Et si le genre transformait notre regard sur l’agroécologie ?

Et si le genre transformait notre regard sur l’agroécologie ?
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En agriculture comme dans bien des domaines, les femmes sont discriminées par rapport aux hommes. L’agroécologie, aussi vertueuse soit-elle n’est pas, en soit, porteuse de plus d’égalité entre les sexes. Sur ce point, c’est en développant une approche spécifique de genre que l’agroécologie sera porteuse de changement. Entretien avec Sophie Charlier Chargée de mission au Monde Selon les Femmes et présidente du Conseil Consultatif Genre et Développement (CCGD), elle est également professeure invitée au Centre d’études du développement à l’UCLouvain. Sophie Charlier a accepté de répondre à nos questions.


UniverSud-Liège Aout 2019

Eclosio: Nous allons aborder les notions de genre et agroécologie. Pouvez-vous définir ces concepts et nous expliquer les liens que vous voyez entre ces deux notions ?

Le genre, c’est requestionner les rôles stéréotypés, socialement construits entre les femmes et les hommes dans les différentes sociétés et leurs conséquences sur les possibilités de se réaliser chacun·e d’entre nous. C’est aussi, requestionner les rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes et rendre visible la place des femmes dans la société.

Notre conception de l’agroécologie féministe est une approche de l’agroécologie qui va bien au-delà la dimension technique agricole. Elle s’inscrit dans une vision globale de la vie (cosmovision) qui relie les écosystèmes agricoles et les systèmes alimentaires, mais également les relations sociales et culturelles, dont les rapports entre les femmes et les hommes. L’agroécologie féministe se réfère à une série de principes et de pratiques qui améliore la résilience et la durabilité des systèmes alimentaires et agricoles tout en revisitant les rapports entre les femmes et les hommes. Concrètement, l’agroécologie utilise des techniques comme le compostage, la recherche de complémentarités entre les espèces (associations de cultures et/ou culture-élevage), l’utilisation minimale (ou aucune utilisation) d’intrants chimiques,… De plus, elle va chercher à intégrer dans sa pratique le croisement des savoirs locaux et des nouvelles techniques agricoles en lien avec l’ensemble des paramètres de gestion écologique de l’espace cultivé (comme l’accès et le contrôle des ressources, la meilleure utilisation de l’eau, la lutte contre l’érosion, les haies, le reboisement…). Elle va également intégrer l’économie c’est-à-dire la manière dont la production peut être utilisée, commercialisée (à travers différents circuits) et/ou consommée directement par la famille ainsi que la notion de travail décent (salaires et sécurité sociale). L’approche par les femmes y ajoute d’autres dimensions telles que la sécurité : la lutte contre les violences, l’accès à une sécurité sociale pour toutes et tous en milieu rural, la sécurité alimentaire de la famille…

Cette approche prend également en compte d’autres dimensions autour des savoirs locaux, des nouvelles technologies et surtout la coresponsabilité des hommes et des femmes au sein de la famille et dans les organisations sociales. C’est donc une approche très globale.

Les rapports de pouvoir et de genre supposent différents besoins spécifiques de la femme qu’il faut prendre en considération. Il est nécessaire de s’interroger sur les connaissances des femmes, leur rôle dans l’agroécologie, les types de cultures qu’elles font et comment les améliorer. Par exemple au Sénégal, la gestion de l’eau pour l’irrigation se fait à travers des organisations sociales, elles établissent le calendrier d’irrigation des champs. On s’est aperçu que les champs des femmes sont toujours irrigués en dernier parce qu’elles ne sont pas présentes ou à une place importante dans l’organisation sociale pour influencer les décisions ou faire entendre leurs voix. Leurs intérêts ne sont donc pris en compte qu’en dernier lieu.

Eclosio: Comment décririez-vous la situation de la femme aujourd’hui dans le monde rural en général et dans l’agroécologie en particulier ?

D’emblée, il faut recontextualiser les situations car les besoins et la façon d’y répondre, diffèrent d’un pays à l’autre. Cependant, on peut trouver des similitudes telles que leurs difficultés à accéder aux ressources (comme la terre, l’eau, la technologie). Dans l’agriculture à l’échelle familiale, on retrouve les femmes le plus souvent dans la production maraichère, le petit élevage ou encore dans la transformation des produits agricoles, même si certaines sont aussi présentes dans les cultures de rentes (mais généralement sur les terres du mari).

En Belgique, elles transforment les produits laitiers en fromage, en beurre et/ou en glace. On retrouve aussi cette logique au « Sud » où les femmes transforment le karité en produits cosmétiques, les céréales en farines alimentaires, les fruits en jus… et les commercialise sur des marchés locaux.

Retenons que l’approche féministe de l’agroécologie transparait également avec les enjeux de sécurité, de coresponsabilité et d’accès différencié aux ressources et aux nouvelles technologies. Par exemple, en ce qui concerne le numérique, il existe des programmes spécifiques pour s’informer des éventuels problèmes de sécheresse ou d’invasion d’insectes ou encore des prix des produits sur différents marchés, mais souvent, même si les femmes ont un téléphone portable, elles y ont très peu accès par manque de connaissances.

Parler d’agroécologie ne signifie pas maintenir une agriculture de survie, mais bien de partir des connaissances ancestrales (notamment dans l’association des cultures, du calendrier agricole…) en les croisant à des recherches pour l’amélioration de celles-ci. Cela signifie notamment pour les femmes, de réaliser des recherches pour améliorer les cultures maraichères et le petit élevage et pas seulement les cultures de rentes ainsi que de développer de nouveaux outils agricoles mieux adaptés aux besoins.

Eclosio: Vous qui avez travaillé avec bon nombre d’organisations et autres groupements féminins dans plusieurs pays, comment appréhendez-vous le regard de ces femmes sur l’agroécologie ?

Les situations sont assez différentes. En Amérique latine par exemple, la notion d’agroécologie est très claire et mise en pratique depuis très longtemps. En Bolivie, lors d’une recherche réalisée avec le Monde selon les femmes, les agricultrices ont proposé une approche de l’agroécologie avec une perspective de genre autour de 7 axes (chiffres symboliques dans plusieurs cultures) : l’accès aux ressources, la production durable, l’accès aux marchés, le travail digne, la sécurité, les savoirs locaux et la coresponsabilité familiale et sociale. Cette approche de l’agroécologie féministe a été reprise à d’autres endroits.

Dans certaines régions du Sénégal, l’agroécologie a aussi un sens même si parfois, les productrices parlent d’une agriculture familiale, leurs pratiques peuvent être liées à l’agroécologie (en associant les cultures et le compost d’origine animale et végétale…). Ainsi, même si elles n’emploient pas forcément le mot agroécologie, elles sont quand même dans des pratiques semblables.

Eclosio: Pensent-elles que cette autre manière de faire l’agriculture peut améliorer les rapports de genre ?

Elles affirment qu’il y a du changement, les hommes sont d’accord également, même s’il y a encore du chemin notamment par rapport à la coresponsabilité familiale et sociale. Au Sénégal, les gens commencent à en parler. C’est un processus long qui fait son chemin. Je ne pense pas que ce soit l’agroécologie en tant que telle qui permette de changer les rapports de genre. C’est plutôt l’agroécologie dans une perspective de genre (féministe) qui portée par les femmes et les hommes peut être porteuse de changements.

Eclosio: Les femmes qui travaillent dans l’agroécologie sont-elles plus engagées dans les mouvements sociaux et paysans ?

En Belgique comme au Sénégal, encore trop souvent, les femmes sont peu visibles dans les mouvements paysans mixtes, mais bien plus présentes dans les mouvements de femmes. Elles ont encore des difficultés à être présentes lors des réunions et à se faire entendre dans les mouvements mixtes, aussi bien dans l’agroécologie que dans l’agriculture traditionnelle familiale. C’est un problème qui existait bien avant qu’on ne parle de l’agroécologie. En Belgique par exemple, elles l’expliquent notamment par le fait que pour assister à une réunion, une personne doit rester à la ferme pour surveiller les animaux. Aussi, c’est plus facilement l’homme qui ira alors aux réunions syndicales mixtes et la femme qui assistera aux réunions de l’organisation féminine.

Eclosio: Donc, que ce soit en agriculture en général ou en agroécologie, les problèmes des femmes sont les mêmes ?

Les difficultés à se faire entendre dans les mouvements, les problèmes de violence sont des réalités qui se retrouvent des deux côtes, ce n’est pas parce qu’on fait de l’agroécologie qu’on a moins de problèmes de violence. Raison pour laquelle il est aussi important de déconstruire avec les hommes les stéréotypes de genre et de travailler sur les rôles et les masculinités au sein des organisations sociales.

Eclosio: Quelle est la position des hommes par rapport à l’agroécologie ?

Selon nos entretiens au Sénégal, les hommes estiment important que les femmes participent aux revenus de la famille, mais par contre, ils estiment que les décisions au sein des structures familiales et sociales doivent rester aux mains des hommes.

On entend souvent dire de la part des hommes que ce sont les femmes elles-mêmes qui lèguent leurs places aux hommes, au sein des organisations sociales. On voit qu’il y a encore tout un travail à faire. Néanmoins, ce travail sur la masculinité en milieu rural commence à se faire.

Eclosio: Dans les endroits où se pratique l’agroécologie observe-t-on des changements dans le regard que les hommes ont sur les femmes ? Sont-ils moins machistes ?

Pas par définition. Au contraire, le milieu rural est très conventionnel. Que ce soit en bio ou en agroécologie, les rapports de genre restent encore stéréotypés. D’où la nécessité de travailler sur la visibilité des femmes. Montrer les rôles qu’elles occupent dans la production familiale et l’importance de prendre en considération de manières spécifiques leurs besoins. Montrer que la réflexion sur la transition doit aussi s’orienter sur la transition des rapports de pourvoir et des rôles stéréotypés entre hommes et femmes dans la société. C’est vraiment un enjeu fondamental à travailler dans la culture et la mentalité profonde qui passe par l’éducation à l’école dès le plus jeune âge. Mais c’est possible d’y arriver, il y a des ouvertures dans la société.

Eclosio: Pour certain·e·s, l’agroécologie peut être perçue comme un retour en arrière. Pensez-vous que cela puisse renforcer un retour vers un système encore davantage patriarcal ?

Non, je suis convaincue que non. Certaines pratiques viennent en effet de cultures ancestrales, mais il y a une recherche continue pour améliorer ces pratiques, pour qu’elles soient plus performantes et prendre en compte toutes les dimensions de l’agroécologie. Ce n’est donc pas un retour en arrière. Par exemple, avant, on ne parlait pas de coresponsabilité, on n’utilisait pas les nouvelles technologies de l’information (avec les téléphones, etc.). C’est d’ailleurs important que les femmes, autant que les hommes, soient formées à ces nouvelles technologies.

Eclosio: Quelle est la place du genre et de l’agroécologie dans la politique de coopération belge ?

Il y a une ouverture dans la politique agricole sur les questions de genre au niveau de l’entrepreneuriat féminin. Mais actuellement, l’agriculture familiale n’est pas une priorité.

Eclosio: Pourriez-vous nous décrire le travail du Conseil Consultatif Genre et Développement ?

« Le Conseil consultatif Genre et Développement (CCGD) a été créé afin de contribuer aux décisions du Ministre de la Coopération au Développement et du Gouvernement Fédéral en matière de genre et développement. À travers son rôle de conseiller, il participe à une meilleure prise en compte du genre dans la Coopération belge au développement. Il fait également des propositions pour nourrir les travaux des instances internationales. Le CCGD rassemble l’expertise du monde académique, des conseils de femmes, des organisations non gouvernementales (ONG) et de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, aussi bien du côté francophone que néerlandophone ». (Pour en savoir plus : https://www.argo-ccgd.be/fr )

C’est donc une structure d’appui à la coopération au développement. Il est compétent pour donner des avis au ministre de la Coopération et éventuellement au parlement (sur demande) sur certaines thématiques. Le ministre actuel en fonction Mr Decroo est assez ouvert sur la question des violences et du droit reproductif. Le conseil se réunit actuellement pour préparer des notes sur une vision plus holistique de l’agriculture familiale qu’il compte adresser au prochain gouvernement et ministre de la Coopération.

Eclosio: Pour conclure, selon vous, qu’est-ce qui peut être fait pour réduire les inégalités de genre ?

Il faut travailler principalement sur l’éducation dans les associations et le cursus scolaire. Initier des formations qui prônent la déconstruction des stéréotypes de genre et mettre en évidence l’importance de ce que l’on a gagné dans une société égalitaire. Faire comprendre que l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est une question de droits humains. Il faut faire un travail spécifique avec les femmes pour qu’elles puissent définir leurs revendications, nommer leurs besoins. Cela nécessite aussi un travail sur les masculinités et sur les féminités pour comprendre c’est quoi être homme ou être femme dans une société égalitaire. Ça nécessite également un travail transversal au niveau politique et au sein des institutions pour changer les valeurs et pratiques. Il ne suffit pas de faire des lois, il faut qu’elles soient mises en application avec des condamnations à la hauteur de la gravité des faits.

 Eclosio: Que pourriez-vous proposer comme pistes d’actions (au niveau de la recherche académique, au niveau des plaidoyers, pour les citoyen·ne·s, enseignant·e·s, étudiant·e·s ou chercheur·euse·s) ?

Je pense que c’est très important que la recherche scientifique soit liée aux besoins de base, qu’elle puisse appuyer le combat spécifique des femmes en agroécologie. La recherche ne peut pas uniquement porter sur l’aspect technique, pratique, mais doit allier les aspects sociaux et travailler davantage avec les acteurs et actrices de terrain.

Les différentes facultés doivent travailler ensemble. L’interdisciplinarité, qui a été à la mode dans les années 2000 est aujourd’hui retombée alors que c’est un aspect très important. Dans certains domaines tels que la transition, une approche interdisciplinaire se développe, reste encore à y intégrer la dimension de genre.

Au niveau des programmes de cours, on a pu voir récemment des avancées comme le master interuniversitaire en études de genre. Ce sont des changements importants, qu’il faut visibiliser et encourager.

Les citoyen·ne·s, quant à eux·elles, peuvent participer aux marches des femmes, signer des pétitions, appuyer les revendications. Ils·elles peuvent également s’engager à prendre la question du genre quand ils·elles écrivent quelque chose. C’est important de se rendre compte qu’il n’y a pas de regard neutre, c’est au quotidien qu’il faut s’engager.

Entretien réalisé par Nathalie Dosso, stagiaire Eclosio