spectacles politiques : écrans géants, haut-parleurs, musique en direct, groupe de danseuses et danseurs et autres.

Un autre secteur d’inconditionnels d’Evo Morales se situe parmi la population d’origine paysanne ou indigène. Bien que peu d’entre eux·elles bénéficient des dépenses publiques et des concessions spéciales (cultivateurs et cultivatrices de coca et coopératives minières), la majorité adhère au MAS en raison de leur identité ethnique et de la haute valeur symbolique qu’ils·elles octroient aux micro-transferts monétaires. Par l’intermédiaire de contacts directs et réitérés avec le Président, on les a persuadé·e·s de ne reconnaître qu’un leadership unique. C’est un leader qui a perfectionné le discours dichotomisant d’ « ami » et « ennemi », le « peuple » incarné en lui-même et la « droite » dans les autres. Ce discours polarisant fait son effet dans la mesure où il reproduit la fissure historique nationale entre les « indiens » et les « blancs ».

Dire que les chef·fe·s d’entreprises ou les militaires font grossir les files des non indigné·e·s n’est pas une nouveauté. En réalité, ils·elles n’apportent pas des voix mais jouent des rôles tactiques. Au lieu d’avoir la mainmise sur les caisses de l’Etat, les militaires promettent la stabilité politique à la classe gouvernante, tandis que les marchand·e·s de terres jurent qu’ils seront le nouveau moteur de l’économie. Le rôle électoral des agro-entrepreneurs et agro-entrepreneuses peut même prendre une connotation insoupçonnée, par exemple, disputer des voix à Carlos Mesa[2] en échange de continuer à élargir la frontière agricole aux dépens de la forêt.

Il est important de savoir qui sont les « non indigné·e·s », mais il est encore plus important d’analyser le pourquoi. Pourquoi ne se montrent-ils·elles pas sensibles face à la perversion d’un régime qui prétend être un gouvernement progressiste et démocratique ? Paradoxalement, les opposant·e·s supposent sans plus que la majorité des électeurs et électrices sont exaspéré·e·s et offensé·e·s par la perte de la démocratie, et par conséquent, ils·elles exigent son retour. Bien que cet angle de vue ait du sens, il ne mobilise qu’un segment de la population qui ne semble pas décisif.

Les réponses ne sont pas simples. Une des hypothèses que nous pouvons avancer est que, malgré les bénéfices matériels et symboliques, certains dans une plus large mesure que d’autres, les « non indigné·e·s » constituent en réalité une partie de la population hautement vulnérable et craintive de retourner à son état antérieur de pauvres, en-dessous des minimas acceptables, et d’exclus par leur condition d’indigène et leur origine populaire. En outre, ceux qui, dans le langage du MAS, sont la nouvelle classe moyenne émergente et populaire, associent l’essor économique – avec ou sans raison- avec la gestion du gouvernement d’Evo Morales.

Depuis un certain temps, le Président se promeut et est promu comme synonyme de stabilité et de garant de ressources immédiates pour les travaux. Maintenant, le slogan de sa campagne électorale est « Evo pueblo, futuro seguro » (« Evo le peuple, avenir assuré »). C’est un discours politique qui joue sur la peur de cette frange de la population vulnérable et fragile. Même plusieurs ministres et haut dignitaires savent qu’en dehors de l’appareil étatique, son autre alternative est la rue.

Les partis d’opposition, frustrés parce que leur proposition phare de récupération de la démocratie ne fonctionne pas, fustigent les partisans du MAS et suscitent des réactions aux élans racistes, comme le fait que nous méritons un Evo Morales car nous ne lisons même pas un livre par an. Ce qui est sûr c’est que leurs offres électorales, qui sont en réalité des listes décousues, ne répondent pas aux attentes de ceux et celles qui vivent dans une situation précaire et de beaucoup d’autres qui se taisent face aux excès du pouvoir politique. Les opposant·e·s ne condamnent pas non plus les affaires du gouvernement avec celles et ceux qui concentrent le contrôle de la richesse générée par l’exploitation des ressources.

