Au-delà du commerce équitable

Au-delà du commerce équitable
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publié par UniverSud en Octobre 2017

L’EXEMPLE DE LA COOPÉRATIVE CAFÉ CHORTI

Histoire de café

Tout commence en 1994, lorsque Dimitri Lecarte, fraîchement diplômé et souhaitant se rendre utile, part au Guatemala, dans la région Chorti, à la frontière entre le Honduras et le Salvador. Dans cette région vivent les indiens Chorti, l’une des 23 ethnies d’indiens descendantes des Mayas.  Il rejoint un prêtre envoyé par sa paroisse pour mener des projets humanitaires. Cette expérience de trois ans dans la mission lui fait prendre conscience que si les projets humanitaires peuvent être nécessaires pour répondre à une crise, ils créent des dépendances, surtout si la situation d’ « urgence » s’installe. Il lui a donc semblé nécessaire de mettre en place les conditions d’un développement basé sur les savoir-faire de la population, sur leur travail. Dans le cas des indiens Chorti, ce développement parait alors pouvoir se construire sur la culture du café.

Il faut savoir que dans les années 80, suite à l’insuffisance de l’offre mondiale de café par rapport à la demande, les institutions financières ont poussé les agriculteurs à entreprendre dans la culture du café. Les indiens Chorti se sont engagés dans la production sans bien en cerner les tenants et les aboutissants. En effet, ils n’avaient pas de contact quotidien avec l’argent, ni de notions sur le fonctionnement d’un prêt financier, avec capital et intérêt, ni d’idée de la valeur du café sur les marchés internationaux. Poussés par la demande, ils se sont lancés malgré tout dans la production de café. Après 4 ans – temps nécessaire pour qu’une culture commence à produire – ils n’ont pu trouver d’acheteurs prêts à payer un prix suffisant pour vivre de leur production et rembourser ne serait-ce que les intérêts de leur emprunt, ceux-ci pouvant monter jusqu’à 30% du capital emprunté. Certains ont vu leurs terres saisies par les banques ; d’autres ont dû partir comme travailleurs agricoles dans d’immenses plantations, payés 1 à 2 euros par jour, provoquant l’explosion de leur famille ; d’autres encore ont continué à produire vaille que vaille, acculés par les dettes à rembourser.

C’est dans cette situation que Dimitri Lecarte a lancé la réflexion avec les indiens Chorti quant à la possibilité de baser leur développement sur la production de café. Le commerce équitable, à l’époque bien moins connu qu’aujourd’hui, leur est apparu comme étant la solution idéale. En effet, cela leur ouvrait la possibilité de se positionner sur le marché de l’exportation en formant les producteurs et en leur proposant une filière où leur café serait transformé et commercialisé avec un accord sur le prix minimum. L’intérêt pour les indiens Chorti était surtout de pouvoir construire une relation sur le long terme qui consolide leur marché. Un bon client n’est pas forcément un client équitable, ni même forcément un client proposant un prix élevé, mais bien un client qui s’engage sur le long terme. Cet engagement est important car les producteurs de café, à l’instar de tous les agriculteurs du Sud comme du Nord, doivent préfinancer leurs récoltes : ils doivent acheter des graines, de l’outillage, éventuellement des engrais – même organiques, car ils ne possèdent pas assez de terres pour disposer de matières végétales permettant de produire les volumes de compost nécessaires à la fertilisation adéquate des plantations – etc., et tout cela avant d’avoir touché l’argent de la vente de leur récolte. Ils doivent donc emprunter et s’endetter. Savoir qu’ils ont un client qui leur achètera à un prix garanti est essentiel pour planifier leur production et investir avec assurance dans leur propre développement.

Ils se sont donc lancés avec la certification Max Havelaar afin de pouvoir exporter leur café labélisé sur le marché international. Mais ils se sont bien vite frottés aux limites des certifications du commerce équitable.

Limites et dérives des certifications du commerce équitable

Si certaines organisations garantissent que les produits ont été faits dans des conditions sociales décentes et sur la base d’une relation construite et négociée sur le long terme avec les producteurs, les certifications, en général, se basent essentiellement sur le respect d’un cahier des charges. Les cultivateurs n’ont aucun pouvoir de négociation sur les conditions, ils doivent s’y conformer et sont contrôlés dans les plus petits détails. Peu importe si ces contraintes organisationnelles viennent heurter leur mode de fonctionnement et de vie. Par ailleurs, la mise en place de ce cahier des charges a un coût significatif difficile à rentabiliser et qui ne l’est généralement que grâce aux subsides octroyés aux producteurs qui peuvent prétendre au label. Quant au prix d’achat, s’il y a un accord sur le prix minimum, le producteur n’a cependant aucune visibilité sur le prix auquel est vendu son café dans les commerces occidentaux. Cette asymétrie du pouvoir de décision et de l’information reflète un rapport Nord-Sud qui, malgré sa volonté d’être équitable, reste inégal.

L’un des avantages du commerce équitable est qu’il propose un préfinancement des récoltes. Cependant, si certaines organisations de commerce équitable préfinancent les récoltes sur fonds propres ou prennent en charge les intérêts, d’autres labels proposent simplement aux producteurs de passer par des organismes de prêt indépendants «certifiés » équitables. Ces organismes peuvent réclamer jusqu’à 10% d’intérêt, ce qui est en dessous des taux classiques mais reste une somme non négligeable et ne résout pas le problème de l’endettement.

Soulignons également qu’avec l’augmentation des consommateurs sensibilisés aux problématiques des producteurs, le marché de l’équitable n’a cessé de grandir et la grande distribution, par l’odeur alléchée, a fait entrer ces produits dans ses rayons, redorant au passage son image mais sans changer ses pratiques.  Ainsi Oxfam[1], à l’instar de nombreux acteurs et analystes du commerce équitable, dénonce des pratiques peu éthiques telles que l’absence d’engagement dans la durée, des ruptures de contrat soudaines avec les partenaires producteurs, des délais de paiement longs – plutôt que des avances sur commande qui permettent le préfinancement – ou encore la réduction du pourcentage d’ingrédients équitables dans les produits dits mixtes. Les grandes surfaces font également payer aux fournisseurs certains services comme le référencement en catalogue ou la mise en valeur en rayon.

Par ailleurs, afin de proposer à leur clientèle des produits à un prix minimum, les grandes surfaces font pression pour diminuer les coûts de production, tirant vers le bas la qualité intrinsèque du produit et ses qualités extrinsèques, à savoir les conditions sociales et environnementales de production. Par exemple, les labels de grande distribution, tels que Fairtrade ou Max Havelaar, autorisent les produits issus de plantations plus enclines aux violations des droits des travailleurs. Cela a pour conséquence de mettre en concurrence les petits producteurs avec ces plantations. La grande distribution fait également pression afin de rabaisser les critères de l’équitable, et les certifications, qui dépendent du nombre de clients pour assurer leur survie, se retrouvent prises dans un conflit d’intérêt. On assiste alors à un nivellement par le bas du commerce équitable. Celui-ci, initialement créé pour contrer les injustices engendrées par le commerce international classique, est rattrapé par la logique commerciale de maximisation des profits des acteurs dominants, au détriment de la lutte contre les inégalités Nord-Sud.

Finalement, c’est un peu le scénario des années 80 qui se reproduit ; peut-être en moins brutal certes, mais avec l’augmentation de la demande en café équitable se crée une pression chez les producteurs pour qu’ils intègrent la filière sans tenir compte de leurs capacités et de leurs intérêts à la reconversion. C’est de cette façon que la communauté des indiens Chorti s’est endettée pour monter dans le train de l’équitable mais aujourd’hui, selon Dimitri Lecarte, si l’on interroge les associés de la coopérative, la plupart diront qu’ils vivent moins bien maintenant qu’il y a 25 ans, que leur situation de vie est bien plus critique et dépendante de la finance.

Au-delà du commerce équitable : construire sa propre filière

Après 11 ans de certification Max Havelaar, et confrontée à ses limites, la coopérative de producteurs a senti la nécessité de prendre un nouveau tournant. Pas question de laisser tomber ou de tout changer du jour au lendemain : l’idée était plutôt de faire évoluer le système. C’est à cette époque qu’au Nord, les mouvements de solidarité avec les producteurs locaux, au travers notamment des circuits courts, sont nés et se sont développés grâce à des consommateurs de plus en plus conscientisés. Si, au Guatemala, le produit est différent, les problématiques des cultivateurs sont les mêmes. Café Chorti a alors eu l’idée de créer sa filière en circuit court. Court non pas en distance géographique – aux dernières nouvelles le café ne pousse pas en Belgique – mais court à travers la relation entre producteurs et consommateurs, c’est-à-dire sans intermédiaires. Ils sont ainsi revenus aux prémices du commerce équitable, lorsque la filière était construite sur un modèle intégré, avec un seul acteur mettant en contact direct les producteurs et les consommateurs.

Le projet n’était pas mince : il a fallu construire la filière intégrée, de l’exportation à la distribution en passant par la conservation, l’emballage et la torréfaction. Et puis surtout, n’ayant plus de certification, il a fallu construire un marché. Pendant plusieurs années, Café Chorti a cherché à résoudre cette difficulté avant d’avoir l’idée de former une coopérative internationale qui permettrait de construire une relation de confiance, pour garantir le respect des critères environnementaux, sociaux et économiques qui sont ceux qui motivent le consommateur à acheter équitable. C’est ainsi que la coopérative multinationale à finalité sociale Café Chorti est née. Cette coopérative regroupe tous les acteurs de la chaine commerciale : les producteurs de café, bien entendu, mais également le transformateur, les distributeurs, les consommateurs, la coopérative qui finance au niveau local, et tous ceux qui ont l’envie de participer. Les parts des coopérateurs servent à préfinancer les récoltes. La participation permet à chaque maillon de la chaine, individu ou personne morale[2], de participer aux assemblées générales et d’avoir le droit de vote. Ce mode de fonctionnement permet d’explorer ensemble les plus petits détails relatifs à l’organisation et au partage de l’information. La transparence de la chaine est ainsi garantie. Ensemble, ils ont par exemple déterminé la valeur du café : il a fallu calculer au plus juste, pour couvrir les coûts, de sorte que tout le monde puisse tirer un revenu suffisant et que les producteurs puissent, comme ils le souhaitaient, dégager 25% de bénéfice à réinvestir dans leur exploitation. Et ce, sans que le prix ne soit prohibitif pour le consommateur. Un casse-tête qui aura mis trois ans[3] à être résolu.

Consommateurs et producteurs tirent avantage de cette transparence : les premiers parce qu’ils ont accès à un café de qualité dont ils connaissent les conditions de production, les seconds car leur produit est mis en valeur. Les consommateurs informés acceptent de payer le prix juste et les coopérateurs,  convaincus, deviennent les ambassadeurs du café. Le bouche-à-oreille fonctionne et, lentement mais surement, le marché de la coopérative se consolide. Enfin, selon Dimitri Lecarte, l’une des plus grandes victoires de la rencontre permise par le système coopératif est la découverte, pour les producteurs, du goût que les consommateurs vouent à leur café. Cette prise de conscience et la fierté qui en découle est le plus grand moteur d’engagement et de responsabilisation des associés dans la coopérative, et a également donné aux producteurs le goût de boire du café d’exportation.

Des modèles à réinventer

L’établissement de la coopérative ne s’est pas faite sans difficultés : elle n’a pas échappé aux questionnements et aux conflits organisationnels, mais par la force des choses elle a dû avancer et  aujourd’hui si la croissance est légère le marché est solide. En 10 ans, elle a généré un capital de 200 000 euros pour financer les récoltes. Pour y arriver, il a fallu être à la fois créatif dans le mode de fonctionnement et rigoureux dans l’analyse des coûts.

Au vu des inégalités que crée et renforce le système commercial actuel, c’est tout un modèle économique qui est à réinventer. On peut commencer petit, l’important étant de sortir des cadres habituels pour inventer de nouvelles manières de produire, de consommer, d’échanger, d’investir, de créer de l’emploi, etc. Les jeunes diplômés et les chercheurs en économie disposent de compétences précieuses pour construire des modèles et des activités innovantes, économiquement viables, socialement justes et écologiquement durables. Quant à nous, consommateurs, nous avons le réel pouvoir d’orienter les marchés – l’explosion du marché de l’équitable le prouve. À nous de rester informés et attentifs afin que les critères de justice sociale et les critères environnementaux soient au centre des préoccupations et restent à la hauteur des enjeux.

Claire Wiliquet

[1] http://www.oxfammagasinsdumonde.be/2015/02/ou-acheter-son-produit-equitable-magasins-oxfam-vs-supermarches/#.WVtIXKLZVo0

http://www.oxfammagasinsdumonde.be/2013/03/quelles-strategies-pour-oxfam-face-a-lindustrialisation-de-lequitable/#.WVtQcaLZVo1

[2] La coopérative regroupe ainsi des coopératives de producteurs plutôt que des producteurs, les prix d’une part étant de 100euros, l’investissement est trop élevé pour un producteur qui ne gagne que 500 à 800 euros par an.

[3] Ils ont arrivé à un montant de 260 $ le sac de 46 Kg de café vert. En comparaison dans le commerce équitable le prix minimum est de 146$/sac (environ 128 euros), qui peut augmenter en fonction de la fluctuation des marchés. La différence est notable et pose question.