Game of Thrones et la représentation de l’altérité

Game of Thrones et la représentation de l’altérité
  • Articles

Au travers des batailles épiques, des intrigues politiques, des pérégrinations des protagonistes… de  Game of Thrones se dessinent des représentations de l’altérité qui viennent marquer l’imaginaire des millions de spectateurs qui ont suivi la série. Décorticage par Gwen Horion, diplômée de l’Uliège 2019 et participante aux ateliers d’écriture d’Eclosio.


 

Des batailles épiques, des intrigues politiques complexes, de la nudité et même des dragons, Game of Thrones avait la recette parfaite pour créer un blockbuster mondial. En effet, la série fantastico-médiévale créée par David Benioff et D. B. Weiss n’est plus à présenter : depuis la diffusion du tout premier épisode en 2011, la série n’a cessé d’enchainer les succès, tant de la part de la critique que du public. Devenu un véritable phénomène médiatique et culturel, Game of Thrones a inspiré à toute une communauté de fans mais aussi au monde académique de nombreuses théories et interprétations. En effet, Game of Thrones a le mérite de susciter le débat : la série est-elle féministe ou au contraire sexiste ? Comment l’Histoire a-t-elle influencé l’intrigue ? Quelles leçons philosophiques la série nous apporte-t-elle ? Comment la différence est-elle représentée dans le show ? C’est bien cette dernière question qui va nous intéresser dans cet article. Car, dans un monde qui se veut de plus en plus multiculturel, la représentation de la différence est essentielle pour promouvoir le vivre-ensemble. Pour une meilleure compréhension du débat, une petite base théorique s’impose.

Qu’est-ce que l’altérité ?

L’altérité est un concept qui peut relever de nombreuses disciplines comme la philosophie, la sociologie ou encore la géographie. Définie de manière simple, l’altérité est caractéristique de tout ce qui est autre, distinct, différent de nous en tant qu’individu mais aussi en tant que communauté. L’altérité peut se présenter sous de nombreuses formes : l’Autre peut avoir une couleur de peau différente, une culture différente, une sexualité différente, un genre différent, et caetera. Ce concept est particulièrement important dans les études postcoloniales car l’existence de l’Autre est cruciale pour définir ce que l’on considère comme « normal » et pour pouvoir se situer dans le monde. En effet, d’après la sociologue britannique Sara Ahmed, la figure de l’Autre est indispensable à la formation de l’identité (individuelle ou communautaire) : c’est en définissant qui n’appartient pas à un groupe que l’on distingue qui fait effectivement partie du groupe. L’identité ne se définit donc pas contre la figure de l’Autre, mais grâce à cette figure.

L’Autre est essentiel, et pourtant, il fait peur. Mais cette peur est-elle innée ou le fruit d’un apprentissage ? Pour commencer à répondre à cette question, il est intéressant de regarder comment l’altérité est représentée dans la pop culture, et particulièrement dans les films et les séries télé. En effet, à l’heure de Netflix et du streaming, les films et séries font partie intégrante de notre vie quotidienne et peuvent influencer notre perception du monde en véhiculant ou, au contraire, en renversant les clichés liés à la figure de l’Autre. Alors sans plus attendre, partons pour Westeros et examinons comment l’altérité y est représentée.

L’altérité dans Game of Thrones

Dans le monde de Game of Thrones, de nombreux protagonistes sont des marginaux, c’est-à-dire des personnes qui ne rentrent pas dans les cases que la société féodale et patriarcale de Westeros impose. Pour citer quelques exemples, prenons Bran Stark, un jeune noble paraplégique, sa sœur Arya Stark, qui préfère devenir un assassin redoutable plutôt qu’une parfaite lady, Tyrion Lannister, surnommé « le Lutin » du fait de son nanisme, ou encore Lord Varys, un eunuque qui a réussi à monter les échelons de la société. Tous ces personnages, et bien d’autres encore, ne correspondent pas du tout à l’archétype du héro de série télé, et pourtant Game of Thrones en fait des personnages cruciaux plutôt que de les reléguer au second plan. Le show a donc le mérite de montrer ces personnages comme des êtres à part entière qui ont leur place à Westeros, et non comme une population qu’il faut cacher. La représentation de cette altérité est très importante car elle permet aux téléspectateurs qui s’identifient à ces personnages, ou qui partagent les mêmes caractéristiques que ces personnages, de se sentir représentés, vus et entendus. Comme l’exprime très bien l’acteur britannique Riz Ahmed, se sentir représenté dans les médias, que ce soit dans les films, les magazines ou les publicités, est essentiel car cela montre que l’on est pris en compte et que l’on est légitime. Cependant, être représenté est une chose, mais être représenté de manière réaliste en est une autre.

Daenerys Targaryen et Jon Snow : le feu et la glace

Il serait trop long d’analyser chacun des personnages de la série individuellement pour définir comment l’altérité est traitée dans Game of Thrones. Cependant, deux protagonistes, à savoir Daenerys Targaryen et Jon Snow, se révèlent être particulièrement intéressants dans leur façon de représenter la figure de l’Autre mais aussi dans leurs interactions avec d’autres Autres. En effet, Daenerys Targaryen est une princesse en exil sur le continent d’Essos et est par conséquent une étrangère à la fois sur ce continent inconnu et dans son pays natal. De plus, le fait qu’elle soit une femme (isolée, qui plus est) ne joue pas en sa faveur dans un monde où les femmes sont considérées comme une monnaie d’échange plutôt que comme des êtres humains. Pourtant, Daenerys est déterminée à reprendre le fameux Trône de Fer de Westeros. Elle fait de sa différence une force et joue des codes de la féminité à son avantage pour gagner en force et en popularité.

Le fait que Daenerys affirme sa propre identité et la porte fièrement est d’autant plus frappant qu’il se fait au détriment des différents peuples que Daenerys rencontre sur Essos. En effet, le premier peuple avec lequel Daenerys (et le spectateur) entre en contact sont les Dothraki, un peuple de guerriers nomades à la peau basanée qui vit dans les plaines d’Essos. Les Dothrakis sont représentés comme des êtres sauvages, violents et sans culture, pour qui seule la force physique d’un homme compte. De plus, les Dothrakis parlent une langue qui leur est propre et qui nécessite donc toujours un travail de traduction (grâce à des sous-titres ou via un personnage traducteur). Tout est donc fait pour que les Dothrakis apparaissent diamétralement opposés à Daenerys, mais aussi aux spectateurs eux-mêmes. Certains critiques voient dans les Dothrakis une représentation des peuples nomades d’Amérique du Nord, d’autres les identifient au peuple Mongol, d’autres encore y voient le peuple turc. Le problème qui se pose ici, cependant, n’est pas de savoir ce que représentent les Dothrakis mais plutôt le fait que la série semble assimiler toute personne de couleur à une barbarie et à une brutalité extrême.

De la même manière, les habitants de la Baie des Esclaves que Daenerys côtoient par la suite sont représentés comme particulièrement barbares et cruels, à la différence qu’eux sont clairement assimilables aux arabes, et même plus particulièrement aux arabes musulmans. En effet, comme son nom l’indique, la Baie des Esclaves est une région d’Essos qui prospère grâce à la traite des esclaves et est reconnaissable à son paysage rempli de déserts, de pyramides et de ziggurats. Comme les Dothrakis, les Maîtres de ces régions ont eux aussi un teint olive et des yeux en amandes et s’expriment dans une langue inconnue des téléspectateurs. L’association de ces éléments visuels et sonores, propre au monde arabe et à la religion musulmane, avec une pratique aussi cruelle et inhumaine que l’esclavage n’est pas anodine. Au contraire, cette représentation des musulmans, bien qu’elle ne soit que suggérée, est problématique car elle semble confirmer certains clichés islamophobes qui circulent encore de nos jours.

L’intervention de Daenerys à Essos, que ce soit auprès des Dothraki ou des esclaves de la Baie, est elle aussi problématique. En effet, en forçant les Dothrakis à renoncer à leurs pratiques barbares et en libérant les esclaves contre leur gré, Daenerys perpétue le cliché du « Sauveur Blanc », c’est-à-dire l’idée que les peuples non-blancs ont besoin de l’intervention d’un sauveur occidental afin de les sortir malgré eux de leur misère.

À l’opposé de l’attitude interventionniste et même colonialiste de Daenerys, Jon Snow, lui, est beaucoup plus nuancé dans ses rapports à l’Autre. Jon Snow est également un outsider dans le monde de Game of Thrones à cause de sa naissance : en tant que fils illégitime d’un noble de Westeros, Jon reçoit la même éducation qu’un enfant noble mais il ne peut prétendre à aucun héritage de la part de son père, pas même à son nom de famille. Jon navigue donc entre deux eaux, vivant dans un monde dans lequel il n’a aucune place, et il remet constamment en doute son identité. En rejoignant la Garde de Nuit, c’est-à-dire l’armée qui défend le fameux Mur contre les attaques venant du nord, Jon espère trouver une place aux confins d’une société qui le rejette. C’est là que Jon rencontre les Sauvageons, les peuples vivant au nord du Mur. Comme les peuples d’Essos, les Sauvageons sont représentés comme étant des sauvages, violents et barbares. Cependant, contrairement à Daenerys, Jon ne considère pas les Sauvageons comme un peuple à conquérir mais plutôt comme des alliés potentiels. Après avoir appris à connaître les Sauvageons et leurs modes de fonctionnement, Jon reconnaît que la seule vraie différence entre lui et les Sauvageons est que ceux-ci se trouvent du mauvais côté du Mur. En les faisant passer de l’autre côté de la frontière et en les protégeant de la menace des Marcheurs Blancs, Jon fait des Sauvageons ses alliés et même ses amis, ce qui se révèle utile pendant l’affrontement final avec les Marcheurs Blancs. Jon envisage donc l’Autre d’une manière totalement opposée à Daenerys : là où Daenerys voit l’altérité comme quelque chose de défini et de solide (« nous » versus « eux »), Jon au contraire y voit un espace de négociation où la différence n’est pas inhérente à un individu mais plutôt créée par la société, les coutumes et les schémas mentaux de chacun.

Pourquoi est-ce important ?

En huit saisons, Game of Thrones a réussi à créer un univers où le bien et le mal s’entremêlent et où il est difficile, voire impossible, de différencier les « méchants » et les « gentils ». Ainsi, même si l’attitude de Daenerys est problématique, la jeune fille agit toujours avec l’intime conviction d’œuvrer pour l’intérêt commun, et les nobles actions de Jon sont souvent dictées par ses ambitions personnelles. Le show ne donne donc pas de morale claire sur l’attitude à adopter face à l’altérité, mais il invite plutôt le téléspectateur à adopter un regard critique et à déceler les problématiques qui, à première vue, semblent anodines.

Bien sûr, Game of Thrones est une œuvre de fiction que l’on regarde pour se détendre et non pour en faire une analyse détaillée. Pourtant, comme nous l’avons vu, ce genre de série n’est pas à l’abri de véhiculer (de manière plus ou moins explicite) toute sorte de clichés qui influencent les téléspectateurs. C’est pourquoi il est important d’apprendre dès le plus jeune âge à toujours remettre en question ce que l’on nous présente dans les médias en général. Pour les enfants, le rôle des parents est évidemment important dans ce processus de recontextualisation car ils peuvent accompagner leurs enfants face aux écrans. Il est également indispensable que l’école fasse une place plus importante à l’éducation aux médias afin de sensibiliser les enfants et les adolescents aux messages qui se cachent dans leurs films et séries télé préférés.

Gwen Horion

Bibliographie

  • Série Game of Thrones (saisons 1 à 8), produite par David Benioff et D.B. Weiss (HBO).
  • Ahmed, Sara, Strange Encounters: Embodied Others in Post-Coloniality, Londres, Routledge, 2000.
  • Ahmed, Riz, “Riz Ahmed – Channel4 Diversity Speech 2017 @ House of Commons”, sur https://www.facebook.com/watch/?v=10154393155118997, consulté le 18 avril 2018 (vidéo Facebook).