La Belgique ne respecte pas ses engagements dans la lutte contre la faim !

[12-10-2016]

Communiqué de presse de la Coalition Contre la Faim (CCF)
Mercredi 12 octobre 2016

A l’occasion de la Journée mondiale de l’alimentation, qui nous rappelle notamment que près de 800 millions de personnes à travers le monde souffrent de la faim, la Coalition contre la faim tire un bilan de l’aide publique de la Belgique dans le secteur de l’agriculture et de la sécurité alimentaire et nutritionnelle.

Résultat : alors que la Belgique aurait dû consacrer plus de €433 millions à l’agriculture et la sécurité alimentaire en 2015 pour respecter ses engagements, elle n’en a consacré que €158 millions, soit moins de 40 %.

La Coalition pointe également plusieurs financements de notre coopération qui profitent aux grandes multinationales de l’agrobusiness au détriment de producteurs familiaux locaux, alors que le soutien à l’agriculture familiale durable est la priorité de notre coopération. La Coalition recommande au Ministre de renforcer la cohérence de notre coopération en réaffirmant les priorités de soutien à l’agriculture familiale durable et en assurant un meilleur suivi des financements.

La Coalition contre la faim, CCF, qui regroupe les principales ONG belges de lutte contre la faim, publie une note d’analyse qui sera présentée au Parlement, ce 13 octobre, à l’occasion de la Journée mondiale de l’alimentation. Cette note  vise à effectuer un bilan de notre coopération dans le secteur de l’agriculture et de la sécurité alimentaire et nutritionnelle. « Ce bilan était important suite à l’échéance des objectifs du millénaire pour le développement en 2015 et à l’aube des nouveaux objectifs de développement durable, qui fixe l’éradication de la faim pour 2030 », explique Manuel Eggen, de l’ONG FIAN Belgium, auteur de l’analyse.

En vue de contribuer aux objectifs du millénaire et suite aux crises alimentaires de 2007/2008, la Belgique s’était engagée à consacrer 15 % de son aide publique au développement (APD) au soutien de l’agriculture dans les pays en développement pour 2015. Et cette aide devait cibler le soutien à l’agriculture familiale durable. « Ces engagements financiers et les priorités stratégiques doivent être salués comme positifs et ambitieux », estime Jean-Jacques Grodent, de SOS Faim. Mais d’après les données transmises par l’administration, l’objectif est loin d’être atteint : l’APD belge pour le secteur de l’agriculture est passée de €150,5 millions en 2011 (soit 7,79 % de l’APD) à €158,8 millions en 2015 (9,28%). « La  non-atteinte  des  15%  promis  est  également  à  analyser  dans  le  cadre d’une baisse structurelle de l’APD belge depuis 2011 », ajoute Thierry Kesteloot d’Oxfam-Solidarité. En 2015, l’APD ne représentait plus que 0,42% du Revenu national brut (RNB), loin de l’engagement des 0,7 % pourtant inscrits dans la loi de coopération. Au final, rien que pour 2015, ce sont plus de €275 millions qui n’ont pu être consacrés à la lutte contre la faim !

Et la suppression du Fonds belge pour la sécurité alimentaire, décidé par le Ministre Alexander De Croo en 2015 risque encore d’amputer le budget pour l’agriculture et la sécurité alimentaire à l’avenir.

L’analyse de la CCF révèle également qu’une  partie  significative de l’APD dans le secteur de l’agriculture échappe aux priorités de soutien à l’agriculture familiale et sert davantage à financer  des  projets  favorisant  des multinationales de l’agrobusiness, dont les impacts en termes de développement sont extrêmement limités, voire contradictoires. Des études de cas se penchent notamment sur des investissements de la Société belge d’investissement dans les pays en développement (BIO), des projets de la Banque mondiale ou de la très contestée Nouvelle Alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition en Afrique (financée à travers l’UE et la Région flamande). Dans certains cas, ces projets accroissent la pression sur les producteurs familiaux à accéder aux terres et aux ressources naturelles dont ils ont besoin pour produire et se nourrir, et sont susceptibles d’engendrer des violations des droits des communautés locales.

A l’aube des nouveaux objectifs de développement durable, qui engagent la Communauté internationale à éradiquer la faim d’ici 2030 et alors que le Ministre De Croo a annoncé son intention d’actualiser les priorités de la Belgique dans le secteur de l’agriculture et de la sécurité alimentaire, la CCF demande au Ministre de réaffirmer ses engagements en soutien de l’agriculture familiale durable et de mettre en place des mécanismes permettant un meilleur suivi des engagements de la Belgique et d’assurer une cohérence avec les obligations internationales, en particulier avec le droit à l’alimentation.

POUR EN SAVOIR PLUS : 

Notes d’analyse « Aide publique de la Belgique pour l’agriculture (et la sécurité alimentaire et nutritionnelle) : bilan » à télécharger ici

Contact presse :
FR : Manuel Eggen – 02/640.84.17
NL : Thierry Kesteloot – 02/501.67.55

Pour sauver l’agriculture paysanne, changeons les règles actuelles du commerce international agricole

12 décembre 2017 – ADG est signataire de la lettre ouverte aux gouvernements réunis à Buenos Aires à la conférence ministérielle de l’OMC

Alors que nous faisons face à des défis majeurs en termes de sécurité alimentaire, changement climatique et transition écologique, nos politiques agricoles restent formatées par des règles du siècle passé. C’est le cas en particulier des règles du commerce international agricole, adoptées à Marrakech en 1994 et qui ont conduit à la création de l’OMC en 1995.

Ces règles ont des effets destructeurs pour les paysanneries du Nord comme du Sud : industrialisation des modes de production, accaparement des terres, financiarisation de l’agriculture, dumping économique, social et environnemental. Elles renforcent le pouvoir des sociétés transnationales, imposent des techniques de production qui nuisent aux écosystèmes et elles dégradent les régimes alimentaires. Elles ruinent les exploitations paysannes, pourtant à même de nourrir correctement la population et de préserver durablement la planète.

Le bon sens voudrait que la priorité d’une bonne politique agricole soit de nourrir la population ; pourtant c’est plutôt la « compétitivité sur le marché international » qui sert aujourd’hui de moteur des politiques agricoles. L’Union européenne, par exemple, est ainsi devenue première importatrice et première exportatrice alimentaire mondiale. Faut-il en être fier ? Le haut degré de dépendance de l’agriculture et de l’alimentation vis-à-vis de l’extérieur nous laisse à la merci d’aléas géopolitiques et, par la multiplication de transports inutiles, contribue aussi au réchauffement climatique. Elle contribue aussi à maintenir les agricultures du Sud dans la position de producteurs de matières premières à bas prix.

Lorsque des porte-conteneurs européens remplis de pommes pour la Chine croisent dans l’Océan indien des porte-conteneurs chinois remplis de pommes pour l’Europe, la planète chauffe, et certaines firmes s’enrichissent au détriment des producteurs.

Le récent livre de Jean-Baptiste Malet[1] sur le circuit mondial du concentré de tomates est un bel exemple de l’absurdité sociale et écologique des règles actuelles. Les firmes transnationales produisent là où les coûts de production sont les plus bas, pour vendre là où leurs marges bénéficiaires sont les plus grandes. On a ainsi mondialisé les marchés agricoles, entraînant les agriculteurs dans une spirale mortifère de baisse des coûts-baisse des prix.

A la base de ces règles (négociation de l’Uruguay Round, 1986-1994), les deux grandes puissances exportatrices agricoles de l’époque, USA et UE, ont réussi à blanchir le dumping de leurs excédents – bradés à bas prix vers les pays tiers- en remplaçant les subventions à l’exportation par des subventions aux exploitations agricoles découplées de la production. Ces subventions sont notifiées dans la fameuse boîte verte à l’OMC, qui n’est pas soumise à restriction et n’est pas visée par les discussions en cours à l’OMC

Les règles de l’OMC permettent à l’UE et aux USA de fournir des matières premières agricoles à l’agro-industrie et à la grande distribution à des prix souvent inférieurs au coût de production, en subventionnant les exploitations pour qu’elles continuent quand même à produire et à vendre à perte. Ces règles leur permettent aussi d’exporter vers des pays tiers pauvres incapables de subventionner leur agriculture. C’est une forme d’accaparement des marchés qui est institutionnalisée par les règles de l’OMC.

[1]« L’empire de l’or rouge, enquête mondiale sur la tomate d’industrie » – Fayard – 2017

Pour le producteur de mil du Sénégal, par exemple, les farines européennes qui arrivent dans le port de Dakar sont une concurrence déloyale. Ces farines sont vendues à des prix inférieurs aux coûts de production européens, rendus possibles par les subventions de l’UE. Peu importe si ces subventions sont dans la boîte bleue, jaune ou verte de l’OMC : ces farines, comme avant l’Uruguay Round,  sont vendues sur les marchés africains à des prix qui concurrencent déloyalement les producteurs de céréales locales. Le Commissaire européen à l’Agriculture et au développement rural Phil Hogan rétorquera que les subventions de la boîte verte n’ont pas d’effet distorsif sur les échanges : ce serait vrai si les produits issus des exploitations européennes n’étaient pas exportés. Sans ces subventions, un grand nombre d’exploitations de l’UE et des pays « développés » utilisant la boîte verte seraient en faillite. Il y a bien un effet distorsif par accroissement de la capacité de production et d’exportation.

Il est donc urgent de remettre en cause les règles actuelles du commerce international  et d’établir des règles justes et solidaires adaptées aux défis de ce siècle. A notre avis, ces règles doivent répondre aux objectifs de souveraineté alimentaire, c’est-à-dire permettre aux Etats/Régions de définir leur politique agricole et alimentaire adaptée à leur contexte et leurs besoins, sans nuire aux économies agricoles des pays tiers, et intégrant d’autres priorités comme l’alimentation des populations locales, la valorisation des producteurs alimentaires, le travail avec la nature, etc…(comme souligné dans les 6 piliers de la déclaration du forum Nyeleni en 2007).

Il faut remettre le commerce international agricole à sa juste place, ni plus ni moins. L’import-export ne doit plus être la priorité des politiques agricoles, mais le complément de politiques axées d’abord sur une production agricole destinée à nourrir la population locale, nationale, régionale.

Mais les discussions au sein de l’OMC et l’ordre du jour de la conférence ministérielle en matière de réduction du « soutien interne » n’avancent pas dans ce sens, l’UE et les USA refusant de mettre les soutiens de la boîte verte en question. Nous appelons les gouvernements réunis à Buenos Aires à prendre la mesure des vrais enjeux et établir les bases de nouvelles règles, qui permettront des échanges internationaux plus coopératifs et d’autres politiques agricoles nationales et régionales.

Nous appelons les organisations paysannes, juristes, économistes, ONG à travailler ensemble à des propositions concrètes de nouvelles règles du commerce international agricole qui permettent aux agriculteurs du nord et du sud de vivre dignement de leur travail, d’avoir accès à leur marché local, de produire une alimentation saine et nutritive, de diminuer le réchauffement climatique et d’enrayer le déclin de la biodiversité grâce à des pratiques agricoles agro-écologiques.

Michel Buisson, auteur de ‘Conquérir la souveraineté alimentaire’ Harmattan, 2013
Gérard Choplin, analyste indépendant sur les politiques agricoles, auteur de ‘Paysans mutins, paysans demain-Pour, une autre politique agricole et alimentaire’ Editions Yves Michel, 2017
Priscilla Claeys, Senior Research Fellow in Food Sovereignty, Human Rights and Resilience, Centre for Agroecology,Water and Resilience (CAWR), Coventry University (UK) and author of “Human Rights and the Food Sovereignty Movement: Reclaiming Control”, Routledge, 2015.

Ensemble pour un lait équitable

Ce vendredi 1er juin, on « fête » la Journée mondiale du lait partout dans le monde. Producteurs laitiers, transformateurs et industries saisissent l’opportunité pour attirer l’attention et mettre en lumière leurs activités en lien avec « l’or blanc ». Pour une grande partie des producteurs et productrices familiaux de lait dans le monde, cette journée n’est pas l’occasion de faire la fête.

Manneken Pis qui urine du lait, des vaches qui apparaissent devant l’Atomium à Bruxelles ou devant des monuments en Afrique de l’Ouest,… Par ces actions, nous – différentes organisations belges et acteurs de la société civile – voulons amener les gens à réfléchir sur la production laitière familiale et faire entendre les producteurs et les productrices qui veulent vivre dignement de leur production. Nous demandons aux décideurs politiques de prendre les mesures nécessaires pour permettre aux filières laitières d’être viables en Europe et en Afrique de l’Ouest.

L’UE produit 24% de la production mondiale de lait

En 2016, la production mondiale de lait de vache a atteint 678,6 millions de tonnes, dont l’UE était responsable à elle seule pour 24 % (soit 164 millions de tonnes). La production africaine, quant à elle, a stagné autour des 37 millions de tonnes, issues principalement de systèmes de production d’(agro-)éleveurs transhumants. En Afrique de l’Ouest, ces éleveurs représentent environ 48 millions de personnes, et fournissent 70 % de l’approvisionnement en lait local. Les systèmes locaux de collecte, de traitement et de commercialisation du lait par le biais de mini-laiteries, de centres de collecte et d’industries locales permettent au lait de parvenir au consommateur. Ce sont surtout les mini-laiteries et les centres de collecte – où les producteurs de lait participent à la gestion – qui assurent un prix équitable pour les éleveurs.

Pourtant, la production laitière locale est confrontée à de nombreux défis. En Afrique de l’Ouest, elle ne représente que 50 % du lait consommé localement. Ceci découle d’un ensemble d’obstacles qui mettent en péril la qualité et la quantité de lait produit localement; mais c’est aussi le résultat de la concurrence inégale du lait en poudre importé, principalement d’Europe. Cette importation de lait en poudre européen en Afrique de l’Ouest pourrait augmenter de manière significative dans les années à venir, l’UE cherchant des moyens d’écouler ses stocks régulateurs de lait en poudre (s’élevant à 380 000 tonnes) sur le marché ouest-africain en pleine croissance. L’OCDE estime que la population en Afrique de l’Ouest devrait augmenter jusqu’à 500 millions de personnes d’ici 2030, et avec elle la demande en lait.

Un prix équitable pour une vie digne

C’est pourquoi nous appelons les décideurs politiques à prendre des mesures concrètes pour encourager la production familiale de lait local et équitable en Afrique. Nous voulons que les politiques et les programmes de coopération reconnaissent l’importance des systèmes de production (agro-)pastoraux et fournissent un appui technique et financier pour développer les filières locales de production laitière. Il s’agit plus précisément de soutenir la production laitière locale par le biais des mesures suivantes :

  • développer les cultures fourragères ;
  • améliorer l’accès aux crédits et aux soins vétérinaires ;
  • adapter et améliorer les politiques d’aménagement territorial ;
  • utiliser les leviers commerciaux (par ex. le Tarif Extérieur Commun de la CEDEAO dans le cadre d’Ecowas) et fiscaux (par ex. baisse de la TVA) pour favoriser la consommation de lait local, à des prix qui permettent aux productrices et producteurs de vivre dignement de leur travail.

Nous demandons également que les décideurs politiques respectent les principes de cohérence des politiques pour le développement et la souveraineté alimentaire, afin que l’Afrique puisse protéger son marché contre les importations de lait en poudre. Nous demandons notamment que ces principes soient respectés dans le cadre de négociations commerciales entre l’Europe et l’Afrique.

Enfin, nous appelons l’Union européenne à revoir sa politique agricole pour mettre un terme aux excédents structurels, garantir un prix équitable aux producteurs de lait européens et éviter le dumping de lait en poudre vers l’Afrique.

Face aux politiques laitières européennes, les producteurs familiaux européens et ouest-africain unissent leurs forces, victimes d’un modèle économique qui favorise la production industrielle au détriment des populations locales et d’une production de lait durable et équitable.

Signataires : La Coalition Contre la Faim*, AFRICA EUROPE FAITH & JUSTICE NETWORK, CNCD11.11.11, Oxfam Solidarité, SOS Faim, Iles De Paix, Vétérinaires Sans Frontières, Fairebel

*En tant que membre de la Coalition contre la Faim, nous relayons cette note de position. 

L’impact d’Ebola sur le secteur de la santé en république de Guinée

publié par UniverSud en 2018

Le premier cas d’Ebola en Guinée a été localisé le 6 décembre 2013 dans la préfecture de Guéckédou, dans le sud-est, où un garçon de deux ans a été atteint par une maladie « inconnue ». C’est seulement plus de trois mois après que les autorités guinéennes, avec l’aide de Médecins Sans Frontières (MSF), confirmèrent la présence du virus Ebola en Guinée, laissant ainsi le temps à la maladie de se propager à l’intérieur du pays et dans les pays voisins, notamment en Sierra Leone et au Liberia. À la fin du mois de juin 2014, la maladie à virus Ebola (MVE) était confirmée dans 60 endroits en Guinée, en Sierra Leone et au Liberia. Le 8 août 2014, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) déclara la MVE comme une « urgence de santé publique de portée mondiale ». Entre juillet et décembre 2014, la MVE fut confirmée dans cinq autres pays : le Nigeria, le Sénégal, le Mali, les États-Unis d’Amérique ainsi que le Royaume-Uni. La MVE a touché 31 districts sanitaires en Guinée, où vivent environ neuf millions d’habitants. Elle y a causé 2544 décès sur 3814 cas enregistrés. Pour l’ensemble des pays touchés, il y eut au total 28 616 cas confirmés, probables ou soupçonnés, plus de 11 310 décès et 23 588 orphelins. La transmission du virus prit fin le 1er juin 2016.

Les conséquences de l’épidémie

Au-delà du nombre de personnes décédées, la maladie à virus Ebola (MVE) a eu des conséquences sur le secteur sanitaire guinéen. L’un des tous premiers effets, selon nous, a été d’avoir mis à nu l’état déplorable dans lequel il se trouvait. En effet, au moment de la survenue de la MVE en Guinée, l’État consacrait à peine 3% de son budget à la santé ; le secteur comptait 1,3 médecin généraliste et trois lits d’hôpitaux pour 10 000 habitants, et seulement 17% des agents de santé couvraient près de 70% de la population. Ebola, en utilisant les rares ressources dont disposait encore le secteur de la santé guinéen, a accéléré la détérioration rapide d’un système qui avait déjà été sérieusement mis à mal par les différentes crises socio-politiques qu’avait connues le pays depuis 2007, ainsi que par la crise économique mondiale de 2008. Toutefois, si la MVE a accéléré la détérioration du système de santé guinéen, elle a néanmoins permis à la communauté internationale de prendre conscience du danger qu’il y a à laisser se détériorer les systèmes de santé des pays pauvres créant des risques au-delà des frontières nationales.

 

Graphique 1

Dépenses des ménages en santé sur les 10 dernières années précédent Ebola

Source: World Health Organization Global Health Expenditure database

 

Plus spécifiquement, Ebola a eu des répercussions sur l’ensemble des éléments constitutifs du système de santé guinéen (cf. encadré système de santé). Dans un premier temps, ses effets ont été essentiellement négatifs. Par exemple, au début de la lutte contre l’épidémie d’Ebola en Guinée[1], les autorités nationales ont dû allouer à cette cause des fonds ainsi que des infrastructures a priori destinés à d’autres programmes de santé plus ou moins urgents. Ce fut le cas notamment des ambulances utilisées pour transporter les premiers cas d’Ebola, initialement destinées au programme de santé maternelle et infantile. Ensuite, les décès[2] et désertions du personnel soignant  à cause de l’épidémie d’Ebola, ont entrainé des problèmes à la fois opérationnels et de sûreté, comme la fermeture de certains établissements. Une psychose généralisée s’est installée dans tout le pays, menant notamment au refus des populations de fréquenter les lieux de soins publics. Par effet de ricochet, cela a entraîné une diminution des dépenses privées en santé (cf. graphique 1) ainsi que d’énormes lacunes au niveau du Système National d’Information Sanitaire (SNIS).

Dans un second temps, concomitamment à l’intervention de la communauté internationale, les effets d’Ebola ont été bénéfiques pour le système de santé guinéen. Par exemple, la lutte contre Ebola a permis de mettre en place un mécanisme de réponse nationale rapide, grâce notamment au renforcement des capacités de surveillance des maladies. La lutte contre la maladie a aussi permis l’établissement de lieux de prise en charge des malades en cas d’épidémie, le recrutement et la formation de nombreux agents de santé au niveau des districts sanitaires, ainsi que le renforcement de la logistique humanitaire. Elle a également donné lieu à la mise à jour du système national de détection des maladies grâce à la construction – et/ou la reconstruction – de nombreux laboratoires, et à la mise en place de partenariats scientifiques pour le développement de vaccins et d’autres activités de recherches cliniques entre l’Institut National de Santé Publique (INSP) et certains partenaires au développement.

Ebola et la coopération au développement

Nous avons relevé à la fois des effets négatifs et positifs de la lutte contre l’épidémie d’Ebola sur la coopération dans le domaine de la santé. Ainsi, au niveau de la gestion des finances publiques[3], peu de partenaires avaient inscrit leur financement dans le budget de l’État, nonobstant les fonds importants alloués au titre de l’aide humanitaire en 2014[4]. Mentionnons également, en tant qu’effet négatif, la mise en place d’un organisme ad hoc (la Cellule Nationale de Coordination contre Ebola) afin de coordonner les différents partenaires au développement, mettant ainsi à l’écart le Ministère de la santé pendant toute la lutte contre Ebola.

 

Graphique 2

Décaissement aide publique au développement en santé : 2002 à 2010 + 2014

Source: World Health Organization Global Health Expenditure database

 

A contrario, on retrouve des effets positifs de la maladie à virus Ebola en ce qui concerne l’apport d’aide publique au développement (cf. graphiques 2 et 3) et d’aide humanitaire[5], qui ont atteint des chiffres extraordinaires en 2014. Ce fut également le cas en matière d’alignement sur les priorités nationales, où l’essentiel des partenaires au développement se sont conformés au Plan de Relance et de Résilience du Système de Santé (PRRSS) pour la période 2015-2017. Celui-ci constituait le premier plan triennal de mise en œuvre du Plan National de développement Sanitaire (PNDS) pour la période 2015-2024. Avec ses trois objectifs spécifiques[6], le PRRSS a permis de renforcer l’ensemble des piliers du système de santé guinéen. Il a notamment permis de financer adéquatement le système de santé pendant la mise en œuvre dudit plan par le biais de l’aide publique au développement ainsi que du financement de l’État ; d’améliorer la fourniture en médicaments, vaccins, équipements et autres technologies de santé de qualité ; de renforcer le leadership du Ministère de la Santé, notamment en matière de coordination des partenaires au développement[7] ; de renforcer les ressources humaines par le biais de la formation et du recrutement de 6000 agents de santé sur trois ans[8]; de renforcer le système national d’information sanitaire ainsi que la recherche nationale en santé.

 

Graphique 3

Aide publique au développement en santé sur les 10 dernières années précédent Ebola

Source: World Health Organization Global Health Expenditure database

 

En dernier lieu, Ebola a permis de mettre au jour la défiance qui existait entre d’une part le personnel soignant et d’autre part la population. Avant la survenue de l’épidémie d’Ebola en Guinée, les communautés n’étaient pas prises en compte dans l’élaboration et/ou la mise en œuvre des politiques et stratégies de santé nationale. Leur participation dans le système de santé se limitait au financement et à l’utilisation des services de soins. En outre, les premières interventions dans la lutte contre Ebola étaient essentiellement médicalisées et ne tenaient compte d’aucun aspect socio-culturel. De ce fait, les communautés n’avaient pas l’habitude d’être en contact rapproché avec les autorités sanitaires. Ceci a sans doute facilité la circulation de rumeurs et de fausses informations pendant la lutte contre Ebola en Guinée. Cela pourrait aussi expliquer les difficultés qu’ont rencontrées les autorités à faire s’impliquer davantage les communautés dans la lutte contre Ebola, surtout dans les zones relativement enclavées. Imaginez une petite communauté de quelques centaines de personnes qui voit pour la première fois des personnes habillées comme des extraterrestres, descendant dans des voitures « 4X4 » et pulvérisant leur village à cause du décès de deux enfants. En réaction, en Guinée Forestière, certaines communautés cachaient leurs malades, estimant que le pouvoir en place avait importé le virus afin d’exterminer « les leurs ». D’autres ne voulaient pas que les corps de leurs proches soient enterrés de façon sécurisée, d’aucuns attaquaient des convois d’agents sanitaires, voire même commettaient des homicides. Il a fallu faire appel à des anthropologues, des sociologues et des assistants sociaux pour comprendre la situation afin d’y apporter une solution.

Conclusion

Au-delà du drame de l’épidémie Ebola en lui-même, la maladie a permis à la fois de mettre en lumière les dysfonctionnements du système et d’en améliorer certains aspects. Il reste, certes, encore beaucoup à faire pour améliorer la santé des Guinéens et pour favoriser une meilleure efficacité de l’aide dans le secteur de la santé. Toutefois, parmi tout ce qui reste à faire pour aller dans ce sens, il faut, selon nous, d’abord mettre la priorité sur quatre réformes : le renforcement du leadership et la gouvernance du Ministère de la Santé (chargé de définir les modalités de financement du système de santé, les services de soins à prester ainsi que les modalités dans lesquelles ces prestations vont se tenir) ; l’augmentation des dépenses publiques en santé (avec comme objectif de consacrer 15% du budget national au secteur sanitaire, conformément à l’engagement d’Abuja en 2000) ; une meilleure harmonisation des partenaires au développement dans le secteur de la santé ; une utilisation accrue, par les partenaires au développement, des institutions et des systèmes nationaux de gestion financière.

Système de santé Selon l’OMS (2000)

Le système de santé d’un pays donné représente l’ensemble des organisations, des institutions et des ressources consacrées à améliorer la santé de sa population. Tout système de santé est constitué de sept éléments essentiels, à savoir : le leadership et la gouvernance (c’est à ce niveau qu’on élabore la politique et les stratégies sanitaires du pays, qu’on clarifie les rôles des acteurs public-privé et qu’on gère les demandes conflictuelles) ; les ressources humaines ; l’information (celle-ci permet, d’une part, de faire remonter aux responsables politiques les informations sur la réalité du terrain et, d’autre part, de définir la politique et les stratégies sanitaires spécifiques au pays) ; le financement du système de santé ; l’apport en médicaments, vaccins et technologies ; la prestation des services de soins ; et enfin la population. Les systèmes de santé sont des entités complexes et évolutives. Elles ont la capacité de s’auto-organiser, de s’adapter et d’évoluer dans le temps. Leur complexité résulte de l’interrelation entre leurs éléments constitutifs. Leur aspect évolutif et leur adaptabilité pourraient être liés au fait que toute intervention qui vise l’un des éléments constitutifs d’un système de santé a aussi des effets sur d’autres de ses éléments constitutifs. Compte tenu de cette complexité et du caractère évolutif qui leur sont propres, l’approche systémique semble être la plus adéquate pour mieux saisir les systèmes de santé.

Salim Ly

 

[1] Plus précisément entre mars 2014 et août 2014, soit bien avant la mobilisation internationale pour endiguer l’épidémie du virus Ebola.
[2] 115 au total.
[3] Selon la Banque mondiale, la gestion des finances publiques couvre toutes les phases du cycle budgétaire, à savoir : la préparation du budget, le contrôle interne et l’audit, les marchés, les mécanismes de suivi et d’établissement de rapports ainsi que les audits externes.
[4] Plus de 350 millions USD, selon l’OMS, qui n’ont pas été inscrits dans le budget de l’État.
[5] Plus de 350 millions USD, selon l’OMS.
[6] À savoir : l’élimination de la maladie à virus Ebola en Guinée, l’amélioration de la performance du système de santé guinéen de district, ainsi que l’amélioration de la gouvernance globale dans le secteur de la santé guinéen.
[7] Par exemple, la Cellule Nationale de Coordination contre Ebola a été transformée en Agence Nationale de Sécurité Sanitaire et intégrée au sein du Ministère de la Santé.
[8] Soit 2000 agents de santé engagés chaque année au niveau des districts sanitaires entre 2015 et 2017.

L’art pour exister, l’art d’exister: l’engagement artistique des nouveaux migrants.


Synopsis 

Les migrants et plus particulièrement ceux qui ne disposent pas de papiers pour rester légalement sur notre territoire sont souvent invisibilisés dans notre société. Ils n’ont (presque) aucun droit et notamment pas le droit à la parole. Le parcours d’artistes à Cointes a voulu rendre leurs voix au collectif des Sans Papiers de Liège, nous interpellant sur cette invisibilité et nous invitant à réfléchir à l’art comme moyen de rendre la parole aux sans Voix.


Publié par UniverSud – Liège en juin 2018

 

Humain, spontanéité, beauté et force.

Sensibilité, joie, sans peur, légèreté du cœur.

Regards bienveillants.

Avenir possible, je t’écoute[1].

La question de la place des pratiques artistiques dans la vie des migrants reste relativement peu explorée. D’aucuns considèrent qu’elle est futile car lorsque l’on vit dans la précarité juridique, économique et sociale, l’espace restant dans la vie quotidienne pour l’expression artistique serait très restreint voire totalement inexistant. D’autres prétendent que les migrants ne possèdent quoi qu’il en soit pas les codes artistiques de la société dans laquelle ils arrivent. Cette approche ethnocentrique de l’art en fait donc des non-publics et des non-acteurs dans la sphère artistique nationale ou locale. Ces deux justifications du relatif désintérêt pour la thématique de la place des pratiques artistiques des migrants ne résistent pas à l’analyse. En premier lieu, la précarité, la pauvreté, l’oppression et la domination sont souvent des sources majeures de créativité artistique. Ainsi par exemple, une bonne partie de la culture musicale américaine de masse d’aujourd’hui trouve ses racines dans l’esclavagisme qui a nié l’humanité de celles et ceux qu’on appelle aujourd’hui les Africains-Américains. Ils sont en effet à l’origine du Blues, du jazz et donc aussi du hip-hop, le phénomène culturel le plus important de ce début de siècle. En second lieu, s’il est vrai que les migrants récents ne connaissent pas nécessairement la haute culture des pays dans lesquels ils arrivent, ils emmènent souvent avec eux des traditions artistiques que la société gagnerait à mieux connaître et reconnaître. L’exemple du projet musical Refugees for Refugees mené à Bruxelles – qui rassemble des musiciens de différentes régions qui ont toutes et tous en commun d’avoir été des demandeurs d’asile – le montre. Certains des participants à ce projet étaient des vedettes dans leur pays d’origine, des artistes de la culture classique de ces pays dans certains cas. Les considérer comme des êtres a-artistiques ne fait que révéler notre ignorance et parfois notre fermeture d’esprit.

L’art pour rendre visible l’invisible

L’histoire montre que les personnes et les groupes qui n’ont pas d’accès aux institutions politiques et aux médias ont souvent trouvé dans les activités artistiques des moyens d’exister socialement, d’affirmer leur présence, voire de revendiquer des droits et un statut. C’est le cas aussi en Belgique pour une partie des migrants. Le reste de cet article sera précisément consacré aux immigrés sans statut et sans documents qui habitent le territoire de la ville de Liège, et en particulier au collectif de la « Voix des sans papiers de Liège » (VSP). Ce collectif s’est constitué en 2015 au départ de l’occupation de bâtiments inhabités appartenant à l’ONE de Sclessin, avec pour objectif de faire entendre la voix de cette frange de la population liégeoise[2], et de lutter pour la reconnaissance des droits civiques et humains. Les membres du collectif sont pour la plupart des migrants provenant d’Afrique subsaharienne qui ont été déboutés de la procédure d’asile mais qui, tout au long du processus lié à la demande, ont construit des liens socioculturels avec le territoire de Liège et ses habitants. Le refus d’accorder le droit à la résidence a déterminé le changement de statut de ces individus, qui se trouvent à présent en séjour irrégulier à Liège[3], tout en étant insérés dans le tissu local depuis plusieurs années. Leur démarche de prise de parole contre les politiques migratoires actuelles est de réclamer un assouplissement des procédures qui permettrait, si pas leur propre régularisation, une vie plus digne pour tous les migrants d’aujourd’hui et demain.

Ces revendications sont soutenues par plusieurs acteurs locaux : associations et ONG qui œuvrent dans le domaine des migrations et/ou dans le domaine social et culturel de manière plus générale ; services et institutions qui gèrent les questions relatives à la population en situation de précarité, ainsi que les enjeux de la diversité culturelle ; citoyens qui se mobilisent pour le respect des droits humains et civiques des individus. Ce réseau d’acteurs interagit avec les membres de la VSP avec l’objectif, d’une part, d’entamer une lutte transversale visant à combattre la domination des classes précaires et à questionner le système sociopolitique et économique qui constitue le cadre de cette subordination ; et, d’autre part, de visibiliser les migrants et leurs histoires dans l’espace public grâce à la mise en place de lieux d’expression artistique diversifiés : ateliers d’écriture, de théâtre, de peinture, de couture, de cuisine, etc. Les résultats de ce processus sont multiples : des rencontres interpersonnelles et interculturelles se produisent, une dynamique de sensibilisation se met en œuvre. Grâce à l’engagement dans des pratiques artistiques, des individus invisibilisés par les politiques migratoires deviennent visibles. Les arts permettent cela en fournissant des codes de communication différents de la verbalisation, ce qui rend les messages véhiculés compréhensibles à d’autres niveaux du discours (entendu au sens large et incluant tout ce qui touche à la communication) : la corporalité, le visuel, l’audition, la production matérielle, le goût[4]. Le développement, l’expérience et l’usage positif de ces créations artistiques se font grâce au travail partagé entre citoyens ayant différents statuts, différentes histoires et différentes compétences.

Parmi bien d’autres activités artistiques menées par la VSP, Nous, avec ou sans papiers, regards croisés au-delà des murs, que nous narrerons dans le cadre de cet article, constitue un exemple récent de prise de parole des migrants par l’art au niveau de l’espace public. Espace public qui se façonne d’ailleurs, dans ce cas, de manière particulière, car le point de départ est, a priori, un endroit privé. Ce qui rend l’articulation entre les différents lieux d’expression des migrants – et les manières de définir ces lieux – d’autant plus intéressante.

Parcours d’artistes à Cointe

Le parcours d’artistes de Cointe constitue depuis plusieurs années un événement qui vise à ouvrir les  portes des habitations privées de ce quartier liégeois[5] aux visiteurs d’un côté et aux artistes d’un autre côté, permettant la rencontre des deux catégories. Les artistes utilisent ces lieux pour offrir leurs œuvres au regard d’autrui. Certains membres de la VSP, avec des artistes liégeois et d’autres citoyens qui ont rejoint la démarche[6], ont participé cette année à l’initiative culturelle avec un projet intitulé Nous, avec ou sans papiers, regards croisés au-delà des murs. Le projet est ainsi décrit dans l’invitation à cette initiative : « Durant les mois d’Avril et Mai, des artistes liégeois, avec et sans papier, se sont réunis sur ce lieu, inhabité depuis 5 ans, appartenant à Ogéo-Fund[7]. Ils ont voulu mener une réflexion conjointe ayant pour propos: Comment exister sans reconnaissance ? Comment faire entendre sa voix ? Comment se rencontrer et croiser nos regards ? Quels liens tisser entre nous ? »

Plusieurs rencontres, de quelques heures chacune, ont permis aux membres du groupe de vivre ce lieu à la croisée entre espace public et privé, de se laisser inspirer par cette maison, par son histoire et par son présent, afin d’aboutir à des créations artistiques – textes, peintures, productions audiovisuelles – dont les messages pouvaient être recontextualisés dans cet espace.

Les expériences de vie, les revendications en lien avec les enjeux migratoires et, plus généralement, les droits humains et le bien-être de tous ont fait l’objet d’une communication verbale, mais aussi visuelle et auditive : les mots élaborés par les participants étaient associés aux choses (tapisseries, murs, sols, miroirs, éléments de décor, objets de la vie quotidienne, etc.) et aux échos résonnant dans l’espace vide. Durant tout le week-end qu’a duré le parcours d’artistes, la maison s’est chargée d’une symbolique multiple sollicitée par la production artistique : elle a témoigné d’une richesse décadente, elle a aussi rappelé les déloyautés récurrentes dans la société contemporaine, l’iniquité dans la distribution non seulement des richesses, mais également des biens de première nécessité, tels que le logement, un « espace vital ». Par exemple, une installation située dans l’une des nombreuses chambres de la villa montrait que six personnes pouvaient occuper cet espace, rappelant ainsi la condition précaire des membres de la VSP et le paradoxe constitué par l’existence de lieux inexploités[8]. Parmi les textes qui ont été écrits lors de la conception de cette installation, deux récitent : « La vie devient pour soi comme un cercle ou un globe terrestre qui tourne autour de soi. Sur cette terre, chacun doit mener sa vie sans entraver le mode de vie des autres. Dans ce monde, il y a beaucoup de personnes qui vivent dans une précarité incroyable, tout cela provoqué par la méchanceté des autres ; Dans ce monde, précisément en Belgique, il existe des personnes, migrants, hommes, femmes, enfants, en situation irrégulière, appelés sans-papiers, qui peinent à trouver un espace vital. »

Cette symbolique multiple émergeait également dans d’autres créations artistiques réalisées et exposées ces 20 et 21 mai. L’arbre aux questions sans réponse permettait notamment l’expérience visuelle et auditive[9] d’interrogations émergées lors des ateliers d’écriture menés dans la maison, tels que : « Pourquoi si peu de partage de nos richesses ? Pourquoi si peu d’accueil des hommes et des femmes qui fuient leur pays parce qu’ils ont faim, parce qu’ils sont persécutés ? Pourquoi la Belgique ne donne-t-elle pas des papiers ? Pourquoi il n’y a pas de libre circulation des personnes ? Pourquoi sept ans en Belgique sans papier ?Pourquoi ma famille me manque ? Quand et comment remettrons-nous les choses en ordre dans ce monde injuste ? Comment peut-on vivre ensemble ? À qui demander de l’aide ? À quoi ça sert tout ça ? Comment sortir de notre peine ? Où allons-nous après ce long combat ? Quand et comment viendra la fin ? » Les diverses peintures exposées dans les différentes pièces du rez-de-chaussée de la maison comprenaient des créations collectives ayant pour but d’évoquer « le cheminement d’un migrant : le départ, les fantômes, les espoirs ; le périple, le chemin des difficultés ; l’éloignement, l’absence, les racines, l’errance »[10]. D’autres œuvres encore narraient les souvenirs du passé, les difficultés du présent, les espoirs pour le futur.

Dans sa globalité, le projet artistique développé dans la maison de l’Avenue des Ormes 48 à Liège, dans le quartier de Cointe, a permis aux migrants de la Voix des Sans-Papiers de dire leur présence, de se rendre visibles par l’art dans le contexte socioculturel liégeois, alors que le statut qui leur est attribué à cause des politiques migratoires actuelles vise au contraire à les invisibiliser. L’art est le moyen par lequel cette prise de parole se matérialise dans l’espace et s’impose à l’écoute par une expérience multisensorielle. Certes, l’engagement artistique ne peut pas résoudre tous les problèmes vécus par les migrants. Il reste néanmoins que l’art peut demeurer une arme puissante de conscientisation, de renforcement de l’estime de soi, de connaissance de la société, de construction d’interactions sociales et d’expression de revendications, bref, de construction d’une citoyenneté partagée.

Marco Martiniello

Directeur de recherches F.R.S.-FNRS

Vice-Doyen à la recherche

Directeur CEDEM

 

Elsa Mescoli

Anthropologue, chercheuse postdoctorale et Maître de conférences

CEDEM – Centre d’études de l’ethnicité et des migrations

Faculté des Sciences Sociales

Université de Liège

 

 

[1]Mots inscrits sur des étiquettes à planter placées dans le jardin de la villa de l’Avenue des Ormes 48 à Liège.

[2]En dépit de leur statut, certains membres de la VSP vivent à Liège depuis plusieurs années.

[3]Une procédure de régularisation ou un recours de décisions précédentes sont en cours pour seulement quelques-uns d’entre eux.

[4]Ce dernier aspect ne sera pas abordé dans cet article.

[5]Ce « village dans la ville de Liège », zone historique (développée dès le Moyen Âge)[5] et bourgeoise par la composition socio-économique de sa population actuelle.

[6] On lit dans la brochure qui introduit l’exposition : « Ce travail est le fruit des regards croisés de Dominique, France, Liliane, Ismaël, Jihuao, Manuela, Honoré, Adam, Jean, Pape, Robert, Elsa, Marie Paule, Nadine, El-Hadj, Soumah, François, Mabad, Cédar, Kadija, Mariam, Bourgmestre, Atu, Fanny, Ronan, Pierre, Myriam et les enfants ainsi que tous ceux et celles qui de près ou de loin ont participé au projet. ».

[7] Fond de pension de Publifin, holding financier public intercommunal contrôlé en majorité par la Province de Liège et récemment objet de scandale au niveau de la gestion de ses finances. La maison ici mentionnée, originairement propriété d’une famille locale, a été achetée pour installer des bureaux, mais les normes urbanistiques de la zone (et notamment le fait qu’il s’agisse d’un parc privé) ne permettent pas cet emploi du bâtiment, ce qui fait que la maison reste inoccupée.

[8] Les bâtiments de l’ex-école communale d’horticulture où ils résident à Burenville ont été vendus à l’entreprise de travail adapté Le Perron. Le nouveau propriétaire a accordé un délai supplémentaire aux habitants afin de trouver un nouveau logement.

[9] Les phrases étaient écrites sur des tissus pendus à des arbres, et un petit haut-parleur audio diffusait un enregistrement de leur lecture par les membres du groupe.

[10]Brochure explicative.

Migrations en Belgique : lieux communs et stéréotypes


Synopsis 

Les préjugés concernant les migrants sont nombreux et tenaces, les déconstruire demande un travail d’argumentation informé. L’objectif de cet article est d’informer et d’outiller le lecteur afin de lutter contre ces préjugés, pour un vivre-ensemble apaisé.


Publié par UniverSud – Liège en juin 2018

Migrations en Belgique : lieux communs et stéréotypes

Comment les déconstruire et y répondre ?

« Personne n’embarque ses enfants sur un bateau de fortune à moins que l’eau ne soit plus sure que la terre. »« Home » de Warsan Shire.

Dans le cadre de la campagne Campus Plein Sud « Les migrations, ça passe aussi par ton campus ! »qui a réuni les différents campus francophones belges autour du thème de la migration durant le mois de mars, UniverSud a organisé une conférence intitulée : «Migrations en Belgique : lieux communs et stéréotypes. Comment les déconstruire et y répondre ? »

Pour en parler, nous avons eu la chance de recevoir trois invités, qui nous ont éclairés de leur brillante expertise, à savoir : Mme Sarah Goffin (ci-après S.G.), militante pour Amnesty International, Mr Jean-Michel Lafleur (ci-après J.M.L), Directeur adjoint du Centre d’Etudes de l’Ethnicité et des Migrations de l’Université de Liège et Mr Altay Manço (ci-après A.M), directeur scientifique de l’Institut de Recherche, Formation et Action sur les Migrations  (IRFAM).

Il n’est bien entendu pas aisé de vous partager en quelques pages seulement la richesse de cette discussion, qui nous a captivés pendant près de 2 heures. Néanmoins, il nous tenait à cœur de diffuser au moins en partie les informations qui nous ont été données ce jour-là, car elles constituent de réelles armes pour lutter contre les discours tantôt haineux et abjects, tantôt simplement naïfs ou mal informés, qui entourent l’immigration aujourd’hui. Pour ce faire, nous allons nous concentrer sur trois préjugés qui semblent avoir la peau dure dans les consciences. Mais d’abord, quelques précisions…

Vous avez dit « immigration » ?

J.M.L précise d’emblée que le vocabulaire qui entoure notre sujet est riche, complexe, et qu’il entraîne dès lors énormément de confusion. En effet, une personne qui traversera la frontière afin de venir s’installer en Belgique se verra qualifier d’immigré, de migrant, de sans-papier, d’étranger, d’illégal, etc. Autant de termes qui sont utilisés comme des substituts les uns des autres. Cela fausse notre approche de l’immigration, ne sachant finalement pas de quoi nous sommes en train de parler exactement.

Officiellement, en Belgique, lorsqu’on parle d’immigration, on parle de personnes nées à l’étranger venues s’installer sur le territoire belge. Le terme « population étrangère », quant à lui, recouvre les personnes qui vivent en Belgique, sans avoir la nationalité belge. Dès lors, les statistiques sur l’immigration en Belgique nous donnent toute une série de chiffres quant à l’affluence de personnes qui y entrent, sans préciser pour autant leur situation singulière. Par exemple, un enfant belge né à l’étranger et qui revient vivre en Belgique pour poursuivre ses études sera comptabilisé comme un immigré.

Les statistiques, mais aussi les images de migrants que l’on voit dans les médias, tronquent notre perception de la réalité. Nous sommes constamment confrontés à des photos de personnes migrantes qui, au péril de leur vie, traversent la mer Méditerranée dans l’espoir d’atteindre l’Europe. Ce flux constant d’informations induit la perception qu’un nombre astronomique de migrants parvient à rejoindre l’Europe. Or, aujourd’hui, dans le contexte de la construction européenne, 67% des immigrés en Belgique sont ressortissants européens.

L’exemple du conflit syrien a permis à A.M.de préciser ces propos, puisqu’il nous explique que des pays voisins de la Syrie, tels que la Jordanie, le Liban ou encore la Turquie, accueillent beaucoup plus de personnes déplacées que l’Union Européenne, en terme de proportion de population. S.G. d’ajouter que 84% des réfugiés tout autour du globe se trouvent… dans les pays en voie de développement.

Préjugé n°1 : « Les migrants obtiennent tout dès leur arrivée. C’est plus facile pour eux d’obtenir de l’aide que pour un Belge. »

S.G.explique qu’à leur arrivée, les personnes peuvent introduire une demande d’asile, qui leur donne accès à un hébergement, de la nourriture et un accompagnement médical et psychologique. J.M.Lévoque la « doctrine BBB », entendez « Bed, Bath, Bread »[1], qui constitue l’approche restrictive de la NVA à l’égard de l’asile, et qui est en vigueur depuis 3 ans en Belgique.

S.G.développe son explication ; si la personne obtient le statut de réfugié, autrement dit si la Belgique accepte de la protéger, elle obtient son droit de séjour, lui donnant accès au marché du travail et à l’assistance du CPAS. Toutefois, ces personnes sont confrontées à énormément de discrimination sur le marché du travail, notamment en ce qui concerne l’équivalence des diplômes. A.M ajoute qu’un immigré sur quatre en Europe a un diplôme universitaire, et que seulement 17% d’entre eux travaillent à hauteur de ce diplôme.

Les personnes sans-papiers n’ont d’accès ni au travail, ni à l’assistance du CPAS, et les législations en cours tendent à compliquer les choses en ce qui concerne le respect de leurs droits fondamentaux, tel que l’aide médicale urgente. Malgré cela, ils conservent certains de ces droits, comme l’accès à l’éducation pour leurs enfants, par exemple.

Mais les législations et politiques restrictives ne sont pas exclusives au gouvernement actuel, comme le précise J.M.L. En effet, lors de la mandature en tant que secrétaire d’État à l’asile et à l’immigration de Maggie de Block, des démarches répressives avaient déjà été menées, notamment à l’égard des migrants européens. La rhétorique utilisée pour défendre ces démarches était que la Belgique ne pouvait pas se permettre de jouer un rôle d’aimant pour des migrants à la recherche d’aides sociales. Or, une étude réalisée par le CEDEM à ce sujet a démontré que la problématique ne se résumait pas à des personnes qui se déplacent pour profiter de ce système d’aide. Premièrement, il leur est impossible d’obtenir les aides du CPAS durant les trois premiers mois qui succèdent leur arrivée sur le territoire. Ce n’est pas aussi simple. Ensuite, le travail empirique mené dans le cadre de cette étude a permis de se rendre compte que toute une série de ces personnes ont dû se tourner vers le CPAS malgré le fait qu’elles avaient un travail, parce qu’elles ne gagnaient pas suffisamment d’argent pour pouvoir faire face aux dépenses quotidiennes, telles que les factures de chauffage, par exemple.

Les enquêtes d’opinion menées auprès des Belges indiquent en effet que cette croyance selon laquelle un migrant coûte plus que ce qu’il ne rapporte en matière de finances publiques est bien ancrée. Mais prenons par exemple le cas de l’accueil. Lors de la crise migratoire de 2015, l’accueil a couté 300 millions d’euros, ce qui représente 0,14% des dépenses des administrations en Belgique. Qu’a-t-on fait concrètement de cet argent ? On a rémunéré les travailleurs qui ont assuré cet accueil ; des centres ont été ouverts et des hôtels ont été mis à disposition, ce qui a permis à des bailleurs privés de toucher des loyers payés par l’État pour accueillir les personnes migrantes dans leurs établissements ; des entreprises ont confectionné des repas pour les demandeurs d’asile et ont de ce fait également créé de l’emploi, etc. Certes, l’accueil représente un coût, mais cette dépense permet également de faire tourner l’économie.

A.M.ajoute que la majorité des études économiques, dont celles menées par l’OCDE, démontrent la plus-value apportée par les personnes migrantes dans le pays qui les accueille. En Belgique, l’apport représente 0,75% du PIB.

Il nous invite également à nous questionner sur le bien-fondé de ce préjugé, quand on sait qu’un Belge sur trois à au moins un grand-parent né à l’étranger. Il est dès lors curieux d’affirmer que l’on donne tout aux personnes issues de l’immigration, considérant qu’un Belge sur trois est, d’une manière ou d’une autre, d’origine étrangère.

Préjugé n°2 : « Les migrants nous prennent notre travail ! »

J.M.L nous éclaire quant aux éléments factuels qui entourent ce type de préjugé. Notamment le fait que des entreprises font le choix de faire appel à des travailleurs détachés, portugais, roumains, etc. À cela, les politiques répondent qu’elles sont tributaires des réalités du marché public. La ville de Liège a été témoin récemment de sérieux problèmes d’exploitation de travailleurs dans le secteur de la construction, par le biais de contrats de sous-traitance. Outre les salaires très faibles que touchaient ces travailleurs, on ne leur fournissait pas le matériel nécessaire à leur protection sur le chantier. Certes, il existe des pratiques illégales, et il est indispensable de les dénoncer. Mais jeter la pierre sur les entreprises et les politiques est loin d’être suffisant. Le contexte européen a permis à ce type de pratiques de se développer, et il appartient également à l’Europe de réagir face à ce dysfonctionnement complexe. La perception que l’on a de ces chantiers nourrit très fort ce préjugé, selon lequel les personnes migrantes volent notre travail. Or, ce n’est pas de cela que l’on traite lorsqu’on parle d’immigration, étant donné que ces travailleurs n’ont pas de titre de séjour en Belgique, et ne sont pas des personnes migrantes. On en revient à la confusion que créent les différents termes liés à ces problématiques.

A.M. précise que de nombreuses études économiques empiriques prouvent qu’il y a très peu de recouvrement dans des pays comme la Belgique. Nous ne sommes pas tous égaux sur le marché du travail, ce qui implique que peu de personnes migrantes sont réellement à même d’avoir accès aux mêmes possibilités d’emploi que les Belges.

Préjugé n°3 : « Ils ne veulent pas s’intégrer ! »

Les personnes ne quittent pas leur pays sans raison, précise A.M., et de nombreux espoirs se joignent à la décision de partir. Par exemple, celui de retrouver de la famille qui se trouve déjà sur place. Le désir d’apprendre la langue, de trouver un travail, etc. est bel et bien présent chez bon nombre de ces personnes. Mais l’intégration est un phénomène bidirectionnel, et ces espérances ne se réalisent pas toujours, puisque confrontées à la discrimination dans l’accès au logement, au marché du travail, etc. Les personnes n’ont pas d’autre choix que de mettre en place des stratégies pour faire face à ces obstacles. Cette perception selon laquelle elles refusent de s’intégrer est également liée au fait que des regroupements s’opèrent, mais ceux-ci s’expliquent notamment par les discriminations précitées, étant donné que ces personnes travaillent et vivent bien souvent là où elles le peuvent, et non pas là où elles le veulent. En sus, se regrouper entre personnes de même origine leur permet de s’entraider, et de traverser de manière solidaire les étapes d’une intégration qu’elles sont contraintes de construire elles-mêmes.

Il faut pouvoir trouver l’équilibre entre le besoin légitime d’intimité des populations et la nécessité de se mélanger, de créer des espaces où peut naître le vivre ensemble, où l’on peut apprécier la diversité à sa juste valeur, et où l’on s’enrichit de la créativité et du savoir-faire amenés par tout un chacun. Il nous appartient également d’intégrer les personnes, de mettre en place des politiques effectives qui investissent par exemple dans la formation et la scolarisation, afin que cet enrichissement puisse effectivement porter ses fruits.

S.G. ajoute que lorsqu’on fuit les persécutions et les conflits dans un pays en guerre, on cherche à rejoindre des personnes de notre communauté et qui parlent notre langue. Cela influence l’endroit que l’on privilégie pour se réfugier. On constate aujourd’hui en Belgique que les citoyens pallient le rôle de l’État en ce qui concerne l’accueil des personnes qui y arrivent, comme le démontre le système d’hébergement mis en place par la plateforme citoyenne. Cette plateforme mobilise aujourd’hui 33 000 personnes. Ces citoyens expriment par leur geste leur désir de solidarité et leur indignement face au traitement qu’on réserve à des personnes qui cherchent un endroit où vivre en paix.

J.M.L conclut en abordant le parcours d’intégration, mis en place au début des années 2000 par la Flandre. Bien qu’on lui ait reproché son caractère formaliste et obligatoire, il faut reconnaître que cela a permis de mettre en lumière le fait que les personnes migrantes sont demandeuses de plus de formalisation dans leur parcours, puisqu’avant cela, on avait toujours considéré que cette intégration se ferait naturellement et qu’il ne fallait pas intervenir. Or, les personnes migrantes rencontrent des difficultés quotidiennes. Notons par exemple le fonctionnement de l’administration communale, du triage des déchets, etc. Il est évidemment indispensable de leur donner accès à ce type d’informations. Le parcours d’intégration a également connu des évolutions en région wallonne ces dernières années, bien que des lacunes persistent. Notons que son caractère obligatoire ne s’applique pas aux personnes dites « expatriées ». Par exemple, on considère qu’un ingénieur américain qui immigre en Belgique pour travailler sera intégré, sans avoir recours à ce parcours. A contrario, il sera obligatoire pour un immigré sénégalais, même si celui-ci à le même diplôme. En cela, le parcours d’intégration renforce certains clichés.

Pour conclure…

Cette discussion suscite bien entendu toute une série de questionnements. Nous avons choisi d’en souligner trois :

Premièrement, les préjugés que l’on a évoqués sont souvent liés soit aux réfugiés qui fuient la guerre, soit à des personnes qui chercheraient à profiter de l’aide sociale ou du travail en Belgique. Mais A.M. a également mentionné les personnes contraintes de se déplacer à cause de catastrophes naturelles, ou de conditions naturelles telles que la sécheresse, par exemple. Il est dès lors pertinent d’interroger nos modes de consommation, qui sont au cœur de ces problèmes environnementaux.

S.G., quant à elle, a évoqué la décision du gouvernement belge de collaborer avec les autorités soudanaises afin de procéder à des identifications des demandeurs d’asile, en dévoilant le visage de ces personnes. Certaines d’entre elles ont été renvoyées au Soudan, sans qu’on s’assure qu’elles ne risquaient pas d’y être torturées et maltraitées. Ce faisant, la Belgique a violé l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui établit l’interdiction de la torture. Il convient de se demander si la Belgique tirera une leçon de ses déplorables erreurs, et si elle sera capable à l’avenir de respecter les conventions dont elle est signataire.

Enfin, J.M.L rappelle que la Belgique s’est inscrite au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans une démarche internationale de protection, et de reconnaissance légitime d’un devoir de protection, à l’égard des gens qui fuient des conflits. Rappelons que durant les deux guerres mondiales, des centaines de milliers de Belges ont eux-mêmes cherché une protection à l’étranger, sans forcément parvenir à la trouver. Est-il dès lors réellement pertinent de remettre encore en question notre devoir d’accueillir dignement des êtres humains, en se cachant par exemple derrière des considérations économiques ?

Mandy Renardy

Pour aller plus loin

[1]lit, bain, pain

La Voix des Sans Papier


Synopsis

A Liège vivent des Sans Papiers réunis dans un collectif : la Voix des Sans Papiers. Nous les avons rencontré pour tenter de comprendre ce que signifie de vivre sans papiers. Plus fondamentalement, cet article revient sur le phénomène des Sans Papiers, son origine et l’absurdité auquel cela a conduit, mettant inutilement des personnes dans des situations d’extrême précarité. Plaidoyer pour une régularisation.


Publié par UniverSud – Liège en juin 2018


Un  jour comme les autres

Lundi matin, 6h30. Tout le monde est debout et déjà sur le pied de guerre, prêt à attaquer cette semaine. Enfin, pas tout à fait tout le monde : les enfants, eux, prolongent de quelques secondes leur voyage au pays des rêves. Plus pour très longtemps, cependant. C’est Katia, la maman d’une fratrie de quatre enfants, qui se charge de réveiller cette jeune communauté. Elle s’occupe tout d’abord de la partie gauche des bâtiments, où logent les filles ; elle passe devant chacune des chambres, réveille par sa simple présence certaines, secoue légèrement les plus assoupies, attire d’autres en leur parlant du petit déjeuner qui les attend, tire les rideaux et se dirige vers le quartier des garçons pour répéter ce petit rituel.

Une fois chose faite, Katia rebrousse chemin, déambulant parmi les visages encore fatigués, et retrouve ses filles : Laïla, Saïcha, Lee et Nadia, âgées respectivement de 14, 13, 10 et 8 ans. Si les trois grandes ont déjà vogué vers la cuisine, la petite dernière, elle, trainasse encore, rêvasse tout en préparant son petit sac pour aller à l’école. Nadia est contente d’habiter ici, elle vit avec sa famille et ses amis, elle peut jouer à l’extérieur de sa chambre et peut même aller à l’école, ce qui n’était pas forcément le cas auparavant. Son ancienne maison vient parfois s’imposer à son esprit lorsqu’elle ferme les yeux le soir, endroit qu’elle chérissait et craignait un peu en même temps. Sa grand-mère, son frère et ses oncles sont restés là-bas ; elle ne les a plus revus depuis leur arrivée en Belgique, il y a donc 6 ans environ. Sa maman lui parle souvent de son village et du reste de sa famille restée là-bas, elle aimerait beaucoup les revoir. Mais voilà que Nadia s’attarde encore et qu’elle va être en retard pour l’école. Elle saute dans ses vêtements, ramasse son sac au passage et s’envole rejoindre sa mère l’attendant sur le seuil de la porte. De ses petites jambes elle gambade dans les rues de la ville, en évitant passants, chiens, bus et voitures. Ouf, elle n’est pas en retard et arrive avant que la cloche ne sonne. Elle s’insère dans les rangs avec ses camarades et attend de rentrer en classe. Elle aperçoit un peu plus loin Mathys, un garçon un brin agaçant qui la regarde étrangement depuis qu’ils partagent les mêmes bancs scolaires. Pas grave, elle s’amusera avec les autres enfants. Nadia passera la journée à s’adonner aux mathématiques, au français, à l’histoire et aux sciences, en s’évertuant à en comprendre et assimiler un maximum. Encore que ça ne soit toujours pas très facile : les mots lui semblent parfois compliqués et le français fort différent de sa langue maternelle.

Et voilà que Nadia remonte les rues dans l’autre sens pour retourner à la maison, pendue aux mains de Laïla et Saïcha, Lee les devançant un peu, les bras chargés de sacs en tout genre. Ce soir c’est la fête, il faut s’organiser un tant soit peu et tout préparer. Une fois la grille passée, Nadia s’élance dans la cour, virevolte comme un avion les bras largement ouverts et va rejoindre ses « oncles » adoptifs. Karim est le premier qu’elle va voir, il est artiste peintre et organise comme tous les lundis une activité peinture. Il enseigne son art et aide ses élèves, qui sont tout bonnement les voisins du quartier. Nadia aime l’odeur de la peinture, et la multitude de couleurs qui va avec. Elle contourne les chevalets, salue les étudiants de son oncle Karim et va planter un baiser sur sa joue. Puis elle passe dans la salle de classe voisine, où une ribambelle de femmes et quelques hommes se battent avec des aiguilles, fils et morceaux de tissu pour en faire un vêtement. C’est Marie qui veille et encourage tout un chacun. De fil en aiguille (c’est le cas de le dire !), notre petite demoiselle se retrouve dans une pièce un peu plus grande, ouverte sur l’extérieur, où une multitude de personnes s’évertuent à l’art du théâtre. C’est un de ses endroits préférés ; les acteurs incarnent des personnages tous plus farfelus les uns que les autres, au grand bonheur de Nadia qui y voit là une source d’amusement permanente. Mais aujourd’hui la troupe est très concentrée, un poil nerveuse, dirons-nous : ils se présenteront sur différentes scènes belges dès la semaine prochaine. Elle poursuit sa route et aperçoit au loin son père rentrant du travail. Il court à sa rencontre et la porte sur ses épaules jusqu’à la cuisine. Le père de Nadia travaille dans un garage depuis quelques années déjà. Il assemble des pièces de voiture et en répare d’autres, et ce, à raison d’une dizaine d’heures par jour. Cet homme, depuis son arrivée sur ce territoire européen, a déjà changé plusieurs fois d’employeur il fait du bon, voire du très bon travail, ses chefs insistent et le lui disent souvent. Mais malgré ça, parfois il se présente à son poste un matin pour s’entendre dire qu’il peut rentrer chez lui, qu’on n’a pas besoin de ses services, etc. Cette situation peut durer plusieurs jours. Il vit ainsi sans aucune certitude de travail pour le lendemain, il est alors difficile de rentrer à la maison serein. Le papa de Nadia est aujourd’hui encore un peu plus contrarié, bien que toute la famille soit joyeuse. Il commence à tousser et à tomber malade, mais il sait qu’il devra continuer à travailler coûte que coûte, sous peine d’être mis à la porte et de rentrer les mains vides… Nadia ne s’aperçoit évidemment pas des traits tirés de son père et poursuit sa course folle en humant les bonnes odeurs s’échappant du foyer.

La cuisine bourdonne d’activités, il faut préparer le repas et vite, avant que l’invitée n’arrive. Nadia se souvient de tante Hana, partie de but en blanc en voyage avec des hommes en uniforme six mois plus tôt, sans autre bagage que les vêtements qu’elle portait. Elle rentre enfin de son séjour, épuisée, fragilisée semble-t-il, mais avec un sourire digne de ce nom accroché au visage. Quelle joie ! Cette semaine s’annonce décidément radieuse.


À ce stade du récit, nous pouvons nous rendre à l’évidence : Nadia et sa famille sont des personnes heureuses et, bien qu’étrangères – vous l’aurez deviné –, qui vivent en harmonie avec le système belge. Pourtant, un tout petit détail attire l’attention : ces individus n’ont pas de papiers… Et vous, vous l’auriez cru en lisant la vie quotidienne de Nadia ? Parce que moi, pas du tout. Cette histoire, bien que fictive, nous permet d’avoir un aperçu de la vie menée par les enfants du collectif la Voix des Sans-Papiers, que nous avons rencontrés. Les sans-papiers de Liège, et par extension de toute la Belgique, vivent exactement de la même manière que le reste de la communauté belge, à ceci près que les droits les plus élémentaires, tels le droit d’obtenir un diplôme après ses études, l’accès à des soins médicaux, le droit de travailler en toute sécurité, etc., ne leur sont pas accordés. Si les questions qui reviennent souvent lorsqu’on mentionne les sans-papiers sont plutôt basiques – « Qui sont-ils ? », « D’où viennent-ils ? », « Mais que diable viennent-ils faire en Europe ? » –, les idées qu’on en a le sont tout autant : « Ils en veulent après notre travail ! », « Ils nous volent nos ressources ! », etc. Et si on essayait de comprendre et d’analyser les motivations qui poussent un individu à embarquer sa famille dans un voyage périlleux à destination d’une région non seulement inconnue mais en plus légèrement hostile ? Ces personnes,au contraire d’épuiser nos sols, ne seraient-elles pas une source d’enrichissement et de nouveauté sur laquelle s’appuyer ?

Être sans papier

En général, un individu ne fuit pas son pays d’origine par plaisir, mais il peut s’y voir obligé pour diverses raisons : guerres, catastrophes naturelles, explosions nucléaires, oppressions politiques ou religieuses, ou simplement recherche d’une vie meilleure, etc. L’immigration existe depuis toujours, depuis que l’Homme sait marcher, en fait.

Dans les années 60, des personnes, encouragées par le gouvernement belge en plein boom économique, vont commencer à aborder notre région pour y trouver un travail et entamer une nouvelle vie. C’est ainsi que des Italiens, puis des Turcs et des Marocains, s’installent sur le territoire belge et descendent chaque jour dans les mines (quel Belge se risquerait encore à travailler sous terre ? C’est tellement pénible…). Mais dès 1974, la récession pousse le gouvernement à stopper cette politique migratoire. Cela se traduit notamment par une fermeture des frontières et un durcissement drastique quant à l’obtention du permis de travail (sanctions envers les employeurs engageant de la main d’œuvre étrangère). C’est dans ce contexte qu’émergent la doctrine « immigration zéro » et le phénomène des sans-papiers, qui ne cesse de s’intensifier depuis les années 90. De manière générale, les sans-papiers n’ont pas de documents d’identité conformes au pays d’accueil, même s’ils peuvent être en possession de ceux de leur pays d’origine. Parmi eux, nous trouvons notamment des demandeurs d’asile déboutés, des personnes arrivées clandestinement ou avec un visa touristique qui a expiré, d’anciens étudiants qui ne sont pas rentrés dans leur pays d’origine après leurs études, etc.

En janvier 2000, le gouvernement belge a organisé, durant trois semaines (il s’agissait d’une mesure temporaire), une campagne de régularisation basée sur un certain nombre de critères, et ce, suite notamment à la mobilisation des sans-papiers et des organisations de défense du droit des étrangers. À cette occasion, 32 600 dossiers impliquant 50 600 personnes ont été introduits et la majorité des demandes ont reçu une réponse positive.

Néanmoins, pour les dossiers introduits dans les années qui ont suivi cette campagne de régularisation, la pratique en matière de régularisation est redevenue ce qu’elle était auparavant : pas de critères clairs quant aux conditions à remplir pour être régularisé, qui semblent au contraire être laissés à la simple appréciation des instances juridiques ; une procédure exclusivement écrite, l’audition du demandeur étant impossible.

En juillet 2009, le gouvernement est parvenu à trouver un accord au sujet de l’application de l’article 9bis de la loi du 15/12/1980[1]dans le cadre d’une « instruction » ministérielle. Ce texte prévoyait un certain nombre de critères permanents de régularisation, ainsi qu’une mesure temporaire pour les personnes présentant un « ancrage local durable ». Ces personnes pouvaient introduire une demande de régularisation entre le 15/09 et le 15/12/2009. Malgré l’annulation de l’article 9bis par le Conseil d’État, 45 000 personnes auront pu être régularisées sur la base de l’instruction de 2009.

Après 2009, le traitement des demandes de régularisation s’est à nouveau basé sur les circonstances exceptionnelles de l’article 9bis de la loi du 15/12/1980 et le pouvoir d’appréciation discrétionnaire de l’administration, en l’absence de critères plus précis dans la loi. En 2015, 5 998 demandes de régularisation ont été introduites, soit le plus faible nombre observé depuis 2005. 67% des demandes invoquaient des raisons humanitaires, 33% invoquaient des motifs médicaux. 883 décisions ont été positives et ont permis la régularisation de 1 396 étrangers en 2015. Depuis 2005, il n’y a jamais eu aussi peu de régularisations, et le nombre de sans-papiers ne cesse d’augmenter.

Une rencontre

Pour en savoir un peu plus sur les sans-papiers, et surtout essayer de comprendre qui sont ces personnes, nous nous sommes rendus à la Voix des Sans-Papiers de Liège, qui nous a généreusement ouvert ses portes le temps d’une soirée. Nous avons eu l’occasion d’échanger avec des hommes, femmes, enfants, parents, professeurs, ingénieurs, médecins, écrivains, politiciens, étudiants, artistes, sportifs, penseurs, rêveurs, passionnés et engagés, bref, avec toute une communauté. Ils se sont peu à peu livrés et nous ont expliqué leur quotidien. À l’instar des citoyens liégeois, les membres de la VSP se consacrent durant la journée à l’apprentissage pour les enfants et les étudiants, et au travail pour les adultes. La soirée est quant à elle dédiée aux activités, que nous détaillerons par la suite. Mais là s’arrêtent les ressemblances, car les sans-papiers ne sont que tolérés sur le territoire et il s’en suit une différence juridique considérable avec le reste de la population liégeoise. Voyons ensemble quelques exemples frappants : les étudiants en fin de parcours n’obtiendront pas de diplôme reconnu par l’État, et seront donc dans l’incapacité de le faire valoir. Les travailleurs n’ont aucune garantie concernant leur emploi ; ils peuvent être éconduits du jour au lendemain sans plus de formalité. Bien souvent, ils ne peuvent occuper la fonction qu’ils exerçaient dans leur pays (nous avons l’exemple d’un ingénieur forcé de se reconvertir en mécanicien dans un garage). Leur sécurité au travail est également compromise dans la mesure où ils n’ont pas de protection sociale et à une assurance couvrant les accidents. Mieux vaut ne pas tomber et se briser un membre…

Tout citoyen pouvant travailler et payer sa contribution à l’État a le droit d’occuper une habitation, d’avoir un toit sous lequel vivre. Ceci n’est pas forcément le cas pour les sans-papiers. Lorsque nous nous sommes rendus dans leurs quartiers, ils nous expliquaient bien tristement qu’après plusieurs années passées au même endroit, ils allaient devoir quitter leur foyer pour un lieu incertain. Tous ces droits (travail, sécurité, etc.) qui nous sont acquis ne le sont pas pour les membres de la VSP, qui doivent lutter au quotidien. Nous nous devons aussi de mentionner les discriminations qu’ils peuvent subir tous les jours, et aussi les arrestations parfois abusives et leur enfermement dans des centres de « détention ». La grande question est : est-ce que nous, Belges, nous pourrions supporter une telle vie ? Les sans-papiers de Liège nous ont en tout cas prouvé qu’il était possible, malgré toutes ces difficultés, de sourire et de croire en un avenir meilleur. Nous parlions un peu plus haut de toutes les activités qu’ils mettent en place : il est temps d’en parler un peu plus. Le collectif des Sans-Papiers de Liège organise des ateliers de couture, de théâtre, de peinture, de débats, de cuisine, etc. Soulignons leur volonté de partager leur savoir et d’aller à la rencontre de l’Autre, puisque certaines activités sont proposées aux habitants belges et que la troupe de théâtre se produit dans plusieurs villes de Belgique. Cela fait de sacrées journées pour eux !

Des papiers pour une vie digne

Et puis en arrière-plan, n’oublions pas leur combat de chaque instant pour être régularisés et enfin obtenir le sésame qui leur permettra de s’intégrer pleinement dans la société. En Belgique, la régularisation soulève beaucoup d’inquiétudes et de problèmes, alors qu’au fond donner des documents d’identité à des personnes occupant le territoire et y travaillant depuis de nombreuses années semble relever du bon sens. Cela permettrait en effet de réduire considérablement le travail sur le marché noir, de valoriser pleinement le travail qualifié des sans-papiers, de faire en sorte qu’ils participent à l’économie en payant des cotisations et bénéficient de la protection sociale, d’enrichir notre culture grâce à leur savoir-faire et coutumes, de réduire la pauvreté et aussi, à bien des égards, la discrimination et le phénomène de marginalisation.

On compte aujourd’hui 130 000 et 150 000 sans-papiers sur le territoire belge ; ce sont autant de familles, comme celle de Nadia, qui luttent au quotidien pour avoir le droit de travailler, de consulter un docteur, de voyager sans se soucier du lendemain, bref, de vivre comme vous et moi. Nadia ne le sait pas encore, mais elle devra se battre pour s’imposer et se construire un futur plus qu’incertain.

En résumé, citons un membre de VSP : « Ce sont des hommes, des femmes, des parents, des travailleurs, des étudiants, des vieux, des jeunes, des gens remplis de rêves et d’espoir. Ils ont des besoins de reconnaissance et des besoins sociaux. Au-delà de leur survie, ils se battent pour que la société qui les qualifie de sans-papiers les reconnaisse comme des êtres humains à part entière, avec des droits et des obligations aussi. Ils veulent construire avec nous une société plus juste. Ils veulent y participer activement comme tous les citoyens de ce pays. »

Céline Briatte
Amirhossein Firozi

Si vous aussi vous souhaitez les rencontrer et apprendre à les connaitre, voici leur page facebook : https://fr-fr.facebook.com/vspliege/

Bibliographie:

– A. Morelli, L’immigration dans son contexte historique, dans l’observatoire, n°6/95, page 19.

– A. Morelli, Les émigrants belges, Bruxelles, EVO-HISTOIRE, pages 2-3, 17-38, 101-112, 259-273.

https://vivre-ensemble.be/La-Voix-des-Sans-Papiers-de-Verviers

https://www.rtbf.be/info/societe/detail_les-sans-papiers-elisent-leur-representant-pour-la-belgique-parmi-quatre-candidats-ce-dimanche?id=9785576

https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/152442/1/Immigration_Final_26_11_12.pdf

[1]https://dofi.ibz.be/sites/dvzoe/FR/Documents/19801215_F.pdf

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques