La coopération Sud-Sud : une alternative plus égalitaire ?


La coopération entre États du Nord et du Sud restent marquée par des relations déséquilibrées à l’avantage des premiers. La coopération Sud Sud serait-elle plus égalitaire? Étude de cas de coopération Indo-sénégalais par Bénédicte Bazyn diplômée Uliège et participante aux ateliers d’écriture d’Eclosio


En général, la coopération au développement est perçue positivement. Aider les populations les plus désavantagées afin de créer un monde plus juste semble, effectivement, être un acte noble. Cette vision est cependant à nuancer. Si l’on y regarde de plus près, on constate qu’un paternalisme occidental reste souvent présent sur la scène internationale. Plus précisément, on remarque que si les pays occidentaux viennent en aide aux autres, se conférant une image de sauveurs et d’exemple à suivre, ils conservent dans le même temps des relations déséquilibrées à leur avantage. La coopération est-elle forcément intéressée ? Ou peut-on avoir des relations d’entraide égalitaire entre pays ?

Pour répondre à ces questions explorons un autre schéma de coopération internationale en place : la coopération Sud-Sud. Nous en entendons peu parler mais les relations dites « Sud-Sud » sont monnaie courante. Pour en savoir davantage, explorons un exemple précis. Mesdames et messieurs, attachez vos ceintures, nous décollons pour Dakar, capitale du Sénégal, afin d’analyser un projet médical indo-africain.

Qu’entendons-nous par « Sud-Sud »

Comme son nom l’indique, la coopération Sud-Sud fait référence à des relations d’aide entre nations dites « du Sud ». Pour rappel, on parle de « Sud » pour faire référence aux Etats qui possèdent un PIB faible, par opposition aux pays « du Nord », ou occidentaux, qui sont qualifiés de « développés ». Cependant, la coopération Sud-Sud ne consiste pas en des liens entre Etats à faibles revenus. En fait, il s’agit de rapports qui lient des pays aux revenus peu élevés à des nations dites émergentes. Ces dernières sont caractérisées par un taux de croissance économique conséquent, des structures économiques semblables aux nations de l’OCDE, malgré un PIB par habitant inférieur à ceux-ci. Généralement, lorsque l’on parle d’émergents, on fait référence aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), mais de nombreux autres pays entrent dans cette catégorie : l’Arabie Saoudite, le Koweit ou la Corée du Sud pour n’en citer que quelques-uns.

L’idée des flux de coopération Sud-Sud est de prendre le contrepied du comportement occidental en la matière. Ainsi, par exemple, les émergents concentrent leur aide sur la mise à disposition de services et la construction d’infrastructures (routes, hôpitaux, etc.), non sur la consolidation d’institutions, à l’instar de l’Occident. Bien sûr, les Etats du Nord ont construit aussi des écoles, des autoroutes ou des hôpitaux dans les pays en développement mais, si l’on se réfère au discours des institutions européennes par exemple, il s’agit d’une stratégie appartenant au passé et ce genre d’action se fait plus rare de nos jours. Les Etats émergeants insistent sur l’aspect empathique de leurs actions, sur les liens qu’ils partagent avec leurs partenaires en tant qu’ex-colonies ou contestataires des inégalités Nord-Sud ; là où les donateurs de l’OCDE agiraient uniquement dans un esprit de charité envers des peuples en détresse. Les émergents garantissent également une expertise basée sur leur propre expérience de développement. Enfin, les échanges Sud-Sud n’impliquent généralement pas de conditions, au contraire des obligations de démocratie qu’exige le Nord. Ils demandent néanmoins des bénéfices pour les deux parties : on parle de rapports « gagnants-gagnants ». En bref, les idées de solidarité  entre pays du Sud et d’émancipation s’opposeraient au paternalisme occidental qui prétend donner des leçons d’humanisme tout en assurant ses propres intérêts.

Le cas de l’Inde, en tant que partenaire d’aide Sud-Sud qui engage des montants toujours grandissants avec l’Afrique, semble particulièrement intéressant à étudier. En effet, New Delhi s’applique à se démarquer de sa principale rivale, la Chine, que beaucoup accusent d’être un nouveau colonisateur. Les indiens reprochent ainsi à leurs concurrents chinois  leur invasion des territoires africains, leur appétit vorace pour les ressources naturelles et leur tendance à ne pas engager de locaux dans les projets qu’ils mettent en place. Les acteurs indiens sont d’autant plus intéressants qu’en tant que leaders des Non-alignés[1] et héritiers de la doctrine de Gandhi, ils se targuent de traiter les pays en développement d’égal à égal.

Un projet révolutionnaire?

Pour lever le voile sur ces rapports méconnus qu’implique la coopération indo-africaine, je vous propose de revenir brièvement sur un projet de télémédecine et de formation médicale continue, implémenté par l’Inde dans quarante-huit pays africains : le Pan African e-Network. La télémédecine, consiste en la fourniture à distance de services de soins par l’intermédiaire de nouvelles technologies. Ainsi, le projet offre à des médecins, notamment au Sénégal, de contacter des confrères indiens, pour répondre à leurs interrogations sur des diagnostics complexes, et d’assister à des séances de formations dans de nombreux domaines médicaux. Ces services ont été, dès le début, assurés grâce à un système de connexion hybride (fibre optique et satellite), dans le but de permettre un accès universel aux soins et à la connaissance en matière de santé.

Ça, c’est ce que tout à chacun peut trouver dans les accords réunissant le gouvernement indien et l’Union Africaine, mais qu’en est-il dans la réalité ? Pour le savoir, rendons-nous à Dakar, dans un grand hôpital universitaire partie prenante du projet indien[2]. Les dialogues que permet ce dernier rendent évident un échange scientifique bénéfique pour les praticiens sénégalais. En contre-partie, leurs confrères en Inde reçoivent une rémunération pour chaque séance dispensée. Chacun semble y trouver son compte. Cependant, dans sa conception-même, le projet implique un déséquilibre : les médecins de Dakar se placent en apprenant lorsqu’ils demandent des conseils ou suivent des formations. En creusant un peu, on se rend compte que les inégalités ne s’arrêtent pas là. En effet, selon mes interlocuteurs de l’hôpital dakarois, les indiens ne semblent pas partageurs. De la mise en place et la maintenance des machines du réseau à la définition des horaires de séances, tout est assuré par les indiens. On est loin des promesses faites par New Delhi d’engager des locaux. Néanmoins, le Sénégal incarne une exception en Afrique dans la mesure où, suite à une importante lutte auprès des institutions concernées, le pays a obtenu de pouvoir former ses propres techniciens pour assurer la gestion du système. Cette particularité s’arrête toutefois à l’entretien du matériel, puisque New Delhi n’a pas lâché la bride sur les autres pans du partenariat. Par exemple, le personnel sénégalais n’a jamais été informé des mots de passe permettant l’accès aux différents serveurs.

La bonne volonté sénégalaise n’a pas non plus suffi à maintenir en vie le projet, qui a été mis en sommeil dès 2017 après huit ans d’activité. Depuis lors, aucune machine indienne ne peut ne serait-ce qu’être allumée. Cet arrêt était à prévoir. Premièrement, la vétusté des antennes paraboliques et des ordinateurs utilisés laissait peu de chance à la durabilité du réseau. D’autant plus qu’il n’a pas réellement été question, du côté indien, d’investir dans une technologie plus moderne. Deuxièmement, le passage de tutelle du projet à l’Union Africaine, prévu pour 2014, n’a jamais été suivi des volontés et des financements nécessaires à sa reprise par les Etats d’Afrique. Enfin, le Pan African e-Network a été annoncé dès son lancement comme un projet «  clé en main ». Cela signifie qu’il s’est appliqué de manière identique dans chaque nation participante, ce qui pose un problème. Voir l’Afrique comme un ensemble de pays identiques dans leurs situations et besoins est effectivement une grave erreur. On peut ainsi penser qu’en voyant trop grand, les indiens se sont lancés dans une partie perdue d’avance. Le réseau sera-t-il un jour remis en fonction ? Plusieurs rumeurs circulent, la plus probable étant celle de la conversion du projet en un nouveau réseau, encore plus vaste, et entièrement dirigé par l’Inde, malgré les réticences émises par certains Etats participants. Cela serait une tournure logique de la politique nationaliste que mène actuellement le Premier Ministre indien Narendra Modi.

Une question demeure : pourquoi New Delhi désire-t-elle conserver par-dessus tout ce partenariat alors qu’il semble avoir déjà montré ses limites ? En réalité, l’Inde a des intérêts en Afrique et non des moindres. Cela justifie sa présence au Sénégal même si celle-ci n’est pas semblable à celle de pays considérés comme envahisseurs, tel que la France ou la Chine, qui semblent omniprésents dans plusieurs quartiers de Dakar. La présence indienne est illustrée par quelques commerces, la marque automobile TATA, dont sont issus de nombreux bus circulant dans les rues de la capitale, ou encore les films et séries de Bollywood diffusés à la télévision. Mais c’est surtout dans les échanges commerciaux qu’on repère l’Inde. Elle est effectivement le deuxième plus grand importateur de produits sénégalais, surtout en matière de ressources énergétiques comme le phosphate. N’exportant vers son partenaire africain que des produits finis, les indiens répètent le schéma des échanges Nord-Sud qu’ils s’appliquent à dénoncer. Il arrive même que des denrées produites au Sénégal, comme les arachides, soient transformées et empaquetées en Inde avant d’être revendue dans leur pays d’origine sous le label « made in India ». En outre, New Delhi cherche à se garantir auprès du gouvernement sénégalais un allié sur le plan géopolitique afin d’obtenir un siège permanent au conseil de sécurité de l’ONU. Tous ces éléments indiquent que, même pratiquée par la nation se revendiquant de Gandhi, la coopération Sud-Sud n’est pas moins inégale que celle que nous pouvons dénoncer dans nos pays aujourd’hui.

Un avenir sombre?

Les relations de coopération Sud-Sud semblent aussi tomber dans les mêmes travers d’inégalité et de rapports de force. Devons-nous désespérer pour l’avenir de ce secteur ? Pas pour autant. En fait, plusieurs chercheurs affirment que les relations, aussi bien Sud-Sud que Nord-Sud, peuvent s’équilibrer à condition que les Etats en développement adoptent des positions plus fermes quant à leurs ambitions et leurs besoins. Il s’agit pour eux d’exiger une coopération plus juste qui leur permettrait de mettre en œuvre une stratégie qu’ils ont eux-mêmes déterminée. Ces pays peuvent aussi tirer profit de la concurrence que se livrent les pays occidentaux et émergents pour toucher aux richesses de leurs terres. Enfin, s’appuyer sur le transfert de technologies pour développer les entreprises est une stratégie non négligeable.

De plus, tout n’est pas sombre dans des projets comme le Pan African e-Network. Si sa mise en place laisse à désirer, l’outil télémédical présente un intérêt certain. Les nouvelles technologies sont devenues nécessaires pour le développement des nations, notamment dans le domaine des soins de santé, et le partage de celles-ci est une opportunité certaine. La possibilité de connecter des petits hôpitaux à de grandes infrastructures, débordant de spécialistes, peut permettre un accès plus vaste aux soins. L’installation d’un réseau de télémédecine a d’ailleurs été lancée par le gouvernement sénégalais afin de connecter les différentes régions entre elles. Cela représente une perspective d’avenir très positive.

Bénédicte Bazyn

[1] Le mouvement des Non-alignés a été officiellement lancé lors de la conférence de Belgrade, en 1961, à l’initiative du dirigeant indien Jawaharlal Nehru. À l’origine, il regroupait des pays en développement qui refusaient d’opter pour le camp d’une des deux superpuissances de l’époque (URSS et Etats-Unis). Cet ensemble d’Etats nouvellement indépendants aspirait en outre à un monde plus égalitaire et à développer des activités commerciales et de coopération entre pays du Sud.

[2] Les informations suivantes ont été recueillies dans le cadre de la réalisation d’un mémoire de fin d’étude sur le sujet. Pour ce faire, une étude de terrain a été menée au sein de l’hôpital susmentionné.

Game of Thrones et la représentation de l’altérité


Au travers des batailles épiques, des intrigues politiques, des pérégrinations des protagonistes… de  Game of Thrones se dessinent des représentations de l’altérité qui viennent marquer l’imaginaire des millions de spectateurs qui ont suivi la série. Décorticage par Gwen Horion, diplômée de l’Uliège 2019 et participante aux ateliers d’écriture d’Eclosio.


 

Des batailles épiques, des intrigues politiques complexes, de la nudité et même des dragons, Game of Thrones avait la recette parfaite pour créer un blockbuster mondial. En effet, la série fantastico-médiévale créée par David Benioff et D. B. Weiss n’est plus à présenter : depuis la diffusion du tout premier épisode en 2011, la série n’a cessé d’enchainer les succès, tant de la part de la critique que du public. Devenu un véritable phénomène médiatique et culturel, Game of Thrones a inspiré à toute une communauté de fans mais aussi au monde académique de nombreuses théories et interprétations. En effet, Game of Thrones a le mérite de susciter le débat : la série est-elle féministe ou au contraire sexiste ? Comment l’Histoire a-t-elle influencé l’intrigue ? Quelles leçons philosophiques la série nous apporte-t-elle ? Comment la différence est-elle représentée dans le show ? C’est bien cette dernière question qui va nous intéresser dans cet article. Car, dans un monde qui se veut de plus en plus multiculturel, la représentation de la différence est essentielle pour promouvoir le vivre-ensemble. Pour une meilleure compréhension du débat, une petite base théorique s’impose.

Qu’est-ce que l’altérité ?

L’altérité est un concept qui peut relever de nombreuses disciplines comme la philosophie, la sociologie ou encore la géographie. Définie de manière simple, l’altérité est caractéristique de tout ce qui est autre, distinct, différent de nous en tant qu’individu mais aussi en tant que communauté. L’altérité peut se présenter sous de nombreuses formes : l’Autre peut avoir une couleur de peau différente, une culture différente, une sexualité différente, un genre différent, et caetera. Ce concept est particulièrement important dans les études postcoloniales car l’existence de l’Autre est cruciale pour définir ce que l’on considère comme « normal » et pour pouvoir se situer dans le monde. En effet, d’après la sociologue britannique Sara Ahmed, la figure de l’Autre est indispensable à la formation de l’identité (individuelle ou communautaire) : c’est en définissant qui n’appartient pas à un groupe que l’on distingue qui fait effectivement partie du groupe. L’identité ne se définit donc pas contre la figure de l’Autre, mais grâce à cette figure.

L’Autre est essentiel, et pourtant, il fait peur. Mais cette peur est-elle innée ou le fruit d’un apprentissage ? Pour commencer à répondre à cette question, il est intéressant de regarder comment l’altérité est représentée dans la pop culture, et particulièrement dans les films et les séries télé. En effet, à l’heure de Netflix et du streaming, les films et séries font partie intégrante de notre vie quotidienne et peuvent influencer notre perception du monde en véhiculant ou, au contraire, en renversant les clichés liés à la figure de l’Autre. Alors sans plus attendre, partons pour Westeros et examinons comment l’altérité y est représentée.

L’altérité dans Game of Thrones

Dans le monde de Game of Thrones, de nombreux protagonistes sont des marginaux, c’est-à-dire des personnes qui ne rentrent pas dans les cases que la société féodale et patriarcale de Westeros impose. Pour citer quelques exemples, prenons Bran Stark, un jeune noble paraplégique, sa sœur Arya Stark, qui préfère devenir un assassin redoutable plutôt qu’une parfaite lady, Tyrion Lannister, surnommé « le Lutin » du fait de son nanisme, ou encore Lord Varys, un eunuque qui a réussi à monter les échelons de la société. Tous ces personnages, et bien d’autres encore, ne correspondent pas du tout à l’archétype du héro de série télé, et pourtant Game of Thrones en fait des personnages cruciaux plutôt que de les reléguer au second plan. Le show a donc le mérite de montrer ces personnages comme des êtres à part entière qui ont leur place à Westeros, et non comme une population qu’il faut cacher. La représentation de cette altérité est très importante car elle permet aux téléspectateurs qui s’identifient à ces personnages, ou qui partagent les mêmes caractéristiques que ces personnages, de se sentir représentés, vus et entendus. Comme l’exprime très bien l’acteur britannique Riz Ahmed, se sentir représenté dans les médias, que ce soit dans les films, les magazines ou les publicités, est essentiel car cela montre que l’on est pris en compte et que l’on est légitime. Cependant, être représenté est une chose, mais être représenté de manière réaliste en est une autre.

Daenerys Targaryen et Jon Snow : le feu et la glace

Il serait trop long d’analyser chacun des personnages de la série individuellement pour définir comment l’altérité est traitée dans Game of Thrones. Cependant, deux protagonistes, à savoir Daenerys Targaryen et Jon Snow, se révèlent être particulièrement intéressants dans leur façon de représenter la figure de l’Autre mais aussi dans leurs interactions avec d’autres Autres. En effet, Daenerys Targaryen est une princesse en exil sur le continent d’Essos et est par conséquent une étrangère à la fois sur ce continent inconnu et dans son pays natal. De plus, le fait qu’elle soit une femme (isolée, qui plus est) ne joue pas en sa faveur dans un monde où les femmes sont considérées comme une monnaie d’échange plutôt que comme des êtres humains. Pourtant, Daenerys est déterminée à reprendre le fameux Trône de Fer de Westeros. Elle fait de sa différence une force et joue des codes de la féminité à son avantage pour gagner en force et en popularité.

Le fait que Daenerys affirme sa propre identité et la porte fièrement est d’autant plus frappant qu’il se fait au détriment des différents peuples que Daenerys rencontre sur Essos. En effet, le premier peuple avec lequel Daenerys (et le spectateur) entre en contact sont les Dothraki, un peuple de guerriers nomades à la peau basanée qui vit dans les plaines d’Essos. Les Dothrakis sont représentés comme des êtres sauvages, violents et sans culture, pour qui seule la force physique d’un homme compte. De plus, les Dothrakis parlent une langue qui leur est propre et qui nécessite donc toujours un travail de traduction (grâce à des sous-titres ou via un personnage traducteur). Tout est donc fait pour que les Dothrakis apparaissent diamétralement opposés à Daenerys, mais aussi aux spectateurs eux-mêmes. Certains critiques voient dans les Dothrakis une représentation des peuples nomades d’Amérique du Nord, d’autres les identifient au peuple Mongol, d’autres encore y voient le peuple turc. Le problème qui se pose ici, cependant, n’est pas de savoir ce que représentent les Dothrakis mais plutôt le fait que la série semble assimiler toute personne de couleur à une barbarie et à une brutalité extrême.

De la même manière, les habitants de la Baie des Esclaves que Daenerys côtoient par la suite sont représentés comme particulièrement barbares et cruels, à la différence qu’eux sont clairement assimilables aux arabes, et même plus particulièrement aux arabes musulmans. En effet, comme son nom l’indique, la Baie des Esclaves est une région d’Essos qui prospère grâce à la traite des esclaves et est reconnaissable à son paysage rempli de déserts, de pyramides et de ziggurats. Comme les Dothrakis, les Maîtres de ces régions ont eux aussi un teint olive et des yeux en amandes et s’expriment dans une langue inconnue des téléspectateurs. L’association de ces éléments visuels et sonores, propre au monde arabe et à la religion musulmane, avec une pratique aussi cruelle et inhumaine que l’esclavage n’est pas anodine. Au contraire, cette représentation des musulmans, bien qu’elle ne soit que suggérée, est problématique car elle semble confirmer certains clichés islamophobes qui circulent encore de nos jours.

L’intervention de Daenerys à Essos, que ce soit auprès des Dothraki ou des esclaves de la Baie, est elle aussi problématique. En effet, en forçant les Dothrakis à renoncer à leurs pratiques barbares et en libérant les esclaves contre leur gré, Daenerys perpétue le cliché du « Sauveur Blanc », c’est-à-dire l’idée que les peuples non-blancs ont besoin de l’intervention d’un sauveur occidental afin de les sortir malgré eux de leur misère.

À l’opposé de l’attitude interventionniste et même colonialiste de Daenerys, Jon Snow, lui, est beaucoup plus nuancé dans ses rapports à l’Autre. Jon Snow est également un outsider dans le monde de Game of Thrones à cause de sa naissance : en tant que fils illégitime d’un noble de Westeros, Jon reçoit la même éducation qu’un enfant noble mais il ne peut prétendre à aucun héritage de la part de son père, pas même à son nom de famille. Jon navigue donc entre deux eaux, vivant dans un monde dans lequel il n’a aucune place, et il remet constamment en doute son identité. En rejoignant la Garde de Nuit, c’est-à-dire l’armée qui défend le fameux Mur contre les attaques venant du nord, Jon espère trouver une place aux confins d’une société qui le rejette. C’est là que Jon rencontre les Sauvageons, les peuples vivant au nord du Mur. Comme les peuples d’Essos, les Sauvageons sont représentés comme étant des sauvages, violents et barbares. Cependant, contrairement à Daenerys, Jon ne considère pas les Sauvageons comme un peuple à conquérir mais plutôt comme des alliés potentiels. Après avoir appris à connaître les Sauvageons et leurs modes de fonctionnement, Jon reconnaît que la seule vraie différence entre lui et les Sauvageons est que ceux-ci se trouvent du mauvais côté du Mur. En les faisant passer de l’autre côté de la frontière et en les protégeant de la menace des Marcheurs Blancs, Jon fait des Sauvageons ses alliés et même ses amis, ce qui se révèle utile pendant l’affrontement final avec les Marcheurs Blancs. Jon envisage donc l’Autre d’une manière totalement opposée à Daenerys : là où Daenerys voit l’altérité comme quelque chose de défini et de solide (« nous » versus « eux »), Jon au contraire y voit un espace de négociation où la différence n’est pas inhérente à un individu mais plutôt créée par la société, les coutumes et les schémas mentaux de chacun.

Pourquoi est-ce important ?

En huit saisons, Game of Thrones a réussi à créer un univers où le bien et le mal s’entremêlent et où il est difficile, voire impossible, de différencier les « méchants » et les « gentils ». Ainsi, même si l’attitude de Daenerys est problématique, la jeune fille agit toujours avec l’intime conviction d’œuvrer pour l’intérêt commun, et les nobles actions de Jon sont souvent dictées par ses ambitions personnelles. Le show ne donne donc pas de morale claire sur l’attitude à adopter face à l’altérité, mais il invite plutôt le téléspectateur à adopter un regard critique et à déceler les problématiques qui, à première vue, semblent anodines.

Bien sûr, Game of Thrones est une œuvre de fiction que l’on regarde pour se détendre et non pour en faire une analyse détaillée. Pourtant, comme nous l’avons vu, ce genre de série n’est pas à l’abri de véhiculer (de manière plus ou moins explicite) toute sorte de clichés qui influencent les téléspectateurs. C’est pourquoi il est important d’apprendre dès le plus jeune âge à toujours remettre en question ce que l’on nous présente dans les médias en général. Pour les enfants, le rôle des parents est évidemment important dans ce processus de recontextualisation car ils peuvent accompagner leurs enfants face aux écrans. Il est également indispensable que l’école fasse une place plus importante à l’éducation aux médias afin de sensibiliser les enfants et les adolescents aux messages qui se cachent dans leurs films et séries télé préférés.

Gwen Horion

Bibliographie

  • Série Game of Thrones (saisons 1 à 8), produite par David Benioff et D.B. Weiss (HBO).
  • Ahmed, Sara, Strange Encounters: Embodied Others in Post-Coloniality, Londres, Routledge, 2000.
  • Ahmed, Riz, “Riz Ahmed – Channel4 Diversity Speech 2017 @ House of Commons”, sur https://www.facebook.com/watch/?v=10154393155118997, consulté le 18 avril 2018 (vidéo Facebook).

Les limites de l’action des institutions internationales : le catalyseur du conflit Syrien


Le conflit syrien et en particulier les réactions de la communauté internationale aux attaques chimiques du régime envers sa population braquent le projecteur sur la complexité et les limites de l’action au sein des institutions internationales, garantes du droit internationale et de la paix mondiale. Étude de cas et réflexions.[1]


7 avril 2018, à Douma dans la Ghouta orientale, le régime syrien lance une frappe aérienne contre un bastion rebelle. Résultat : au moins 40 victimes civiles selon les estimations. Cette attaque n’est pourtant pas de type classique, car tout semble prouver qu’elle est « non conventionnelle » puisque d’origine chimique. C’est en réponse à ces allégations qu’une coalition composée du Royaume-Uni, des Etats-Unis et de la France vont frapper Damas le 14 avril.

Deux problèmes principaux émergent et témoignent des limites des institutions internationales à faire face à ces situations: d’une part la difficulté d’obtenir des preuves « officielles » par l’Organisation Internationale pour l’interdiction des Armes Chimiques (OIAC), nécessaires pour réagir proportionnellement, et d’autre part la réaction de la coalition sans l’aval du conseil de sécurité de l’ONU.

L’impasse diplomatique

Le conflit Syrien cristallise une grande partie des problèmes géopolitiques du moyen orient et de celles des grandes puissances mondiales. Un « dilemme de sécurité » symbolise ce conflit, où les différents Etats, se sentant mis en danger par les politiques d’autres Etats accroissent leur puissance en réaction aux risques environnants dans ce conflit afin d’assurer leur sécurité et perpétuent ainsi l’escalade de tensions dans la région.

Face à cela, les institutions internationales se retrouvent impuissantes, les divergences de discours au sortir de cette crise sont édifiantes: le président Poutine (allié du régime de Bachar El-Assad) parle d’agression à un Etat souverain et d’une violation au droit international ; quand Donald Trump parle d’une manœuvre de dissuasion envers le régime Syrien qui produit et utilise de telles armes [chimiques] et d’une réponse qui en va de la sécurité américaine.

Dans son discours Vladimir Poutine fait référence au chapitre 7 de la charte de l’ONU, selon lequel un Etat seul ne peut agir sans l’aval du conseil de sécurité. Il faut en effet une décision unanime de celui-ci, or, la Russie étant alliée du régime de Bachar El-Assad, bloque depuis le début du conflit les propositions d’actions qui vont à l’encontre des intérêts du régime syrien. Aussi, lorsqu’il a été question d’accorder, à l’OIAC, un mandat pour rechercher le type et les origines des composés (présumés) chimiques utilisés sur le terrain, la Russie a posé son véto concernant le traçage des origines. De plus, ils ont évoqué, avec le régime Syrien, des « problèmes de sécurité » pour retarder l’accès à ce théâtre indigne aux experts de l’OIAC. On est face à un véritable double jeu entre la volonté d’agir et les actions mises en œuvre, orchestré bien malheureusement par la Russie et l’Occident, au sein des organisations internationales qui nécessitent un consensus dans leurs actions. Et cela nuit à la légitimité de celles-ci … Sans les preuves apportées par l’OIAC, le conseil de sécurité ne peut acter d’une telle situation et donc prendre les mesures nécessaires pour la résoudre. Or, si certains Etats s’opposent à la poursuite de l’enquête, ou contribuent à entraver celle-ci, aucun constat fiable ne peut être porté par le conseil de sécurité devant la Cour pénale internationale …

 En parallèle, s’opposent différents médias dans une guerre médiatique pour relayer ces attaques, qui semblent fortement corroborer les allégations des différentes parties prenantes à cette crise : les médias occidentaux, les chaines suédoise TV4 et américaine CBS témoignaient via leurs envoyés sur place d’odeur de chlore et d’une atmosphère irrespirable quand leurs homologues pro Damas n’auraient, quant à elles, réunies aucun indice susceptible d’incriminer le régime de Damas. Chacun manipule son opinion publique pour soutenir ses stratégies.

Dans le cadre du conflit syrien, les attaques du régime n’étaient pas d’ordre classique, selon les allégations, mais d’ordre chimique. C’est ainsi sur un tout autre scénario que s’appuie la coalition puisque l’utilisation de ce type d’arme va à l’encontre du « code de la guerre » qui prend son origine au début des années soixante. Pourtant, quelque atrocité de ce genre soit-elle, rien n’existe, dans le droit international pour qu’un Etat agisse seul en réponse à cela. Aussi, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France ont avancé l’Etat de nécessité, qui consiste à autoriser une action illégale pour empêcher la réalisation d’un dommage plus grave pour justifier les frappes répressives. D’un point de vue sociétal, la réaction apparait donc plus que louable ; d’autant que le régime Syrien semble coutumier des attaques sur sa population, au nom d’une tactique politico-militaire qui vise à briser les foyers révolutionnaires et forcer les civils y résidants à fuir (ou mourir). La coalition a donc ainsi sciemment violé le droit international pour mieux le protéger par la suite, en réponse au tabou suprême dans « l’art de la guerre » qu’est l’utilisation des armes chimiques, quitte à faire malgré elle de nombreuses victimes civiles …

Quid du droit international ?

Le paradoxe qui ressort des législations internationales est celui-ci : on a au départ un principe d’interdiction générale quant à l’utilisation de telles armes mais il n’y a personne de légitime pour juger les infractions.

Pour revenir sur les législations concernant les armes chimiques, il est nécessaire de rappeler plusieurs choses. En premier lieu, il existe une interdiction générale de fabriquer, de stocker et d’utiliser des armes dites « chimiques ». Les traités internationaux successifs ont contribué à définir trois types de produits chimiques : ceux que l’on pourrait appeler les « armes chimiques » à proprement dit comme le sarin (neurotoxique puissant, classé arme de destruction massive en 1993) qui sont strictement interdites, ensuite viennent les « éléments » qui peuvent contribuer à détruire ou les « composants » (les « ingrédients » du sarin par exemple) et enfin les « sous composants ». Ce sont ces derniers qui ont d’ailleurs fait l’objet d’un scandale en Belgique. En effet, ils sont autorisés sauf exception car ils ont des usages courants, dans l’agriculture ou les hydrocarbures par exemple. Pourtant, trois PME belges, sont poursuivies pour avoir envoyé de manière plus ou moins dissimulée de l’isopropanol (un sous composant du sarin) en Syrie. Or, si en l’état ce produit n’est pas interdit, il incombait la responsabilité des douaniers belges de refuser l’export de tels produits vers la Syrie qui aurait déjà eu recours au sarin lors d’attaque en 2017 sur son territoire. On est là encore devant une faille des organisations internationales.

 Cela dit, le problème majeur provient du cadre général du droit international. Tous les Etats n’ont pas ratifiés la charte instaurée par la Cour pénale internationale. Les Etats-Unis, par exemple, ont demandé des exemptions et des Etats commetant des violations graves, comme la Syrie, n’en font plus partie. Comme nous l’avons vu précédemment, la sanction internationale est soumise à l’unanimité des Etats, or dans cette région du moyen Orient, on fait face à des Etats qui défendent leurs propres intérêts, ils ne voteront pas pour que leurs alliés soient sanctionnés et, qui voterait pour s’affliger une punition ? Comment avancer dans cette impasse si le système de régulation des conflits n’est pas réformé ? Pour l’instant il reste impensable de revenir sur le principe de consensus pour tendre vers une majorité qualifiée ou simple, tant le conflit syrien cristallise les tensions internationales !

Entre un système de décision du conseil de sécurité basé sur le consensus, un manque d’organe de justice compétent face aux violations des traités internationaux et des accords internationaux non ratifiés par les principaux accusés … le conflit syrien expose au grand jour toute la complexité des organisations internationales à faire face à ce genre de situations. Une réforme semblerait, a priori, nécessaire pour régler ce conflit. Mais cela n’est-il pas LA solution occidentale pour obtenir les pleins pouvoirs ? Comment ne pas créer de nouvelles tensions ou conflits en excluant la Russie, allié d’un régime jugé criminel et terroriste par l’occident ? Quelle position adopter lorsque l’on parle de « guerre juste » ou d’action humanitaire pour justifier, au monde entier, les frappes d’une coalition qui touchent aussi, malheureusement, les populations civiles ? Peut-on adopter une position de justicier du monde quand même nos entreprises fournissent des armes à nos ennemis ?

Ces questions semblent bien résumer la complexité de ce conflit : des prises de décisions rendues impossibles par une structure de décision extrêmement ardue, des actions militaro-politiques sous forme de guerre froide au nom de la justice pour les uns et du droit souverain pour d’autres …

Le résultat ? Près de 400 000 morts selon l’observatoire Syrien des Droits de l’Homme.

Théo François
Stagiaire Eclosio

[1] L’article s’appuie sur une interview de Quentin Michel, politologue Uliège et directeur d’unité d’étude européenne, et Jonathan Piron responsable des publications chez Etopia. L’entretien a été mené par Mandy Renardy et Luca Piddiu dans le cadre de l’émission Voix Solidaires S02E15 : Armes non conventionnelles, quelle législation ? Quel contrôle ? Quelle transparence ?

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques