Animations en espace public : concepts, dispositifs et pratiques


Synopsis

Porteur de parole, T-Shirt débat, crieur public, voici trois dispositifs expérimentés par nos volontaires pour susciter le débat dans l’espace public. Mais qu’est-ce que l’espace public ? Que signifie un débat dans l’espace public ? Qui touche-t-on ? A côté de qui risquons-nous de passer ? Comment garantir que l’outil choisi soit en adéquation avec l’espace dans lequel on suscite le débat et ceux avec qui ont le suscite? Cette étude est l’occasion d’une prise de recul réflexive sur nos pratiques en vue de les améliorer.


Publié par UniverSud – Liège en décembre 2018

Une réflexion critique sur trois outils d’animation en espace public, entre éducation à la citoyenneté et éducation populaire

Épuisement des ressources, dérèglement climatique, consommation responsable, urgence migratoire, autonomie alimentaire, résurgence de l’intolérance, déficit démocratique, inégalités hommes-femmes. Autant de thématiques on ne peut plus contemporaines dont des jeunes de 18 à 25 ans, voire parfois plus, veulent se saisir. C’est du moins ce qu’il ressort des activités que nous menons depuis maintenant plusieurs années avec UniverSud-Liège sur le campus de l’Université de Liège et avec les étudiant·e·s de l’enseignement supérieur. L’émotion est toujours présente à travers ces questions, Tout comme l’est la volonté de changements, de transmettre des informations au plus grand nombre, de les vulgariser, du besoin de convaincre, de débattre, de s’organiser. Parmi les outils que nous avons à disposition pour ce faire et que nous proposons à ces jeunes hommes et femmes, les outils d’animation en espace public ont la particularité de toucher un public large, dans une tentative de décloisonner ces préoccupations, de les sortir du monde universitaire et associatif, du « cercle des initiés ».

L’étude que nous menons ici est à envisager comme une exploration théorique des concepts de citoyenneté mondiale et solidaire, d’espace public mais aussi des dispositifs pratiques mis en place pour tendre à une réappropriation de l’espace public par les citoyen·ne·s. Il sera notamment question d’interroger deux dimensions liées à ces activités d’animation en espace public. D’une part, différents éléments des dispositifs pratiques mis en œuvre : dimensions spatiales, temporelles, et matérielles, type d’interactions recherchées. En bref, tous les éléments pratiques constituant l’activité, du lieu dans lequel elle est menée (place, rue, quartier, etc.) à la tenue purement matérielle de celle-ci (affichage, interpellation, pancartes, démonstration théâtrale, etc.). D’autre part, il s’agira d’étudier les discours soutenant et produits par ces outils. Les animations en espace public, de par leur forme (qui n’est, cela dit, pas fixée dans le marbre) et leur contenu, sont révélatrices d’une façon de concevoir la citoyenneté mondiale. Nous prenons le parti qu’une étude réflexive et critique de ces formes et contenus pourrait servir à penser une conception plus politique, plus radicale et moins consensuelle de l’engagement citoyen, et en affecter ses pratiques.

A contrario, cette étude n’aura pas pour but de questionner la réception de ces discours et pratiques, pas plus que d’analyser les facteurs de changements, en raison d’une absence de données à ce sujet. Il faut toutefois noter qu’une telle entreprise d’évaluation ayant pour but de mesurer les changements de perception, de représentations ou de pratiques nécessiterait un appareillage méthodologique complexe, notamment via le recours d’enquêtes quantitatives et qualitatives rigoureuses.

Le cadre de l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire

Avant de développer une réflexion sur l’espace public et les outils utilisés dans le cadre de nos activités, il convient d’aborder le cadre plus général dans lequel celles-ci s’inscrivent. Plus précisément, il s’agit du cadre de l’Éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire (ci-après, repris sous le terme d’ECMS), anciennement « Éducation au développement ». Celle-ci constitue un ensemble de pratiques et d’activités éducatives dont l’objectif est « de contribuer à la construction de sociétés justes, durables, inclusives et solidaires en suscitant et renforçant l’action individuelle et collective de   citoyen-ne-s conscient-e-s des enjeux mondiaux et qui s’en sentent co-responsables. »[1]

L’UNESCO définit plus vaguement l’ECMS comme « un cadre conceptuel qui comprend les connaissances, les compétences, les valeurs et les comportements dont les apprenants ont besoin pour assurer l’émergence d’un monde plus juste, plus pacifique, plus tolérant, plus inclusif, plus sûr et plus durable. » Historiquement, l’éducation au développement change d’appellation pour « éducation à la citoyenneté mondiale »[2] afin de s’inscrire dans un contexte international où différents acteurs ont harmonisé l’appellation « ECM » et, dans le même temps, mettre en avant l’aspect solidaire nécessaire aux actions d’ECMS, étant donné les interdépendances du sujet « mondial » ou « global » que revendiquent celles-ci.

Au contraire d’activités comme des conférences ou des ateliers participatifs rassemblant un public en partie déjà captif ou des citoyens engagés, l’animation en espace public tend à confronter les pratiques d’ECMS avec un public inhabituel, plus large et, d’une certaine façon, incertain quant à sa disposition et à la réception d’un discours d’ECMS.

Qui plus est, de manière plus large, les animations en espace public font traditionnellement partie d’outils pédagogiques utilisés dans l’histoire de l’éducation populaire et plus généralement au sein des mouvements sociaux. Il faut cependant établir la parenté entre éducation populaire (et donc éducation permanente) et l’ECMS. Bien que l’ECMS comporte des éléments lui étant propres comme – à travers l’information ou la conscientisation, d’enjeux mondiaux, d’interdépendances mondiales et locales comme « Nord » et « Sud », des changements de comportements de consommation, entre autres exemples – il n’en reste pas moins que l’ECMS partage avec l’éducation populaire bien des traits communs. Dans les deux cas, il s’agit de développer du savoir critique, favoriser la mobilisation citoyenne, permettre l’expression démocratique. Depuis quelques années, le dialogue et la compréhension interculturelle sont également des caractéristiques communes aux deux nominations qui, dans les faits, tendent à se confondre dans le chef d’associations et d’organismes de la société civile.

L’éducation permanente plus spécifiquement, vise « à l’analyse critique de la société, la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits sociaux, culturels, environnementaux et économiques dans une perspective d’émancipation individuelle et collective des publics en privilégiant la participation active des publics visés et l’expression culturelle ». Si l’éducation permanente vise par ces termes des moyens plus précis (la « participation active et l’expression culturelle »), elle reprend également l’idée d’émancipation à mettre en parallèle avec la façon de concevoir une éducation citoyenne, dans une perspective émancipatrice. Les dimensions « mondiales » et « solidaires » sont absentes, mais on retrouve bien la conception centrale d’une citoyenneté « active », porteuse d’analyse critique.

Citoyenneté mondiale et solidaire, historique et limitations du concept

Le concept de citoyenneté recouvre traditionnellement une idée d’appartenance à une communauté politique (d’une cité, d’un État-nation) ainsi que les droits et devoirs allant de pair. Dans cette première et plus commune acceptation juridico-politique, la citoyenneté comprend donc droits et des devoirs, civiques et politiques, et sous-entend également un droit d’exercice de la souveraineté[3]. Cette citoyenneté d’appartenance reste limitée, par exemple aux nationaux ou aux personnes majeures. Par conséquent, celle-ci reste restrictive et controversée notamment dans le cas des personnes migrantes ou des minorités culturelles n’ayant pas ou peu d’accès à la citoyenneté nationale.

Dans une signification dépassant l’appartenance nationale, le citoyen est pensé comme « du monde », cosmopolite. C’est celle que l’on retrouve derrière la base idéologique de l’ECMS, à savoir faire prendre conscience au public qu’il est lui-aussi citoyen à part entière d’un système-monde. Dans ce cas, aucun cadre juridique ne vient arrêter une définition de la citoyenneté mondiale (ou internationale dans le cas de l’appellation française ECSI « Éducation à la Citoyenneté et à la Solidarité Internationales). Il s’agit plutôt d’un ensemble de conceptions communes autour des enjeux mondiaux, d’une interdépendance de ces éléments à l’heure d’une économie mondialisée et d’un impératif de solidarité.

La citoyenneté mondiale et solidaire trouve l’origine principalement dans le mouvement altermondialiste, voulant apporter une réponse à l’idée de mondialisation, de village globalisé. Cette désignation n’est pas sans avoir une certaine pertinence au regard des problématiques globales et des interdépendances entre différentes régions de la planète : il suffit de penser au réchauffement climatique et aux problématiques des migrations pour se convaincre que ces sujetssont désormais globaux, bien que vécus plus localement. Et ce quand bien même la citoyenneté conçue comme contrepartie de la démocratie occidentale ne s’appliquerait pas à tous les régimes politiques, voire à toutes les réalités culturelles.

Il est cependant important d’interroger les concepts de citoyenneté dans nos pratiques éducatives et de mobilisation, afin que celle-ci ne devienne ni un mot vide de sens, fourre-tout, ni un dogme. Selon les auteurs Numa Murard et Étienne Tassin, la citoyenneté est une idée politique relevant  de deux types de « politiques » en fonction des acteurs qui la promeuvent. La citoyenneté encouragée par les instances étatiques ou les collectivités locales est d’un premier ordre de « politique civilisationnelle », c’est-à-dire une politique promouvant la civilité, l’image des bons comportements citoyens, encourageant notamment les participations collectives cadrées et les conduites civiques. C’est, pour reprendre les termes des auteurs, « le projet de « faire » de la cohésion sociale en intervenant sur l’espace, projet relevant d’un processus de civilisation, de cohésion, de constitution d’une socialité ou d’une civilité pacifiée, harmonieuse, en tout cas la moins conflictuelle possible. Ce projet est gestionnaire ». En revanche, et de façon paradoxale, en réponse à cette volonté « civilisationnelle », Murard et Tassin[4] développent l’idée d’une citoyenneté qui ne dit pas son nom, une mystique « insurrectionnelle », faite de désobéissances, de refus, d’entraves, d’irréductibilité contre la bonne sociabilité. En somme, ce « politique y est toujours d’opposition, de contestation. Une citoyenneté du non »[5]. Il n’est pas évident de placer la citoyenneté mondiale et solidaire dans cette polarisation de conceptions, car cette dernière recouvre à la fois des aspects civilisationnels (prescription de comportements responsables, durables, plaidoyer institutionnel) mais donne également à voir des aspects plus protestataires comme en témoignent certaines actions d’ECMS en collaboration avec la plateforme d’hébergement citoyenne, par exemple.

Animation en espace public et éducation populaire

Avant une présentation du contenu des activités déployées, nous procéderons à un bref rappel de l’histoire de l’éducation populaire et de ses pratiques. Comme d’autres appellations utilisées de par-delà les époques, l’éducation populaire est à la fois un terme désignant un ensemble hétéroclite de pratiques dont les acteurs sont pleinement conscients et des définitions conceptuelles plus vagues, qui tendent à se préciser lorsqu’elles revêtent un aspect plus institutionnel, notamment quand il s’agit de politiques publiques. C’est le cas par exemple de l’éducation permanente en Belgique qui recouvre certains aspects de ce qu’il était autrefois convenu d’appeler éducation populaire, dans un décret de la Fédération Wallonie-Bruxelles. L’éducation populaire est à l’origine un projet de radicalisation démocratique, au sens où son projet est de démocratiser, via une éducation informelle (hors des institutions éducatives classiques), la vie politique comme la vie économique. Il s’agit de valoriser et de construire une éducation par le peuple, et non pas de le paternaliser en postulant de son incompétence. Par ce fait, l’éducation populaire promeut une culture et une émancipation partant « du bas », et non une culture descendante.

On peut retracer son origine au XIXe siècle, époque où l’expression « populaire » était un synonyme de chose publique, là où le qualificatif populaire est aujourd’hui souvent connoté négativement, comme « éducation du peuple ». En 1793, en France, Condorcet évoque cette éducation populaire dans un rapport à l’Assemblée nationale française. Cette éducation connaît d’autres évolutions dès les années 1850, alors que le mouvement ouvrier s’autonomise, notamment via des pratiques et des lieux éducatifs propres, liés à l’émancipation de la classe ouvrière et, plus tard, sa représentation dans les organes politiques, en France comme en Belgique. Dans ces lieux et espaces, qui préfigurent les maisons des peuples, il sera question de professionnalisation, de développement culturel et d’éducation politique, notamment sur les questions sociales, émancipatrices, voire révolutionnaires, qui traverseront les XIX et XX siècles. En Belgique, les années 1920, avec un mouvement politique ouvrier fort, et l’après-guerre, verront différents éléments s’institutionnaliser, via des lois votées (constitution des asbl, notamment, le 27 juin 1921), mais aussi par la création de grandes institutions comme des bibliothèques, des théâtres et, surtout, les universités populaires[6]. De ces nombreuses pratiques et outils d’éducation populaire découlent une série de dispositifs visant à l’interpellation et la construction de pouvoirs et de savoirs, comme la prise de parole et l’information « dans la rue », aujourd’hui désigné en tant qu’espace public. Il ne s’agit donc pas d’éduquer le peuple, mais d’éduquer par le peuple, à savoir par son langage, ses connaissances, son vécu, son histoire, etc.

En Belgique, les pratiques d’éducation populaire sont représentées sous différentes formes et ont été appropriées par des champs allant du mouvement ouvrier aux organismes actifs dans la solidarité internationale[7] en passant par les initiatives de renforcement des mouvements sociaux[8], es organismes d’éducation à l’environnement ou des manifestations sociales moins institutionnalisées comme les groupes d’action directe.

Quel espace public ?

Les différents outils présentés dans les pages suivantes supposent l’animation dans un espace public. ? Mais qu’est-ce que l’espace public, si souvent utilisé dans les discours de la citoyenneté ?
Espace public ou espaces publiques, de quoi parle-t-on ? La terminologie d’espace(s) public(s) recouvrent des réalités distinctes mais pouvant dans leur utilisation se confondre. L’espace public au singulier désigne en philosophie politique à un espace conceptuel en philosophie politique. Il correspond, chez le sociologue allemand Jürgen Habermas à la sphère publique[9] :  « un espace de discours, délibératif et critique rassemblant des individus privés, médiatisant les affaires publiques. ». Celui-ci aurait émergé, selon le sociologue allemand, à la fin du XVIIIe siècle dans la sphère bourgeoise en réaction au pouvoir aristocratique. Par ailleurs, la vision de l’espace public comme catégorie politique, rapport entre citoyen et État a aussi été mise en avant par la politologue allemande Hannah Arendt[10] autour des modèles de la cité grecque et de sa démocratie.

Les espaces publics au pluriel, quant à eux, désignent des lieux concrets de la vie urbaine : les places, les parcs publics, les boulevards, les rues. Présents dans les plans urbanistiques ou les discours de réappropriation de l’espace urbain, ces lieux ont comme caractéristique commune d’être ouverts, à l’inverse des espaces privés, dont l’accès est restrictif par définition. En miroir, les espaces publics ouvrent la possibilité de l’interaction, du croisement ou de la rencontre, structurées par la mobilité dans les villes.

Or, il est courant d’avoir une confusion, et même une fusion, entre les deux interprétations. Ce rapprochement n’est pas étranger à la relation qu’entretien l’espace public avec l’idée de citoyenneté. De fait, la citoyenneté, concept désignant à la fois une appartenance à une communauté politique (nationalité), une dimension juridique (droit de vote) ou des conduites civiques, est aussi, dans les démocraties libérales, synonyme de participation active à une communauté sociale et politique. Cette dernière peut s’exercer de différentes manières : on peut penser à la possibilité de participer à la vie politique, à l’interpellation citoyenne, à des formes de protestation, de manifestation ou d’expression. Dans ces exemples, l’espace public recouvre ici les deux dimensions, à différents niveaux d’intensité ou d’occupation : à la fois lieu physique et sphère d’influence socio-politique. L’utilisation d’espace public pour désigner des lieux physiques par superposition à une dimension politique est relativement récente. En terme de mouvements sociaux et de société civile, l’utilisation du nom « espace public » supplante celle de « rue », aux connotations politiques affirmées, comme par exemple « prendre la rue ».

Cette double définition de l’espace public suppose la présence d’un public imagé, à la fois différencié dans le hasard de la rencontre fortuite et unifié, théorique, au sens générique de « grand public ». Or, sur le terrain, les situations sont toujours changeantes, singulières, qu’il s’agisse de la réalité spatiale d’un quartier particulier ou plus prosaïquement de la différence qu’il existe entre une place, une rue ou un espace vert. La dissonance qui peut se révéler entre les attentes d’un espace public complètement harmonisé et les nombreuses réalités des espaces publics peut provenir de la confusion, déjà mentionnée, entre espaces publics-lieux et espace public-sphère. Cette superposition d’une dimension spatiale et politique peut conduire à des impensés sur la manière d’aborder une animation, conséquente à une absence de préparation face aux discours attendus puis reçus.

Le citoyen dans l’espace public

Le citoyen, être informe et général, n’existe pas en tant que tel. Il existe à contrario une pléthore de réalités sociales et culturelles différentes. Cela constitue, en un sens, un impensé des animations ayant pour cible le citoyen, considéré comme neutre de toute réalité sociale. D’abord, dans une neutralité de conviction, où les croyances sont renvoyées à l’ordre de la sphère privée. Ensuite, dans une neutralité politique, dans laquelle on n’affiche pas ouvertement ses préférences politiques sur la place publique. Enfin, dans une neutralité sociale où toute une série de règles doivent être respectées pour interagir avec un concitoyen dans l’espace public, au risque d’être immédiatement disqualifié, et ce y compris les stigmates physiques par exemple qui indiqueraient des appartenances sociales.

Il faut aussi prendre en compte le caractère bref et volontairement intrusif de ces animations en espace urbain, qui sont soumises à des contraintes d’anonymat et de temps. Erwin Goffman parle de “principe de non-interférence” : c’est à dire une capacité à converser tout en restant relativement anonymes, étrangers, dans un espace et un temps limités, comme une animation-débat sur une place, par exemple. Il n’est pas rare dans ce cas de courir le risque d’aller échanger des avis et des paroles qui n’auront pas plus de suite qu’un tract distribué et puis jeté l’instant suivant à la poubelle. Ce qui transparaît alors, c’est l’absence de continuité, le caractère passager et anonyme d’une interaction en espace-public sans dispositif de suivi et de  participation plus engageante.

Il convient également d’interroger les fonctionnalités des espaces publics dans lesquels les animations prennent place. Les rues, les boulevards, les places, les halles sont-ils tous des lieux propices au type d’éducation citoyenne que promeuvent les animations en espace public ?

En effet, les espaces publics contemporains sont particulièrement conçus comme des espaces de passage et non des lieux de rencontre. Cet état de fait a été observé par de nombreux analystes. Dans un diagnostic appliqué aux sociétés occidentales modernes (et post-modernes), le géographe David Harvey met en évidence un resserrement du temps et donc un rétrécissement des durées de la vie sociale (et particulièrement de déplacements) depuis l’apparition des moyens de transports modernes : voiture, train, avion. Plus spécifiquement, le déplacement dans les villes – la mobilité – est apparenté à des flux, devant circuler, ne pas s’arrêter.

Nos villes et les espaces publics qui la composent sont entre autres caractérisés par cette mobilité de flux, où l’immobilité et le stationnement ne sont pas souhaités. L’occupation de ces lieux, encore moins. Dans le cas précis des places, lieux emblématiques de l’utilisation des animations dont il est question, celles-ci sont à l’origine conçues pour comme épicentre de la chose publique. Il est extrêmement courant de retrouver des symboles et des lieux de la décision démocratique au centre des places : maison communale, parlement, etc. L’agora grecque est conçue de la même manière comme rassemblement des affaires publiques de la cité.

Or, certains aménagements de places, notamment ceux de type haussmanniens en étoile, se retrouvent enchevêtrés dans la mobilité urbaine. Phénomène contradictoire, de nombreuses places – et en particulier celles des métropoles occidentales – sont également sujettes à la patrimonialisation dues au tourisme : elles deviennent des musées à ciel ouvert où, comme dans un musée, le seul usage préconisé semble être la prise de photos, de bâtiment en bâtiment, là non plus sans réelle rencontre ni occupation.

Pourtant, la place constitue un exemple emblématique d’espace public comportant une double dimension (espace physique et sphère politique) ayant par le passé revêtu une dimension politique bien plus marquée que ses itérations présentes. De nombreux travaux soulignent l’identification de l’agora grecque comme étant un des premiers lieux confondant les deux fonctions.[11].
La place est régulièrement un lieu de revendication privilégié par les mouvements sociaux modernes, notamment les mouvements des places (Occcupy, les Indignés, place Tarhir, Nuit Debout[12]). Ces mouvements « ont concentré leur énergie sur une mise en œuvre réflexive d’une démocratie participative et horizontale dans leurs assemblées et dans les quartiers »[13]. Ces espaces à nouveau occupés peuvent ainsi passer d’une expérience de la manifestation brève à des « espaces suffisamment autonomes et distants de la société capitaliste et des rapports de pouvoir pour permettre aux acteurs de vivre selon leurs propres principes, de tisser des relations sociales différentes et d’exprimer leur subjectivité »[14].

Comme le démontre Cynthia Ghorra-Gobin[15], l’espace public est soumis à différents risques, malgré son primat d’accessibilité « publique ». L’auteure évoque d’abord la tentation de la patrimonialisation, c’est-à-dire la façon dont l’accès, pour les places publiques ou les rues historiques d’une ville, est pensé et aménagé pour le touriste, prescrivant ainsi l’utilisation du lieu à des visées touristiques et fortement balisées. D’autre part, la « muséification » tend à figer les utilisations de l’espace public. De la même manière, la marchandisation de l’espace public, qui peut être un corollaire de l’incidence du tourisme, mais pas uniquement, recommandent des utilisations réglementées et dont la primauté est donnée à l’utilisation commerciale. La dimension de bien commun de l’espace public est bien souvent négligée par les autorités publiques, qui y voient, via des instruments urbanistiques, une manière de commander à ses utilisations. Manifestations festives, commerciales, touristiques, culturelles, mais laissant peu de place à l’occupation imprévue, à l’arpentage, et encore moins à la revendication plus politique.

Trois dispositifs d’animation en espace public

Au sein de cette analyse, nous prendrons comme cas concrets 3 types d’animations en espace public, dont nous procéderons d’abord à une description, tout en en rappelant les contextes respectifs.

Le porteur de parole

Méthode d’animation de débat de rue, ce dispositif vise à recueillir des témoignages tranchés, marqués sur une question qui fait débat, qui appelle à des points de vue différents. A titre d’exemple : “Vous êtes précaires, quelles sont vos galères ? », « Vous sentez-vous en crise ? », « Pouvez-vous imaginer d’autres façons de faire de la politique ? »”. Le dispositif consiste à afficher la question sur un panneau dans l’espace public. Les porteurs de parole abordent ensuite des passants avec des questionnements, suscitant interactions, échanges et débats, mais recueillant aussi les propos qu’ils valorisent en les affichant à côté de la question. Le dispositif peut se décliner sous différentes variantes : les porteurs de parole peuvent être mobiles, portant les panneaux sur eux ou fixes dans un espace public donné (place, rue, etc.).

Dans les fiches pratiques et méthodologiques détaillant cette animation, l’accent est mis sur la faculté qu’a cet outil d’aller échanger avec les personnes là où elles se trouvent, à la différence d’autres activités éducatives circonscrites à un public déjà présent et captif.

Entre autres objectifs annoncés, celui de « de remettre l’individu à sa place au sein de la société en lui montrant l’intérêt public de son opinion. (…) L’individu se sent valorisé et s’intéresse plus largement aux débats ou controverses actuels. C’est une première étape à l’engagement citoyen de chacun ! »[16]. Nous verrons cependant par la suite comment cette affirmation, bien que louable dans la démarche, se heurte à de nombreuses limitations, tant du dispositif que du type de discours véhiculé.

Le t-shirt débat

Cette animation est présentée comme un « un outil d’expression démocratique ». Une question est inscrite sur un t-shirt, généralement une question ouverte et interpellante, voire une phrase considérée comme choc comme par exemple : « Ton père c’est Bob Marley, parce que t’es bien roulée », utilisée lors de l’édition 2018 du festival Esperanzah. Par la suite, les animateurs vont à la rencontre de personnes dans l’espace public pour ouvrir le débat avec elles. Dans une certaine mesure, l’outil se rapproche du porteur de parole, au détail près que les réponses ne sont pas affichées. L’outil peut être utilisé dans plusieurs cadres, comme le souligne la trame en annexe : « Etudes ou diagnostics Jeunesse / Animation de quartier / Outil de Communication Sociale… ».

Le crieur public

Il s’agit d’un « dispositif de recueil et de restitution de paroles ». Lié au spectacle vivant, l’outil du crieur public consiste à rassembler les témoignages d’individus dans l’espace public, de les compiler, puis de les crier à haute voix dans un lieu fréquenté. Cette animation « rassemble là où on ne s’y attend pas, (…) fait rire, sourire, interpelle, invitant ses auditeurs à partager ensemble un moment d’émotion collective ou bien à écouter d’une même oreille des informations, un programme. ».

Le crieur public diffère des deux outils précédents dans la mesure où il peut aussi fonctionner comme « un média de proximité interactif ». La dimension informative est donc à considérer au-delà de l’interpellation, dans la mesure où cet outil peut servir de moyen de diffusion dans le cadre de collectivités locales (quartiers, par exemple), lors d’événements festifs, mais aussi pour la « valorisation » de territoires.

Dans un premier temps, nous nous proposons de commenter chaque dispositif, un par un, quant à leurs limites en termes de logistique pure. A partir d’observations de terrains lors de différentes utilisations des outils, nous pourrons dresser un inventaire des limites.

Le porteur de parole

Dans le cas du porteur de parole, un premier obstacle à son utilisation est dû au côté fixe (dans l’une des variantes que nous avons pu utiliser). Le choix du lieu est stratégique et les réussites en la matière varient en fonction d’un choix éclairé de ces endroits. Les espaces comme les places, où le temps d’arrêt peut être marqué, sont plus favorables que les axes de circulation (rues, quais). La présence d’une animation pour interpeller le passant est d’ailleurs souvent nécessaire.

La langue constitue un autre frein, dans la mesure où la question et les réponses doivent être lues et bien comprises : en conséquence, il est nécessaire d’expliciter la question ou la revendication centrale, voire de la traduire en d’autres langues.

Remarquons que l’occupation de l’espace public traditionnellement dévolu à la publicité ou à des dérivées commerciales (sollicitations monétaires, même dans le cas d’ONG pratiquant le démarchage) ne facilite pas à considérer cet espace comme un espace d’expression démocratique.

Le t-shirt débat

La première et plus visible observation concernant les limitations de cet outil est celle de sa visibilité. Le t-shirt débat demande d’être relativement proche des personnes pour qu’ellesils puissent saisir son message.

Une deuxième remarque préalable est que le t-shirt débat demande une préparation conséquente dans le cadre d’un débat suivant l’interpellation. Si un objectif d’information ou de recueil de témoignages peut être rempli assez aisément, le but recherché d’une mise en débat sur une thématique précise peut s’avérer piégeux. Lors d’une de nos utilisations, les messages affichés concernaient l’égalité homme-femme, les questions de genre, pour prendre cet exemple vécu par les participants, exigent une préparation au débat et une capacité de médiation qui ne sera pas vécue de la même manière selon l’approche, le message ou l’animateur (un animateur vers un groupe de femmes, une animatrice vers un groupe d’homme). Il existe un risque réel de reproduire des situations confinant au dialogue de sourd, au mieux, ou à la reproduction d’une prise de parole (il)légitime.

Le crieur public

Nous pouvons également formuler une remarque générale sur l’utilisation de la langue française, à l’oral et à l’écrit, dans le cadre des animations mentionnées. Si les besoins d’une langue commune sont compréhensibles dans le cadre d’une activité d’éducation citoyenne en raison de la taille des dispositifs (simple pancarte, t-shirt) ou d’un impératif de compréhension par le plus grand nombre, nous pouvons toutefois noter que l’utilisation d’une seule langue, en l’occurrence française, comporte le risque d’exclusion d’une partie de la population immigrée (de première ou de seconde génération), des personnes réfugiées, des individus maîtrisant mal la langue (personnes analphabètes, par ex.) voire des touristes. Celle-ci est rarement prise en compte dans les dispositifs de participation. Dans certains cas, cette limite peut être compensée par des traducteurs ou par une déclinaison en différentes langues, au risque peut-être de brouiller la clarté du message et la simplicité du dispositif.

Un discours en question

A travers cette étude, nous cherchons également à replacer les animations en espace public dans leur contexte d’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire. Si une définition préalable a déjà été donnée en amont, il convient toutefois de lire nos animations présentées à la lumière d’une critique, toujours afin d’y apporter d’éventuelles améliorations et, peut-être, d’esquisser un éventuel dépassement.

Pour cela, le discours interne sous-tendant les animations en espace-public sera analysé, au regard des trames dont nous disposons (voir annexes) et du cadre d’éducation à la citoyenneté mondiale dans lequel ces animations prennent place. Nous analyserons, dans un second temps trois thématiques centrales présentes dans les discours véhiculés par la production de l’animation : à savoir ce qui figure sur les panneaux, feuilles, t-shirts et autres supports.

Nous ne commenterons pas, en revanche, les témoignages de citoyens recueillis lors de ces activités et de procéderons pas à une évaluation de l’efficacité de ces animations, et ce pour deux raisons. Premièrement, notre étude se contente ici de dresser un inventaire réflexif d’une certaine méthodologie, et non d’en mesurer la validité étant donné le peu de données d’évaluation recueillies lors de ces activités. Deuxièmement, et il s’agit d’une conséquence logique du point précédent, nous n’aurons pas l’occasion de développer une réflexion sur une thématique particulière, comme le genre ou le sujet des migrations, tant en terme de circonscription du sujet que de données à notre dispositions (nous voulons ainsi éviter un effet “micro-trottoir” que pourrait revêtir une telle étude). Nous pourrons toutefois constater que les discours produits dans le cadre d’animations, pris à titre d’exemples, reflètent bien une certaine façon de concevoir l’espace public, d’une part, et l’idéologie de la citoyenneté, d’autre part.

S’adresser au citoyen, mais quel citoyen ?

Qui est le citoyen ? Figure abstraite, à la fois tout le monde, mais aussi, par corollaire, personne.
Glissement sémantique du qualificatif « “social »” à « “citoyen »”.

Lorsqu’on parcourt la trame de l’animation du crieur public, on peut y lire les objectifs suivants :

  • “Améliorer la bonne circulation de l’information de quartier, dans la proximité, et la continuité ;
  • Proposer aux habitants un moyen d’expression, d’écoute et d’échange, propice à l’émergence de nouveaux projets.”

Ces deux buts spécifiques mettent en lumière le caractère vague et imprécis du discours citoyen sur des questions aussi importantes que celles de « “l’information »” ou des « “nouveaux projets »”. En effet, de quelle information parle-t-on ? De quels projets parle-t-on ? De ceux d’une association ? D’une collectivité locale ? D’un parti politique ? Cette absence de précision peut être mise sur le compte d’une grande adaptabilité de l’outil, mais elle est également révélatrice du rôle d’activateur de citoyenneté, prôné par l’éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire, ainsi que par l’éducation permanente. La trame de l’outil porteur de parole prône un « “engagement citoyen »”. Dans la lignée des modèles de la participation citoyenne, l’idée sous-jacente est celle du citoyen comme acteur de changement, à un niveau local ou global, via une démocratie participative complémentaire à la démocratie représentative.

Il y a cependant deux écueils à cette perspective. Le premier est celui d’un postulat d’une distinction de nature entre société civile et institutionnalisation politique (les partis, les parlements, les représentants politiques de tous bords). Il y a là une présupposition d’un parlementarisme dépassé au profit d’un universalisme des intérêts (de classe, notamment, mais aussi en termes de sous-groupes sociaux racisés ou genrés), qui imaginerait des accords se faisant au nom d’une éthique supérieure, pour un bien de l’humanité qui échapperait à la dissension politique. Or, la question du conflit, de l’accord et du désaccord, ne sont pas mystérieusement absentes de la société civile, qui présente par ailleurs ses niveaux d’institutions, ses luttes de pouvoirs et ses divergences. Au contraire, ces divergences gagneraient à se refléter dans les discours véhiculés par les outils. En se pensant citoyen du monde, en accord avec toutes et tous, le biais de confirmation n’est jamais loin. De telles présuppositions peuvent conduire les animateurs des outils à une certaine naïveté quant au contenu hautement politique, et quelque part, parfois dépolitisés, des thématiques « citoyennes ».

Le second écueil serait de voir dans l’État et ses institutions un médiateur neutre au regard des oppressions inhérentes au système capitaliste. Un outil d’émancipation collective n’a pas automatiquement comme objectif de s’adosser au pouvoir existant, en informant ou échangeant pour sauvegarder le rapport de force tel qu’il est ou en « l’améliorant », mais bien – parfois – de lutter de façon conflictuelle avec ce dernier et ses représentations structurelles. On peut penser à l’État, au libéralisme économique, à la privatisation des moyens de production, mais cela est aussi valable pour le patriarcat, dans le cas des questions de genre. En ce sens, certains outils d’animation en espace public n’ont qu’une fonction limitée de sensibilisation. A l’inverse, une animation en espace publique peut très bien être le produit d’une consultation citoyenne en vue, par exemple, d’imposer un projet d’urbanisme clé-sur-porte n’ayant de participatif que le nom. Ce type d’outil, présenté comme un dispositif légitimant, comporte bel et bien la potentialité de reconduire et valider les positions tacites dans les rapports sociaux.

Le citoyen du monde existe-t-il ?

La citoyenneté étendue (mondiale, internationale) reste pertinente pour penser les catégories politiques de nation ou de peuple ; cependant, pour beaucoup, les cadres des États-nations restent une réalité institutionnelle véritable. Pour une partie de la population peu habituée à l’échange interculturel ou à la réflexion sur sa consommation, l’expérience de la mondialisation peut à juste titre se faire négative et être reliée à des pertes de valeurs. Cette globalisation est perçue dans le quotidien via l’échange marchand (biens de consommations allant jusqu’aux produits culturels, à forte dominance anglo-saxonne), tandis que le vécu de l’internationalisme l’est par le tourisme. Cette réalité ne peut être évincée et il serait erroné de considérer chacune des personnes amenées à participer à une animation comme de facto « citoyen du monde » potentiel. En ce sens, et même si le discours a pour objet de convaincre de cet état de fait, les réalités quotidiennes et socio-économiques restent avant tout nationales et locales.

De la même façon, cette vision d’un monde aux intérêts unifiés échoue (ou feint d’échouer) à prendre en considération la conflictualité du monde, telle que décrite par Étienne Balibar. Non pas un prétendu « “choc des civilisations »”, mais plutôt le processus selon lequel la mondialisation n’aurait pas homogénéisé toutes les différences. Au contraire, elle les aurait rendues plus visibles à certains égards. C’est justement à l’encontre d’un monde global, où toutes les appartenances se seront fondues en une identité anonyme qu’il faut mettre en garde. Une telle utopie, si elle paraît être un cadre idéal pour penser les défis climatiques, énergétiques, démographiques, postule la fin de toute autre appartenance, dans une grande communion d’intérêts. La conflictualité, le différent, est ici balayé au nom d’un intérêt commun qui tait son nom, mais dont on subodore l’idée d’un gouvernement mondial[17] (qui n’aurait que de démocratique que le nom) ou d’une gouvernance technocratique du marché.

La citoyenneté mondiale suppose donc l’existence d’une communauté politique unifiée qui ne comporterait non seulement aucune frontière, mais aucun effet politique à part celui de la posture morale comme l’analyse le philosophe Frédéric Lordon : « Le genre humain rassemblé dans une communauté politique unique, puisque tel est bien le corrélat du No Border, n’est qu’une posture vide de sens tant qu’on n’a pas produit la forme politique sous laquelle cette communauté pourrait se réaliser »[18]. De la même façon, un citoyen dépourvu de cité, donc épousant l’idée du village global de la mondialisation, participe à un objectif de le « retirer de la res publica [chose publique] afin de le livrer entièrement et sans résistance à la res economica. »[19] dans une volonté de neutraliser l’action politique (publique ou collective) sur un territoire donné, à défaut de prise sur d’un monde inaccessible, lointain, diffus.

Genre, discriminations raciales, développement durable : quelques exemples thématiques

Lors de nos différentes expérimentations de nos outils d’animation en espace public, plusieurs thèmes chers aux participants des ateliers comme, de manière plus générale, aux thématiques d’ECMS, ont été élaborés. Le plus souvent, cependant, ils l’ont été en amont et n’ont pas forcément été construits pour et par les lieux, ni pour et par les publics de réception. A travers ces exemples, nous tenterons aussi d’y démontrer l’apparition d’une grille de lecture morale et universaliste prenant le pas sur une grille de lecture qui serait (ou pourrait potentiellement être) plus politique, tendant vers des analysées structurelles des problématiques et donnant à voir la conflictualité des groupes sociaux, entre dominants et dominés.

Le genre

Au sujet du genre, les participants ont été amenés à écrire et à porter des messages interrogeant tantôt le genre, tantôt les inégalités hommes-femmes. Une première difficulté dans ce cadre reste les contextes nationaux et culturels différents dans lesquels les différents groupes de création des outils sont plongés, les participants étant issus de pays, donc de réalités socio-culturelles relativement différentes, particulièrement en matière de genre. La recherche d’une proposition consensuelle – pour ne pas heurter les sensibilités des uns et des autres – a bien souvent restreint l’exploration du sujet. De façon quelque peu similaire, les inégalités ou oppressions dont se sentent victime les hommes sont également régulièrement pris en compte et sur le même pied d’égalité dans ces activités afin de ne laisser personne en dehors de la participation. Si la démarche est louable, en termes d’inclusion, elle met en avant la responsabilité individuelle et l’action choisie, cartésienne, même si la déconstruction des stéréotypes peut venir endiguer cette  première analyse. Toujours est-il qu’au prix d’une volonté égalitariste, la question de structures sociales comme le patriarcat, qui offriraient un cadre d’interprétation plus constructif en termes d’émancipation, mais surtout de construction d’outils éducatifs critiques, est passée sous silence. En termes de méthodes, son application pourrait par exemple conduire à la création de groupes non-mixtes pour la créations d’outils, à partir non pas d’une volonté d’exclusion, mais du besoin d’espace-temps clos et propre, point de départ d’échanges d’expériences non altérés par les structures patriarcales (libération de parole, absence de subordinations implicites, etc.) et comme point de focale des oppressions ressenties[20].

Discriminations, antiracisme, interculturalité et relations Nord-Sud

La question du racisme, bien que moins souvent abordée dans les animations en espace public, fut toutefois riche en enseignement. Elle comprend des questionnements et des messages de l’ordre de : « As-tu déjà été victime de discrimination ? » ; « Le racisme existe-t-il encore ? » ; « Naît-on tous libre et égaux ? ».

La faculté d’exercer une discrimination reposant sur la « race » ou une autre appartenance culturelle (comme la religion) semble souvent lue comme étant individuelle, intentionnelle ou non (donc basée sur des stéréotypes) mais susceptible d’être balayée suite une prise de conscience soudaine. Il n’est que rarement question des incarnations et reproductions institutionnelles de ces logiques de domination. Il est en effet rare d’aborder la question épineuse de l’appareil répressif d’État et son rapport avec le racisme, quand bien même cette accointance tend à être démontrée, que ce soit par l’actualité de la question migratoire que sur les études réalisées à ce sujet.[21].

En revanche, la prise en compte d’inégalités en au « Nord » et au « Sud » offre ici souvent une grille de lecture politique intéressante, mais qui mérite d’être approfondie en terme d’hégémonie culturelle occidentale, d’histoire du colonialisme (et sa responsabilité collective), ainsi que d’impérialisme toujours présent (allant jusqu’à la remise en question des politiques étrangères nationales), ou d’intégration républicaine sur le modèle français.

De la même façon, il serait intéressant d’explorer le rôle passé et actuel des ONG dans la complexité de leur rapport aux pays bénéficiaires de leurs aides ou de la co-construction de solutions. Il est rarement évoqué une réflexion, dans le cadre de ces outils, sur le rôle de  normalisation occidentale, volontaire ou non, des instances comme les ONG via « de nouveaux concepts comme celui de gouvernance [qui] sont mis en avant par la globalisation technocratique, c’est-à-dire l’idéologie globale »[22].

Écologie, consommation responsable, développement durable

Le sujet de l’écologie, quant à lui, sera souvent abordé à travers le prisme de la consommation, de l’action individuelle, de la consommation personnelle d’énergie. « Quelle action fais-tu pour économiser de l’énergie ? » ; « Tries-tu tes déchets ? » ; « Combien de fois prends-tu l’avion par an ? ». L’attention est ici portée à l’action individuelle et au sentiment moral, alors que les causes structurelles et politiques sont rarement abordées, si ce n’est sous l’angle des solutions de consommation durable. Or, cette consommation durable est, d’une partie, une réponse parcellaire aux crises à répétition du capitalisme et, plus généralement, à la crise climatique. Les actions du quotidien, en supposant le primat de la demande sur l’offre, ont du mal à articuler un discours responsabilisant – accusant, devrait-on dire, les plus grands pollueurs, riches et industriels[23]. Par ailleurs, le besoin d’un discours politique critique et de solutions macro reste présent, sil l’on ne veut pas tomber dans ce que, à la suite de Frédéric Lordon, il est convenu d’appeler des « discours sans suite »[24], c’est-à-dire dire des appels aux bonnes consciences sans effets. Par ailleurs, on peut noter que le discours sur la consommation durable et responsable porte des marqueurs de classe, vu par certains publics – et parfois à juste titre – comme un luxe et un facteur de démarcation sociale, ce qui peut bloquer la réception d’un tel discours.

Pistes de réflexion et conclusions
Saisir l’esprit des lieux

Le philosophe Pierre Ansay[25] défend la vision d’espaces publics aménagés de façon à pouvoir y délibérer de façon démocratique, des aménagements de l’espace disposés à la réflexion, voire à la délibération, ou, au contraire, qui peuvent justement empêcher cela. Pour cela, il semble nécessaire, dans le cadre de la préparation à un atelier d’animation de rue ou d’espace public, de connaître l’esprit des lieux, c’est-à-dire, de prendre des précautions méthodologiques quant aux lieux qui vont être explorés. Une ville n’est pas l’autre : dans le cas de grandes villes ou de métropoles, chaque quartier est précédé de son histoire – une histoire qui n’est pas uniquement l’Histoire officielle, mais qui témoigne de l’emprunte urbanistique, sociale, politique laissée dans ces lieux. Il nous paraît dès lors nécessaire, si le temps le permet, de s’en saisir un minimum, en précisant aux participants l’historicité des lieux, notamment dans certains quartiers. Pour reprendre les mots de Pierre Ansay dans un article de la revue Politique datant de 2018 : « Les citoyens mobilisés dans l’espace public de discussion portent aussi une attention à la protection du patrimoine mémoriel : les rues, les places, la trame urbaine, autant que des édifices prestigieux confectionnent « la personnalité » d’une ville. ». Ainsi, la compréhension de l’esprit habitant l’espace public, espace qui n’est jamais neutre, permet de dépasser en partie la vision du citoyen anonyme dans l’espace public et de le recontextualiser, temporairement et de façon parcellaire, certes, comme un individu faisant partie intégrante d’identités collectives, et habituées de conflictualité, de paradoxes, d’histoire. Cette « carte d’identité collective », au niveau d’une ville ou d’un quartier, n’est qu’un élément parmi d’autres permettant de connaître davantage un public, mais il peut servir d’appui à la production d’un discours adapté et non pensé en dehors des réalités locales. De la même façon, la dimension « mondiale » et universalisante de l’ECMS est mise en tension par des représentations socio-historiques, dont le discours sur l’articulation du global-local trouve parfois ses limites. Au contraire, une connaissance accrue des contextes d’action dans des espaces publics personnalisés et historicisés peut faciliter cette démarche.

Permanent ou éphémère ?

La temporalité et la permanence des animations en espace public constituent une question importante, commune aux dispositifs artistiques de réappropriation de l’espace public. Les mobilisations ayant une permanence dans l’espace public ont un objectif de visibilité certaine : manifestations, occupations, blocages. Qu’il s’agisse d’une permanence totale ou d’une récurrence, ces investissements de l’espace public ont pour objectif de durer, en allant dans certains cas jusqu’à soustraire aux pouvoirs publics ou aux organismes privés leur légitimité à gouverner ces espaces. Il s’agit dans ce cas de montrer, dans le temps et dans l’espace, une réappropriation par le bas de ces espaces, là où les appropriations marchandes comme les limites de la démocratie représentative sont pointées du doigt. Paradoxalement, la permanence de ce type d’occupation peut très rapidement être « contrôlée », par un encadrement symbolique et moral (les règles de bonne conduite), législatif (l’autorisation d’une action ou sa tolérance) ou policier (l’encadrement des manifestations, par exemple). La lourdeur de ces dispositifs ou leur objectif de permanence conduit à une plus grande vulnérabilité au contrôle et à l’expression non-contrainte.
A contrario, les actions rapides, légères et éphémères peuvent être répétées et présentent l’avantage de ne pas devoir être soumis à des contrôles extérieurs excessifs. Les animations en espace public, comprenant des dispositifs légers, disposent de cette faculté à pouvoir être déplacés et répétés. Le seul écueil étant que, si échange d’informations et confrontations d’opinions il doit y avoir, ces animations demandent un temps y étant pleinement consacré. Nous sommes à ce moment davantage dans un objectif visant à la confrontation d’idées et à un processus pédagogique que dans l’intervention artistique ou médiatique. Il est dès lors nécessaire de bien connaître – et donc penser –- ses objectifs lors de l’élaboration d’une animation et en fonction des moyens à disposition. La nature de l’outil intervient également : le crieur public aura davantage fonction de performance et d’interpellation, tandis que le t-shirt débat porte, littéralement, des qualités plus propice à l’échange et au débat.

Une occasion festive ou politique ?

Les animations en espace public peuvent être utilisées dans des cadres plus festifs, ou au contraire plus militants, bien ces deux caractéristiques ne soient pas immédiatement antagonistes. Il y a cependant une tension existante en termes de publics, les évènements à caractère festifs étant plus propices à toucher un public large et peu engagé (au sens où l’ECMS l’entend, du moins), tandis qu’un événement à caractère politique peut rebuter par son côté ouvertement militant, comme le sont les démonstrations de manifestation, où, dans une plus grande mesure, le répertoire d’action collective de l’action directe.

En ce sens, il est peut-être nécessaire, dans le cadre de certaines animations, d’adopter une posture n’étant pas uniquement celle d’animations de nature ludique ou festive (bien que celle-ci puisse être rassembleuse), mais de réintroduire un aspect de conflictualité ou de la confrontation d’opinions opposées et éventuellement non-conciliables. Pour être plus précis, c’est à la fois avoir à l’esprit que l’universalisme bienveillant proposé par le discours de la citoyenneté mondiale n’est ni commun à tous, ni souhaité par tous, et ne pas fuir devant des idées et des méthodes imprégnées d’une certaine radicalité politiques, ayant un potentiel de désaccord fort. Et cela parfois au risque faire le deuil de ne pas « pouvoir parler à tous » ou « rassembler un maximum ». Dès lors, c’est tout le concept de citoyenneté (à fortiori mondiale) qui est à repenser – mais peut-être faudrait-il préférer les mots d’émancipation ou ceux d’autonomie populaire – non pas comme une « posture, naïve et embryonnaire, qui pense que tout le monde peut s’entendre pour peu qu’on prenne le temps de s’écouter et de se comprendre, y compris avec ceux qui veulent votre destruction »[26] mais comme pouvant prendre en compte la nature même du fait politique, à savoir le clivage et le désaccord. En 2016, lors de Nuit Debout, Frédéric Lordon mettait déjà en garde contre « le citoyennisme intransitif, qui débat pour débattre, mais ne tranche rien, ne clive rien, et est conçu pour que rien n’en sorte».

Créer un outil en dispositif participatif

Enfin, il nous parait important de proposer des voies d’adaptation des outils d’animation en espace public, afin que ceux-ci puissent bénéficier à un public pensé en amont et non seulement via des rencontres au hasard, dans un espace public généralisé. Il s’agit de penser des dispositifs de participation citoyenne dans la conception-même de ces outils. Afin de tendre à une participation ciblée, il est nécessaire de connaître les réalités locales des espaces publics concernés, d’identifier les objectifs et ainsi de déterminer la thématique adéquate. Si l’animation a pour but de se dérouler dans un quartier paupérisé, nous pouvons tout à fait imaginer un croisement des publics, en collaboration avec le public d’un centre culturel, par exemple, qui serait impliqué dans la conception et l’animation de l’outil. L’avantage premier de cette méthode est d’impliquer directement le citoyen « local » dans la démarche de participation, bien que celle-ci soit évidemment limitée par la création d’espaces ad-hoc, officialisés ou légitimés. En effet, « ce ne sont pas les participants qui ne viennent pas là où ils sont attendus, ce sont les dispositifs participatifs qui ne sont pas hospitaliers »[27]. A ce stade, la récolte d’informations dans le cadre d’un dispositif comme le t-shirt débat permet d’entrevoir une complémentarité des deux méthodes, une participation limitée avec un public ciblé dans un premier temps, puis une diffusion plus large lorsqu’il s’agit d’interpeller dans l’espace public. Sherry Arnstein classifie les méthodes participatives selon une échelle croissante à trois niveaux[28] : la non-participation (1. manipulation, 2. thérapie) ; la coopération symbolique (3. information, 4. consultation, 5. conciliation) ; et le pouvoir citoyen (6. partenariat, 7. délégation de pouvoir, 8. contrôle citoyen). Si l’on reprend cette classification, l’utilisation d’une animation en espace public, ayant tantôt pour objectif d’interpeller, suspendre l’attention, tantôt de récolter des opinions, voire de créer une amorce de débat, se situe entre des niveaux de coopérations symboliques, grosso modo de l’information à la consultation. Soit des niveaux de participation pouvant toucher un public potentiellement large, mais dont la participation en tant que telle reste limitée. C’est pourquoi une articulation avec un dispositif participatif dans la création de l’outil nous semble importante.

Quelques clés pour un dispositif participatif inclusif

Penser la participation, c’est aussi créer les conditions de son existence, tout en étant conscient des limites inhérentes à des dispositifs participatifs, mais auxquelles il est possible d’agencer des esquisses de solution. Voici, de façon non-exhaustive, quelques points-clés issus de nos expériences dans la conception de ces outils.

– Dans le cadre de la création de ces outils, l’animateur doit être attentif aux informations considérées comme non-conformes : la personne qui hausse la voix, qui peut être agressive, celle qui monopolise la parole ou encore celle qu’on considère comme incompréhensible ou fauteur de trouble, ce qui peut être le marqueur d’une inadaptation sociale ou culturelle. Ces interruptions peuvent paraître intempestives ou déplacées mais interroge la légitimité de « qui » aà droit à prendre la parole, et surtout, comment, de quelle façon. Ces interventions inhabituelles sont souvent considérées comme du non-discours, du « bruit ». Or, il ne s’agit pas seulement de s’exprimer librement, dans un dispositif participatif, mais de peser sur la détermination démocratique, c’est-à-dire les décisions. L’animateur et les participants doivent dès lors exprimer les règles et contraintes inhérentes à chaque dispositif, « rendre ces exigences à la fois légitimes et accessibles »[29]. Plus qu’un rôle de médiateur, l’animateur doit veiller à responsabiliser collectivement le groupe, garant de ce principe égalitariste, notamment dans le cadre d’animations interculturelles ou avec des publics socialement différents, là où la rupture de conformité est susceptible d’être présente. Le processus de création peut être le lieu de mise en évidence de ces asymétries de communication et de légitimité à prendre la parole (mais aussi à décider).
– De l’importance de la communication : en raison de distance culturelle, parfois de niveaux d’éducations, entre des publics, une bonne communication s’impose. Plutôt que de vulgariser, il serait plus exact de parler de traduction ou de correspondance. Il s’agit dès lors de prendre la problématique de la communication sous l’angle d’un changement de structure de parole, et non uniquement de vocable. Le partage d’expériences vécues comme des affects, à la base de nos actions et mobilisations, peuvent servir comme dénominateurs communs à des situations. De la même manière, simplifier les idées et éviter les concepts propres à certains milieux culturels ou sociaux. Le concept de « citoyens », par exemple, demande un certain niveau d’abstraction et de connaissance politique pour en appréhender la portée. Il revêt également – comme déjà évoqué – peu de portée mobilisatrice en termes d’identification. Des concepts plus politisés, comme ceux de « peuple » ou de « classe sociale », quoique délaissés pendant un temps, connaissent des résurgences régulières comme l’actualité nous l’a montré avec les manifestations des gilets jaunes en novembre-septembre 2018. Certains concepts, non simplifiés, peuvent être difficiles à traduire, mais il nous parait essentiel d’en garder l’essence et de les traduire via des mises en situations, des échanges d’expériences, etc. Il n’est, à titre d’exemple, pas exclu d’aborder des questions de structures socio-économiques influençant les rapports quotidiens (à la culture, à l’alimentation, à la décision politique) à condition de donner aux participants un moyen de visualiser ces influences diverses.

– Autonomiser le fonctionnement du groupe : l’animateur occupe par défaut une fonction d’autorité et de légitimation des paroles et des décisions au sein du groupe. L’augmentation des fréquences des prises de parole, une certaine souplesse dans leur émergence peut aussi favoriser l’autonomie du groupe, tout en veillant à la répartition démocratique des prises de décisions. Si l’animateur se doit de contrôler des paramètres comme la gestion du temps, les objectifs, les revendications, les moyens et, surtout, les processus de décisions internes pour y parvenir doivent faire l’objet d’une relative liberté. Liberté qui trouve sa concrétisation dans la réduction de l’influence de l’animateur, dans l’émancipation du collectif de son statut de récepteur pour s’orienter vers une co-création des savoirs.

– Préparer les participants à l’espace public : les participants à la création d’outils d’animation sont, dans ce cadre spécifique, des animateurs potentiels de ces outils. Compte tenu des éléments avancés précédemment sur l’identification les lieux – historiques, sociaux, humanisés – et le caractère anonymisant de l’espace public, il nous parait important de préparer les futurs animateurs aux conditions réelles de leurs animations, non seulement via une compréhension des lieux (des visites et arpentages peuvent être envisagées, par exemple) mais également par une préparation à l’échange et au débat d’idée, à la confrontation d’opinions tout comme à l’adaptation d’un vocable adéquat.

Pour conclure, les outils d’animation en espace public comportent un vrai potentiel d’éducation à la citoyenneté, mais nous devrions ici parler plutôt d’émancipation des publics concernés, ayant par ailleurs pris le parti de penser que la désignation par la langue portrait en elle des significations et conséquences sur le monde social. Ces potentiels sont évidemment à travailler via les pistes que nous avons esquissées : déploiement d’un langage adapté, considération des spécificités des lieux, des histoires, des contextes sociaux, temporalité, réintroduction du propos politique clivant et critique plutôt que d’énoncés consensuels basés sur la responsabilité, mais, surtout, méthodes de conceptions des outils avec les publics visés. Cette dernière voie, plus chronophage, moins « prêt à porter », pourrait cependant s’avérer la plus productive en matière d’émancipation des publics, de désenclavement des savoirs et permettrait d’offrir une solution intermédiaire entre deux publics à priori irréconciliables, un public « captif » peu nombreux mais co-constructeur de l’outil et le « grand public » imagé et éphémère.

Luca Piddiu

[1] La définition peut être trouvée sur le référentiel ACODEV, disponible en PDF téléchargeable à l’adresse : http://www.acodev.be/node/30804

[2] https://aspnet.unesco.org/fr-fr/Pages/Education-%C3%A0-la-citoyennet%C3%A9-mondiale.aspx

[3]Davies L., Global Citizenship: abstraction or Framework for Action?”, Educational Review, 2006, Vol. 58, No. 1, pp. 5-25.

[4] Murard N., Tassin É., « La citoyenneté entre les frontières », L’Homme & la Société, 2006/2 (n° 160-161), p. 17-35.

[5] Ibid.

[6] Pour en savoir plus sur l’histoire de l’éducation populaire en Belgique et en France, voir Degée J-L., L’éducation populaire interrogée par son histoire, analyses de l’IHEOS n°126, juillet 2015, p.4, disponible en ligne : [www.ihoes.be/PDF/IHOES_Analyse126.pdf]

[7] Au premier plan desquels figurent les ONG, mais aussi des associations comme ITECO

[8] Le Cepag, Tout Autre Chose, etc.

[9]Habermas J., L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot : Paris, 1978.

[10]Arendt H.,La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy : Paris, 1983.

[11] Delavictoire Q., « Retour sur les concepts de citoyenneté et d’espace public chez Hannah Arendt et Jürgen Habermas pour penser la continuité du politique de l’Antiquité à la Modernité », disponible en ligne à l’adresse : [www.revue-sociologique.org/sites/default/files/Article%20Quentin%20Delavictoire%20-%20Retour%20sur%20les%20concepts.pd]

[12] Les mouvements et expérimentations démocratiques sur les places ont fait l’objet de recherche en Espagne (Ganuza et Nez, 2013 ; Feixa et Nofre, 2013), mais en Turquie (Shahin, 2012) ou en Grèce (Tambakaki, 2011).

[13] Pleyers G. & Glasius M., « La résonance des « mouvements des places » : connexions, émotions, valeurs », Socio, 2 | 2013, 59-80.

[14] Pleyers, G., Alter-Globalization: Becoming Actors in a Global Age, Cambridge, Polity, 2010.

[15] Ghorra-Gobin Cynthia, « L’espace public : entre privatisation et patrimonialisation », Esprit, 2012/11 (Novembre), p. 88-98

[16] Annexe : Le porteur de parole

[17]Voir à ce propos des textes foncièrement libéraux comme celui Pascal Perez exhortant à la création d’une gouvernance mondiale, seule solution capable, selon l’auteur, de faire reculer à la fois les replis nationaux, des pouvoirs publics liberticides et les forces économiques. Perez P. « L’homme monde, ou la citoyenneté globale », Après-demain, 2009, vol. N ° 9.

[18] Lordon F., « Dire ensemble les conditions des classes populaires et des migrants », revue Ballast, décembre 2018 [en ligne], disponible à l’adresse : https://www.revue-ballast.fr/frederic-lordon-dire-ensemble-la-condition-des-classes-populaires-et-des-migrants-1-3/

[19] Talbourdel A. « Du citoyen du monde au village planétaire : chronique du capitalisme », Le Comptoir.org [en ligne], disponible à l’adresse : https://comptoir.org/2018/10/25/du-citoyen-du-monde-au-village-planetaire-chronique-du-capitalisme/

[20] Au sujet du besoin d’espaces non-mixtes dans les collectifs militants, lire : Kruzynski Anna, « Trajectoires de militantes dans un quartier ouvrier de Montréal : trente ans de changement·s », Nouvelles Questions Féministes, 2005/3 (Vol. 24), p. 86-104.

[21] Etude police/état/répression/racisme

[22] Hours B., « Les ONG : outils et contestation de la globalisation », Journal des anthropologues, 94-95 | 2003, 13-22.

[23] Kempf H., « Plus on est riche, plus on pollue. Entretien avec Lucas Chancel », Reporterre, 13 juin 2018. Disponible en ligne à l’adresse : https://reporterre.net/Lucas-Chancel-Plus-on-est-riche-plus-on-pollue

[24] Lordon F., « Appels sans suite (1) », 12 octobre 2018, disponible en ligne à l’adresse : https://blog.mondediplo.net/appels-sans-suite-1

[25] www.revuepolitique.be/espace-public-et-democratie-deliberative/

[26] Sourice B., « Le citoyennisme est une posture naïve », revue Ballast, janvier 2018 [en ligne], disponible à l’adresse suivante : https://www.revue-ballast.fr/benjamin-sourice-citoyennisme-posture-naive/

[27] Charles J., « L’égalité, fondement ou illusion de la participation ? » Journal de l’alpha n°210 : La participation, 2018/3.

[28] Arnstein S. : a ladder of citizen participation, in Journal of the American Institute of Planners, vol. 35, n°4, 1969.

[29] Charles J., op.cit.

Comment bien réussir l’effondrement de notre civilisation ?


Synopsis

La multiplication des crises actuelles serait-elle le signe que notre civilisation est au bord de l’effondrement ? Possible. Ce n’est pourtant pas pour autant que nous courrons au chaos. Nous pouvons d’ores et déjà construire notre résilience et planter les graines de la civilisation de demain. Quelques pistes…


Publié par Eclosio (UniverSud) – Liège en décembre 2018

L’effondrement de notre civilisation industrielle est de plus en plus fréquemment considéré comme une issue possible à la multitude de crises auxquelles nous faisons face. De nouvelles générations de chercheurs contribuent aujourd’hui à crédibiliser et populariser cette hypothèse, si bien que l’on parle aujourd’hui de « collapsologie », une discipline qui étudie l’effondrement de notre civilisation, en espérant que porter ce débat sur la table permette de mieux nous préparer à ces perspectives.

Mais quelles sont les implications de l’émergence de la collapsologie ? Comment faire en sorte qu’un discours si complexe soit vecteur de changement plutôt que d’immobilisme ?

Toute civilisation humaine s’effondre un jour. Qu’il s’agisse de l’Empire romain, du bloc soviétique ou de la civilisation Maya ; une société passe tôt ou tard, par cette « réduction drastique de la population humaine et/ou de la complexité politique/économique/sociale, sur une zone étendue et durée importante[1] ».

Force est de constater qu’on observe aujourd’hui dans le monde de nombreux signes avant-coureurs typiques d’un effondrement, dans des proportions jamais égalées. Citons notamment :

  • La poursuite d’un paradigme non-soutenable, soit la croissance économique indéfinie. Cette croissance se base notamment sur l’hypothèse d’un cadre physique infini – or la terre a bien des limites.
  • La dépendance à des ressources non-renouvelables. Cela concerne tout d’abord les combustibles fossiles, comme le pétrole, dont le pic de production a été atteint en 2006[2]. Une vue d’ensemble permet aussi de constater qu’aucun mix énergétique ne parviendra à satisfaire la demande énergétique dans les prochaines décennies[3]. Mais la production, le stockage et la distribution d’énergie à échelle industrielle dépendent aussi de métaux rares également fossiles. Et ceux-ci, au même titre que d’autres ressources surexploitées comme l’eau ou le sable, se dirigent également vers des pics de production. La convergence de tous ces pics menace donc notre système industriel à moyen terme[4].
  • La destruction en cascade des systèmes naturels. Qu’il s’agisse du réchauffement climatique que l’on ne présente plus, de la 6ème extinction de masse de la biodiversité ou d’autres limites planétaires[5], ces changements d’origine anthropique ne vont cesser de menacer les conditions de vie sur Terre.
  • La fragilité extrême du système. Notre système industriel, mondialisé, tend vers une efficience toujours plus grande au prix d’une fragilité incroyable. L’interconnexion et l’hypersensibilité des systèmes, notamment économique et financier, est un facteur d’instabilité dont la crise de 2008 était un avant-goût. Les modes d’approvisionnement en flux-tendu et la diminution des stocks notamment, diminuent la sécurité alimentaire des grandes villes mondiales et leur autonomie à quelques jours, voire quelques heures. La fracture sociale, la concentration des capitaux au sein d’une classe dominante minoritaire et la gestion des rapports Nord-Sud sont, également, des facteurs fragilisants[6].

Un effondrement est plutôt un long processus inégal dans le temps et l’espace, qu’un évènement brusque et généralisé. En ce sens, on peut considérer par exemple que l’effondrement de la biodiversité est largement entamé, ou encore, que des effondrements socioéconomiques sont en cours dans la plupart des pays du monde, y compris dans ceux dits « démocratiques ». Par exemple, les initiatives d’auto-organisation en Grèce ou encore l’émergence de mouvements de contestation de masse comme celui des gilets jaunes pourraient être considérées comme des réactions logiques face à l’abandon du dialogue social dans un contexte de domination de classes. Et si ces évènements n’étaient pas des crises passagères mais plutôt des symptômes que la société civile perd la foi en son gouvernement et en une logique libérale de marchés vertueux ?[7]

La dimension systémique d’un effondrement est cruciale : les liens étroits entre plusieurs éléments déclenchent des effets de rupture en cascade relativement irréversibles. Par exemple, si l’on tentait de résoudre la crise énergétique par l’utilisation massive des biocarburants sans réduire notre consommation énergétique, nous serions contraints d’y allouer la presque totalité des terres arables disponibles sur la planète, ce qui précipiterait l’effondrement des écosystèmes, le réchauffement climatique (par une déforestation de masse) et la faim dans le monde (puisqu’aucune terre arable ne resterait disponible pour la production de nourriture). Ou encore, une situation de stress hydrique dans un territoire donné peut provoquer des tensions communautaires, voire une situation géopolitique tendue qui aggravera encore la situation des communautés sur place.

L’effondrement : une fatalité ?

Alors bien sûr, pour assister à un effondrement dramatique et généralisé de notre civilisation dans les prochaines années, le plus simple est encore de continuer notre business as usual. Et difficile d’y changer quoi que ce soit, puisque des discours catastrophistes suscitent des réactions de déni et d’immobilisme. Parler d’écologie avec un ton anxiogène a souvent un effet contre-productif, tout comme annoncer des catastrophes peut provoquer des mouvements de panique dont peuvent découler d’autres catastrophes.

Un autre danger est la récupération et le détournement de concepts transformateurs. Le terme de « développement durable », par exemple, permet l’association paradoxale d’un développement économique et d’une société durable, alors que l’économie mondiale est déjà insoutenable depuis les années 1970 ! De cette récupération a pourtant émergé un imaginaire abondant, fait de croissance verte, greenwashing, smart cities et autres inventions technoptimistes. Prétendument révolutionnaires, ces concepts font le pari risqué que nos problèmes actuels, et à venir, seront résolus par des progrès technologiques futurs. Et pour cause, ce récit est propagé par les mêmes puissances politiques et économiques en place qui assurent ainsi leur propre subsistance[8], plutôt que de risquer une remise en question.

Ainsi, la plus grande cause de notre effondrement pourrait bien être l’inertie du système en place.

La nécessité de nouveaux narratifs

« On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré » Albert Einstein

Il est aujourd’hui nécessaire de casser radicalement avec notre système actuel. Il s’agit d’avoir la volonté politique suffisante pour poser les vraies questions (nécessité d’une descente énergétique, d’une justice climatique, sociale, fiscale, migratoire, etc.). Des intérêts économiques privés, par exemple, ne peuvent interférer sur ces décisions et maintenir un immobilisme (comme la protection de certains privilèges ou le pouvoir de persuasion de lobbys économiques).

Pour espérer mobiliser efficacement la société civile et provoquer un tel changement de cap, il est indispensable de créer de nouveaux narratifs, visions alternatives au système en place, à la fois assez tangibles et positives que pour proposer un contre-discours à opposer au discours dominant. Il ne suffit plus de se positionner contre une vision de la société, il faut aussi proposer un autre cap pour mobiliser les énergies. L’occasion aussi d’adopter une vision moins anthropocentrée, qui considère les enjeux écologiques comme cruciaux et indispensables, y compris pour assurer notre propre pérennité.

L’effondrement : une opportunité de Transition ?

Au vu de la situation actuelle, il est de notre devoir de ne plus se cacher la réalité. L’effondrement de notre civilisation est effectivement devenu une possibilité crédible, il est donc nécessaire d’amener le débat sur la table. Cependant, la manière d’aborder ce sujet complexe a son importance, comme nous l’avons abordé. Parlons d’effondrement, oui, mais parlons-en bien. Ne confondons pas regard lucide et résignation.

Selon le prisme de vision qu’on adopte, un effondrement peut aussi être une opportunité à saisir pour passer plus rapidement d’un système à un autre, en repartant sur des bases saines de tout rapport de domination sociale, naturelle, de genre… C’est un véritable basculement des visions de société, l’abandon de certaines croyances – notamment la foi en la Croissance, une des religions monothéistes mondiales qui a le plus d’adeptes, la recherche de l’Emploi, du confort matériel, du progrès technologique… – et l’émergence de nouvelles valeurs – simplicité, entraide, vie collective, etc.

La collapsologie, de par le constat sans appel qu’elle fait du monde, ne peut pas se permettre d’être une discipline dépolitisée. Elle ne peut se détacher du monde par le prisme de l’observateur. Au contraire, elle doit porter un fort message de mobilisation. L’action citoyenne individuelle et surtout collective, les innovations sociales et les pouvoirs publics ont tous une responsabilité à jouer dès aujourd’hui dans cette transformation, le tout selon deux axes principaux, tous deux indispensables :

Axe de la résilience active

Au vu des risques de ruptures systémiques, il est capital d’améliorer la résilience de nos systèmes, c’est-à-dire de développer notre capacité à encaisser ces chocs et à s’adapter. Cela demande une lecture systémique des risques (rupture des systèmes alimentaires, énergétiques, etc., avec des impacts notamment sur la santé, la sécurité alimentaire et nucléaire, l’éducation…). Des systèmes résilients sont diversifiés, autonomes, redondants, adaptatifs.

Concrètement, cela signifie par exemple améliorer l’autonomie de nos territoires à plusieurs échelles (ménage, collectivité, territoire, biorégion) et dans plusieurs secteurs (alimentation, énergie, santé, logement, etc.). Une coordination à plus grande échelle doit aussi se mettre en place pour prévoir des enjeux plus globaux, tels que les effets du changement climatique, la sécurité nucléaire, sanitaire, etc. Le tout dans un contexte de descente énergétique, c’est-à-dire en se passant le plus possible d’énergies fossiles et industrielles telles que le pétrole. Les moyens techniques à mettre en place dans ce cadre particulier sont en priorité des solutions low-tech, soit des outils simples, économes, réparables et conviviaux[9]. Si toutes ces mesures peuvent sembler de prime abord restrictives pour notre qualité de vie, ce sont bien des choix qui sont expérimentés avec succès (notamment par le mouvement des Initiatives de Transition, lancé par Rob Hopkins en 2006). Ce type d’initiative reçoit parfois le soutien des gouvernements locaux comme à Ungersheim, commune française qui a vu sa résilience s’améliorer de pair avec une dynamique de démocratie participative.

Axe de la résistance active

Face à l’inertie des systèmes en place, il apparaît de plus en plus clairement qu’une résistance active doit accompagner la résilience. Il s’agit ici de lutter contre des acteurs d’une oligarchie qui déploient une énergie incroyable pour maintenir en place, et à tout prix, un système à l’agonie. Le lien entre géopolitique mondiale et multinationales est à ce titre, indiscutable. Sous des tendances capitalistes, patriarcales, extractivistes et productivistes, c’est un hold-up des ressources mondiales et un saccage des écosystèmes qui monte en puissance chaque année.

Par exemple, de nombreuses multinationales jouent un double jeu : pour ne citer que l’enjeu du climat, alors qu’elles ont une responsabilité énorme dans les changements climatiques (100 multinationales sont responsables de 70% des émissions de gaz à effet de serre depuis 1988)[10], elles mettent plutôt en avant les responsabilités individuelles des populations quant à cet enjeu, parfois avec un discours culpabilisant[11], tout en entravant toute action climatique ambitieuse par ailleurs[12].

Dans ce contexte, il est nécessaire de mettre en place un rapport de force pour interpeller ces responsables et permettre de réelles actions. Il ne s’agit pas ici de trouver des boucs émissaires, mais de lever les blocages à une réelle transformation citoyenne. Il semble en effet que des mobilisations massives (désobéissance civile, boycott, dialogue démocratique direct, interpellations…)[13] soient à présent indispensables, à défaut de démocraties réellement représentatives et participatives. L’action collective doit donc s’organiser et converger autour d’un nouveau projet de société, et faire monter la pression nécessaire pour provoquer des changements radicaux et nécessaires.

Ende Gelände, par exemple, est un rassemblement récurrent de milliers d’activistes environnementaux qui vise à lutter contre le changement climatique et les désastres environnementaux causés par les industries fossiles. Via des actions de désobéissance civile, le mouvement compte à son actif de nombreuses victoires, comme le blocage d’une des plus grandes mines de charbon d’Europe avec des impacts médiatiques certains.

Le Tribunal Monsanto est un tribunal citoyen informel et muni de juges professionnels, ayant jugé entre 2016 et 2017 l’entreprise Monsanto responsable d’écocides et de viols de droits humains fondamentaux. Ce tribunal est précurseur de droit environnemental international. De telles initiatives se multiplient aujourd’hui via des collectifs de citoyens, ONG, personnalités et municipalités qui attaquent en justice des multinationales ou instances de décision quant à leur responsabilité environnementale.

Les écotaxes sont un outil fiscal à disposition des États pour réguler les activités économiques en faveur d’impacts environnementaux plus respectueux. Lorsque de tels outils sont adoptés judicieusement et préviennent les dérives possibles, notamment leur adoption à échelle internationale pour éviter l’exil fiscal, elles peuvent constituer un outil restrictif et incitatif puissant avec des effets vertueux. L’écotaxe doit s’accompagner d’une politique systémique ; par exemple, une taxe sur les carburants doit aller de pair avec une offre de transport en commun démocratique et de qualité pour ne pas pénaliser des populations précaires.

Face au constat de l’effondrement de notre civilisation, nous pouvons soit attendre les chocs – et il y en aura – en espérant qu’ils atteignent le moins possible notre confort occidental, soit s’emparer de la question et devenir chacun, chacune, un moteur de transformation. Nos enfants ne le feront pas à notre place.

« Ne doutez jamais qu’un petit groupe d’individus conscients et engagés puisse changer le monde. C’est même de cette façon que cela s’est toujours produit. » Margaret Mead

Pierre Lacroix

 

[1] J. Diamond, « Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie », Gallimard, « Folio », 2009 [2005], p. 16

[2] Agence internationale de l’énergie, « World Energy Outlook 2010 »

[3] G.E. Tveberg, “Converging energy crises – and how our current situation differs from the past”, Our Finite World, 2014

[4] Philippe Bihouix, L’âge des low tech: vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, coll Anthropocène, Paris, 2014

[5] Steffen et al., Planetary Boundaries : Guiding human development on a changing planet, Science, 2015, Vol. 347, n° 6223.

[6] S. Landsley, The Cost of Inequality : Three Decades of the Super-Rich and the Economy, Gibson Square Books Ltd, 2011

[7] D. Orlov, The Five Stages of Collapse : Survivor’s Toolkit, New Society Publishers, 2013

[8] Corentin Debailleul et Mathieu Van Criekingen, « Critique de la ville intelligente », conférence du 05/12/2017, PointCulture Bruxelles

[9] Au sens qu’en donneraient Philippe Bihouix et Ivan Illich

[10] Carbon Disclosure Project, The Carbon Majors Database. CDP Carbon Majors Report 2017

[11] Jordan Brown, Forget Shorter Showers. Court-métrage, 2015

[12] Pour exemple, cette circulaire interne d’un lobby économique dévoilée par Greenpeace, qui enjoint à utiliser un discours hypocrite et contre-productif quant à une action climatique ambitieuse : Business Europe, Discussion note for energy & climate WG meeting on 19/09/2018

[13] Quelques idées sur www.sorrychildren.com/fr/today

Témoignage d’une stagiaire au Sénégal

Bonjour à tous !

Je m’appelle Evelyne et je viens de terminer mes études de bio-ingénieure en Gestion des Forêts et des Espaces Naturels à la faculté de Gembloux Agro-Bio Tech (Université de Liège). Lors de l’année académique écoulée, je me suis spécialisée dans le domaine tropical avec une première expérience en terre africaine au Cameroun en octobre 2017 – module de cours de foresterie tropicale – et la réalisation de mon mémoire au Sénégal de mars à juin 2018 – en partenariat avec l’ONG Aide au Développement Gembloux (devenue depuis Eclosio).

Une nouvelle expérience africaine

Suite à mon expérience intense en terre camerounaise, j’ai éprouvé une réelle envie de m’investir dans le monde de la coopération internationale. Je désirais par-dessus tout réaliser un mémoire qui ait du sens et qui aide les autres, de préférence en zone tropicale.

J’ai donc répondu à l’offre d’Eclosio proposant de travailler sur l’évaluation des besoins en bois des ménages du Delta du Saloum, au Sénégal. Cette thématique m’attirait beaucoup et je m’y projetais déjà un peu… Ce stage était déjà pourvu (cf témoignage de Sandrine Van den Bossche) mais mon profil plus « forestier » les intéressait.

 J’en ai réalisé une évaluation écologique – via la mesure de paramètres biologiques et environnementaux – et sociale – avec une enquête menée auprès de 116 personnes issues de 12 villages de la zone.

Mon mémoire a finalement porté sur les reboisements de mangrove ayant eu lieu depuis une vingtaine d’années dans la Réserve de Biosphère du Delta du Saloum. J’en ai réalisé une évaluation écologique – via la mesure de paramètres biologiques et environnementaux – et sociale – avec une enquête menée auprès de 116 personnes issues de 12 villages de la zone.

Des différences qui enrichissent

Le changement brutal des températures a été assez intense à vivre. En quelques jours, je suis donc passée de 5 à environ 40°C, avec 46°C certains jours de terrain ! Autant vous dire que ces jours-là je buvais 4,5 litres d’eau par jour !

La ferveur religieuse des personnes rencontrées m’a fortement marquée (pour information, 95% des Sénégalais·e·s sont musulman·e·s). La religion rythme leur vie avec 5 prières par jour à heures fixes, et également une période de ramadan qui dure un mois. Pendant celle-ci, ils se privent de toute nourriture, boisson et relation sexuelle entre le lever et le coucher du soleil. Il s’agit d’un grand mois de prière où l’on se purifie des événements de l’année écoulée. Leur détermination à réaliser ce qu’ils pensent être juste pour eux m’a vraiment impressionnée.

Une curiosité de ce voyage a été nos déplacements à moto vers les différents villages de la zone terrestre. Il n’était pas rare qu’au détour d’un village, les enfants courent derrière nous en nous faisant signe de la main et en criant « toubaaaaab ! » – ce qui signifie « blanc » en langue locale. Ces villages sont assez reculés et la présence de personnes blanches est plutôt rare.

Par ailleurs, la teranga sénégalaise m’a beaucoup touchée :

evelyne | Eclosio

l’hospitalité est offerte à toute personne étrangère (sénégalaise ou non) arrivant dans un village. Il n’y avait d’ailleurs pas besoin de prendre un en-cas pour midi lors des déplacements sur le terrain, on allait d’office nous préparer à manger au village ! Ce qui m’a le plus frappé c’est que ces gens sont

« très pauvres » (d’un point de vue occidental et monétaire) mais qu’ils donnent et partagent sans compter. Parfois, alors que j’étais accueillie avec bonté dans un village, j’avais un peu honte car si eux venaient chez nous, ils ne seraient sans doute pas accueillis de la même manière… Cela a été une grande leçon pour moi.

Ma rencontre avec la mangrove

Comment vous parler de mon stage sans mentionner la mangrove… J’ai entendu parler de cet écosystème pour la première fois lors d’un cours de première bachelier et cela m’avait fait rêver ! Le fait d’avoir eu l’occasion de m’y rendre m’a emplie de gratitude.

La mangrove est un ensemble d’arbres et d’arbustes périodiquement inondés par de l’eau marine. On les retrouve le long des côtes tropicales et subtropicales sur des sols salés, vaseux et peu oxygénés.

La mangrove de la zone terrestre était malheureusement assez dégradée, ce qui m’a fait de la peine, mais de gros efforts de reboisements sont déployés chaque année par la population en partenariat avec diverses ONG. J’ai beaucoup de respect pour leur travail.

La mangrove de la zone terrestre était malheureusement assez dégradée, ce qui m’a fait de la peine, mais de gros efforts de reboisements sont déployés chaque année par la population en partenariat avec diverses ONG. J’ai beaucoup de respect pour leur travail.

Dans la zone insulaire, la mangrove naturelle est beaucoup plus présente. La différence est frappante et j’ai trouvé cet écosystème tellement beau ! Le lien des populations à la mangrove est très fort là-bas car les gens en vivent – via la récolte de produits halieutiques (poissons, fruits de mer), de miel, de bois et de produits médicinaux… Les habitant·e·s m’ont fourni une quantité impressionnante d’informations sur l’écosystème dans lequel ils vivent. J’ai vraiment apprécié les échanges que j’ai eus avec eux.

evelyne | Eclosio

De nombreux apprentissages !

Mener à bien ce mémoire m’a appris bien plus qu’à simplement mettre en œuvre des connaissances.

En effet, cette expérience m’a permis d’en apprendre beaucoup concernant les ficelles du métier de bio-ingénieur, par exemple lors de la planification des activités ainsi que la gestion du budget, des équipes et de la logistique pour se rendre sur le terrain.

En effet, cette expérience m’a permis d’en apprendre beaucoup concernant les ficelles du métier de bio-ingénieur, par exemple lors de la planification des activités ainsi que la gestion du budget, des équipes et de la logistique pour se rendre sur le terrain.

Par ailleurs, j’ai beaucoup appris sur moi-même, ma facilité de contact avec des personnes d’une culture différente et mes capacités à faire face aux « aléas du terrain ». Je ressors grandie de cette expérience. J’en ai également appris davantage sur les relations humaines, dans leurs bons comme dans leurs moins bons côtés.

Finalement, j’ai découvert l’envers du décor de la coopération internationale, avec certaines désillusions quant au fonctionnement des projets de développement.

evelyne | Eclosio

Remerciements

Je tiens vraiment à remercier Eclosio pour cette incroyable opportunité qui m’a été offerte. Un grand remerciement aussi à Sandrine Van den Bossche avec qui j’ai réalisé la plupart de mes journées de terrain. Sans toi mon séjour n’aurait pas été le même ! Djérédief  également à la famille Mbaye qui m’a invitée à manger midi et soir pendant toute la durée de mon séjour à Foundiougne. Je les considère d’ailleurs comme faisant partie de ma famille de cœur!

Je vous souhaite de trouver un stage qui vous épanouisse et vous fasse grandir autant que le mien.

Evelyne Bocquet

photo 1: Déplacements sur le terrain avec des volontaires forestiers
photo 2: Réalisation de questionnaires
photo 3: Dernier soir avec la famille Mbaye

Maliki Agnoro témoigne de sa participation au stage méthodologique en appui à l’innovation en agriculture familiale

Après environ trois mois et demi d’intenses activités, Eclosio a interviewé Maliki AGNORO, l’un des lauréats de la promotion 2016-2017, qui a bien voulu nous partager ses impressions.

Le Stage méthodologique en appui à l’innovation en agriculture familiale est un stage international organisé en Belgique par ADG (devenue depuis Eclosio) en collaboration avec la Faculté de Gembloux Agro-Bio Tech. Il vise à renforcer les compétences d’acteurs et actrices du secteur à identifier et mettre en œuvre des actions innovantes, contribuant au développement de l’agriculture familiale.

Après environ trois mois et demi d’intenses activités, Eclosio a interviewé Maliki AGNORO, de la promotion 2016-2017, qui a bien voulu nous partager ses impressions.

Eclosio : Bonjour Maliki, Pouvez-vous vous présenter ?

MA : Je me nomme Maliki AGNORO, Directeur exécutif de l’association à but non lucratif Jura-Afrique Bénin. Cette association intervient dans l’accompagnement du monde rural, la promotion de l’emploi des jeunes et de la bonne gouvernance au nord-Ouest du Bénin. Je suis béninois, marié, sans enfants, et je vis dans la commune de Tanguiéta située à près de 600 km de Cotonou, capitale économique du Bénin et à 50 km environ de la frontière du Burkina.

Eclosio : Pourquoi avoir choisi de participer à ce stage ?

MA : Pour plusieurs raisons notamment pour vivre de nouvelles expériences et contribuer en retour à enrichir et améliorer la qualité de nos interventions. C’était aussi un défi de prendre part à ce stage très sélectif et très apprécié de par le monde. Je m’en réjouis de faire partie de l’actuelle promotion et félicite les organisateur-trice-s pour le professionnalisme dont ils ont fait objet durant la phase de sélection des candidats.

Eclosio : Que retenez-vous de votre promotion ?

MA : Notre promotion était constituée de 14 personnes, dont 3 femmes. Huit pays étaient représentés : le Bénin, le Burkina, le Cameroun, la République du Congo, le Madagascar, le Niger, le Sénégal et le Vietnam. Les profils étaient très variés : sociologue, économiste, anthropologue,… mais la majorité étaient agronomes. Les expériences étaient également diversifiées et complémentaires : des agents de développement rural et des ONG locales, des chercheurs, des chercheuses, des acteur-trice-s de la microfinance et des universitaires. Quant à la dynamique du groupe, je note une bonne unité dans la diversité. La cohésion a été fort impressionnante et très appréciable malgré certaines petites coquilles qui relèvent du genre humain. Je me souviendrai encore et encore de Christien, le malgache aux mille idées ; des impressionnantes démonstrations du burkinabais Badolo, des théories d’économies de Paddy, des expressions linguistiques qui font sourire de Nguyet. Je n’oublierai point ici la famille Bénino-malgache constituée par Fidèle avec la reine des abeilles comme mère, deux autres malgaches comme ses enfants et moi comme leur tonton. Quelle originalité, n’est-ce pas !!! Je n’oublierai pas non plus le conseiller du chef village, le grand Bike et le représentant du grand Senghor, le sénégalais Zale.

Eclosio : Quelles sont vos impressions du stage ?

MA : Ce stage m’a fait vivre une expérience unique. En effet, de toutes mes expériences professionnelles, ce stage a été celui le plus long et le plus formidable sur le sol européen. Je me réjouis très sincèrement d’avoir non seulement eu l’occasion d’approfondir mes expériences, dans un contexte multiculturel fort diversifié et une dynamique interactive, sur des thématiques pertinentes liées à l’agriculture, mais aussi d’acquérir de nouvelles aptitudes sur la gestion du cycle de projet et la gestion axée sur les résultats.

Eclosio : Comment comptez-vous valoriser cette expérience et ces connaissances ?

MA : Ce stage m’a permis d’affiner le projet dont j’étais porteur et ainsi de contribuer fondamentalement à l’évolution des problématiques liées au bien-être des petits agriculteur.trice.s de ma région à travers la promotion de la recherche-action paysanne. Je nourris aussi fortement l’ambition de renforcer notre association et impulser une nouvelle dynamique dans la commune de Tanguiéta à travers cette expérience incommensurable.

Eclosio : Qu’est-ce qui vous a marqué en Belgique ?

MA : Beaucoup de choses m’ont marqué. Je vais juste citer trois anecdotes que j’ai eu le temps de confirmer en Belgique. D’abord, on vient en pleurant (le temps et les réalités sociales étant différents du nôtre) et on y repart en pleurant (puisqu’on finit par s’y habituer et on laisse derrière beaucoup d’amis). En second lieu, on y trouve ici aussi des comportements à dormir debout ; c’est le cas de la cérémonie d’initiation de certains nouveaux étudiants en lapin. Enfin, comme partout en Europe, vous vivez au rythme de votre horloge alors que nous prenons le temps en Afrique.

Eclosio : Avez-vous un dernier mot pour nos lecteurs et lectrices ?

MA : Un ouf de soulagement et une énorme gratitude à Dieu pour avoir survécu après 4 mois dans un environnement inhabituel fait de stress et de vitesse. Un grand merci à toutes et tous les Belges ayant manifesté leur sympathie et leur affection à toute notre promotion durant ce séjour. Par ailleurs, j’exprime toute ma plus profonde reconnaissance et mon admiration à nos encadreurs et encadreuses pour leur professionnalisme et leur noble initiative pour l’encadrement des jeunes professionnel.le.s du Sud.

Enfin, je m’en voudrais de ne pas remercier du fond du cœur tous mes collègues promotionnaires pour m’avoir fait l’honneur de me choisir comme chef du village de la promotion 2017. Ce fut une véritable expérience de conduire la destinée d’un minuscule  village à huit capitales. Je repars ainsi au Bénin avec sept autres nationalités à la fois très fier de retrouver les miens et le cœur un peu serré parce que nous manquerons certainement à la Belgique ; que dis-je, la Belgique nous manquera.

Retour d’Étienne Sodré sur son stage méthodologique en appui à l’innovation en Agriculture Familiale

J’ai eu le privilège de participer à l’édition 2016 du Stage méthodologique en appui à l’innovation en Agriculture Familiale, organisé par ADG (devenue depuis Eclosio) en collaboration avec l’Université de Liège – Gembloux Agro-Bio Tech, grâce à une bourse de l’Académie de Recherche et d’Enseignement Supérieur.

Je suis ingénieur du développement rural de formation et actuellement en service à l’Institut de l’Environnement et de Recherches Agricoles du Burkina Faso comme Agrostologue/Pastoraliste. Dans mes activités de recherche, je suis constamment en interaction avec les acteurs du monde rural notamment les éleveurs qui sont les cibles de nos actions. En collaboration avec eux, la recherche travaille à concevoir des innovations afin d’améliorer leurs conditions de vie et de travail.

La participation à ce stage est un passage intéressant pour les professionnels du Sud qui interviennent dans l’appui au développement des populations rurales à travers l’agriculture familiale. On y apprend énormément de choses nouvelles et on déconstruit la vision trop spécifique qu’on peut avoir des stratégies d’intervention en milieu rural. Les modules enseignés permettent aux stagiaires de conduire des diagnostics en vue de cibler, formuler, exécuter, suivre et évaluer des actions de développement de l’agriculture familiale. Ils sont bien articulés entre eux et bien déroulés par des encadreurs et des intervenants de qualité qui ont une parfaite maîtrise des réalités du Sud. Les journées de visites et les participations à des rencontres permettent aux stagiaires de toucher du doigt les pratiques de professionnels expérimentés.

Déconstruire pour une meilleure vision

Notre admission au stage qui s’est tenu du 12 septembre au 16 décembre 2016 a été conditionnée entre autres par la soumission d’un avant-projet. Au fur et à mesure que nous apprenions les outils de la gestion du cycle de projet (gestion axée résultats GCP-GAR), nous les appliquions à notre avant-projet. Agrostologue que je suis, mon avant-projet portait spécifiquement sur l’adoption des technologies de cultures fourragères en vue d’accroître la production laitière. Mon regard était figé sur les questions fourragères et c’était la seule solution que je proposais pour résoudre la question de la faible production laitière surtout en saison sèche. Avec l’appui de nos encadreurs, cette vision trop restrictive a été déconstruite en faveur d’un diagnostic plus large qui m’a permis de cerner toutes les difficultés liées au développement de la filière lait local dans mon pays. Ce stage a donc marqué un tournant décisif dans ma conception du monde rural et des innovations envers celui-ci, qui a considérablement évolué depuis les premiers instants du stage. A la fin du stage je me retrouve avec un projet (je dirais même un programme) qui prends en compte plusieurs axes stratégiques d’intervention qui peuvent faire chacun l’objet d’un projet de recherche et/ou de développement. Je continue de « creuser » chaque aspect de mon projet que je soumettrai à financement dès qu’une opportunité se présentera.

Remise en question sur le développement

Le stage a beaucoup enrichi mes connaissances de l’agriculture familiale et des bonnes pratiques qui vont avec celle-ci.

Avant ce stage, j’étais sceptique envers l’idée d’utiliser l’agroécologie comme pratique pour assurer la sécurité alimentaire.

Je me disais que l’Afrique avait du mal à satisfaire ses besoins, même utilisant les engrais et les pesticides, et que lui demander d’opter pour l’agroécologie (avec peu ou pas d’utilisation d’intrants chimiques, de machines agricoles, etc.) serait une façon de nous endoctriner pour demeurer dans le sous-développement. Le développement de l’agriculture en Occident n’est-il pas passé par les engrais chimiques, les pesticides et les machines ? Aujourd’hui, j’ai une vision tout à fait différente qui rejoint d’ailleurs la pratique de l’agriculture « à l’africaine » : il ne faut pas reproduire les mêmes erreurs que les occidentaux en encourageant ces pratiques néfastes pour les sols et l’environnement de façon globale. Pour moi il n’y a pas d’agriculture plus durable que l’agroécologie. Nos agriculteurs familiaux qui constituent plus de 90% des agriculteurs africains ont intérêt à revenir à l’agroécologie, car nous pratiquons depuis des siècles cette méthode, en y apportant des innovations en vue d’accroître les rendements et la qualité des produits.

Un stage qui mène à de belles rencontres

Enfin, le stage est un cadre d’échanges d’expériences entre plusieurs nationalités. Ces échanges portent aussi bien sur les aspects académiques que sur les aspects culturels et sociaux. Je remercie tous mes promotionnaires de stage : les 3 « petits » béninois, les 2 « belles » sénégalaises, les 3 « doyens » maliens, les 2 « mignons » malgaches, la « grande » camerounaise, le « formidable » congolais et « l’aimable » haïtien pour ces merveilleux moments passés ensemble.

Pour terminer je dirai aussi que la Belgique est un merveilleux pays de par ses hommes et femmes et de par son paysage.

Je souhaite longue vie au Stage méthodologique en appui à l’innovation en agriculture familiale afin que bien d’autres professionnels comme moi puissent bénéficier de ce renforcement de capacités qui est utile pour plus d’efficacité dans l’accompagnement du monde rural de nos pays.

Etienne SODRE

Témoignage d’un stagiaire au Sénégal, pays de la Terranga

Vers l’autre côté du miroir. L’avion quitte le sol. Les paysages défilent, allant d’abord des champs cultivés que je connais si bien vers les plaines arides d’Espagne, jusqu’à plonger dans l’inconnu des déserts d’au-delà le détroit de Gibraltar. Partir en Afrique pour la première fois c’est comme sonner chez des voisins qu’on voit souvent mais ne connait pas vraiment, très loin mais si proche pourtant. 8 heures de vol avec escale. A l’aéroport on y est. C’est un peu la cohue, il n’y a pas vraiment de file pour le contrôle des bagages. Dehors, beaucoup veulent déjà rendre service contre une petite pièce, l’aventure commence. [22/08/2017]

Je suis étudiant à Gembloux Agro Bio Tech, en spécialisation foresterie. Des forêts je n’en garde que la beauté dans un coin de la tête, car cette fois-ci je vais m’intéresser à de l’économie rurale, pour étudier le mode de vie des populations dans le delta du Saloum, ce vaste espace de mangrove préservées. Ce voyage au Sénégal est la dernière étape d’un trio d’un an, commencé par un stage dans les forêts luxuriantes d’Equateur, puis un Erasmus en Espagne. Cette fois-ci c’est le grand inconnu, avec un stage me demandant davantage de savoir-faire en relations humaines que de connaissances brutes.

ADG Sénégal est la partie la plus imposante de l’ONG, avec 7 projets en cours au Sénégal, et une équipe de 20 personnes. Ses actions permettent le soutien à des populations rurales dans le besoin, avec l’apport de connaissances et de matériels. Récemment, un projet important a été conduit dans le delta du Saloum (le projet PRECEMA), et je vais poursuivre le travail avec un stage centré sur l’étude des activités et revenus des ménages de la zone.

Si tous les voyageurs abordent la notion de choc culturel, c’est qu’il est bien présent. Mais je préfère parler de décalage car voyager c’est retirer la cale de notre confort parfois devenu terne. Ma première observation en marchant dans les rues a été la pauvreté : les enfants à pied nus et aux vêtements déchirés, les ordures jonchant le sol sans poubelles pour les récolter, la poussière de sable sur les trottoirs encombrés. Au détour d’un coin de rue le décor change, je me retrouve dans un espace touristique. Devant des façades plus occidentales et des restaurants, des vendeurs de souvenirs au regard vif captent l’attention puis invitent ostensiblement le touriste à venir jeter un coup d’œil aux objets locaux. Ensuite j’ai vu que tout le monde marchait lentement et j’ai dû ralentir mon rythme pour ne pas être le seul dans la rue à marcher vite. Après plus de temps il ne restait en moi que la simplicité sur les visages, les sourires sincères et le visage béat des bébés sur le dos de leur mère. Personne ne court dans ce paysage de ciel bleu et de sol jaune ; seuls les papiers blancs piquent parfois un sprint, quand ils sont soulevés par le vent.

A mon arrivée aux bureaux d’ADG, j’ai reçu tout l’encadrement nécessaire à une première expérience dans l’inconnu. L’équipe sur place était très sympathique, et le travail s’est déroulé dans la bonne humeur et une atmosphère sérieuse quoique décontractée. Je tiens à remercier Stéphane Contini qui a su rendre mon intégration progressive et agréable, de même que Gregroy Maraite pour son accueil la première semaine, et finalement je souhaite remercier les camarades de la maison de passage, toujours très gentils. Après quelques semaines à préparer mon enquête, mon maitre de stage Samba Atta Dabo m’a présenté à l’équipe de terrain APIL (Association de promotion des initiatives locales), qui allait m’accueillir à Foundiougne et m’accompagner pour la phase terrain du stage, pendant deux mois. « Concert touristique à l’Hôtel Piroguiers » 

Foundiougne est un village tranquille, en bordure du delta du Saloum. Sa situation enclavée au bord du fleuve Saloum en fait un village très calme quoiqu’important. Foundiougne, c’est avant tout la famille, les ami-e-s ; c’est aussi le sport, la culture et la fête. Une bulle de paradis de 7000 habitant-e-s. Je ne les oublierai pas. Foundiougne c’est aussi le point de départ vers les missions dans le delta du Saloum, à la rencontre des populations enclavées dans cette large étendue boisée, où percent des étendues de sable salé, comme d’étranges déserts humides dans le luxuriant labyrinthe que forment les palétuviers échassiers et les bolongs d’eau libre.

À Fondiougne je me rappelle surtout le thé quotidien partagé avec Bassirou Kambé, le gardien qui est devenu un vrai ami ; je me rappelle aussi les repas en famille chez les Mbaye qui m’ont vite considéré comme un fils, et pour l’anecdote j’aime aussi me souvenir les nuits à dormir sur la terrasse sous les fleurs de bougainvillier, à profiter de la fraicheur nocturne qui venait contraster avec les chaleurs étouffantes de la journée.

Etudier les activités des ménages du delta du Saloum a été pour moi une occasion d’aborder le mode de vie de populations rurales reculées, loin de ce que je connaissais comme une norme de vie, en Europe. J’ai pu interroger les familles sur leurs activités au jour le jour et leurs revenus, mais aussi leurs aspirations dans la vie et leur avis sur l’émigration de leurs fils, qui se retrouvent parfois sur les barques traversant la Méditerranée, au péril de leur vie. J’ai pu aborder une facette du monde qui m’était jusqu’alors inconnue… de l’autre côté du miroir.

Cette première expérience en Afrique a été l’occasion de vivre dans un nouvel environnement loin de ce que je ne connaissais pas : j’ai dû apprendre à m’adapter, communiquer, travailler en équipe, partager… J’ai aussi trouvé un nouveau sens aux valeurs que sont la famille et les religions, et j’ai trouvé de nouveaux objectifs professionnels à ma vie avec la coopération au développement. Maintenant j’ai l’impression d’aborder le monde avec une patience et une curiosité nouvelle. Par ailleurs, j’ai aussi eu l’occasion d’aller à des concerts et des fêtes de toutes sortes ; j’ai visité la côte du pays de Saint Louis jusqu’à la Casamance, en passant par cet étonnant pays anglophone qu’est la Gambie. Malgré tous ces beaux paysages, les plus belles découvertes que j’ai faites au Sénégal ont été humaines, avec les amis et les familles que j’y ai rencontré. Je recommande cette expérience au sud à tous ceux qui voudraient découvrir la coopération au développement, le mode de vie de nos frères du sud, ou rencontrer des cultures et valeurs nouvelles. Après ce voyage, j’ai l’impression d’avoir pu poser une pierre sur l’édifice humain de la tolérance et du respect de chacun-e, et je souhaite poursuivre ma route sur ce chemin.

Laurent Lippens, 2017

Témoignage de Nguyen Nguyet sur le stage méthodologique en appui à l’innovation en Agriculture Familiale

Je suis NGUYEN Minh Nguyet, je viens du Vietnam. Je travaille à l’Université des Sciences sociales et humaines de Hanoï et je participe également à un projet de gestion de l’eau dans le bassin de Dong Nai-Sai Gon, au sud du Vietnam. C’est un projet mené par l’Antenne de l’École Française d’Extrême-Orient (EFEO) à Ho Chi Minh ville.

Opportunité et innovation

En tant que membre d’une équipe de recherche dans le milieu rural, j’ai eu l’opportunité de passer un séjour merveilleux de 14 semaines en Belgique en 2018 dans le cadre du Stage méthodologique en appui à l’innovation en Agriculture Familiale, organisé par ADG (devenue depuis Eclosio) en collaboration avec l’Université de Liège – Gembloux Agro-Bio Tech, grâce à une bourse de l’Académie de Recherche et d’Enseignement Supérieur.

Ce stage est destiné aux cadres et acteurs.trices du monde rural des pays du Sud. Cette année, Eclosio accueillait 14 stagiaires de différents pays : Bénin, RDC, Cameroun, Madagascar, Sénégal, Niger, Burkina Faso et Vietnam.

Grâce aux compétences agronomiques des enseignants.tes de l’Université de Liège, et aux compétences méthodologiques en matière de développement rural des membres d’Eclosio, le stage fournit aux apprenants les capacités d’identifier des objectifs pertinents pour :

  • L’amélioration durable de l’agriculture familiale
  • La conception d’actions innovantes pour les atteindre
  • La réflexion autour de problématiques de l’agriculture familiale de façon multidisciplinaire et critique, afin de définir des pistes d’innovations possibles en vue de son amélioration durable
  • L’établissement d’un diagnostic approfondi, s’appuyant sur la réalisation d’études appropriées et ciblées

 

Conception de circuit court

Dans le cadre du stage, une camarade et moi-même avons eu l’occasion de faire une immersion à la ferme de Chavet, une ferme située dans la province de Liège, en Belgique.

Monsieur Olivier Chavet, fermier, a redémarré la petite ferme de ses grands-parents en 1998. Il fait des pommes de terre, des légumes, des céréales ayant la certification bio. Ses produits sont vendus directement aux consommateur.trice.s. Selon M. Rudolf Chavet, le père de M. Olivier, les petites fermes ne pourront survivre que si elles vendent directement leurs produits aux consommateur.trice.s. Mais, en règle générale, ils-elles préfèrent aller dans les magasins, où ils peuvent tout trouver. C’est la raison pour laquelle ils essaient depuis 15 ans de créer une coopérative pour rassembler des produits de plusieurs producteur.trice.s, afin que ces derniers puissent trouver plus de produits dans un même endroit.

Pour le fonctionnement de la coopérative, ils adoptent la vision « ProRegio », c’est-à-dire production et profit pour la région. Concrètement, les gérant.e.s de « ProRegio » essaient de trouver des opportunités pour les circuits alimentaires locaux/régionaux dont les produits bruts viennent directement des agriculteur.trice.s de la région ; des processus coopératifs qui peuvent être développés entre toutes les parties prenantes : consommateur.trice.s, agriculteur.trice.s, épiceries, investisseurs et commerces. C’est vraiment une opportunité économique non négligeable que ce soit pour le producteur, qui sécurise ainsi son modèle économique ; le consommateur qui obtient un prix ajusté au coût réel et le territoire car cela permet la création d’emplois locaux.

 

Valoriser ces acquis au Vietnam

À travers les cours théoriques, les immersions, les visites de terrain, cette formation est vraiment une occasion pour chaque stagiaire de transmettre les acquis à mon entourage une fois de retour.

Personnellement, j’ai acquis les connaissances qui sont nécessaires pour mon projet et pour mon pays en ce qui concerne les méthodes de gestion d’un projet, les conceptions d’une agriculture diversifiée, durable et les modèles de coopératives agricoles.

Le Vietnam est l’un des pays du  monde qui sera le plus exposé aux effets du changement climatique. D’ores et déjà, on constate des phénomènes de submersion marine des franges littorales du delta du Mékong, des remontées d’eau saumâtre de plus en plus loin à l’intérieur des terres provoquant une salinisation des sols et des épisodes de sécheresse de plus en plus longs et sévères comme celui qu’a connu la région à l’hiver-printemps 2016 sous l’influence du phénomène El Niño.

Dans ce contexte, le secteur de l’agriculture doit impérativement s’adapter à ces évolutions climatiques et économiques en innovant, notamment, dans le domaine de la gestion et de l’usage de l’eau. Pour être efficientes et durables, ces nouvelles modalités de gouvernance devront s’appuyer sur les stratégies paysannes : changement de types de cultures et de calendriers agricoles, usage raisonné d’intrants ; et sur une répartition adaptée et économe de la ressource, prenant en compte les savoirs locaux préexistants à la création du périmètre irrigué.

Mon projet s’inscrit dans le cadre d’une étude des stratégies paysannes face aux nouvelles modalités d’acquisition, distribution et d’utilisation de l’eau afin d’évaluer la nature et l’envergure des transformations induites puis d’identifier les capacités d’adaptation, voire de résilience, des usagers. Concernant la gouvernance locale de l’eau : nous allons étudier des modalités de création des Groupes d’Usager d’Eau et de leur fonctionnement en pointant les éventuelles distorsions entre, d’un côté, le modèle standard défini par l’État et les bailleurs de fonds internationaux et de l’autre, les modèles empiriques et pragmatiques observés sur le terrain.

 

Dans cette perspective, la participation au stage m’a permis d’acquérir d’une part des méthodes pour mener à bien un projet de recherche qui s’inscrit dans le contexte social, culturel et économique local et, d’autre part, des connaissances sur les modalités d’analyse des déterminants économiques et des conditions agroécologiques et environnementales qui orientent les stratégies paysannes dans les systèmes agraires irrigués.

Enfin, ce stage m’a également permis d’évaluer la pertinence et l’opérationnalité des nouveaux modèles culturaux développés par les services techniques de l’État dans le but de favoriser une transition vers une agriculture à haute valeur ajoutée durable.

L’entrepreneuriat rural, levier de développement des exploitations familiales

La 11ème édition de la semaine mondiale de l’entrepreneuriat sera du 12 au 18 Novembre 2018 un peu partout dans le monde. Elle a pour objectif de promouvoir l’esprit d’initiative et la créativité chez le plus grand nombre. Cet événement qui fête les entrepreneurs et l’esprit d’entrepreneuriat met à l’honneur  cette année les femmes, les jeunes, l’inclusion et la connexion des écosystèmes.

L’action d’Eclosio s’inscrit dans cette même dynamique au niveau  de ses deux pays d’intervention en Afrique de l’ouest: Le Sénégal et le Bénin. En effet, en vue d’obtenir un impact plus fort dans ses actions de soutien à l’indépendance économique et à la sécurisation des moyens d’existence des groupes vulnérables, Eclosio a opté pour la promotion de l’entrepreneuriat.

L’appui à l’entrepreneuriat prend de plus en plus de relief dans nos interventions (OSIRIS, MDD, PRIMEUR et DEFI au Sénégal ; PRAFA, FSE, AMSANA et FoNa au Bénin), la promotion de entrepreneuriat rural répond aux objectifs suivants :

  • Impulser des dynamiques de développement économique local centrées sur la valorisation de potentialités de nos territoires d’intervention (focus particulier sur l’agriculture) ;
  • Renforcer le pouvoir économique, sécuriser les moyens d’existence et élargir la protection sociale aux ménages ruraux dépendant de l’économie informelle ;
  • Améliorer l’accès des jeunes et des femmes à des emplois et des revenus décents comme moyen de stopper l’exode rural et d’amenuiser les flux de migration irrégulière tellement préjudiciables au développement économique des zones rurales ;
  • Renforcer la professionnalisation de la pratique agricole par la diffusion d’une approche de gestion économique des exploitations agricoles (promotion d’une culture entrepreneuriale) ;
  • Positionner les jeunes et les femmes comme des acteurs majeurs du développement durable de leurs terroirs ;

La problématique du chômage des jeunes se pose avec une grande acuité au Sénégal et au Bénin. En effet, dans chacun de ces deux pays, pas moins de 350 000 nouveaux demandeurs d’emplois frappent annuellement à la porte du marché du travail. Devant l’incapacité des économies locales à absorber cette forte demande, les états sénégalais et béninois ont inscrit la création d’un cadre incitatif au développement de l’entrepreneuriat au cœur de leurs politiques de promotion de l’emploi. Poursuivant dans cette lancée, et comprenant le caractère stratégique de l’accompagnement entrepreneurial dans l’amélioration des conditions d’existence des groupes se situant à la base de la pyramide économique (moyen de leur faire passer de la subsistance à l’indépendance économique), Eclosio s’est progressivement orientée vers des actions consistant à offrir aux populations qu’elle accompagne l’opportunité de bâtir leur avenir par la concrétisation de leurs rêves. Ainsi, à travers une action soutenue de sensibilisation, nous avons permis à des jeunes et des femmes – qui nourrissaient l’ambition de quitter le monde rural en direction des agglomérations urbaines à la recherche d’emplois souvent précaires avec des niveaux de rémunération en deçà du SMIG – de poser un autre regard sur leurs terroirs, de mieux voir les possibilités de réussir localement.

Combinant judicieusement les outils de communication de masse (les radios locales) et une approche de proximité (fora villageois, plaidoyers communautaires, causeries participatives…), les processus d’éducation pour un changement de comportement ont permis de faire éclore chez nos publics bénéficiaires un ESPRIT D’ENTREPRENDRE. Cette volonté de plus en plus manifeste chez les jeunes et les femmes de se projeter sur une initiative individuelle ou collective – comme moyen d’accomplissement personnel et de contribuer au progrès économique et social de leur communauté – consacre l’émergence d’une nouvelle façon de voir la réussite personnelle qui a l’avantage de contribuer au développement territorial de nos zones d’intervention.

Entrepreneuriat : un outil au service de la dynamisation de l’économie rurale

Le monde rural demeure le principal cadre de déploiement de nos actions de promotion de l’entreprenariat aussi bien au Sénégal qu’au Bénin.  Donnant une place privilégiée aux besoins et priorités spécifiques des jeunes et des femmes, nos appuis à la création et à la consolidation de MPER se fondent sur une parfaite compréhension de la structure et du fonctionnement de l’économie rurale. En effet, les initiatives entrepreneuriales que nous accompagnons sont généralement choisies à la lumière des conclusions d’une série de diagnostics préalables nous permettant de récolter une mine d’informations pertinentes sur les créneaux porteurs de chaque zone d’intervention (domaine d’activité présentant le plus grand potentiel de création de valeur ajoutée) et la configuration des chaines de valeur locales. Ainsi, en plus de garantir la pertinence des actions que nous entreprenons, cette démarche innovante nous permet d’identifier les pistes d’actions les plus propices au renforcement de la vitalité des économies locales.

Vers un leadership accru des femmes

Les traditions culturelles toujours prégnantes dans les sociétés africaines reposent sur un schéma de répartition de l’autorité fortement empreint de discrimination à l’égard des femmes. Les avancées notées au plan institutionnel (adoption de texte de loi en faveur de l’équité de genre) n’ont généralement pas permis aux femmes, surtout dans les zones rurales, d’accéder à une dignité et une reconnaissance sociale significative. En dépit du fait qu’elles représentent la plus importante proportion de la population active dans les secteurs agricoles et rural, les femmes sénégalaises et béninoises peinent à avoir accès suffisant aux ressources leur permettant de m’émanciper économiquement et, par ricochet, socialement. En faisant le choix d’accorder la priorité aux femmes dans ses actions de promotion de l’entrepreneuriat, Eclosio a permis à cette catégorie sociale souvent marginalisée de démontrer leur capacité à se hisser au rang d’acteur de premier plan du développement économique de leur communauté.

Faim zéro et agriculture durable : les citoyens se mobilisent, que font les responsables politiques ?

C’est la Journée mondiale de l’alimentation. 821 millions de personnes se trouvent en situation de sous-alimentation chronique. A l’ONU, les Etats membres de l’ONU se sont engagé à soutenir les exploitations agricoles familiales pour lutter contre la faim. Mais derrière les déclarations d’intentions, de nombreux Etats – dont la Belgique – continuent à soutenir l’agro-business et des politiques nuisibles à l’agriculture familiale. Heureusement, les initiatives citoyennes veillent et pallient.

Comme chaque année, la Journée mondiale de l’alimentation est célébrée le 16 octobre, date anniversaire de la création de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). 73 ans après sa création, les nouvelles que nous donne la FAO ne sont pas bonnes : selon le rapport qu’elle a publié le 11 septembre dernier avec quatre autres agences onusiennes, 821 millions de personnes se trouvaient en situation de sous-alimentation chronique en 2017, ce qui ramène le monde près de 10 ans en arrière.

Décennie de l’agriculture familiale de 2019 à 2028

Le droit à l’alimentation est pourtant un droit humain reconnu. En 2015, les dirigeants des 193 Etats membres de l’ONU ont adopté à l’unanimité les 17 Objectifs de développement durable, dont l’objectif « Faim zéro » visant à mettre un terme à la faim et à la malnutrition sous toutes leurs formes d’ici 2030. Et c’est également à l’unanimité que l’Assemblée générale des Nations Unies a décidé de proclamer une Décennie de l’agriculture familiale de 2019 à 2028, reconnaissant par la même occasion le rôle des exploitations agricoles familiales pour lutter contre la faim.

Si tout le monde est d’accord, pourquoi n’y arrive-t-on pas ? Peut-être parce que, derrière l’unanimité de façade des résolutions onusiennes, tout le monde n’est finalement pas d’accord. Ainsi, alors que le symposium de la FAO sur l’agroécologie a fait le constat, en avril de cette année, d’un consensus sur le potentiel de l’agroécologie pour  » atteindre un large éventail d’objectifs politiques, environnementaux et de sécurité alimentaire, alliant des objectifs liés à la durabilité à la réduction de la pauvreté rurale« , de nombreux Etats continuent de s’engager dans le soutien à l’agrobusiness et à des politiques nuisibles à l’agriculture familiale.

La Belgique contre le droit des paysans

C’est le cas de la Belgique, dont la politique de coopération au développement s’oriente résolument vers le soutien au secteur privé. Le résultat de cette approche montre qu’elle ne répond pas aux besoins les plus criants, puisque seule 30% de l’aide belge au secteur privé local a été orientée vers les pays à faible revenu entre 2013 et 2016, pour 61% vers les pays à revenu intermédiaire, alors que ces derniers ont moins besoin d’être soutenus. C’est aussi le cas de l’Union européenne, dont la politique agricole continue à se baser sur l’intégration de l’agriculture européenne à des marchés globalisés, avec des impacts négatifs pour les agricultures locales. Encore récemment, le 28 septembre, la Belgique et les autres Etats membres de l’Union européenne présents au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies se sont tous abstenus ou ont même voté contre une Déclaration sur les droits des paysan.ne.s, qui a heureusement été adoptée à une large majorité grâce au vote d’autres Etats.

C’est un fait : l’agriculture paysanne a besoin de soutien, et en particulier de celui des pouvoirs publics, pour nourrir le monde de manière durable. Les moyens alloués à l’agriculture doivent donc être suffisants en volume et être orientés prioritairement vers l’agriculture familiale durable et les pratiques agroécologiques. Ensemble, les Etats membres de l’OCDE ont investi près de 280 milliards d’euros pour soutenir leur agriculture en 2017, dont plus de 92 milliards dans l’Union européenne. Il est grand temps d’orienter les moyens des politiques agricoles et ceux relevant de la coopération au développement vers des systèmes alimentaire durables et justes, plutôt que vers des modes de production qui épuisent les ressources naturelles, mettent sous pression les producteurs et ne parviennent pas à nourrir tous les habitants de la planète.

Raisons d’espérer

Mais il y a aussi des raisons d’espérer. Face à l’inaction de nombreux décideurs, des initiatives citoyennes proposent des solutions concrètes et portent des alternatives durables. Pour la 10ème année consécutive, le Festival Alimenterre met en question différents enjeux cruciaux du système alimentaire mondial, avec des projections-débats permettant à un public nombreux de s’informer et de débattre sur l’état des systèmes alimentaires. Dans le même esprit, le Forum des alternatives a rassemblé des citoyens désireux de discuter sur les alternatives à l’agrobusiness et de se former sur des pistes concrètes d’action à mettre en œuvre dans leur vie quotidienne. Les 27 et 28 octobre, des citoyens de toute l’Union européenne répondront à l’appel de l’initiative « Good Food, Good Farming » et pour exiger une « Bonne Nourriture et une Bonne Agriculture » et pour se faire entendre dans le cadre de la prochaine réforme de la Politique agricole commune.

Les alternatives de demain se construisent aujourd’hui et demandent à être soutenues. Il est grand temps que les décideurs politiques prennent la mesure de l’urgence et prêtent main forte aux citoyens d’ores et déjà mobilisés autour de solutions durables.

Par François Graas (SOS Faim), Sébastien Kennes (Rencontre des Continents), Johan Verhoeven (FIAN), Séverine de Laveleye (Quinoa), Pierre Santacatterina (Oxfam-Magasins du monde), Stéphane Desgain (CNCD-11.11.11), Koen Vantroos (Vétérinaires Sans Frontières), Hélène Capocci (Entraide et Fraternité), Nicolas Lieutenant (Caritas International Belgique), Pierre Collière (Eclosio), David Gabriel (Autre Terre). 

Les associations d’usagers, un levier de développement local : l’exemple du projet Liseke-Musimba

publié par UniverSud en Octobre 2016

Partenariat entre le CAUB et UniverSud-Liège : une page se tourne !

Le 1 juillet 2016 a marqué une étape importante dans la collaboration entre UniverSud-Liège et l’ONG congolaise CAUB. Cette date marque la fin du partenariat entre ces deux ONG dans le cadre du projet de construction du réseau d’eau à gestion autonome de Liseke-Musimba, conçu pour alimenter un quartier périphérique de la ville de Butembo, en République démocratique du Congo.

La mise en place d’un réseau d’eau à gestion autonome, quels défis?

La mise en place d’un réseau d’eau à gestion autonome, et la nature du partenariat qu’il implique, représente un défi à plus d’un titre. Il s’agit premièrement de construire un réseau d’eau complet, intégrant des captages, un réservoir et des bornes-fontaines, afin d’alimenter la population du quartier de Musimba. Outre les difficultés techniques, dépassées avec succès par le CAUB, ce type de projet implique aussi de mettre en place une structure de gestion complexe. De fait, ce qui constitue la particularité de ce projet, c’est que ce réseau d’eau est géré directement par la population bénéficiaire, au travers d’une structure locale de gestion qui est choisie par ces mêmes bénéficiaires et qui est tenue de leur rendre des comptes. La population du quartier choisit en son sein des représentants, lesquels vont constituer une assemblée générale. Ces représentants vont, à leur tour, élire un comité de gestion, qui sera  en charge de la gestion journalière du réseau d’eau. On parle donc de réseau d’eau à gestion autonome par la population, car les autorités locales n’interviennent pas, ou très peu, dans son fonctionnement.

Comme toute structure d’approvisionnement en eau potable, les réseaux d’eau à gestion autonome n’échappent pas à la mise en place d’une série de règles de fonctionnement. Parmi celles-ci, la plus importante est celle du paiement pour le service de l’eau. La population s’approvisionne en eau aux bornes-fontaines, en payant pour ce service, à un tarif qui est fixé par l’assemblée générale, c’est-à-dire par les représentants de la population. Cette tarification du service de l’eau permet de couvrir les frais d’entretien du réseau et d’assurer le paiement des fontainiers et des membres de la cellule technique de gestion. Autrement dit, cette cotisation permet d’assurer la pérennité du service de l’eau. Ce concept d’autofinancement du réseau d’eau, qui connaît un succès croissant en RDCongo, est souvent connu sous le terme d’ASUREP, acronyme désignant les associations des usagers de réseau d’eau potable qui sont en charge de la gestion de type ce réseau.

Un modèle idéal, vraiment ?

Le concept d’ASUREP est séduisant, il offre des opportunités importantes en matière de renforcement de la société civile et un intérêt en termes de couverture des besoins fondamentaux des bénéficiaires. Cependant son application concrète sur le terrain ne va pas sans poser de nombreuses difficultés. Le projet d’ASUREP Liseke-Musimba, nom des quartiers où se situent les sources captées et ceux desservis par le réseau, offre une belle illustration de ces difficultés et du succès en demi-teinte que l’on obtient parfois malgré les efforts importants consentis par tous les partenaires du projet. Ainsi, trois ans après le début du projet, le réseau d’eau totalise près de 25 km de tuyauteries, et dessert environ 22.000 personnes grâce à 45 bornes-fontaines. La construction de ces bornes-fontaines a mobilisé une partie importante de la population. Cette dernière a contribué au financement du réseau en fournissant des matériaux de construction et en offrant son appui sous la forme d’une main-d’œuvre nombreuse et dynamique. Cependant, en raison de financements insuffisants, il n’a pas été possible d’équiper le réseau d’un réservoir de stockage de l’eau, tel que cela était prévu initialement. Par conséquent, l’association en charge de la gestion de ce réseau s’est vue contrainte de procéder à des délestages, c’est-à-dire des interruptions régulières du service, ce qui réduit d’une part la qualité du service et diminue d’autre part les recettes de l’association. Pour y remédier, des solutions pour financer la construction d’un réservoir sont à l’étude tant au sein du CAUB que chez UniverSud-Liège. Parmi les solutions envisagées, citons la construction d’un réservoir modulaire ou l’installation d’un réservoir souple, le développement de partenariats publics-privés locaux, ou encore l’obtention de nouveaux financements belges.

Le défi technique se double d’un défi humain !

L’organisation des représentants des bénéficiaires en une structure inspirée de celle des ASBL –choisie pour sa transparence et son intégration dans le droit congolais–  ne fut pas non plus une mince affaire, surtout dans un contexte local marqué par une forte méfiance de la population vis-à-vis de ce type de structure, jugée comme fort exposée à la corruption et au népotisme. Actuellement, les tensions qui ont secoué l’ASUREP sont en voie d’apaisement, et on peut espérer que les prochaines élections sociales, devant conduire à la désignation des nouveaux membres du comité de gestion, seront l’occasion d’un nouveau dynamisme dans la gestion de ce réseau. D’une manière générale, ce concept des ASUREP se heurte aux difficultés inhérentes au développement de la gouvernance locale. Dans un contexte congolais caractérisé par la double empreinte de la gestion verticale, très hiérarchisée, issue de l’époque coloniale puis de l’ère Mobutu, et d’un opportunisme parfois déplacé, résultat d’années de privations et de « débrouille », la construction harmonieuse d’une structure de gestion représentative et transparente ne se fait jamais facilement.

L’ASUREP, un concept fragile mais qui a de l’avenir en RdCongo !

Néanmoins, malgré ces contraintes, l’approche « ASUREP » constitue un levier fondamental pour le développement local en RDCongo, entre autres pour trois raisons majeures. Premièrement, parce  qu’elle envisage la gestion d’une ressource naturelle sous une forme respectueuse de cette ressource, l’ASUREP ayant tout intérêt à protéger ses captages de toute forme de contamination si elle souhaite commercialiser l’eau. Deuxièmement, parce que cette approche soulage fortement le gouvernement central dans sa tâche de répondre aux besoins fondamentaux de la population. Étant donné la croissance rapide de la population congolaise et les faibles moyens financiers de l’État, ce dernier n’est pas en mesure de répondre à tous les besoins. Le développement des réseaux d’eau à gestion autonome par la population permet donc de compenser quelque peu les faiblesses de l’État congolais. Ce dernier a d’ailleurs reconnu explicitement cette situation, au travers de la reconnaissance officielle de l’approche ASUREP dans le nouveau code de l’eau congolais. Troisièmement, L’approche ASUREP est aussi un formidable levier pour le développement local. En effet, si un réseau d’eau est bien géré, il devient rapidement capable de générer des recettes excédentaires, qui peuvent alors être réinvesties localement dans différents types de sous-projets, comme la construction d’une salle de classe, d’un cyber-café, la réfection d’une route ou d’un pont, ou encore l’extension du réseau d’eau, si le débit des captages le permet. Définie ainsi, une ASUREP n’est rien de moins qu’une petite entreprise à finalité sociale, apte à assurer la création d’emplois et à subvenir à certains besoins de base de la population. À Kinshasa, la capitale du pays, où sont nées les premières ASUREP en 2009, des quartiers entiers bénéficient ainsi des retombées économiques de l’exploitation raisonnée et transparente des ressources en eau souterraines, grâce à la gestion dynamique des ASUREP.

Un projet se termine, une nouvelle aventure commence !

Si le projet Liseke-Musimba est officiellement terminé, Il ne fait que commencer à se développer de manière autonome. Pour cela, il a encore besoin d’aide et d’accompagnement. La collaboration entre UniverSud-Liège et le CAUB ne s’arrêtera donc pas complètement. Il reste en effet beaucoup à faire pour que l’ASUREP Liseke-Musimba développe ses compétences et soit en mesure d’assurer la pérennité du service de l’eau. C’est ainsi que le CAUB poursuit son travail de formation des membres du comité de gestion, afin de leur enseigner la maîtrise des outils nécessaires pour assurer une gestion rigoureuse et transparente du réseau d’eau, tel que la comptabilité, le contrôle de la qualité de l’eau, la gestion des facturations, etc. De son côté, UniverSud-Liège continue à rechercher des solutions pour financer la construction d’un réservoir d’eau et reste attentive aux besoins du projet.

Apprendre de ses erreurs, capitaliser sur ses réussites et continuer à progresser…

Nous restons, tant au Nord qu’au Sud, persuadés que l’approche ASUREP mérite que l’on s’y intéresse et nous exprimons le souhait que l’on développe davantage de projets autour de ce concept. Certaines erreurs ne doivent pas être reproduites, bien entendu et, tirant les leçons de notre expérience, il apparaît indispensable dans ce type de projet de renforcer, dès le début, les capacités de gestion et de communication de l’association qui sera en charge du réseau. En outre, il est important d’être vigilant quant aux variations des taux de devises et des impacts de l’augmentation soudaine du prix des matériaux de construction, un phénomène courant en RDCongo. Cependant, ces difficultés ne doivent pas nous freiner dans notre volonté d’appuyer la population congolaise dans l’organisation de son développement et dans notre volonté de fournir à ce pays les moyens de ses ambitions en matière de couverture des besoins fondamentaux.

 

David Cammaerts

Consultant chez UniverSud pour le projet ASUREP Liseke

Vers la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique de populations fragilisées et un engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques