La Voix des Sans Papier

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Synopsis

A Liège vivent des Sans Papiers réunis dans un collectif : la Voix des Sans Papiers. Nous les avons rencontré pour tenter de comprendre ce que signifie de vivre sans papiers. Plus fondamentalement, cet article revient sur le phénomène des Sans Papiers, son origine et l’absurdité auquel cela a conduit, mettant inutilement des personnes dans des situations d’extrême précarité. Plaidoyer pour une régularisation.


Publié par UniverSud – Liège en juin 2018


Un  jour comme les autres

Lundi matin, 6h30. Tout le monde est debout et déjà sur le pied de guerre, prêt à attaquer cette semaine. Enfin, pas tout à fait tout le monde : les enfants, eux, prolongent de quelques secondes leur voyage au pays des rêves. Plus pour très longtemps, cependant. C’est Katia, la maman d’une fratrie de quatre enfants, qui se charge de réveiller cette jeune communauté. Elle s’occupe tout d’abord de la partie gauche des bâtiments, où logent les filles ; elle passe devant chacune des chambres, réveille par sa simple présence certaines, secoue légèrement les plus assoupies, attire d’autres en leur parlant du petit déjeuner qui les attend, tire les rideaux et se dirige vers le quartier des garçons pour répéter ce petit rituel.

Une fois chose faite, Katia rebrousse chemin, déambulant parmi les visages encore fatigués, et retrouve ses filles : Laïla, Saïcha, Lee et Nadia, âgées respectivement de 14, 13, 10 et 8 ans. Si les trois grandes ont déjà vogué vers la cuisine, la petite dernière, elle, trainasse encore, rêvasse tout en préparant son petit sac pour aller à l’école. Nadia est contente d’habiter ici, elle vit avec sa famille et ses amis, elle peut jouer à l’extérieur de sa chambre et peut même aller à l’école, ce qui n’était pas forcément le cas auparavant. Son ancienne maison vient parfois s’imposer à son esprit lorsqu’elle ferme les yeux le soir, endroit qu’elle chérissait et craignait un peu en même temps. Sa grand-mère, son frère et ses oncles sont restés là-bas ; elle ne les a plus revus depuis leur arrivée en Belgique, il y a donc 6 ans environ. Sa maman lui parle souvent de son village et du reste de sa famille restée là-bas, elle aimerait beaucoup les revoir. Mais voilà que Nadia s’attarde encore et qu’elle va être en retard pour l’école. Elle saute dans ses vêtements, ramasse son sac au passage et s’envole rejoindre sa mère l’attendant sur le seuil de la porte. De ses petites jambes elle gambade dans les rues de la ville, en évitant passants, chiens, bus et voitures. Ouf, elle n’est pas en retard et arrive avant que la cloche ne sonne. Elle s’insère dans les rangs avec ses camarades et attend de rentrer en classe. Elle aperçoit un peu plus loin Mathys, un garçon un brin agaçant qui la regarde étrangement depuis qu’ils partagent les mêmes bancs scolaires. Pas grave, elle s’amusera avec les autres enfants. Nadia passera la journée à s’adonner aux mathématiques, au français, à l’histoire et aux sciences, en s’évertuant à en comprendre et assimiler un maximum. Encore que ça ne soit toujours pas très facile : les mots lui semblent parfois compliqués et le français fort différent de sa langue maternelle.

Et voilà que Nadia remonte les rues dans l’autre sens pour retourner à la maison, pendue aux mains de Laïla et Saïcha, Lee les devançant un peu, les bras chargés de sacs en tout genre. Ce soir c’est la fête, il faut s’organiser un tant soit peu et tout préparer. Une fois la grille passée, Nadia s’élance dans la cour, virevolte comme un avion les bras largement ouverts et va rejoindre ses « oncles » adoptifs. Karim est le premier qu’elle va voir, il est artiste peintre et organise comme tous les lundis une activité peinture. Il enseigne son art et aide ses élèves, qui sont tout bonnement les voisins du quartier. Nadia aime l’odeur de la peinture, et la multitude de couleurs qui va avec. Elle contourne les chevalets, salue les étudiants de son oncle Karim et va planter un baiser sur sa joue. Puis elle passe dans la salle de classe voisine, où une ribambelle de femmes et quelques hommes se battent avec des aiguilles, fils et morceaux de tissu pour en faire un vêtement. C’est Marie qui veille et encourage tout un chacun. De fil en aiguille (c’est le cas de le dire !), notre petite demoiselle se retrouve dans une pièce un peu plus grande, ouverte sur l’extérieur, où une multitude de personnes s’évertuent à l’art du théâtre. C’est un de ses endroits préférés ; les acteurs incarnent des personnages tous plus farfelus les uns que les autres, au grand bonheur de Nadia qui y voit là une source d’amusement permanente. Mais aujourd’hui la troupe est très concentrée, un poil nerveuse, dirons-nous : ils se présenteront sur différentes scènes belges dès la semaine prochaine. Elle poursuit sa route et aperçoit au loin son père rentrant du travail. Il court à sa rencontre et la porte sur ses épaules jusqu’à la cuisine. Le père de Nadia travaille dans un garage depuis quelques années déjà. Il assemble des pièces de voiture et en répare d’autres, et ce, à raison d’une dizaine d’heures par jour. Cet homme, depuis son arrivée sur ce territoire européen, a déjà changé plusieurs fois d’employeur il fait du bon, voire du très bon travail, ses chefs insistent et le lui disent souvent. Mais malgré ça, parfois il se présente à son poste un matin pour s’entendre dire qu’il peut rentrer chez lui, qu’on n’a pas besoin de ses services, etc. Cette situation peut durer plusieurs jours. Il vit ainsi sans aucune certitude de travail pour le lendemain, il est alors difficile de rentrer à la maison serein. Le papa de Nadia est aujourd’hui encore un peu plus contrarié, bien que toute la famille soit joyeuse. Il commence à tousser et à tomber malade, mais il sait qu’il devra continuer à travailler coûte que coûte, sous peine d’être mis à la porte et de rentrer les mains vides… Nadia ne s’aperçoit évidemment pas des traits tirés de son père et poursuit sa course folle en humant les bonnes odeurs s’échappant du foyer.

La cuisine bourdonne d’activités, il faut préparer le repas et vite, avant que l’invitée n’arrive. Nadia se souvient de tante Hana, partie de but en blanc en voyage avec des hommes en uniforme six mois plus tôt, sans autre bagage que les vêtements qu’elle portait. Elle rentre enfin de son séjour, épuisée, fragilisée semble-t-il, mais avec un sourire digne de ce nom accroché au visage. Quelle joie ! Cette semaine s’annonce décidément radieuse.


À ce stade du récit, nous pouvons nous rendre à l’évidence : Nadia et sa famille sont des personnes heureuses et, bien qu’étrangères – vous l’aurez deviné –, qui vivent en harmonie avec le système belge. Pourtant, un tout petit détail attire l’attention : ces individus n’ont pas de papiers… Et vous, vous l’auriez cru en lisant la vie quotidienne de Nadia ? Parce que moi, pas du tout. Cette histoire, bien que fictive, nous permet d’avoir un aperçu de la vie menée par les enfants du collectif la Voix des Sans-Papiers, que nous avons rencontrés. Les sans-papiers de Liège, et par extension de toute la Belgique, vivent exactement de la même manière que le reste de la communauté belge, à ceci près que les droits les plus élémentaires, tels le droit d’obtenir un diplôme après ses études, l’accès à des soins médicaux, le droit de travailler en toute sécurité, etc., ne leur sont pas accordés. Si les questions qui reviennent souvent lorsqu’on mentionne les sans-papiers sont plutôt basiques – « Qui sont-ils ? », « D’où viennent-ils ? », « Mais que diable viennent-ils faire en Europe ? » –, les idées qu’on en a le sont tout autant : « Ils en veulent après notre travail ! », « Ils nous volent nos ressources ! », etc. Et si on essayait de comprendre et d’analyser les motivations qui poussent un individu à embarquer sa famille dans un voyage périlleux à destination d’une région non seulement inconnue mais en plus légèrement hostile ? Ces personnes,au contraire d’épuiser nos sols, ne seraient-elles pas une source d’enrichissement et de nouveauté sur laquelle s’appuyer ?

Être sans papier

En général, un individu ne fuit pas son pays d’origine par plaisir, mais il peut s’y voir obligé pour diverses raisons : guerres, catastrophes naturelles, explosions nucléaires, oppressions politiques ou religieuses, ou simplement recherche d’une vie meilleure, etc. L’immigration existe depuis toujours, depuis que l’Homme sait marcher, en fait.

Dans les années 60, des personnes, encouragées par le gouvernement belge en plein boom économique, vont commencer à aborder notre région pour y trouver un travail et entamer une nouvelle vie. C’est ainsi que des Italiens, puis des Turcs et des Marocains, s’installent sur le territoire belge et descendent chaque jour dans les mines (quel Belge se risquerait encore à travailler sous terre ? C’est tellement pénible…). Mais dès 1974, la récession pousse le gouvernement à stopper cette politique migratoire. Cela se traduit notamment par une fermeture des frontières et un durcissement drastique quant à l’obtention du permis de travail (sanctions envers les employeurs engageant de la main d’œuvre étrangère). C’est dans ce contexte qu’émergent la doctrine « immigration zéro » et le phénomène des sans-papiers, qui ne cesse de s’intensifier depuis les années 90. De manière générale, les sans-papiers n’ont pas de documents d’identité conformes au pays d’accueil, même s’ils peuvent être en possession de ceux de leur pays d’origine. Parmi eux, nous trouvons notamment des demandeurs d’asile déboutés, des personnes arrivées clandestinement ou avec un visa touristique qui a expiré, d’anciens étudiants qui ne sont pas rentrés dans leur pays d’origine après leurs études, etc.

En janvier 2000, le gouvernement belge a organisé, durant trois semaines (il s’agissait d’une mesure temporaire), une campagne de régularisation basée sur un certain nombre de critères, et ce, suite notamment à la mobilisation des sans-papiers et des organisations de défense du droit des étrangers. À cette occasion, 32 600 dossiers impliquant 50 600 personnes ont été introduits et la majorité des demandes ont reçu une réponse positive.

Néanmoins, pour les dossiers introduits dans les années qui ont suivi cette campagne de régularisation, la pratique en matière de régularisation est redevenue ce qu’elle était auparavant : pas de critères clairs quant aux conditions à remplir pour être régularisé, qui semblent au contraire être laissés à la simple appréciation des instances juridiques ; une procédure exclusivement écrite, l’audition du demandeur étant impossible.

En juillet 2009, le gouvernement est parvenu à trouver un accord au sujet de l’application de l’article 9bis de la loi du 15/12/1980[1]dans le cadre d’une « instruction » ministérielle. Ce texte prévoyait un certain nombre de critères permanents de régularisation, ainsi qu’une mesure temporaire pour les personnes présentant un « ancrage local durable ». Ces personnes pouvaient introduire une demande de régularisation entre le 15/09 et le 15/12/2009. Malgré l’annulation de l’article 9bis par le Conseil d’État, 45 000 personnes auront pu être régularisées sur la base de l’instruction de 2009.

Après 2009, le traitement des demandes de régularisation s’est à nouveau basé sur les circonstances exceptionnelles de l’article 9bis de la loi du 15/12/1980 et le pouvoir d’appréciation discrétionnaire de l’administration, en l’absence de critères plus précis dans la loi. En 2015, 5 998 demandes de régularisation ont été introduites, soit le plus faible nombre observé depuis 2005. 67% des demandes invoquaient des raisons humanitaires, 33% invoquaient des motifs médicaux. 883 décisions ont été positives et ont permis la régularisation de 1 396 étrangers en 2015. Depuis 2005, il n’y a jamais eu aussi peu de régularisations, et le nombre de sans-papiers ne cesse d’augmenter.

Une rencontre

Pour en savoir un peu plus sur les sans-papiers, et surtout essayer de comprendre qui sont ces personnes, nous nous sommes rendus à la Voix des Sans-Papiers de Liège, qui nous a généreusement ouvert ses portes le temps d’une soirée. Nous avons eu l’occasion d’échanger avec des hommes, femmes, enfants, parents, professeurs, ingénieurs, médecins, écrivains, politiciens, étudiants, artistes, sportifs, penseurs, rêveurs, passionnés et engagés, bref, avec toute une communauté. Ils se sont peu à peu livrés et nous ont expliqué leur quotidien. À l’instar des citoyens liégeois, les membres de la VSP se consacrent durant la journée à l’apprentissage pour les enfants et les étudiants, et au travail pour les adultes. La soirée est quant à elle dédiée aux activités, que nous détaillerons par la suite. Mais là s’arrêtent les ressemblances, car les sans-papiers ne sont que tolérés sur le territoire et il s’en suit une différence juridique considérable avec le reste de la population liégeoise. Voyons ensemble quelques exemples frappants : les étudiants en fin de parcours n’obtiendront pas de diplôme reconnu par l’État, et seront donc dans l’incapacité de le faire valoir. Les travailleurs n’ont aucune garantie concernant leur emploi ; ils peuvent être éconduits du jour au lendemain sans plus de formalité. Bien souvent, ils ne peuvent occuper la fonction qu’ils exerçaient dans leur pays (nous avons l’exemple d’un ingénieur forcé de se reconvertir en mécanicien dans un garage). Leur sécurité au travail est également compromise dans la mesure où ils n’ont pas de protection sociale et à une assurance couvrant les accidents. Mieux vaut ne pas tomber et se briser un membre…

Tout citoyen pouvant travailler et payer sa contribution à l’État a le droit d’occuper une habitation, d’avoir un toit sous lequel vivre. Ceci n’est pas forcément le cas pour les sans-papiers. Lorsque nous nous sommes rendus dans leurs quartiers, ils nous expliquaient bien tristement qu’après plusieurs années passées au même endroit, ils allaient devoir quitter leur foyer pour un lieu incertain. Tous ces droits (travail, sécurité, etc.) qui nous sont acquis ne le sont pas pour les membres de la VSP, qui doivent lutter au quotidien. Nous nous devons aussi de mentionner les discriminations qu’ils peuvent subir tous les jours, et aussi les arrestations parfois abusives et leur enfermement dans des centres de « détention ». La grande question est : est-ce que nous, Belges, nous pourrions supporter une telle vie ? Les sans-papiers de Liège nous ont en tout cas prouvé qu’il était possible, malgré toutes ces difficultés, de sourire et de croire en un avenir meilleur. Nous parlions un peu plus haut de toutes les activités qu’ils mettent en place : il est temps d’en parler un peu plus. Le collectif des Sans-Papiers de Liège organise des ateliers de couture, de théâtre, de peinture, de débats, de cuisine, etc. Soulignons leur volonté de partager leur savoir et d’aller à la rencontre de l’Autre, puisque certaines activités sont proposées aux habitants belges et que la troupe de théâtre se produit dans plusieurs villes de Belgique. Cela fait de sacrées journées pour eux !

Des papiers pour une vie digne

Et puis en arrière-plan, n’oublions pas leur combat de chaque instant pour être régularisés et enfin obtenir le sésame qui leur permettra de s’intégrer pleinement dans la société. En Belgique, la régularisation soulève beaucoup d’inquiétudes et de problèmes, alors qu’au fond donner des documents d’identité à des personnes occupant le territoire et y travaillant depuis de nombreuses années semble relever du bon sens. Cela permettrait en effet de réduire considérablement le travail sur le marché noir, de valoriser pleinement le travail qualifié des sans-papiers, de faire en sorte qu’ils participent à l’économie en payant des cotisations et bénéficient de la protection sociale, d’enrichir notre culture grâce à leur savoir-faire et coutumes, de réduire la pauvreté et aussi, à bien des égards, la discrimination et le phénomène de marginalisation.

On compte aujourd’hui 130 000 et 150 000 sans-papiers sur le territoire belge ; ce sont autant de familles, comme celle de Nadia, qui luttent au quotidien pour avoir le droit de travailler, de consulter un docteur, de voyager sans se soucier du lendemain, bref, de vivre comme vous et moi. Nadia ne le sait pas encore, mais elle devra se battre pour s’imposer et se construire un futur plus qu’incertain.

En résumé, citons un membre de VSP : « Ce sont des hommes, des femmes, des parents, des travailleurs, des étudiants, des vieux, des jeunes, des gens remplis de rêves et d’espoir. Ils ont des besoins de reconnaissance et des besoins sociaux. Au-delà de leur survie, ils se battent pour que la société qui les qualifie de sans-papiers les reconnaisse comme des êtres humains à part entière, avec des droits et des obligations aussi. Ils veulent construire avec nous une société plus juste. Ils veulent y participer activement comme tous les citoyens de ce pays. »

Céline Briatte
Amirhossein Firozi

Si vous aussi vous souhaitez les rencontrer et apprendre à les connaitre, voici leur page facebook : https://fr-fr.facebook.com/vspliege/

Bibliographie:

– A. Morelli, L’immigration dans son contexte historique, dans l’observatoire, n°6/95, page 19.

– A. Morelli, Les émigrants belges, Bruxelles, EVO-HISTOIRE, pages 2-3, 17-38, 101-112, 259-273.

https://vivre-ensemble.be/La-Voix-des-Sans-Papiers-de-Verviers

https://www.rtbf.be/info/societe/detail_les-sans-papiers-elisent-leur-representant-pour-la-belgique-parmi-quatre-candidats-ce-dimanche?id=9785576

https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/152442/1/Immigration_Final_26_11_12.pdf

[1]https://dofi.ibz.be/sites/dvzoe/FR/Documents/19801215_F.pdf