Genre et développement, partout et nulle part ? – Analyse d’éducation permanente

Genre et développement, partout et nulle part ? – Analyse d’éducation permanente
  • Analyses et études d'éducation permanente

 


Une analyse de Clémence VANOMMESLAEGHE, chargée de programme Sud et référente genre chez Eclosio. 

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Défini dans les années 1970 comme catégorie d’analyse des rapports de pouvoir entre les sexes, le « genre » s’inscrit progressivement dans le vocabulaire des programmes de coopération. Mobilisé par les mouvements féministes pour palier à l’invisibilisation du rôle et du travail des femmes, le concept de « gender mainstreaming », soit l’intégration du « genre » quelle que soit l’action planifiée, s’impose au sein des politiques et programmes de développement dès 1995, lors de la quatrième conférence des Nations Unies sur les femmes et le développement à Pékin.

Cette mise à l’agenda international de la notion de « genre » se traduit petit à petit dans les pratiques et le discours sur le développement. En tant qu’ONG, il nous est en effet aujourd’hui demandé, par la plupart de nos bailleurs de fond, de prendre en compte les inégalités femmes-hommes lors de la formulation puis la mise œuvre de projets. Cette exigence se heurte cependant encore souvent à un manque de connaissance, de compréhension ou même d’intérêt pour cette analyse de la part du personnel des ONG, des partenaires ou des personnes associées à notre action.

De façon parfois concomitante et contradictoire, peuvent s’observer :

1. le rejet d’une exigence considérée eurocentrée

2. la critique d’un concept vidé de sa substance et

3. la demande croissante d’expertise en «genre ».

Le mot « genre » suscite encore résistance, méfiance ou ennui selon qu’il soit considéré comme imposé, politiquement correct mais inutile ou ascientifique. Employée comme « référente genre » pour Eclosio au Sénégal puis en Belgique pendant quelques années, j’ai pu tant observer ces réactions chez certain·e·s de mes interlocuteur·trice·s qu’adopter moi-même ces postures. Les réflexions qui suivent se basent donc sur mon expérience. Différents travaux de chercheur·se·s en sciences sociales sont sollicités afin de répondre à ce point de vue.

(1) Un concept occidental ?

Parmi les critiques les plus récurrentes adressées au concept de genre, figure celle d’être avant tout un concept occidental, peu adapté aux réalités sociales locales visées par les projets de développement. Alors qu’il existe en Afrique ou en Amérique Latine une longue tradition de lutte pour l’émancipation des femmes (Martínez Andrade, 2019, Falquet, 2011), l’institutionnalisation progressive du genre a aussi mené à l’invisibilisation de certain·e·s acteur·trice·s du Sud. L’inégalité entre les sexes reste dès lors souvent perçue comme une préoccupation du Nord, moins prioritaire que l’amélioration du niveau de vie des femmes (Sow, 2012). Les concepts et analyses mobilisés sont par ailleurs jugés peu adaptés aux catégories sociales ou institutions locales.

Etant de plus en plus conditionnée à l’octroi de financement, la « prise en compte du genre » apparait alors comme une thématique imposée par des acteurs externes dominants et non plus comme un cadre d’analyse pertinent pour appréhender les phénomènes sociaux. « Prendre en compte le genre » dans les actions de développement est davantage associé à des prescriptions normatives plutôt qu’à des revendications de droits (Verschuur, 2009). Face aux risques de rejet, les personnes en charge de la mise en œuvre des projets adoptent alors différentes attitudes et stratégies dont celle de « faire du genre » sans évoquer le mot « genre ». Celui-ci est en effet perçu comme trop clivant et connoté négativement auprès des populations, partenaires ou autorités locales dont l’adhésion est essentielle à la réussite du projet.

Pour une personne expatriée travaillant dans un pays du « Sud », surgit rapidement la critique de vouloir imposer les valeurs dominantes du monde occidental, de manquer de connaissance du contexte culturel ou de légitimé à intervenir sur ces sujets. Pour le personnel local, travailler à la promotion de l’égalité femmes-hommes représente parfois le risque d’être perçu comme allant à l’encontre de sa propre culture, religion ou tradition, voire celui de devenir un « traitre » au sein de sa communauté (Mukhopadhyay 1995).

Cette perception du genre comme une tentative d’« occidentalisation » ignore le plus souvent l’histoire et les combats féministes autochtones. Au Sénégal, plusieurs exemples démontrent que les femmes occupaient des positions de pouvoir avant que le modèle colonial ne les exclue du champ politique et économique (Sarr, 2009). D’une part, ces exemples s’opposent à l’image homogénéisante des « femmes du Sud », victimes, vulnérables, sans ressources et sans capacités de décision ou de transformation sociale. D’autre part, ils invitent à questionner l’origine du savoir et les asymétries entre sociétés ex-coloniales et ex-colonisées dans la production de savoir sur le genre et le champ académique en général.

(2) Un concept inoffensif ?

Si donc les revendications des mouvements féministes ont permis de faire émerger la thématique du genre au sein des instances internationales, cette reconnaissance a cependant aussi signifié une transformation des revendications. Car, pour permettre que les enjeux de genre soient intégrés aux priorités de développement, le discours politique a fait place à un discours technique. « Gender advocates have had to make a case for integration of gender issues by showing how this would benefit the organisation and meet official development priorities.  […] The challenge that feminist advocates in development have faced and continue to face is that their work straddles both worlds – the technical and political – but the development business only tolerates the technical role.» 1

Prendre en compte le genre dans des actions de développement est souvent réduit à l’utilisation de quelques « outils » (diagnostic, indicateurs, budget, …). Différents mouvements sociaux soulignent donc la perte de contenu du concept de « genre », « un terme considéré comme un buzzword, voire un fuzzword, employé par les bureaucraties onusiennes (Cornwall 2007). Alors même qu’il avait été forgé par des chercheures féministes, ce concept a perdu sa portée analytique dès lors qu’il a été récupéré par ces institutions.» 2 Le « gender mainstreaming » se révèle alors un instrument au mieux superflu, au pire dommageable en ce qu’il permet de revendiquer travailler à la réduction des inégalités entre les femmes et les hommes alors qu’il n’amène que peu ou pas de changement.

Car « faire du genre » ne se réduit pas à appliquer une méthode de gestion de projet permettant de s’assurer de sa « prise en compte transversale » mais devrait permettre de questionner les rapports de pouvoir qui produisent et perpétuent les inégalités entre les femmes et les hommes, entre femmes et entre hommes, notamment dans le développement. Or la transformation de ces rapports de pouvoir et l’égalité entre les groupes sociaux est rarement reconnue explicitement comme objectif des programmes de développement, sauf comme une condition pour la réduction de la pauvreté, l’amélioration de la santé ou l’augmentation des revenus des ménages.

« Si le concept genre, tel qu’il a été élaboré par des universitaires des sciences sociales, comprend la notion de pouvoir, au cœur des rapports entre hommes et femmes, dans les programmes de coopération cette notion de pouvoir n’est pas réellement abordée, pas plus que le problème des inégalités structurelles. »3 Cette tendance s’observe également au sein des projets visant l’ « empowerment » de femmes, censés renouveler l’approche « genre et développement » dans la coopération. « Si dans sa conception initiale l’empowerment est un processus complexe et multidimensionnel mettant l’accent sur les dimensions individuelles et collectives du pouvoir, la cooptation du terme dans le discours dominant sur le développement s’est accompagnée d’une individualisation de la notion de pouvoir. L’empowerment est devenu synonyme de capacité individuelle, réalisation et statut. … on passe de « l’empowerment libérateur » à « l’empowerment libéral » axé, celui-ci, sur la maximisation de l’intérêt individuel. »4

(3) Un concept d’expert·e·s

Malgré ces limites, la demande des institutions et bailleurs internationaux à justifier de la prise en compte du genre dans les projets de développement n’a fait que croitre. Cette exigence a mené à l’émergence de nombreux « expert·e·s genre » dont les profils varient. Etant donné les demandes d’accompagnement des ONG qui se sentent parfois peu à même de traiter des questions de genre, ces expert·e·s sont régulièrement sollicité·e·s. Un nouveau champ d’expertise en « genre et développement » se développe donc, à la croisée des secteurs académique et de la coopération.

Ce rapprochement n’est pas exempt de tensions. D’une part, les projets de développement représentent souvent une opportunité économique importante pour les chercheur·s·es en étude de genre. « L’entrelacement des trajectoires universitaires et des trajectoires d’expertise renforce la dépendance des productrices de savoirs sur le genre vis-à-vis des programmes des agences de développement. »5 D’autre part, comme mentionné plus haut, il est parfois reproché aux « expert·e·s en genre » de promouvoir un agenda néolibéral au détriment des revendications féministes, contribuant à la technicisation et la dépolitisation des enjeux (Desai 2007). Enfin, cette expertise est « le plus souvent le fait de femmes, des actrices toujours perçues comme apriori moins légitimes dans l’espace politique, social et intellectuel, parce que leur objet d’investigation est socialement déconsidéré, source de malentendu ou encore largement méconnu. »6

Quelles perspectives ?

De ce constat, assez négatif, il est toutefois possible de faire émerger des pistes de travail intéressantes, dont certaines font déjà l’objet de réflexion ou sont d’application dans nos projets :

  1. Si l’on entend le concept de genre comme l’analyse des rapports de pouvoir, il doit alors aussi permettre de porter un regard critique sur les questions coloniales. Il ne doit pas signifier « ajouter les femmes » au sein des projets de développement mais plutôt questionner les paradigmes dominants. Ce questionnement exige la prise en compte d’autres points de vue que ceux de la pensée féministe occidentale. Reconnaitre et valoriser la parole des mouvements sociaux et militantes des pays du Sud peut par exemple permettre de redonner du sens aux mots et enjeux de l’agenda international. A l’échelle d’une ONG, cela signifie également promouvoir les échanges et la prise de parole de nos collègues du Sud sur cette thématique.
  2. L’institutionnalisation du genre, sa « banalisation » au sein du secteur de la coopération permet de mettre en lumière le lien entre savoir et action politique. Les connaissances en « genre et développement » se développant à l’intersection entre pratique et théorie, elles invitent à assumer qu’aucun n’objet de recherche n’est neutre. En tant qu’ONG (universitaire), cela nous offre l’opportunité de défendre un nécessaire changement vers plus d’égalité, tout en faisant preuve d’une réflexivité rigoureuse au service de la production de savoirs reconnaissant l’apport des personnes « sur le terrain » et de leur pratique.
  3. Le développement de l’offre d’expertise en genre peut être au service des deux précédents points. Il permet en effet la multiplication des points de vue et prises de paroles, situées, contextualisées et ancrées dans l’expérience. C’est aussi l’opportunité de valoriser une expertise souvent détenue par les femmes et de reconnaitre les savoir-faire ou stratégies développées dans la mise en œuvre des projets pour redonner sens à ces notions.

 


Notes :

1 Christine VERSCHUUR, « Je ne suis pas une experte en genre. Colonialité des savoirs et troubles dans les rapports entre féminismes et « expertes en genre » en Colombie », sous la direction de C. VERSCHUUR, Qui sait ? Expertes en genre et connaissances féministes sur le développement, Paris, L’Harmattan, Collection Genre et développement, 2017, p. 29.

2 Maitrayee MUKHOPADHYAY, « Mainstreaming Gender or “streaming” Gender Away: Feminists Marooned in the Development Business », IDS Bulletin, 35/4 (2004) – Trad : “ Les défenseurs de l’intégration des questions de genre ont dû en démontrant en quoi cela profiterait à l’organisation et répondrait aux priorités officielles en matière de développement. […]  Le défi auquel les féministes dans le domaine du développement ont été confrontées et continuent de l’être est que leur travail se situe à cheval sur les deux mondes – technique et politique – mais que le secteur du développement ne tolère que le rôle technique. »

3 Christine VERSCHUUR. « Quel genre ? Résistances et mésententes autour du mot « genre » dans le développement », Revue Tiers Monde, 200/4 (2009), p.796.

4 Anne-Emmanuèle CALVÈS, « « Empowerment » : généalogie d’un concept clé du discours contemporain sur le développement », Regards croisés sur l’économie, 15/2 (2014), p. 312.

5 Lucia DIRENBERGER, Yvette ONIBON DOUBOGAN, « Les universitaires béninoises face aux hiérarchies dans la production des savoirs francophones sur le genre », Genre, sexualité & société, 27 (2022).

6 Tania ANGELOFF, « Le genre : une expertise comme les autres ? », sous la direction de C. VERSCHUUR, Qui sait ? Expertes en genre et connaissances féministes sur le développement, Paris, L’Harmattan, Collection Genre et développement, 2017, p. 120.

 


Bibliographie

Tania ANGELOFF, « Le genre : une expertise comme les autres ? », sous la direction de C. VERSCHUUR, Qui sait ? Expertes en genre et connaissances féministes sur le développement, Paris, L’Harmattan, Collection Genre et développement, 2017, p. 113-125.

Anne-Emmanuèle CALVÈS, « « Empowerment » : généalogie d’un concept clé du discours contemporain sur le développement », Regards croisés sur l’économie, 15/2 (2014), p. 306-321.

Manisha DESAI, « The Messy Relationship Between Feminisms and Globalizations », Gender & Society, 21/6 (2017), p. 797–803.

Lucia DIRENBERGER, Yvette ONIBON DOUBOGAN, « Les universitaires béninoises face aux hiérarchies dans la production des savoirs francophones sur le genre », Genre, sexualité & société, 27 (2022).

Rahel KUNZ, « Beyond depoliticisation: the multiple politics of gender expertise », sous la direction de C. VERSCHUUR, Qui sait ? Expertes en genre et connaissances féministes sur le développement, Paris, L’Harmattan, Collection Genre et développement, 2017, p. 73-87.

Maitrayee MUKHOPADHYAY, « Gender Relations, Development Practice and ‘Culture’», Gender and Development, 3/1 (1995), p. 13-18.

Maitrayee MUKHOPADHYAY, « Mainstreaming Gender or “streaming” Gender Away: Feminists Marooned in the Development Business », IDS Bulletin, 35/4 (2004), p. 95-103.

Fatou SOW, « Mouvements féministes en Afrique », Revue Tiers Monde, 209/1 (2012), p. 145-160.

Christine VERSCHUUR. « Quel genre ? Résistances et mésententes autour du mot « genre » dans le développement », Revue Tiers Monde, 200/4 (2009), p. 785-803.

Christine VERSCHUUR, « Une histoire du développement au prisme du genre. Perspectives féministes et décoloniales », Sous le développement, le genre, Marseille, IRD Éditions, 2015, p. 43-71

Christine VERSCHUUR, « Je ne suis pas une experte en genre. Colonialité des savoirs et troubles dans les rapports entre féminismes et « expertes en genre » en Colombie », sous la direction de C. VERSCHUUR, Qui sait ? Expertes en genre et connaissances féministes sur le développement, Paris, L’Harmattan, Collection Genre et développement, 2017, p. 25-72.

Christine VERSCHUUR, Blandine DESTREMAU, « Féminismes décoloniaux, genre et développement. Histoire et récits des mouvements de femmes et des féminismes aux Suds », Revue Tiers Monde, 2012/1 (n°209), p. 7-18.