L’Agriculture Familiale, un désintérêt justifié ? – Analyse d’éducation permanente

L’Agriculture Familiale, un désintérêt justifié ? – Analyse d’éducation permanente
  • Analyses et études d'éducation permanente

 


Une analyse de Christophe GOOSSENS, chargé de programme, référent thématique CVA (Chaine de Valeur Ajoutée), GIRE (Gestion Intégrée des Ressources en Eau), OP (Organisation des Producteurs), et en appui sur l’Insertion Socioéconomique, chez Eclosio.

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Au Sud comme au Nord, l’Agriculture Familiale est délaissée par les politiques publiques. Pourtant, elle constitue le secteur mondial qui occupe le plus de main d’œuvre et qui nourrit trois-quarts de l’humanité. L’article se penche sur cette forme d’agriculture, interroge le désintérêt auquel elle est confrontée, et décrit les actions qu’ECLOSIO entreprend pour sa promotion.

1. Définition :

L’Agriculture Familiale (AF) est la forme d’agriculture caractérisée par le lien entre la famille et l’unité de production agricole. En 2014 a eu lieu l’année internationale de l’Agriculture Familiale, pour laquelle la FAO a revu sa définition de l’AF comme suit : L’agriculture familiale est un mode d’organisation dans lequel la production agricole, forestière, halieutique, pastorale ou aquacole est gérée et exploitée par une famille et repose essentiellement sur une main-d’œuvre familiale, à la fois féminine et masculine. La famille et l’exploitation sont liées, évoluent ensemble, et remplissent des fonctions économiques, environnementales, reproductives, sociales et culturelles.

Que l’on centre la définition sur l’agriculteur-trice ou sur le système de production, il est compréhensif de dire qu’il n’y a pas une mais ‘des’ agricultures familiales. Pour déterminer sa définition, la FAO s’est basée sur une comparaison de 36 définitions de l’AF qui variaient selon les pays et les contextes. Eclosio partage plutôt une définition plus en phase avec son public cible que sont les familles d’agriculteurs de ses pays de coopération ; comme pour beaucoup, l’agriculture familiale est un système agraire reposant sur des exploitations de petite dimension travaillées chacune par une famille consommant une partie de sa production et dégageant un petit surplus de produit qui, vendu, permet à la famille d’acquérir une rémunération.

La considération de la dimension de la surface agricole est pertinente ; Pour la FAO (2014) trois quarts des exploitations familiales dans le monde font moins d’un hectare de superficie agricole. Mais s’en tenir uniquement à ce critère sans le relativiser exclurait les formes d’AF qui sont liés à l’élevage extensif ou à des formes de production plus extensive de zone forestière, aquatique, ou désertique.

La considération de la destination de la production, agriculture de subsistance versus agriculture commerciale est aussi pertinente, cependant, il convient alors de tenir compte de la part non-marchande consommée par la famille dans les mesures des contributions de l’AF au secteur agricole, ce qui n’est jamais le cas.

La considération de la mobilisation du travail familial versus le salariat est aussi pertinent. De par l’importance de la pluriactivité dans les exploitations et aussi à travers d’autres emplois saisonniers hors-ferme indispensables au vu de la faible rémunération du travail des AF, les AF démontrent une très bonne capacité à absorber les nouveaux actifs et à renouveler les générations.

2. Contributions et importance de l’Agriculture Familiale :

Les formes d’AF comptent pour plus de 500 millions d’exploitations agricoles dans le monde. Elle produit aujourd’hui 70% de l’alimentation mondiale, fournit plus de 60% de l’emploi dans les pays considérés comme les moins avancés et est garante de la plus grande biodiversité animale et végétale (Notes C2A, No 17, 2014). 1,3 milliards de personnes travaillent dans les exploitations familiales ; c’est le premier employeur au monde.

Comme il s’agit d’exploitations de taille petite à moyenne gérées par des paysans, des peuples autochtones, des communautés traditionnelles, des pêcheurs, des montagnards, des éleveurs pastoraux, et de nombreux autres groupes bien enracinés dans des réseaux territoriaux et dans des cultures locales, l’AF perpétue les traditions alimentaires et contribue ainsi à une alimentation équilibrée et à la sauvegarde de l’agro-biodiversité mondiale.

L’évènement récent de la pandémie de Covid-19 a confirmé la fonction et la capacité de résilience de l’agriculture familiale en soutenant les nombreux jeunes issus des zones rurales ayant perdu leurs activités génératrices de revenus. Au Cambodge, on estime que la population rurale a décuplée suite aux restrictions de mouvement, fermeture d’usines, pendant la période de Covid-19, quand les jeunes qui ont perdu leur travail sont revenus vivre là où la source alimentaire le permettait, c’est-à-dire dans la ferme familiale.

Les agricultures familiales sont la base historique du développement rural des pays. Elles sont au cœur des transformations, le foyer d’innombrables innovations ainsi que des grandes révolutions agricoles. Ces agriculteurs-trices dépensent leurs revenus principalement dans les marchés locaux et régionaux et participent donc à la création de nombreux emplois agricoles et non agricoles. L’AF joue un rôle primordial dans la mise en place de systèmes agroalimentaires plus productifs et durables, pour peu qu’ils puissent bénéficier d’environnements politiques favorables.

3. Les défis de l’AF et de ses soutiens :

De manière paradoxale, l’agriculture familiale constitue la grande masse des ménages ruraux pauvres et en situation d’insécurité alimentaire à l’échelle mondiale. De nombreux gouvernants du Sud et des organisations internationales doutent de ses performances et de son efficacité économique, au profit de l’agro-industrie et de l’utopique investissement privé du secteur marchand en agriculture, censés être la solution pour augmenter la productivité dont a besoin l’humanité pour nourrir les 9,5 milliards d’habitants de demain.

L’AF est mise à l’écart des politiques publiques et même découragée de par les appuis que bénéficient les entreprises agricoles ; les dispositifs de recueil d’informations au niveau des pays ne répertorient pas la catégorie AF ; l’AF est absente des plans stratégiques de développement des pays de coopération. Chez nous aussi, en Europe, les subventions octroyées par la Politique Agricole Commune (PAC) bénéficiaient d’abord aux grandes entreprises agricoles, puisque les aides étaient proportionnelles aux surfaces de l’exploitation agricole. Ceci est en voie de correction, car les dirigeants européens réalisent que l’agriculture doit également 1. proposer une alimentation de grande qualité nutritionnelle, diversifiée, gustative et sanitaire ; 2. ne pas mettre en péril les potentialités productives des écosystèmes sur le long terme, maintenir la biodiversité et limiter les émissions de gaz à effet de serre ; 3. assurer un revenu décent aux paysans, maintenir et créer des emplois en milieu rural ; 4. maintenir des territoires ruraux aménagés et non désertifiés au bénéficie de toute la société ; 5. limiter les vulnérabilités de certains territoires et Etats, qui pourraient être dépendants d’importations de produits alimentaires ; 6. contribuer finalement à une croissance économique inclusive, durable et équitable, grâce à une agriculture qui crée de la richesse et permet de la redistribution sur les chaines de valeur ajoutée. Si l’agro-industrie répond au défi alimentaire, les agricultures familiales sont sans nul doute mieux placées et même incontournables pour répondre à ces défis combinés.

4. Un changement de paradigme influencé par des politiques de coopération au développement :

Face à ces défis, plusieurs options stratégiques sont possibles. Considérer l’AF comme étant une entreprise productive et valoriser les quelques surplus issus des productions permet d’insuffler une prise de conscience sur les performances et l’efficacité économique de l’AF et de ses contributions pour la société dans son ensemble. Cela permet aussi de diversifier les soutiens, au-delà du niveau productiviste et de cibler aussi des capacités qui concernent la gestion de micro-entreprises pour la transformation et la vente, et la mise en réseau pour une valorisation et reconnaissance des produits agricoles, en vue d’une meilleure rémunération du travail issu de l’AF. C’est ce que propose Eclosio notamment en Afrique de l’Ouest dans son appui à l’entreprenariat et à l’accès à l’emploi.

Pour placer l’agriculture familiale au centre des politiques nationales et des investissements, les Nations Unies ont décrété la décennie pour l’agriculture familiale 2019-2028. Lors d’un Forum Mondial, un panel d’experts ont déterminer sept actions prioritaires afin de  promouvoir une production et des moyens de subsistances durables pour les AF (Actualités du CIRAD, 2021), auxquels ECLOSIO adhère :

  • Élargir la focale des actions à d’autres aspects que la simple exploitation familiale ; comme par exemple l’ancrage dans le territoire, l’impact sur les ressources naturelles, et sur les rapports sociaux
  • Améliorer et sécuriser l’accès aux ressources productives tel que le foncier, l’eau, les services (crédit, assurance), les technologies…
  • Valoriser les savoirs locaux et la recherche
  • Garantir l’emploi des jeunes en générant des emplois décents et attractifs
  • Promouvoir et valoriser des productions de qualité
  • Renforcer les organisations représentant et défendant les agricultures familiales
  • Convaincre les décideurs publics d’investir dans la réduction de l’exposition et la vulnérabilité aux événements extrêmes liés au changement climatique ou à d’autres risques sociaux et environnementaux

Il est nécessaire de reconsidérer l’AF comme élément central pour nourrir l’humanité à venir en appuyant les actions de plaidoyer en sa faveur, notamment en mettant fin aux politiques commerciale de libre échange qui condamnent à terme l’AF et la souveraineté alimentaire des pays au profit des agro-industriels.

Les AF, de par leur importance, leur souplesse, et leurs capacités d’innovations, représentent une clé pour les transitions, pour réduire les inégalités, et pour améliorer la durabilité de nos systèmes alimentaires. Les notions de familles, ses capacités de transfert des savoirs, de solidarité, de lien terroir-production-famille devraient convaincre les décideurs politique de prendre en compte la pratique agroécologique et l’agriculture familiale dans les politiques nationales.