Mais le scénario à plus grand risque qu’ignorent ou dissimulent tant les partisan·ne·s du gouvernement que les opposant·e·s, c’est la coïncidence redoutable entre le ralentissement de l’économie mondiale et notre situation de vulnérabilité et de fragilité. Si les prix internationaux chutaient brusquement ou si les réserves de matières premières s’épuisaient, le désastre serait inévitable et généralisé. Malheureusement, il est très probable que cela se produise dans les prochaines années. La Chine ralentit, le commerce mondial stagne et les prix subissent plus de chutes brutales que de hausses. De son côté, la Bolivie épuise ses sources de richesses naturelles et les entreprises étatiques non extractives sont déficitaires. Dans ce contexte, Evo continuera-t-il à être l’avenir assuré de la Bolivie ? Quel sera le sort des « non indigné·e·s » ?

La précarité est un mal répandu. Pour cette raison, le droit de subsister est prioritaire pour de nombreux et nombreuses Bolivien·ne·s, même au-dessus de certains défis transcendantaux et historiques. Le coût politique est élevé : la dégradation sévère de la démocratie et une classe politique qui n’a plus d’idéaux mais que des intérêts.

[1] 21F : référendum du 21 février 2016, lors duquel les Boliviens avaient dit « non » à une modification de la Constitution permettant à Evo Morales de se présenter pour un quatrième mandat.

[2] Carlos Meza est candidat aux élections présidentielles, représentant de la Communauté Citoyenne, de tendance libérale. Actuellement, les sondages le placent en seconde position derrière Evo Morales.

L’article original (en espagnol) est disponible sur le site de TIERRA.

Les « non indigné·e·s »

Les élections générales de Bolivie auront lieu le 20 octobre 2019, pour élire le·la président·e et le·la vice-président·e de l’Etat Plurinational, 130 député·e·s et 36 sénatrices et sénateurs pour la période 2020-2025. Malgré les résultats du référendum du 21 février 2016, lors duquel les Bolivien·ne·s avaient dit « non » à une modification de la Constitution permettant à Evo Morales de se présenter à la réélection, celui-ci a décidé de postuler à un quatrième mandat.

A quelques semaines du scrutin, Gonzalo Colque, Directeur de Fundación TIERRA, partenaire d’Eclosio, partage son analyse dans l’article « Les non indigné·e·s ».

« Les derniers sondages électoraux portent à penser qu’ils constitueraient une majorité : 6 électeurs potentiels sur 10, dont 4 en faveur du MAS et deux encore indécis. Il est frappant de constater que ces derniers, même s’ils envisagent les alternatives, ne rejettent pas complètement le projet d’Evo Morales et de ses partisans de se maintenir au pouvoir. »

Article original (en espagnol) disponible sur le site de TIERRA.

L’agroécologie : évolutions et défis face au marché


Synopsis

En réaction aux limites de l’agriculture conventionnelle, l’agroécologie s’est imposée comme mouvement alternatif et rencontre une demande des consommateurs de produits plus respectueux de l’environnement. Son développement suscite cependant des défis, notamment celui de l’accès aux marchés par les producteurs: comment éviter que les gros producteurs accaparent le marchés et marginalisent les petits producteurs? La libre concurrence est faussée, au minimum une réglementation est nécessaire.


Publié par UniverSud-Liège- Août 2019

Depuis la seconde moitié des années 1940, le processus de modernisation agraire conventionnel et d’industrialisation promu par les pays « du Nord » s’est exporté dans les pays « du Sud » sous le nom de révolution verte en tant que politique de développement agraire. Cette approche s’est encore élargie dans les années 1990 avec la mondialisation économique qui démontre aujourd’hui ses limites : les crises systémiques, le changement climatique, l’insécurité alimentaire et les inégalités sociales affectent de plus en plus l’agriculture familiale.

Face aux limites et aux impacts de cette agriculture, basée sur l’utilisation importante d’énergies fossiles, un changement progressif du modèle agraire conventionnel s’opère dans différentes régions. Des cultures originelles centrées sur la nature au développement de mouvements agraires alternatifs et de courants académiques critiques du statu quo dans les années 30, tout converge vers l’agroécologie en tant que science, praxis[1] et mouvement social. L’importante évolution de l’agroécologie ces dernières décennies et son rapprochement avec le marché alimentaire implique de nombreux défis qui doivent être analysés.

L’agroécologie, un vaste concept

Le cadre conceptuel de l’agroécologie a évolué, intégrant des niveaux de définitions plus larges et plus complets au fil du temps[2] tout en rendant parfois la notion d’agroécologie[3] plus floue, controversée et polyvalente.

Pour Wenzel et Soldat (2009)[4], entre autres, la notion d’agroécologie implique de la considérer comme une discipline scientifique, comme un mouvement social ou comme un ensemble de pratiques agricoles. Elle peut aussi être dimensionnée et différenciée selon son échelle d’approche territoriale ou systémique : au niveau des parcelles, au niveau de l’agroécosystème et au niveau du système alimentaire.

D’autres, tels qu’Altieri ou Gliesman, s’accordent à dire que « l’agroécologie en tant que science, intègre les connaissances traditionnelles et les progrès de l’écologie et de l’agronomie et fournit des outils pour concevoir des systèmes qui, basés sur les interactions de biodiversité, fonctionnent par eux-mêmes et améliorent leur propre fertilité, la régulation des parasites, de la santé et de la productivité, sans exiger des ensembles technologiques[5]”.

L’agroécologie, à partir de son expérience pratique et de son évolution, propose et construit de nouveaux rapports de production avec les variables socio-économiques et environnementales à l’intérieur et à l’extérieur des systèmes agroalimentaires locaux. En mettant l’accent sur la relocalisation socio-économique de l’agroécologie, elle promeut notamment la sécurité et la souveraineté alimentaire. Elle vise notamment à réorganiser les rapports de force afin de rendre le marché plus équitable, à renforcer la résilience sociale et environnementale et à favoriser le bien-être et des modes de vie plus sains pour tout un chacun.

L’agroécologie implique également un processus complexe d’apprentissage dans la gestion des territoires et des agroécosystèmes. Ce processus résulte de l’observation de méthodes, pratiques et connaissances et se réalise à travers différents cycles d’expérimentation basés sur des essais-erreur-adaptation.

L’agroécologie, loin d’être uniquement liée aux pratiques agricoles, est donc un concept englobant de nombreuses notions différentes.

Le marché mondial des produits bio, un marché en augmentation

Depuis la crise économique de 2008, il y a eu une baisse générale de la consommation sur des marchés aux États-Unis, en Europe et en Asie. Ce n’est pas le cas des produits biologiques, qui, au contraire, ont continué de croître à des taux plus élevés que les aliments conventionnels[6]. On estime que depuis 2004, les ventes mondiales de produits biologiques ont augmenté de 157 %[7]. Toutefois, cette croissance soutenue des produits biologiques sur le marché alimentaire mondial, en termes absolus, est encore très relative par rapport au volume commercial des aliments conventionnels. À ce jour, le volume commercial de la demande mondiale d’aliments biologique représente 10% des aliments conventionnels.

Les chiffres indiquent clairement que le marché mondial des produits biologiques est devenu important et qu’il continuera à croître, même si sa valeur de vente – dans de nombreux cas – est supérieure à celle des produits conventionnels. Au cours de la prochaine décennie, le commerce des produits biologiques pourrait approcher le seuil de 25% si les facteurs structurels du marché (présentés ci-dessous) sont surmontés avec une plus grande participation des producteurs et productrices agroécologiques organisés.

Concrètement, une étude[8] réalisée par la chercheuse Allison Loconto sur différents marchés de par le monde a pu mettre en évidence :

  1. Que le concept de produits « agroécologiques » émerge dans des systèmes alimentaires localisés et diversifiés ;
  1. Que les produits « agroécologiques » sont commercialisés par des initiatives durables en filières courtes à des prix équitables ;
  2. qu’il existe un contact personnel et une communication directe entre les consommateur·trice·s et les producteur·trice·s (via les médias sociaux, Internet, les échanges personnels, les visites d’exploitations agricoles) et que ce sont les principaux moyens de valoriser une qualité agroécologique ; et que les marchés agroécologiques sont des initiatives qui durent longtemps et qui créent du lien social, mais que leur autonomie financière n’est pas toujours assurée (ce n’était pas un objectif pour 50% des cas étudiés).

Elle souligne également qu’il s’agit de marchés dynamiques et qu’ils permettent une plus grande disponibilité et un meilleur accès aux produits agroécologiques. En ce sens, les marchés diversifiés de ces produits peuvent contribuer à des régimes alimentaires durables.

Malgré leur potentiel, l’expansion des marchés agroécologiques reste limitée par des facteurs structurels[9] :

  • Les produits biologiques sont souvent plus chers et plus difficilement accessibles.
  • Les mécanismes de certifications sont complexes et les coûts de transition vers la production biologique sont importants.
  • Peu de terres sont cultivées écologiquement : on estime que cela ne représente que 1% de la planète (qui se réparti comme suit : 40% en Océanie, 27% en Europe, 15% en Amérique latine et 12% aux États-Unis et autres pays).
  • Sur le marché alimentaire mondial, les intérêts économiques et commerciaux des pays industrialisés et des lobbies des grandes sociétés transnationales prévalent.
  • Les effets et impacts de la variabilité et du changement climatique sont incertains. Face à la crise environnementale, les pays dits “développés”, les sociétés agrochimiques, ainsi que certains organismes de coopération technique, intègrent et/ou encouragent également de nouvelles approches technocentrées faisant actuellement l’objet de controverses.
  • L’appui politique et institutionnel est insuffisant pour permettre une réelle incitation et dégager les ressources technico-financières nécessaires.

Il existe donc des disparités et de nombreuses limites au niveau des marchés locaux, qui, si on ne les considère pas, peuvent mettre en péril la perspective d’une sécurité et souveraineté alimentaire.

Risques et défis liés au marché

Avec l’augmentation de la demande de produits biologiques, l’offre devrait également avoir augmenté (mais pas nécessairement au même rythme). Sur base d’Altieri (2016), qui soutient que « les principes de l’agroécologie peuvent s’appliquer à n’importe quelle activité, à petite ou grande échelle », nous remarquons que l’évolution d’échelle de la production biologique et des volumes de l’offre commerciale a une dynamique et une portée différentes dans les pays du Nord et du Sud.

Si le contexte de libre-marché présente des débouchés pour la production issue de l’agriculture écologique, ceux-ci ne sont pas accessibles pour tous les acteurs de la même façon. En effet, les « petits producteurs » agroécologiques, disposant de peu de ressources financières, jouent dans la même cour que les acteurs agro-industriels ayant accès à des économies d’échelle et des capitaux importants ainsi qu’à des subsides (tels que ceux de la PAC). Les règles sont les mêmes, mais les dés semblent pipés. Ainsi, l’offre des « petits producteurs » risque d’être écartée de manière structurelle par la réappropriation de l’agriculture écologique par les acteurs industriels dominants[10].

Les nouveaux acteurs de l’alimentation écologique, qui commercialisent aussi des aliments conventionnels, se renforceraient sous les mesures protectionnistes des pays dits “du Nord” et de l’écart avec les politiques de libre-marché imposées aux pays dits “du Sud”, au détriment des producteurs et productrices agroécologiques qui sont déplacé·e·s ou marginalisé·e·s par le marché. Le contrôle de l’État est affaibli et il n’est pas possible de distinguer clairement quelles sont les règles, quels acteurs tiennent vraiment les rênes ni quels intérêts ils représentent.

Mais alors, que faire ?

Dans un tel contexte, certains courants agroécologiques plus critiques affirment que la dynamique et l’évolution du marché alimentaire mondial « conventionnalisent » les modes de production et de commercialisation des produits écologiques. Cela bouleverse les principes et paradigmes de l’agroécologie et risque de la conduire à un dangereux réductionnisme technico-commercial si aucune mesure n’est prise. Il est donc impératif de procéder à une révision permanente des postulats, principes et stratégies de l’agroécologie.

Face à la dynamique et à la “rationalité” du marché, il est important que le mouvement agroécologique, la recherche et les citoyen-ne-s réfléchissent de manière approfondie et autocritique à certaines questions : Le modèle économique hégémonique absorbe-t-il les postulats centraux de l’agroécologie ? Quels sont les risques et les défis de la « conventionnalisation » de l’agroécologie ? Pour le mouvement agroécologique, quels sont les changements futurs envisageables face à la dynamique imposée par le marché alimentaire et les implications pour la sécurité et la souveraineté alimentaires ? Quelles politiques publiques, sans être forcément explicitement en lien avec l’agroécologie, contribuent à réaliser une agriculture familiale durable ?

Les accords, les lois et les règlements qui favorisent le développement de l’agriculture familiale et de l’agroécologie et la consommation d’aliments sains doivent être encouragés et accompagnés d’une volonté politique effective des gouvernements. Toutefois, ces instruments peuvent s’avérer insuffisants pour les marchés déréglementés, où les monopoles ou les oligopoles prédominent et où les consommateurs et consommatrices paient les coûts et où les “petits producteurs et productrices” sont en concurrence déloyale avec les produits subventionnés des pays industrialisés.

Nous savons aujourd’hui que le marché mondial de l’alimentation et de la biodiversité implique des entreprises très rentables, d’où son importance et la priorité qu’il devrait représenter pour les gouvernements dans la conception de politiques, de stratégies et de recherches en matière de développement technologique, d’adaptation et d’innovations dans les services agroalimentaires, sanitaires et environnementaux qui sont stratégiques pour planifier le développement durable.

Walter Chamochumbi, Eclosio

Traduction de Gwendoline Rommelaere, Eclosio.

 

[1] La praxis se réfère à la pratique, à l’action transformatrice de l’agroécologie depuis la réalité du champs, de la parcelle

[2] Wezel & Soldat, 2009, citado en “Políticas públicas a favor de la agroecología en América Latina y El Caribe”, Red Políticas Públicas en AL y El Caribe (2017), Cap. 1 Concepto de agroecología y marco analítico de Jean-François Le Coq, Eric Sabourin, Erwan Sachet et al, pág.7.

[3] Il existe de nombreux concepts reliés à l’agroécologie, mais ce n’est pas l’objectif principal de l’article de s’attarder sur ce sujet. Les dénominations “agriculture biologique” et « agriculture agroécologique » peuvent parfois être considérées comme synonymes. Ici, nous utiliserons la dénomination agroécologique qui va plus loin que la logique de substitutions des intrants écologiques qui, lorsqu’ils sont liés au marché, deviennent des biens échangeables comme dans le paradigme de l’agriculture conventionnelle.

[4] Ibid.

[5] “La agricultura del futuro será agroecológica”, artículo de Miguel Altieri (2016), en Sociedad y Ambiente, www.ecoportal.net.

[6] “Alimentos orgánicos: Mercado hacia el crecimiento”, artículo en www.prochile.gob.cl / Cultura orgánica, s/a.

[7] “El mercado de productos orgánicos está en auge”, www.concienciaeco.com/2015/06/17/mercado-productos-organicos-esta-auge-infografia / Conciencia Eco, 2015. Revista digital sobre cultura ecológica.

[8]Sur 12 cas de marchés agroécologiques dans quatre pays d’Afrique, deux d’Asie, cinq d’Amérique du Sud et un d’Europe, où il existe plusieurs canaux de distribution diversifiés : l’autoconsommation, les foires et marchés locaux, vente directe, vente sur ferme et dans l’horeca. “Cómo las innovaciones para el mercado fomentan la agricultura sostenible y una mejor alimentación”, 2017, Dra. Allison Marie Loconto, Chargée de recherche, Institut National de la Recherche Agronomique (INRA); Visiting Scientist FAO. Avec la collaboration de : Alejandra Jiménez, Emilie Vandecandelaere y Florence Tartanac de la FAO.

[9] Organic Motor (2010), Chamochumbi, W. (2004, 2005) y otras fuentes citadas. “El mercado de productos orgánicos está en auge” (citado en este artículo).

[10] Bern, A. (2003),”Guía para iniciar el acceso al mercado ecológico y al mercado solidario”. PROMER-FIDAMERICA, 16 p. Citado por Chamochumbi, W. (2004).

Et si le genre transformait notre regard sur l’agroécologie ?


En agriculture comme dans bien des domaines, les femmes sont discriminées par rapport aux hommes. L’agroécologie, aussi vertueuse soit-elle n’est pas, en soit, porteuse de plus d’égalité entre les sexes. Sur ce point, c’est en développant une approche spécifique de genre que l’agroécologie sera porteuse de changement. Entretien avec Sophie Charlier Chargée de mission au Monde Selon les Femmes et présidente du Conseil Consultatif Genre et Développement (CCGD), elle est également professeure invitée au Centre d’études du développement à l’UCLouvain. Sophie Charlier a accepté de répondre à nos questions.


UniverSud-Liège Aout 2019

Eclosio: Nous allons aborder les notions de genre et agroécologie. Pouvez-vous définir ces concepts et nous expliquer les liens que vous voyez entre ces deux notions ?

Le genre, c’est requestionner les rôles stéréotypés, socialement construits entre les femmes et les hommes dans les différentes sociétés et leurs conséquences sur les possibilités de se réaliser chacun·e d’entre nous. C’est aussi, requestionner les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes et rendre visible la place des femmes dans la société.

Notre conception de l’agroécologie féministe est une approche de l’agroécologie qui va bien au-delà la dimension technique agricole. Elle s’inscrit dans une vision globale de la vie (cosmovision) qui relie les écosystèmes agricoles et les systèmes alimentaires, mais également les relations sociales et culturelles, dont les rapports entre les femmes et les hommes. L’agroécologie féministe se réfère à une série de principes et de pratiques qui améliore la résilience et la durabilité des systèmes alimentaires et agricoles tout en revisitant les rapports entre les femmes et les hommes. Concrètement, l’agroécologie utilise des techniques comme le compostage, la recherche de complémentarités entre les espèces (associations de cultures et/ou culture-élevage), l’utilisation minimale (ou aucune utilisation) d’intrants chimiques,… De plus, elle va chercher à intégrer dans sa pratique le croisement des savoirs locaux et des nouvelles techniques agricoles en lien avec l’ensemble des paramètres de gestion écologique de l’espace cultivé (comme l’accès et le contrôle des ressources, la meilleure utilisation de l’eau, la lutte contre l’érosion, les haies, le reboisement…). Elle va également intégrer l’économie c’est-à-dire la manière dont la production peut être utilisée, commercialisée (à travers différents circuits) et/ou consommée directement par la famille ainsi que la notion de travail décent (salaires et sécurité sociale). L’approche par les femmes y ajoute d’autres dimensions telles que la sécurité : la lutte contre les violences, l’accès à une sécurité sociale pour toutes et tous en milieu rural, la sécurité alimentaire de la famille…

Cette approche prend également en compte d’autres dimensions autour des savoirs locaux, des nouvelles technologies et surtout la coresponsabilité des hommes et des femmes au sein de la famille et dans les organisations sociales. C’est donc une approche très globale.

Les rapports de pouvoir et de genre supposent différents besoins spécifiques de la femme qu’il faut prendre en considération. Il est nécessaire de s’interroger sur les connaissances des femmes, leur rôle dans l’agroécologie, les types de cultures qu’elles font et comment les améliorer. Par exemple au Sénégal, la gestion de l’eau pour l’irrigation se fait à travers des organisations sociales, elles établissent le calendrier d’irrigation des champs. On s’est aperçu que les champs des femmes sont toujours irrigués en dernier parce qu’elles ne sont pas présentes ou à une place importante dans l’organisation sociale pour influencer les décisions ou faire entendre leurs voix. Leurs intérêts ne sont donc pris en compte qu’en dernier lieu.

Eclosio: Comment décririez-vous la situation de la femme aujourd’hui dans le monde rural en général et dans l’agroécologie en particulier ?

D’emblée, il faut recontextualiser les situations car les besoins et la façon d’y répondre, diffèrent d’un pays à l’autre. Cependant, on peut trouver des similitudes telles que leurs difficultés à accéder aux ressources (comme la terre, l’eau, la technologie). Dans l’agriculture à l’échelle familiale, on retrouve les femmes le plus souvent dans la production maraichère, le petit élevage ou encore dans la transformation des produits agricoles, même si certaines sont aussi présentes dans les cultures de rentes (mais généralement sur les terres du mari).

En Belgique, elles transforment les produits laitiers en fromage, en beurre et/ou en glace. On retrouve aussi cette logique au « Sud » où les femmes transforment le karité en produits cosmétiques, les céréales en farines alimentaires, les fruits en jus… et les commercialise sur des marchés locaux.

Retenons que l’approche féministe de l’agroécologie transparait également avec les enjeux de sécurité, de coresponsabilité et d’accès différencié aux ressources et aux nouvelles technologies. Par exemple, en ce qui concerne le numérique, il existe des programmes spécifiques pour s’informer des éventuels problèmes de sécheresse ou d’invasion d’insectes ou encore des prix des produits sur différents marchés, mais souvent, même si les femmes ont un téléphone portable, elles y ont très peu accès par manque de connaissances.

Parler d’agroécologie ne signifie pas maintenir une agriculture de survie, mais bien de partir des connaissances ancestrales (notamment dans l’association des cultures, du calendrier agricole…) en les croisant à des recherches pour l’amélioration de celles-ci. Cela signifie notamment pour les femmes, de réaliser des recherches pour améliorer les cultures maraichères et le petit élevage et pas seulement les cultures de rentes ainsi que de développer de nouveaux outils agricoles mieux adaptés aux besoins.

Eclosio: Vous qui avez travaillé avec bon nombre d’organisations et autres groupements féminins dans plusieurs pays, comment appréhendez-vous le regard de ces femmes sur l’agroécologie ?

Les situations sont assez différentes. En Amérique latine par exemple, la notion d’agroécologie est très claire et mise en pratique depuis très longtemps. En Bolivie, lors d’une recherche réalisée avec le Monde selon les femmes, les agricultrices ont proposé une approche de l’agroécologie avec une perspective de genre autour de 7 axes (chiffres symboliques dans plusieurs cultures) : l’accès aux ressources, la production durable, l’accès aux marchés, le travail digne, la sécurité, les savoirs locaux et la coresponsabilité familiale et sociale. Cette approche de l’agroécologie féministe a été reprise à d’autres endroits.

Dans certaines régions du Sénégal, l’agroécologie a aussi un sens même si parfois, les productrices parlent d’une agriculture familiale, leurs pratiques peuvent être liées à l’agroécologie (en associant les cultures et le compost d’origine animale et végétale…). Ainsi, même si elles n’emploient pas forcément le mot agroécologie, elles sont quand même dans des pratiques semblables.

Eclosio: Pensent-elles que cette autre manière de faire l’agriculture peut améliorer les rapports de genre ?

Elles affirment qu’il y a du changement, les hommes sont d’accord également, même s’il y a encore du chemin notamment par rapport à la coresponsabilité familiale et sociale. Au Sénégal, les gens commencent à en parler. C’est un processus long qui fait son chemin. Je ne pense pas que ce soit l’agroécologie en tant que telle qui permette de changer les rapports de genre. C’est plutôt l’agroécologie dans une perspective de genre (féministe) qui portée par les femmes et les hommes peut être porteuse de changements.

Eclosio: Les femmes qui travaillent dans l’agroécologie sont-elles plus engagées dans les mouvements sociaux et paysans ?

En Belgique comme au Sénégal, encore trop souvent, les femmes sont peu visibles dans les mouvements paysans mixtes, mais bien plus présentes dans les mouvements de femmes. Elles ont encore des difficultés à être présentes lors des réunions et à se faire entendre dans les mouvements mixtes, aussi bien dans l’agroécologie que dans l’agriculture traditionnelle familiale. C’est un problème qui existait bien avant qu’on ne parle de l’agroécologie. En Belgique par exemple, elles l’expliquent notamment par le fait que pour assister à une réunion, une personne doit rester à la ferme pour surveiller les animaux. Aussi, c’est plus facilement l’homme qui ira alors aux réunions syndicales mixtes et la femme qui assistera aux réunions de l’organisation féminine.

Eclosio: Donc, que ce soit en agriculture en général ou en agroécologie, les problèmes des femmes sont les mêmes ?

Les difficultés à se faire entendre dans les mouvements, les problèmes de violence sont des réalités qui se retrouvent des deux côtes, ce n’est pas parce qu’on fait de l’agroécologie qu’on a moins de problèmes de violence. Raison pour laquelle il est aussi important de déconstruire avec les hommes les stéréotypes de genre et de travailler sur les rôles et les masculinités au sein des organisations sociales.

Eclosio: Quelle est la position des hommes par rapport à l’agroécologie ?

Selon nos entretiens au Sénégal, les hommes estiment important que les femmes participent aux revenus de la famille, mais par contre, ils estiment que les décisions au sein des structures familiales et sociales doivent rester aux mains des hommes.

On entend souvent dire de la part des hommes que ce sont les femmes elles-mêmes qui lèguent leurs places aux hommes, au sein des organisations sociales. On voit qu’il y a encore tout un travail à faire. Néanmoins, ce travail sur la masculinité en milieu rural commence à se faire.

Eclosio: Dans les endroits où se pratique l’agroécologie observe-t-on des changements dans le regard que les hommes ont sur les femmes ? Sont-ils moins machistes ?

Pas par définition. Au contraire, le milieu rural est très conventionnel. Que ce soit en bio ou en agroécologie, les rapports de genre restent encore stéréotypés. D’où la nécessité de travailler sur la visibilité des femmes. Montrer les rôles qu’elles occupent dans la production familiale et l’importance de prendre en considération de manières spécifiques leurs besoins. Montrer que la réflexion sur la transition doit aussi s’orienter sur la transition des rapports de pourvoir et des rôles stéréotypés entre hommes et femmes dans la société. C’est vraiment un enjeu fondamental à travailler dans la culture et la mentalité profonde qui passe par l’éducation à l’école dès le plus jeune âge. Mais c’est possible d’y arriver, il y a des ouvertures dans la société.

Eclosio: Pour certain·e·s, l’agroécologie peut être perçue comme un retour en arrière. Pensez-vous que cela puisse renforcer un retour vers un système encore davantage patriarcal ?

Non, je suis convaincue que non. Certaines pratiques viennent en effet de cultures ancestrales, mais il y a une recherche continue pour améliorer ces pratiques, pour qu’elles soient plus performantes et prendre en compte toutes les dimensions de l’agroécologie. Ce n’est donc pas un retour en arrière. Par exemple, avant, on ne parlait pas de coresponsabilité, on n’utilisait pas les nouvelles technologies de l’information (avec les téléphones, etc.). C’est d’ailleurs important que les femmes, autant que les hommes, soient formées à ces nouvelles technologies.

Eclosio: Quelle est la place du genre et de l’agroécologie dans la politique de coopération belge ?

Il y a une ouverture dans la politique agricole sur les questions de genre au niveau de l’entrepreneuriat féminin. Mais actuellement, l’agriculture familiale n’est pas une priorité.

Eclosio: Pourriez-vous nous décrire le travail du Conseil Consultatif Genre et Développement ?

« Le Conseil consultatif Genre et Développement (CCGD) a été créé afin de contribuer aux décisions du Ministre de la Coopération au Développement et du Gouvernement Fédéral en matière de genre et développement. À travers son rôle de conseiller, il participe à une meilleure prise en compte du genre dans la Coopération belge au développement. Il fait également des propositions pour nourrir les travaux des instances internationales. Le CCGD rassemble l’expertise du monde académique, des conseils de femmes, des organisations non gouvernementales (ONG) et de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, aussi bien du côté francophone que néerlandophone ». (Pour en savoir plus : https://www.argo-ccgd.be/fr )

C’est donc une structure d’appui à la coopération au développement. Il est compétent pour donner des avis au ministre de la Coopération et éventuellement au parlement (sur demande) sur certaines thématiques. Le ministre actuel en fonction Mr Decroo est assez ouvert sur la question des violences et du droit reproductif. Le conseil se réunit actuellement pour préparer des notes sur une vision plus holistique de l’agriculture familiale qu’il compte adresser au prochain gouvernement et ministre de la Coopération.

Eclosio: Pour conclure, selon vous, qu’est-ce qui peut être fait pour réduire les inégalités de genre ?

Il faut travailler principalement sur l’éducation dans les associations et le cursus scolaire. Initier des formations qui prônent la déconstruction des stéréotypes de genre et mettre en évidence l’importance de ce que l’on a gagné dans une société égalitaire. Faire comprendre que l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est une question de droits humains. Il faut faire un travail spécifique avec les femmes pour qu’elles puissent définir leurs revendications, nommer leurs besoins. Cela nécessite aussi un travail sur les masculinités et sur les féminités pour comprendre c’est quoi être homme ou être femme dans une société égalitaire. Ça nécessite également un travail transversal au niveau politique et au sein des institutions pour changer les valeurs et pratiques. Il ne suffit pas de faire des lois, il faut qu’elles soient mises en application avec des condamnations à la hauteur de la gravité des faits.

 Eclosio: Que pourriez-vous proposer comme pistes d’actions (au niveau de la recherche académique, au niveau des plaidoyers, pour les citoyen·ne·s, enseignant·e·s, étudiant·e·s ou chercheur·euse·s) ?

Je pense que c’est très important que la recherche scientifique soit liée aux besoins de base, qu’elle puisse appuyer le combat spécifique des femmes en agroécologie. La recherche ne peut pas uniquement porter sur l’aspect technique, pratique, mais doit allier les aspects sociaux et travailler davantage avec les acteurs et actrices de terrain.

Les différentes facultés doivent travailler ensemble. L’interdisciplinarité, qui a été à la mode dans les années 2000 est aujourd’hui retombée alors que c’est un aspect très important. Dans certains domaines tels que la transition, une approche interdisciplinaire se développe, reste encore à y intégrer la dimension de genre.

Au niveau des programmes de cours, on a pu voir récemment des avancées comme le master interuniversitaire en études de genre. Ce sont des changements importants, qu’il faut visibiliser et encourager.

Les citoyen·ne·s, quant à eux·elles, peuvent participer aux marches des femmes, signer des pétitions, appuyer les revendications. Ils·elles peuvent également s’engager à prendre la question du genre quand ils·elles écrivent quelque chose. C’est important de se rendre compte qu’il n’y a pas de regard neutre, c’est au quotidien qu’il faut s’engager.

Entretien réalisé par Nathalie Dosso, stagiaire Eclosio

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques